1Peu d’économistes prennent au sérieux l’article de l'Encyclopédie écrit en 1755 consacré à l’économie politique (auquel nous renverrons par : l'Économie politique). Le texte remis à la demande de Diderot ne répond guère aux critères de ce domaine dans la science d’aujourd’hui, mais il contrariait, certes, déjà alors les attentes de l’éditeur du projet encyclopédique. Il ne correspondait ni à la manière de traiter des questions qui, comme celle des blés, étaient discutées dans les salons parisiens, ni aux positions de Diderot lui-même, notamment sur le rapport du droit naturel au contrat social. Usant de la double orthographe alors reçue d’« Œco-nomie », Diderot se procura plus tard un autre article pour la lettre « O »1.

2L’ambiguïté du texte de Rousseau causa sans doute les difficultés de sa réception et il lui valut plus tard un oubli assez général, conscient de la part des économistes qui, à l’instar de Schumpeter, jugèrent qu’« il ne contenait pratiquement pas un mot d’économie ! » L’hypothèse de la lecture que nous voudrions donner ici de ce texte, souvent négligé dans l’étude de l’« invention de l’économie politique » chez les auteurs français du xviii^e siècle2, est qu’au contraire, le malaise ressenti par les « professionnels », tant des études économiques que de la politique et des questions juridiques qui lui sont liées, vient de ce que Rousseau organise une première confrontation moderne entre les problématiques du droit dans le domaine politique et une économie qui se transforme alors elle-même, avec la modernité, en économie politique.

3Si Rousseau ne consacre pas d’œuvre comme telle aux lois économiques, des éléments de réflexion « économique » se retrouvent ailleurs épars dans son œuvre qui précisent sa réflexion, dès le Discours sur l’inégalité, le Discours sur les richesses moins connu, le Projet de constitution pour la Corse et les Considérations sur le gouvernement de Pologne, voire dans des romans (La Nouvelle Héloïse, l'Émile) ou les « rêveries »... Mais aucun texte n’interroge aussi systématiquement le rapport qui s’établit entre les trois disciplines de la philosophia practica perennis (morale, politique et économie) où cette dernière, jusqu’alors subordonnée, emplit l’espace de fondation de la communauté. Il conviendra donc de l’interroger, en suivant Rousseau, d’abord dans le rapport à la souveraineté, puis à la propriété qui, aussi justifiée soit-elle (Rousseau la défend) se traduit dans un « pacte économique » qui, lui, est dénoncé dans le discours de 1755.

Droit politique et économie politique : définitions et confrontation

4L’article Économie politique provoque l’étonnement par la position qu’il donne aux préoccupations économiques de son temps, les situant d’emblée, globalement et sciemment dans une perspective politique. Le discours des lois naturelles cachait un tel programme ; Rousseau l’explicite, mais en le renversant au bénéfice du peuple. L’article s’ouvre sur un rejet rapide des thèses des Monarchomaques anglais3, mais combat tout autant les partisans des thèses contractualistes. Alors que les débats économiques « techniques » surgissent dans la troisième partie comme une conséquence de la discussion antérieure, la définition du souverain ouvre l'Économie politique. Elle annonce le Contrat social, où Rousseau définit la souveraineté dans son essence, de sorte que son usurpation ne puisse plus jamais être légitimée par un discours quelconque4. Les règles soi-disant « naturelles » des discours économiques doivent être rapportées à la caractéristique favorable à l’absolutisme de justifier l’exercice d’une souveraineté absolue autre que populaire. La « nature » des économistes est une telle entreprise aux yeux de Rousseau. En cela, même les théories contractualistes du droit naturel restent dépendantes en partie du discours absolutiste et elles rejoignent leurs adversaires par un biais inattendu.

5Les conditions auxquelles un pouvoir légitime exercerait le gouvernement forment l’objet du début de l’article, mais le gouvernement lui-même est défini comme économie publique. En effet, sans pouvoir légitime, point d’économie qui ne soit tromperie. La légitimité une fois acquise, les propositions trouvent leur application dans la politique gouvernementale pour le peuple, non pour le Prince, et Rousseau définit avant la lettre les traits d’une analyse d'économie publique. Par opposition à l’économie domestique, familiale – il rappelle l’étymologie du mot –, naturellement dirigée par le père de famille dont il l’éloigne immédiatement, l’analogie entre le pater familias et le roi doit être rejetée. Au contraire, Rousseau identifie économie publique et gouvernement fondé sur la volonté générale populaire :

Je prie mes lecteurs de bien distinguer encore l’économie publique dont j’ai à parler, et que j’appelle gouvernement, de l’autorité suprême que j’appelle souveraineté ; distinction qui consiste en ce que l’une a le droit législatif, et oblige en certains cas le corps même de la nation, tandis que l’autre n’a que la puissance exécutrice, et ne peut obliger que les particuliers. Voyez Politique et Souveraineté5.

6De l’analyse de la souveraineté dépend celle du gouvernement, et par suite celle de l’économie, dans une matrice de philosophie politique qui lui dicte ses limites et son champ :

Ce n’est pas assez d’avoir des citoyens et de les protéger ; il faut encore songer à leur subsistance ; et pourvoir aux besoins publics, est une suite évidente de la volonté générale, et le troisième devoir essentiel du gouvernement6..

7Les deux premiers devoirs forment respectivement le sujet des deux premières parties de l’article : « avoir des citoyens » consistant à « suivre en tout la volonté générale7 », et « les protéger » à faire « régner la vertu8 ». Le troisième devoir, de « subsistance », soit le devoir économique proprement dit, est affaire d’organisation pratique. Il se distingue des deux premiers comme le soubassement soutient l’édifice – et il marque ainsi que l’espace économique se découvre fondé sur l’espace politique. Ce qui déroute un lecteur économiste est la mise en évidence d’un soubassement nouveau de la communauté – vingt ans avant la Richesse des nations de Smith. Or Rousseau propose d’ancrer ces lois dans le droit comme le réclame une théorie cohérente de la souveraineté, devant laquelle avaient échoué les théoriciens du droit naturel. La solution de Rousseau est la volonté générale9.

8L’argumentation concernant la volonté générale doit tenir compte d’élaborations ultérieures (les deux rédactions du Contrat social notamment, qui sont hors du champ de cette communication)10 ; mais la première définition que Rousseau donne de la volonté générale se trouve dans le Discours sur l’économie politique :

Cette volonté générale, qui tend toujours à la conservation et au bien-être du tout et de chaque partie, et qui est la source des lois, est pour tous les membres de l’État par rapport à eux et à lui, la règle du juste et de l’injuste11.

9Cette thèse (minimale au regard des interprétations de la notion dans l’œuvre de Rousseau)12 suffit pour déterminer l’être originaire de la souveraineté dans le peuple, fondée en elle-même, par conséquent inaliénable, irrésistible et absolue. N’ayant pas son origine dans un droit, elle est à l’origine du droit. Les principes de l’économie dépendent à leur tour de celui-ci13. Rousseau se propose donc en réalité dans l'Économie politique de traiter des conséquences de la présence originaire de la volonté générale14. Les vraies « causes » des lois (ou des décisions économiques gouvernementales) dans la société légitime sont l’utilité commune dont le gouvernement est garant. Le peuple souverain (des citoyens) exerce sa souveraineté législatrice pour obéir ensuite aux lois. Mais le cadre du régime ne donne que sa forme à la volonté générale, non la matière de ses orientations. L’État laisse au gouvernement le soin de la gestion économique. Les déterminations pesant sur les décisions et les lois sont alors multiples, physiques, géographiques, morales :

C’en sera même assez pour que l’État ne soit pas mal gouverné si le législateur a pourvu, comme il le devait, à tout ce qu’exigeraient les lieux ; le climat, le sol, les mœurs, le voisinage et tous les rapports particuliers du peuple qu'il avait à instituer15.

10Du droit universel aux « rapports particuliers » dictés par les conditions locales, les causes qui influent sur une société donnée sont spécifiques, non interchangeables avec d’autres : il faut s’adapter aux circonstances précises. Rousseau l’affirme et conserve sa conviction dans les écrits postérieurs visant à donner des constitutions à une île montagneuse isolée ou à une grande plaine bordée d’Empires immenses. L’impossibilité d’une science économique qui vaudrait en tous lieux et pour tous les hommes de la même manière s’en déduit. Les réflexions économiques de Rousseau sont générales mais ne prétendent pas à l’universalité ; elles s’appliquent dans l'Économie politique à la France de 1755 comme, plus tard, à la Corse et à la Pologne.

11En classifiant les causes avancées par Rousseau, on voit se constituer les causes géographiques et physiques soulignant l’importance de l’agriculture, et du blé ; les causes morales, de l’urbanisation en marche que Rousseau déplore (même si elle est beaucoup plus lente qu’en Angleterre), et de l’usage de l’argent qui corrompt les hommes ; les causes géopolitiques, la vanité des guerres, mais aussi l’échec des projets de paix perpétuelle, tentatives auxquelles Rousseau apporte lui aussi sa contribution. La liste n’est pas limitative : « tous les rapports particuliers » y sont pris dans la construction même de l’objet économique selon Rousseau : éminemment pratique, il est forgé par les circonstances en tous genres. Pour Rousseau, les termes de la réflexion économique sont subordonnés à leur utilité au peuple souverain et de ce fait, ils apparaissent politiques. L'esprit de chaque communauté historique s’y trouve immédiatement, rangeant à son entour les décisions imposées par les causalités externes à l’organisation politique. La riche multiplicité de Montesquieu restait déliée, celle de Rousseau s’ordonne en une totalité apparemment retrouvée16.

Du « pacte économique » et de la théorie de la propriété

Tous les avantages de la société ne sont-ils pas pour les puissants et les riches ? [...et surtout...] l’autorité publique n'est-elle pas toute en leur faveur17 ?

12La loi, seul instrument légitime du gouvernement, qui fait droit et non la force, la loi même ne peut résister à ce qui la mine dans la communauté. Ce ne sont pas, une fois encore, de prétendues « lois naturelles » (celles des économistes) qui justifient la domination des riches, mais bien des lois humaines. L’instrument de l’exercice de la souveraineté légitime, de la volonté générale, est lui-même vicié par la différence de richesse. L’abus et la confiscation ne proviennent pas de la nature, mais de la tyrannie. Un État de citoyens n’en est pas à l’abri : il risque toujours de voir renaître le tableau lamentable de la société inégale. L’inégalité dont Rousseau avait expliqué la naissance, dans le Discours pour l’Académie de Dijon, vient cette fois du pacte économique, centré autour de la richesse. Un pacte économique risque de rendre, sinon vain, du moins imparfait, le contrat social qui établit la souveraineté populaire.

13Le contrat politique légitime exclut la première inégalité « de nature » qui existe entre les hommes, mais leur donne l’égalité en droit. Cette dernière n’exclut pas toute inégalité de condition, mais seule celle fondée sur l’utilité publique justifie une inégalité autrement injustifiée en droit et en fait car les « lois économiques » sont irrecevables comme justification. La loi (juridique) ne doit pas servir non plus cette inégalité en détournant les richesses de la terre en faveur d’une catégorie de citoyens au détriment d’une autre. La loi ne peut seulement entériner la menace permanente de l’inégalité économique. Plus que la mise en ordre de la multiplicité des causes externes influant sur les décisions gouvernementales (et plus ou moins reprises de Montesquieu), le texte de Rousseau fait apparaître une nouvelle opposition, plus grave, dans la confrontation du droit politique et de l’économie politique.

14Une puissance de la taille de l’État moderne s’est mise en place, consubstantielle au gouvernement face auquel elle s’affirme : l'organisation économique moderne. Pour la première fois dans l’histoire, elle surgit contre la juridiction politique. Toutes les mesures prônées par Rousseau n’ont d’autre but que de garantir la pérennité de la légitimité des relations politiques par un volontarisme éclairé. Or, elle est menacée :

Résumons en quatre mots le pacte social des deux états. Vous avez besoin de moi, car je suis riche et vous êtes pauvre ; faisons donc un accord entre nous : je permettrai que vous ayez l’honneur de me servir, à condition que vous me donnerez le peu qui vous reste, pour la peine que je prendrai de vous commander18.

15À la différence du contrat social, le pacte économique ainsi formulé est énoncé par une des parties seulement qui dit « je » et la nature de l’abus éclate ainsi19. Le texte du pacte économique, écrit antérieurement à celui du contrat social, se surimpose à celui-ci en mettant au jour l’origine de l’inégalité qui subsiste dans le gouvernement. Dans le pacte économique seul parle le contractant en position de force, le « riche ». À l’isolement, le contrat social substitue le corps commun du peuple alors que le pacte économique maintient la séparation entre les hommes ; plus, il l’aggrave intentionnellement. Le pacte économique met en évidence qu’à la supériorité de la force physique s’est substituée celle de la richesse.

16Le style du pacte même le montre : chacun prononçait la phrase sacramentelle dans le « corps » politique ; un seul des contractants s’arroge le droit de formuler le pacte économique. Cette arrogance n’est pas vaine, si toutefois elle est brutale. Un homme qui refuserait d’entrer dans la société politique pourrait, quoique péniblement, continuer à vivre seul, mais l’homme qui se trouve déjà en société sans avoir les moyens d’y vivre, a besoin de celui qui lui permet de survivre, ne serait-ce que jusqu’au lendemain. Haï, comme le tyran, mais craint plus que lui, le riche est plus nécessaire dans la société inégale. Le pacte économique est un pacte léonin20.

17Le résultat de chacun des pactes pour les contractants est clair. Dans le pacte politique, l'homme perd tout, d’un coup, jusqu’à sa liberté. Mais c’est pour tout regagner aussitôt, sous l’identité du citoyen. Le gain est nul mais l’assurance de la reconnaissance fait de lui un être nouveau, reçu « en corps » par tous les autres. Au contraire, dans le pacte économique, la somme finale des biens des deux contractants est différente de la somme initiale : le riche obtient ce qui restait au pauvre, sa capacité de service. Ironie de la situation et du discours du riche, puisque le pauvre s’appauvrit encore. Le contrat économique n’établit pas un échange égal, mais surtout il menace l’ordre politique légitime.

18S’exerçant par la nécessité économique mieux encore que par la coercition despotique, la domination y tient de plus près à l’homme, dans sa survie même. Rousseau anticipe là un thème plus tard très présent chez Fichte. Il s’en déduit toutefois qu’en l’absence de mesure d'économie publique, fût-il insensé, le contrat économique, dû au besoin physique, ne peut s’éviter. En revanche, puisqu’il s’oppose à la libération à laquelle tendait la construction politique légitime, le riche doit être obligé par la loi à ne pas abuser de sa position. Le gouvernement doit intervenir contre les résultats du pacte économique Par définition, économie publique et pacte économique privé sont donc antagonistes. Si le pacte d’esclavage formulé dans le Discours sur l’origine de l’inégalité et le pacte économique se ressemblent donc, tant dans l’arrogance de qui l’énonce que dans l’humiliation du soumis, une différence demeure entre l’esclave et le pauvre.

19Ce dernier est, dans la perspective du « corps du peuple » de Rousseau, citoyen. Il dépend peut-être économiquement d’un autre homme, mais politiquement seulement de la volonté générale et de la loi dont il doit pouvoir chercher la protection. La question est d’empêcher qu’elle ne favorise le riche, qui a accès aux sphères gouvernementales plus souvent que le pauvre. Mais il n’est pas de l’essence de la loi d’être détournée de son rôle et de servir le riche. Consciente de cette tendance, la volonté générale pourrait s’y opposer consciemment par des mesures économiques volontaristes bien pensées – non de conciliation, mais de prise en charge réfléchie de l’antagonisme inévitable du monde moderne présent dans l'Économie politique.

20Les prescriptions de politique économique se trouvent dans la troisième partie du Discours sur l’économie politique. Les questions économiques centrales de la réflexion rousseauiste sont ancrées dans la pensée économique du xviii^e siècle dont il fait la critique. À leur base cependant se situe « le droit de propriété [qui] est le plus sacré de tous les droits des citoyens, et plus important à certains égards que la liberté même » et auquel nous devons nous consacrer en laissant de côté les mesures suggérées quant à la politique des blés ou de l’imposition royale21.

21Ambivalente, la propriété partage avec la loi un caractère qui en fait sa rivale : elle est à la fois l’instrument de la domination du riche qui la détourne à son profit et le seul recours du pauvre. Ce recours paradoxal est la garantie ultime de la loi pour limiter l’effet de nuisance du pacte économique sur le maintien de la société politique édifiée légitimement. Il faut accorder au pauvre de pouvoir participer à la richesse22. Le véritable tort du pacte économique est de priver le pauvre du peu de propriété qui lui reste : « vous me donnerez le peu qui vous reste ». Il faut conserver à tout prix au pauvre cette propriété, gage de ce qui lui reste d’indépendance. À la différence des critiques ultérieurs de la société capitaliste moderne qui s’inspirèrent de lui, Rousseau considère la propriété comme essentielle à la liberté et il en défend l’institution car elle est plus importante même que celle-ci, car elle est plus difficile à défendre contre autrui23.

22La première défense du droit de propriété tient à la vie même, condition de possibilité de l’exercice de toute activité libre. Sa priorité est absolue ; or, sans propriété, l’homme en société (ce n’était pas vrai antérieurement à sa fondation, dans la forêt originelle) est condamné à mort car « [le droit de propriété] tient de plus près à la conservation de la vie ». Deuxièmement, et contre la tradition du droit naturel, Rousseau note que la société est autant le lieu d’un plus grand danger que celui de la sécurité, parce que l’individu qui n’est plus isolé gagne la protection de tous, mais la menace qui pèse sur ses biens est plus immédiate, « les biens étant plus faciles à usurper et plus pénibles à défendre que la personne, on doit plus respecter ce qui se peut ravir plus aisément ». Enfin, Rousseau souligne que l’existence même de l’homme, mais surtout de la société elle-même, dépend de ce droit de propriété puisqu’il la fonde dans le contrat social originaire où chacun remet tout ce qu’il a à tous. Quelle que soit l’injustice de la répartition et de la distribution de la richesse, chaque justification montre combien la « juste » propriété s’oppose aux écarts de richesse dans la pensée rousseauiste.

23La propriété est le vrai fondement de la société civile et le vrai garant des engagements des citoyens : car si les biens ne répondaient pas des personnes, rien ne serait si facile que d’éluder ses devoirs et de se moquer des lois24.

24Dans une veine inspirée de Locke25, Rousseau ajoute que le travail est le fondement de la propriété légitime. Or un résultat paradoxal du pacte économique est que, dans le travail, le pauvre s’appauvrit. La propriété s’acquiert bien par le travail, et c’est seulement l’effet du besoin que de se louer à vil prix. Si le gouvernement veille à répartir le travail « disponible », il évite la dépendance :

Ce devoir [du gouvernement de pourvoir aux besoins publics] n’est pas, [...] de remplir les greniers des particuliers et les dispenser du travail, mais de maintenir l'abondance tellement à leur portée que pour l’acquérir le travail soit toujours nécessaire et ne soit jamais inutile26..

25Le travail rend au pauvre son indépendance envers un riche qui ne peut plus exprimer une arrogance qui provenait de la seule supériorité de pouvoir, seul, s’épargner de la peine. C’est pourquoi l’énoncé du pacte économique reparaît dans la discussion du système d’imposition. Sa meilleure organisation garantirait son respect et celui du droit de propriété. C’est l’« objet des finances publiques » que Rousseau examine après celui de la garantie du droit de propriété, et au seuil duquel nous nous arrêtons.

26Concluons donc que Rousseau reprend les croyances fondamentales de son temps en économie politique mais il demeure celui qui avertit les hommes au seuil d’une ère nouvelle. En le suivant dans la caractérisation des rapports entre l’économie et la souveraineté, d’une part, entre le « pacte économique » léonin qu’il dénonce et la propriété qu’il défend, d’autre part, nous avons voulu montrer comment il confronte les questions que son temps laisse encore comme autant de points aveugles de l’analyse. Rousseau, en ce sens, annonce le xix^e siècle. Mais reste à définir la politique économique du gouvernement qu’il suggère et en attaquant la ville, le luxe, le commerce, en souhaitant émanciper une société agricole où le paysan n’a pas d’égal parmi les citoyens pour la culture des vertus comme pour celle de la terre, Rousseau regarde aussi vers le passé. Les « montagnons de Neufchâtel », aux mœurs frustes, simples et vertueuses doivent inspirer la vie en société. Par son domaine, l’État deviendrait alors le « premier paysan de France ». La révolution industrielle renverrait bien évidemment une telle vision parmi les rêveries27.

27Empêcher que la volonté générale ne se particularise et ne soit confisquée par une catégorie de citoyens (plus fréquemment, ce sont les riches) correspond au même souci qui était à l’origine de la réflexion sur le droit politique, celui de l’indépendance de chacun dans l’ordre constitué par l’union en corps de tous. Parce que Rousseau ne croit pas aux « lois naturelles » qui régiraient l’économie, il retrouve le sens politique de la loi dans ce domaine aussi. Le seul organe à travers lequel le pauvre puisse encore s’exprimer à égalité avec le riche est en effet l’organe politique. Certaines mesures économiques gouvernementales doivent permettre de maintenir chaque citoyen sous l’empire et la protection des lois : l’action du gouvernement doit aussi garantir le citoyen contre les pactes léonins qui, même formellement libres, sont matériellement conclus sous la contrainte de la nécessité matérielle.

28Kant écrivit plus tard que Rousseau avait saisi toute la nature cachée de l’homme. Tout à l’opposé des économistes de son temps, du courant mercantiliste ou de la physiocratie dans lesquels il montrait les politiques au service de la tyrannie sous le nom du despotisme éclairé, Rousseau est guidé par la conviction que l’économie est irréductiblement un savoir inexact et, par conséquent, qu’elle requiert un contrôle par la volonté générale et par le seul souverain, le peuple. Douze ans après l'Économie politique, Rousseau répétera : « L’évidence ne put jamais être dans les lois naturelles et politiques qu’en les considérant par abstraction. Dans un gouvernement particulier que tant d’éléments divers composent, cette évidence disparaît nécessairement28. »