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Le rationalisme de Pascal

 | 
Tamás Pavlovits

Introduction

À mes parents

Texte intégral

  • 1 Voir A. McKenna, Entre Descartes et Gassendi (Les premières éditions des Pensées de Pascal), Paris, (...)
  • 2 Voir V Carraud, Pascal et la philosophie, Paris, PUF, coll. « Épiméthée », 1992.
  • 3 Voir les livres de H. Bouchilloux : Raison et apologétique dans la pensée de Pascal, Paris, Klincks (...)

1Les commentaires philosophiques consacrés à Pascal posent régulièrement le problème de la valeur philosophique de la pensée pascalienne. Les ouvrages récents sur Pascal défendent des thèses très divergentes à ce propos. Selon certains interprètes, la pensée pascalienne est une philosophie augustinienne qui se fonde sur le pyrrhonisme : l’argumentation élaborée dans les Pensées en faveur de la religion est philosophique, mais ne pouvant pas s’appuyer sur des preuves indubitables, elle se fonde sur la vraisemblance1. D’autres considèrent la critique que Pascal adresse, dans la même œuvre, à Descartes comme une critique de la philosophie même et affirment que la mise en scène du concept de cœur et l’élaboration du troisième ordre signent le moment où Pascal quitte le domaine de la philosophie2. D’autres encore plaident pour le caractère philosophique de sa pensée en montrant comment la science abstraite conduit à l’anthropologie, puis l’anthropologie à la théologie d’une manière rigoureuse et cohérente3. La divergence de ces interprétations montre bien que la valeur philosophique de la pensée de Pascal est loin d’être évidente. L’enjeu des recherches à ce propos est l’interprétation des Pensées : la question est de savoir s’il faut voir en elles une œuvre philosophique ou bien si elles doivent être interprétées comme un ouvrage dont le style et le caractère apologétique et rhétorique priment sur le contenu spéculatif.

2Dans l’étude qui va suivre, nous poserons ce même problème à propos du rationalisme de Pascal. Pendant la longue histoire de sa réception, Pascal était souvent considéré comme un penseur irrationaliste voire mystique et, dans ce sens, sa pensée s’est vue opposée à la philosophie. Cette interprétation se fondait sur des éléments qui caractérisent indiscutablement la pensée pascalienne : Pascal critique fortement la raison en soulignant sa faiblesse et en déterminant soigneusement ses limites ; il attribue une fonction cognitive au sentiment du cœur et insiste sur la nécessité de l’intervention de la grâce divine pour parvenir aux vérités surnaturelles. Autant de signes d’irrationalisme. Nous opposons à cette approche une interprétation privilégiant les signes rationalistes dans les œuvres de Pascal. En parlant du rationalisme de Pascal, nous voulons montrer que la critique qu’il adresse à la raison n’implique guère d’hostilité envers la raison et que la mise en évidence du caractère surnaturel des vérités de la religion n’est pas le signe de l’irrationalisme ou du mysticisme de sa pensée. Notre thèse est que Pascal est rationaliste, dans la mesure où le bon usage de la raison est le fondement de sa pensée. La raison pascalienne n’est faible qu’en surface et, à condition qu’on en fasse bon usage, sa force devient manifeste. Nous tenterons donc de mettre en lumière la valeur philosophique de la pensée de Pascal et, avant tout, celle des Pensées, et notre fil conducteur sera l’analyse du concept de raison dans son œuvre.

  • 4 L’authenticité de l’opposition entre rationalisme et empirisme, de même que la validité de ces caté (...)

3Le titre que nous avons donné à la présente étude, Le rationalisme de Pascal, appelle néanmoins quelques explications. Le terme « rationalisme » revêt deux significations. D’une part, il constitue une catégorie déterminée par l’histoire de la philosophie et désigne une doctrine qui s’oppose à l’empirisme4. D’autre part, le rationalisme désigne une attitude intellectuelle et philosophique qui peut apparaître dans différentes doctrines et qui consiste à attribuer un rôle positif à la raison dans la connaissance. Dans ce deuxième sens, le rationalisme s’oppose à l’irrationalisme. Alors que l'irrationalisme est hostile à la raison ou privilégie les processus non rationnels dans la connaissance (l’intuition ou le sentiment par exemple), le rationalisme croit en la raison et lui attribue le rôle principal dans la connaissance de la réalité. En parlant de rationalisme chez Pascal, nous employons ce mot dans ce deuxième sens.

  • 5 Cf. A. Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, PUF, 1999, art. « Ratio (...)
  • 6 Jean Laporte, Le rationalisme de Descartes, Paris, PUF, coll. « Épiméthée », 1988, p. 473.
  • 7 Ibid., p. XVIII-XIX.
  • 8 Ibid., p. XVIII.

4Jean Laporte, dans son ouvrage intitulé : Le rationalisme de Descartes, met en cause le rationalisme de la pensée cartésienne. Pour ce faire, il définit le terme rationalisme d’une manière plus stricte qu’il en est d’usage. Il corrige la définition de Lalande, selon laquelle le rationaliste croit en la raison5, et définit le rationaliste comme celui qui ne croit qu’en la raison et qui y subordonne tout autre principe de connaissance ou d’action6. Dans la conclusion de son ouvrage, en montrant que le caractère rationaliste de Descartes est contestable, Laporte met le cartésianisme au même niveau que la pensée de Pascal en disant : « S’il faut que Descartes soit rationaliste, il le sera donc à la manière de Pascal7. » Comme Pascal n’est pas rationaliste, Descartes ne l’est pas non plus, suggère l’auteur. La possibilité de ce rapprochement a cependant des conséquences sur la considération de la pensée pascalienne elle-même. Même si Laporte ne veut pas voir en Pascal un rationaliste, la possibilité d’une comparaison de sa pensée avec celle de Descartes révèle qu’on ne peut pas non plus le ranger sans réserve parmi les irrationalistes. Cela étant dit, Laporte reconnaît qu’« il n’est guère de rationaliste si forcené qu’il ne laisse subsister en quelque coin de sa doctrine un peu d’irrationnel8 ». Le rationalisme parfait n’existe donc pas, pas même chez les rationalistes dogmatiques tels que Spinoza ou Leibniz. Il semble que le rationalisme et l’irrationalisme soient des concepts limites, dont ni l’un ni l’autre ne sauraient se réaliser parfaitement. Par conséquent, entre le rationalisme parfait et l’irrationalisme parfait, il y a un champ intermédiaire sur lequel les auteurs peuvent être envisagés suivant la valeur particulière qu’ils accordent, chacun, à la raison. Dans ce sens, on peut dire de Descartes et de Pascal qu’ils ne sont ni rationalistes, ni irrationalistes, quoique leur position diffère considérablement l’une de l’autre.

  • 9 Ibid., p. 473.

5Laporte déclare aussitôt, à propos du statut rationaliste de Pascal, que suggère le rapprochement avec Descartes : « Mais qui voudrait donner ce nom à Pascal — à moins d’être décidé à le donner à tout le monde9 ? » Certes, si nous déclarions Pascal rationaliste sans réserve, nous ruinerions ce concept. Et ce n’est pas, loin s’en faut, notre objectif. En parlant du rationalisme de Pascal, nous visons à comprendre dans quelle mesure des traits rationalistes caractérisent sa pensée. Selon nous, la pensée pascalienne s’avère beaucoup plus rationaliste que la critique explicite, adressée par Pascal à la raison, ne le laisserait à première vue supposer. Pascal croit en la raison. Nous pouvons même nous risquer à affirmer que, au moins dans le cadre apologétique des Pensées (où il ne peut s’appuyer que sur les connaissances naturelles), il ne croit qu’en elle. Le bon usage de la raison est la condition sine qua non de la pensée bien réglée, dont l’importance dans les Pensées est indiscutable. Pour être en mesure de juger du rationalisme de Pascal, il est donc nécessaire de définir la signification, le rôle et la force éventuelle de la raison dans sa pensée.

  • 10 Voir les fragments 170/201 et 188/220.

6Dans plusieurs fragments des Pensées, Pascal suggère que la raison se caractérise par une force qui reste néanmoins cachée à celui qui méconnaît sa nature10. En quoi consiste la force de la raison selon Pascal ? C’est la question à laquelle nous tenterons de répondre dans cette étude. Nos analyses seront fondées sur deux hypothèses : celle, d’une part, que Pascal attribue un rôle positif à la raison naturelle et que c’est sur son bon usage que le projet apologétique est fondé ; et celle, d’autre part, que l’usage de la raison ne se limite pas au domaine naturel, mais qu'elle remplit une fonction non moins importante dans la théologie, dans la religion et dans l’ordre du cœur. L’usage de la raison s’effectue donc dans deux domaines qui sont radicalement séparés l’un de l’autre, dans le domaine des vérités naturelles et dans le domaine de la foi. Nous tenterons de cerner les similitudes et les différences de ces deux usages. Les cinq chapitres de notre étude se diviseront ainsi en deux parties : les trois premiers chapitres seront consacrés à la raison naturelle, et les deux derniers, à la raison convertie dont l’usage se fonde sur les vérités surnaturelles.

7Dans la première partie, il s’agira de déterminer ce que la raison peut connaître par sa force propre, d’indiquer où se situent les limites de son usage et de traiter l’attitude qu'elle adopte lorsqu’elle est mise face à ses propres limites. Nous suivrons le processus intellectuel par lequel la raison découvre les vérités naturelles, puis se donne une méthode et parvient enfin à comprendre que la vérité dépasse infiniment sa puissance cognitive. Dans la première partie, l’analyse de ce processus rend nécessaire de mettre entre parenthèses la vérité surnaturelle de la foi et de la religion, notre objectif étant de comprendre la nature de la rupture entre la raison naturelle et les vérités surnaturelles non à partir de la vérité de la religion, mais par la nature de la raison même. Afin de mettre en évidence la force de la raison naturelle, nous devrons également bien définir la signification de la soumission, qui joue un rôle crucial dans les Pensées, et qui désigne l’attitude que la raison naturelle adopte vis-à-vis de la vérité qui la dépasse infiniment.

8Dans la deuxième partie, nous étudierons l’usage de la raison après la conversion. Il faudra montrer quelles sont les caractéristiques de son usage lorsqu’elle fonde son discours sur les vérités surnaturelles, et en quoi consistent sa force et sa faiblesse dans ce contexte. Cela nous permettra de mettre en lumière et de décrire la rationalité qui domine la religion et le troisième ordre. À la fin de notre étude, nous définirons la rationalité en œuvre dans la pensée apologétique de Pascal. Nous montrerons que cette rationalité constituée de différents ordres définit le langage et la technique d’argumentation des Pensées, et assure ainsi ses cohérences.

9Au début de nos analyses, nous nous garderons de considérer les Pensées en tant qu’un discours apologétique, afin de nous concentrer sur la dimension rationnelle et spéculative de cette œuvre. Il nous semble que l’interprétation du caractère apologétique de la pensée pascalienne doit être sujet à caution. Voir trop vite dans les Pensées une apologie traditionnelle de la religion implique facilement la réduction de cette œuvre à un discours rhétorique dans lequel la pensée ne remplirait dès lors qu’une fonction appliquée. Une telle réduction s’impose nécessairement au cas où l’on accepte sans critique la valeur apologétique de cette pensée, parce que l’apologie de la religion, au sens traditionnel du terme, suppose une intention de convaincre de la part de son auteur. Dans ce cas, la méthode interprétative présuppose l’intention de l’auteur avant d’examiner la signification réelle de son œuvre et prédétermine l’interprétation. Une telle approche, au lieu de mettre en lumière les contenus cachés et les efforts spirituels de la pensée, les couvre par ses présupposés. Selon nous, le sens précis du caractère apologétique de la pensée pascalienne ne va pas de soi, et ce n’est qu’à l’issue des analyses consacrées à la raison et à la rationalité que nous serons à même de comprendre ce sens ainsi que la nature apologétique de la pensée de Pascal. À la fin de nos analyses, nous examinerons donc la dimension apologétique de la pensée pascalienne en essayant de définir sa valeur philosophique.

*

10Je souhaite dire toute ma gratitude à Pierre Magnard qui m’a encouragé à commencer, à continuer et à terminer ce livre. Je remercie Gérard Ferreyrolles, Pierre Guenancia et Chantal Jaquet dont les remarques précieuses m’ont beaucoup aidé lors de mon travail. J’exprime ma reconnaissance à Jeanne Mascitti qui a corrigé soigneusement mon texte et qui m’a donné des conseils très utiles concernant la rédaction définitive. Je remercie enfin l’Institut français de Budapest dont les bourses ont subventionné mes recherches pendant plusieurs années.

Note bibliographique

11Les œuvres de Pascal, excepté les Provinciales, sont citées à partir des Œuvres complètes, éd. L. Lafuma, Paris, Seuil, coll. « L’Intégrale », 1963. Pour les écrits scientifiques, les opuscules et les lettres, le numéro de la page est suivi de l’indication de la colonne (A, B) ; pour les Pensées, nous utilisons la numérotation de Lafuma, mais nous indiquons également celle de Philippe Sellier (Pascal, Pensées, Paris, Garnier, coll. « Classiques », 1999). Nous utilisons également les Œuvres complètes, éd. J. Mesnard, Paris, Desclée de Brouwer, 4 vol. à ce jour, 1964, 1970, 1991, 1997, que nous citons en indiquant le nom de l’éditeur (Mesnard), le numéro du volume (I, II, III, IV) et celui de la page. Pour les Provinciales, les références sont données suivant l’édition de L. Cognet et de G. Ferreyrolles, Paris, Garnier, coll. « Classiques », 1992, en indiquant le numéro de la lettre et celui de la page.

Notes

1 Voir A. McKenna, Entre Descartes et Gassendi (Les premières éditions des Pensées de Pascal), Paris, Universitas ; Oxford, Voltaire Fondation, 1993.

2 Voir V Carraud, Pascal et la philosophie, Paris, PUF, coll. « Épiméthée », 1992.

3 Voir les livres de H. Bouchilloux : Raison et apologétique dans la pensée de Pascal, Paris, Klincksieck, 1995 ; Pascal, La force de la raison, Paris, Vrin, 2004. Ici je ne me réfère qu’aux ouvrages parus dans les quinze dernières années.

4 L’authenticité de l’opposition entre rationalisme et empirisme, de même que la validité de ces catégories sont aujourd’hui discutées. Cf. par exemple : Hans-Jünger Engfer, Empirismus versus Rationalismus ? Kritik eines philosophie-historischen Schemas, Paderborn, Munich, Vienne, Zurich, Ferdinand Schöning, 1996.

5 Cf. A. Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, PUF, 1999, art. « Rationalisme », sens D.

6 Jean Laporte, Le rationalisme de Descartes, Paris, PUF, coll. « Épiméthée », 1988, p. 473.

7 Ibid., p. XVIII-XIX.

8 Ibid., p. XVIII.

9 Ibid., p. 473.

10 Voir les fragments 170/201 et 188/220.

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