L’idée de révolution : quelle place lui faire au XXIe siècle ?
|Deuxième partie. Sciences, arts, techniques
Révolution surréaliste et surréalisme de la révolution
Sur l’allure révolutionnaire
Texte intégral
1Le surréalisme et la révolution : les deux mots font redondance. Que le mouvement surréaliste ait surgi, se soit développé, approfondi et enrichi dans l’écho et l’ombre de la révolution d’Octobre, que les grands textes de la révolution politique, sociale, historique aient été sa référence urgente permanente, c’est une évidence dont les historiens ont su et sauront parler.
2La révolution est en titre, au programme, dans les mots, les phrases, les allusions, les idées, les formules : c’est au moins trois fois Manifeste.
3Manifeste et flagrante aussi, l’extraordinaire ambiguïté, la difficulté dans la facilité d’un engagement qui prend tous les plis et les tics des révolutionnaires pour en donner la version « littéraire », pour en faire du style, revendiquer l’intransigeance d’une allure qui refuse le pli.
4Si l’on n’a ni la compétence ni le souci de s’intéresser à la place historique de cette étrange mobilisation d’Avant-Garde, qui semble prendre tellement au sérieux le pas au-delà et la convulsion, le retournement, révolutionnaire, que ses précurseurs se risquent dans le rêve jusqu’à rejoindre les plus archaïques mythologies, on pourra penser qu’une entreprise, à la fois si ambitieuse et si mystifiante, ne peut que relever de l’analyse et de la critique idéologique.
5Le surréalisme ? Une agitation mentale qui semble vouloir tout et son contraire, « non contradictoirement », qui a cette exigence folle et totalement exorbitante, impossible, impatiente d’attendre immédiatement de la vie, sans discuter, le plus vif du réel, et de déclarer fantastiquement vouloir n’être attachée à rien, déborder tous les cadres, toutes les limites, tous les projets, ne s’en tenir à aucun domaine défini de l’activité humaine, transgresser tous les genres pour s’ouvrir à l’espace sans mesure, surmonté du drapeau noir de la liberté anarchique de l’imagination, « surréelle ».
- 1 « La “vieille taupe” et le préfixe “sur” dans les mots “surhomme” et “surrréalisme” », dans G. Bat (...)
6Comment, brutalement et lucidement, ne déciderait-on pas de reprendre, dans la sérénité désenchantée du bilan posthume, les attaques violentes de Georges Bataille1 contre les échappatoires icariennes de l’idéalisme asservissant bourgeois dont témoigne l’exaltation verbale du Sur, préfixe du dépassement vers les valeurs supérieures éthérées dont la provocation gratuite et verbale ne cesse d’aggraver l’imposture « littéraire » faite d’attitudes outrées et de poses dérisoires ?
- 2 Comme tente de l’entreprendre Jean Clair sous un titre qui se voudrait parodique et moqueur du cad (...)
7Mais un tel choix de regard objectif et de rigueur d’enquête, si apparemment soucieux de prendre le mouvement au mot et au sérieux, et non simplement comme une agitation littéraire, de respecter philologiquement la lettre des déclarations, pour les analyser comme « symptôme » et prétendre faire un diagnostic sans complaisance2 de positions doctrinales d’autant plus autoritaires que confuses, n’a aucun scrupule à présupposer, sans aucune prudence critique, qu’il est possible d’isoler et de distinguer une thèse idéologique du surréalisme esthétique, de le saisir hors de ses œuvres vives. Et quand ces thèses s’avèrent confusion chaotique et incohérente de scientisme et d’occultisme, de communisme et de romantisme réactionnaire, d’utopisme et de culte du surhomme, de l'aurore du socialisme et du matin des magiciens, de théosophie, de freudisme élémentaire et de psychiatrie libertaire, on découvre que le souci déclaré d’analyser le surréalisme en détail et non dans son tout conduit à le réduire à un bric-à-brac fantomatique, auquel seul l’autoritarisme terroriste de son guide spirituel pouvait donner un semblant théâtral d’unité.
8Que reste-t-il de la révolution surréaliste sinon un astronomique, dérisoire et vain retour en arrière, la « circularité archaïsante » d’une tentative manquée d’avance pour réenchanter le monde désenchanté des temps modernes ?
9Mais, s’il y a retour, ne faudrait-il pas se demander si ce n’est pas encore un mauvais tour de l’esprit malin du surréalisme, de son humour noir de revenant impénitent qui vient se refermer sur ce sérieux déclaré d’un bilan historique, clinique et scientifique, cette volonté de classer, d’identifier, de fixer l’image anthropométrique du mouvement au milieu des idéologies de son temps et le fait inénarrablement tourner au comique d’un cadavre exquis ?
10Vouloir visiter un mort, réduit aux dépouilles de ses références en vrac, et prétendre le situer, quand on sait qu’il a demandé d’être conduit au cimetière dans une voiture de déménagement, n’est-ce pas être assuré de ne pas le trouver ?
11Déclarer ne pas aborder le surréalisme in totum mais seulement inpartem, croire possible la dissociation de la pensée, de la théorie, et des œuvres d’art c’est, délibérément, se condamner à manquer l’essentiel, l’unité de cohésion revendiquée, la simplicité, la densité d’un mouvement qui veut mettre l’originalité de sa force insurrectionnelle, de son projet transgressif, dans cet entrelacement, cette coïncidence, cette rencontre d’art et de réflexion, de sensibilité et d’idées, de réel et d’imaginaire, et veut l’affirmer comme formule indissociable d’une exigence vitale.
- 3 A. Breton, Second manifeste du surréalisme, dans Manifestes du surréalisme, Paris, Gallimard, « Fo (...)
Nous combattons sous toutes leurs formes l’indifférence poétique, la distraction d’art, la recherche érudite, la spéculation pure, nous ne voulons rien avoir de commun avec les petits ni même avec les grands épargnants de l’esprit3.
12Refuser le tout, l’unité cohérente, signifiante, forte, pensante du surréalisme, c’est croire qu’il est possible d’en parler en négligeant cette visée d’émancipation totale de l'homme dont il fait son enjeu, c’est se contenter, effectivement, de seulement parler de lui, d’accumuler en désordre des documents sur lui, des constatations, des faits, des données de vie, des résumés de doctrines, des slogans politiques, quand il s’agit d’entendre un appel.
13Un extraordinaire appel à la vie et à changer la vie.
14Extraordinaire en ce qu’il s’agit d’une interpellation tout à la fois bruyante et silencieuse, impatiemment impérative et infiniment douce, si elle se réclame, dans un télescopage apparemment impossible et déconcertant, un mélange alchimique hors norme, de toute la vigueur de la revendication politique et sociale et de toute la subtilité, le style, l’allure de la sensibilité artiste.
15À vrai dire, une telle exigence n’expose-t-elle pas inévitablement au malentendu ? Peut-on s’étonner de voir manquer ce qui ne se veut absolument pas une addition ou une juxtaposition de procédures ou même une synthèse dialectique – même si Hegel est souvent imprudemment mobilisé ?
16Le surréalisme n’est pas un réalisme politique ou socialiste plus un surréalisme du merveilleux mais bien une exigence surréelle de vie réelle, un appel à plus de vie dans la vie la plus ordinaire : comment une demande aussi proche et aussi lointaine ne pourrait-elle pas désorienter la volonté d’accommodation, ne pourrait-elle pas dérégler la valeur d’usage et brouiller le mode d’emploi d’un si étrange art de vivre ?
17Quelle autre attente, quelle autre entente peut mettre à l’écoute d’un si étrange et pourtant familier appel, venu de si loin bouleverser le fond du cœur, sinon celle d’un irrésistible Qui vive ?
18Revenant et survenant cri d’un déconcertant guetteur révolutionnaire qui sait que le message télégraphique qu’il a à recevoir pour le transmettre, en passage de témoin, a, à la fois, une urgence vitale et une obscurité spectrale : rien de plus manifeste et provoquant : rien de plus elliptique et réservé.
19Ne faudrait-il pas, en un sens, accepter non seulement comme inévitables la méconnaissance et l’incompréhension qui menacent l’appel surréaliste, mais comme l’effet même d’une prévoyante parade pour préserver et réserver la fragilité d’une vérité de pointe qui exige autant l’ouverture la plus large qu’elle refuse absolument la vulgarité et le commun ?
20Pas de signe qui touche de plus près, sans réserve, pas d’élan du cœur dont la profondeur exige autant de distance et de pudeur.
- 4 Prolégomène à un troisième manifeste du surréalisme ou non, dans Manifestes du surréalisme, op. ci (...)
- 5 Ibid., p. 170.
- 6 Second manifeste, op. cit., p. 139.
Sans doute y a-t-il trop de nord en moi pour que je sois jamais l’homme de la pleine adhésion4 [...] toutes les idées qui triomphent courent à leur perte5 [...] l’approbation du public est à fuir par-dessus tout6.
21Comment s’étonner que la multiplication des Manifestes, loin de contribuer à installer un système et un appareil d’autorité et d’imposition de doctrine, conduise à ce stupéfiant appel ?
- 7 Ibid., p. 139.
Je demande l’occultation profonde, véritable du surréalisme7.
- 8 Prolégomène..., op. cit., p. 170.
Il faut absolument convaincre l’homme qu’une fois acquis le consentement général sur un sujet, la résistance individuelle est la seule clef de la prison8.
22Comment confondre ce souci de l’écart et de la retenue avec quelque complicité grossière de société secrète, de calculateur politique ou la vulgarité de l’élitisme mondain ou esthète ?
23L’abandon naïf, pur et simple, passionnel et romantique au merveilleux doit toujours l’emporter sur le goût conspirateur et ésotérique pour le mystère :
- 9 « Le merveilleux contre le mystère », La clef des champs, Paris, UGE, « 10/18 », 1973, p. 15.
Le mystère recherché pour lui-même, introduit volontairement – à toute force – dans l’art comme dans la vie, non seulement ne saurait être que d’un prix dérisoire, mais encore apparaît comme l’aveu d’une faiblesse, d’une défaillance9.
24Le surréalisme ne demande qu’à revenir près de nous pour nous surprendre si nous acceptons simplement de comprendre que sa sommation absolue refuse toute lecture historique. S’il y a mouvement en lui, c’est le mouvement d’une émotion qui se veut contagieuse et provocante, mouvement qui attend la mobilisation élémentaire de qui accepte de comprendre que l’énigme de la vie exige passage difficile de témoin, de solitude à solitude, n’a rien à voir avec le progrès cumulatif du savoir et pourtant exige de chacun un retour sur soi, une réflexion profonde, l’écart et la reprise d’une estimation, d’une pesée, d’une pensée.
25S’il y a révolution surréaliste, il faut l’entendre comme rupture avec tous les ordres du monde « réels » établis, même ceux des révolutions qu’il semble prendre pour modèles et que l’histoire a installées dans son calendrier.
26Le surréalisme fait retour sur la circularité convenue et convenable de toute doctrine, tout système ou organisation du monde et des hommes dans une inconvenance majeure qui ne semble en répéter maladroitement les leçons ou en brouiller confusément et vainement les distinctions et oppositions que parce qu’on refuse de reconnaître la puissance intempestive critique de ce qui n’a jamais voulu être dépassement ou acte de surmonter mais n’a cessé de travailler comme transgression active et affirmative.
- 10 Maurice Blanchot, L’entretien infini, « Le demain joueur », Paris, Gallimard, 1969, p. 597-859.
De ce qui ne fut ni système, ni école, ni mouvement d’art ou de littérature, mais pure pratique d’existence (pratique d’ensemble portant son propre savoir, une théorie pratique), on ne saurait parler sur un mode déterminé du temps. Au passé cela ferait une histoire : une belle histoire... Quant au présent ou au futur, le surréalisme, de même qu’on ne saurait prétendre qu’il s’est réalisé [...] on ne peut non plus le dire à demi-réel, en voie de réalisation, en devenir10.
27Ce qui survient, surprend, ne cesse de survenir, de surprendre, la survenance de la surprise même, n’est-ce pas cela le surréalisme, ce mouvement de révolution jamais révolu ou plutôt qui ne cesse de revenir sur le révolu pour s’en révulser, s’en révolter, subversivement, convulsivement, en attente d’un message disloqué sur des signes de vie erratiques ?
- 11 W. Benjamin, Le surréalisme, Œuvres, II, Paris, Gallimard, « Folio Essais », p. 114.
28Ce défi est en effet celui d’une pensée et d’une pensée ouverte sur la vie, sur le risque le plus essentiel de la vie. Une pensée assez nouvelle et forte pour tenir la gageure de relier des perspectives apparemment incompatibles : rejoindre l’immédiat et le réel tout en contestant le réalisme et l’empirique, ne rien céder sur l’exigence révolutionnaire la plus concrète et affirmer l’irréductibilité de la liberté singulière, oser cette position difficile entre fronde anarchiste et discipline révolutionnaire11.
29Expérience au sens le plus exigeant, le surréalisme est autre chose que de la littérature ou encore de la théorie, moins encore des fantasmes : une expérience à la limite, en quelque sorte, une expérience de l’expérience, un essai, une avancée critique, à la limite et sans frontières, qui conteste la réalité sans pour autant donner accès à l’au-delà d’une autre expérience du réel, d’un Réel supérieur qu’annonceraient le mythe, le rêve du merveilleux, de la poésie, de l’art, mais une expérience qui vise la vie au bord d’elle-même, au péril de la vie et de son sens :
- 12 Prolégomène à un troisième manifeste, op. cit., p. 170.
Il n’est pas de grande expédition, en art, qui ne s’entreprenne au péril de la vie, la route à suivre n’est, de toute évidence, pas celle qui est bordée de garde-fous et chaque artiste doit reprendre seul la poursuite de la Toison d’or12.
- 13 W. Benjamin, op. cit., p. 116.
30Si l’art est un initiateur pour cette expérience, cela ne lui donne pas valeur de révélation d’un monde qui sauve du prosaïque de l’ordinaire, mais il est signe indicateur d’un risque éprouvé dans l’ivresse des merveilles, du magique, de tous les sortilèges, pour vaincre l’ivresse sous toutes ses formes : Cet ébranlement du moi par l’ivresse fut en même temps l’expérience féconde et vivante qui arracha ces hommes à l’emprise de l’ivresse13.
31N’est-ce pas aussi de l’ivresse de la révolution comme de celle du conformisme sordide que cette hallucination profane, comme la nomme Benjamin, détache et libère, ouvrant le cabinet des illusions, par la porte battante d’une écriture qui force la clôture des œuvres, sur l’espace de rencontre des hommes dans l'au-delà, tout l’au-delà dans cette vie ?...
- 14 Les vases communicants, Paris, Gallimard, 1973, p. 11.
Il s’agit d’opérer la conversion de plus en plus nécessaire [...] de l’imaginé au vécu ou plus exactement au devoir-vivre [...] il y a là une porte entrouverte, au-delà de laquelle il n’y a plus qu’un pas à faire pour, au sortir de la maison vacillante des poètes, se retrouver de plain-pied dans la vie14.
- 15 « Limites non-frontières du surréalisme », La clé des champs, op. cit., p. 21.
32C’est bien une nouvelle forme de la pensée au plus près de la vie réelle, « sur » la réalité de la vie qui est l’enjeu de cette révolution surréelle. Sans aucun doute sont affirmés l’adhésion au matérialisme dialectique, le primat de la matière sur la pensée et la nécessité de la révolution sociale15, mais est affirmée dans le même mouvement l’importance des superstructures et des chemins de grande aventure mentale qui donnent sens à ces éléments. Et c’est le rationalisme ouvert de la science moderne qui correspond au réalisme ouvert que le surréalisme veut être et qu’annonce paradoxalement le défi de Lautréamont et de Rimbaud se jetant à corps perdu dans le merveilleux.
33La violence provocante et désorientante de ces rapprochements télescopés ne doit pas tromper : la référence hégélianomarxiste est certainement de circonstance dans un engagement historique mais la nécessaire liaison « surréelle » de la pensée et de la matière, de la forme et du fond, qui bouleverse les équilibres ordinaires et leur expression, conduit aussi bien à ébranler les pesanteurs structurales et superstructurales du langage révolutionnaire.
34Peut-on croire que la référence hégélienne et la logique dialectique suffisent « réellement » à penser cette agitation mentale, cette perturbation dérangeante, déménageante ? N’est-ce pas le sérieux doctrinaire de l’adhésion qui est mis à mal dans ce télescopage de thèses théoriques, d’engagement politique et social, mais aussi de reconnaissance de Freud et d’appel au rêve, au merveilleux, à l’art de Chirico ou de Picasso ? Les deux « modes de sentir », l’humour et le sens du hasard objectif, viennent nouer ce bouquet introuvable de leur faufil rieur et comme en livrer le principe oblique, furtif, imperceptible, de cohésion élargie.
35C’est la loi de l’écart, de la divergence, de la différence qui, tout à la fois, relie ces éléments et les protège de l’amalgame. Le surréalisme ne serait-il pas un système parodique qui glisse le sur de la surprise à la place du sur de dépassement ? Surréel, cela ne survient-il pas au réel comme ce qui le décolle de soi, le déboîte, le défait, le déréalise d’un rien pour le transformer, le transgresser sans le dépasser, l’emporter ailleurs sur place, l’altérer d’un ton, d’un geste, qui sous les grands airs trop manifestes laisse échapper en contrebande le murmure de mots de passe inouïs ? Ne s’agit-il pas, au cœur de la réalité de premier plan qui nous empêche de bouger, de révéler ce peu de réalité, tout à la fois le vide si lourd de la vanité installée du réel et la légèreté imperceptible de ce qui déménage, ouvre le champ libre de ce qui peut être, du rêve éveillé, de l’imagination qui ne pardonne pas, de la vie vive, « la vraie vie » plus réelle que le réel, surréelle, par trop de réalisme impénitent ?
36La télégraphie sans fil des jeux transparents du style donne à deviner que l’or du temps, cette richesse enfouie de l’intempestif, filtre dans l’échappée de l'étrange diversion d’un Orient désorienté et désorientant, caché dans le plus ordinaire de nos jours. Cet immédiat qu’il faut malgré tout chercher : familier et étrange, inquiétant de proximité et de distance, objet d’une irrépressible hantise.
37Le révolutionnaire du surréel ne serait-il pas cette insistance réticente, cette reprise de soi, cette involution convulsive du réel qui l’écarte de lui-même, effet de limites non-frontières, de limite intérieure qui fait sortir des frontières : la déchirure, l’ouverture critique au cœur même des choses, des êtres et de la vie ?
38Une percée critique mais affirmative : non pour nier la vie « réelle » mais pour la surréaliser, accès de plus de vie, un sursaut de vie, un surplus qui survient dans le manque pour le surprendre.
39Ce n’est pas seulement la beauté qui n’est envisagée qu’à des fins passionnelles mais la vie elle-même qu’il faut passionner, rendre passionnante, comme Stendhal disait, relevé par Nietzsche, qu’il fallait passionner les détails.
40Passion qui est celle de la vie, la vie singulière libre de chacun, vie de la pensée et de la sensibilité, enjeu de toute théorie ou pratique, vérité humaine, en dernière instance, de toute entreprise révolutionnaire.
- 16 « Le demain joueur », op. cit.
41Cette sollicitation de la vie comme elle va au nom de la vie qui vient, qui survient en son cœur, ne peut que prendre les formes d’un désarrangement, d’un désœuvrement, comme le relève Maurice Blanchot, qui touche tout à la fois la vie, le savoir, la pensée, la parole, l’amour, le temps, la société et le tout lui-même16.
42Le contresens serait de croire que le point de coïncidence, où les opposés cessent d’être contradictoires, est un centre ou un axe qui fait disparaître les différences, les assimile, les concentre, les ramène, les réduit à l’unité originelle et finale. Ce point est un punctum, un point de déchirement et d’écart, point de contact et de distance, de court-circuit, électrique, magnétique, qui touche et fait toucher sans confondre ou unir, contact de la contagion de la contingence, d’un coup de chance et de hasard, brisure qui relie « sans fil », interruption médium, battement de cœur, saccade, mais aussi bien imperceptible clin d’œil de séduction, comme le clinamen qui fait dévier les atomes et ouvre les rapports transverses entre les êtres, déploie l’univers de la multiplicité et de la diversité des éléments, des principes, en les affranchissant de la soumission à l’unité.
43S’il s’agit bien de matérialisme, est-il vraiment dialectique ? Ne serait-ce pas un abus de logique, à moins qu’il ne s’agisse de ce jeu du dialogue sophistique, de la discussion qui ouvre le débat et refuse les mots d’ordre, exposant la vérité à la pluralité agonistique des opinions et le partage, la mêlée des voix et des paroles.
- 17 Ibid., p. 598.
44Si le surréalisme est expérience collective17, affirmation collective, c’est au profit d'une pluralité irréductible, non pas empiriquement comme un groupe d’amis soumis à des vicissitudes ou des intermittences affectives, mais comme ceux dont le surréalisme est milieu, matière, d’amitié, à la manière, pourquoi pas, des amis du Jardin, des matérialistes épicuriens qui vivent dans l’espace de l’écart, l’affirmation éclatée du réel, des idées et des libertés : sages apparemment déconcertants si le jeu de la déclinaison fait de l'amour de la sagesse surréelle un amour fou. Mais une amitié exposée aux hasards de l’affirmation multiple rigoureuse et de la « loi » déliée de la rencontre, n’est-elle pas folle pour un amour philosophique qui se voudrait fidèle à l’exigence unifiante, identifiante de l’absolu ?
- 18 « Qu’est-ce qui me retient de brouiller l’ordre des mots, d’attenter de cette manière à l’existenc (...)
45Comment cette affirmation plurielle, multiple ne ferait-elle pas jouer le langage pour l’arracher à son servage, celui d’un usage démonstratif, possessif, positif, au service d’un système d’oppositions qui consacre et conserve l’inégalité hiérarchique des valeurs et des êtres ? N’est-ce pas un paradoxe provocateur pour briser le fil du bon sens et l’ordre du discours convenu18 qui donne à l’écriture automatique la fonction surréaliste de retrouver dans le langage une matière sauvage, non domestiquée, tissu neuf pour 1e jeu désintéressé de la pensée ?
46Qui parle dans ce milieu anonyme où le fortuit et l’inconnu font signe, font sens du non-sens alors que le sujet logique et ontologique est récusé et vidé de sa substance ?
47L’expérience de l’écriture neutralise le sens et expose celui qui parle au-dehors d’un murmure qui conteste l’idéalité d’une subjectivité maîtresse et propriétaire de sa parole comme de sa pensée. La pensée « réelle », surréelle n’est pas cependant pensée éternelle ou historique, « sans sujet », inconsciente ou surconsciente, pensée en soi et pour soi réalisée qui attend la soumission de ses assujettis, mais jeu partagé de la pensée exposée à la rencontre des singularités, des existences. Ou plutôt, elle est l’effet survenant des singularités qui se forment et se font dans la rencontre et par la rencontre même, l’aléa de la vie. La vie n’est-elle pas autre chose que cette occasion toujours recommencée et multipliée, dispersée, égarée du Qui vive ? dans lequel chacun se donne et s’abandonne à ce qui le fait être par la rencontre même, cet écart du battement de contact, qui touche, rapproche dans la distance même, s’exaspère et s’exalte dans la différence et la non-coïncidence dans la coïncidence.
- 19 Nadja, première page.
48Que le Qui suis-je ? soit remplacé par le Qui je hante19 ?, n’est-ce pas la conséquence la plus immédiate de cette révolution déclarée, affirmée, transportée, engagée précisément dans le plus immédiat de l’existence, « sur le vif » de ce que la vie a de plus précaire mais aussi de plus urgent, de plus exigeant ? La hantise est ce qui ouvre l’intériorité du moi aussi bien à l’espace du dehors, de la présence altérante des autres vivants qu’au dehors intempestif des morts qui nous habitent.
- 20 Jean Clair, op. cit., p. 27 et passim.
- 21 Ibid., p. 77 et suiv.
49Que l’immédiat de la vie soit comme exposé brutalement aux intermittences imprévues des médiums ne fait scandale que si on ne comprend pas cette ouverture de l’existence au-dehors, « portes battantes », cœur battant et œuvre béante sur cette altération constitutive, destituante de toute intériorité suffisante, de toute domiciliation possessive de l’être. Croire pouvoir dénoncer l’archaïsme obscurantiste des jeux et signes occultistes avec celui de la croyance à Merlin et Mélisande20, faire du surréalisme une doctrine du surhomme21, et renvoyer tout cela au fatras d’une nostalgie romantique antiquaire et réactionnaire, c’est assurément avouer un insondable désenchantement non seulement sans le moindre humour mais encore sans lucidité historienne.
- 22 Les vases communicants.
- 23 Le merveilleux contre le mystère.
50Car, enfin, peut-on si expéditivement rapprocher du fascisme, du terrorisme obscurantiste, de l’ésotérisme de droite ce qui apparaît comme une admirable reprise éclairée et revendiquée de ce qui travaille profondément le romantisme révolutionnaire dont on ne peut douter de quel côté de la barricade il se situait22 lorsqu’il appelait à une volonté d’émancipation totale de l’homme23.
51Ce qui est décidément régressif et retardataire, n’est-ce pas, à travers cette dénonciation d’archaïsme romantique du surréalisme, la méconnaissance à la fois de la pertinence et de la cohérence de la problématique pensante de ce dernier et de la justesse de sa compréhension réfléchie de la très riche subversion critique qui se dissimule dans cette mêlée, ce corps à corps bouleversant de fiction et de principes, de philosophie et de littérature, par laquelle les « écrivains », les « génies », les « poètes » romantiques forcent les partages et distinctions idéalistes bourgeoises et bien-pensantes, remettent en question les oppositions exclusives du réel et de l’imaginaire, de la raison et de la folie, du moi et du monde, de la pensée et des sens, des mots et des choses.
52Évoquer Merlin l’Enchanteur, faire tourner les tables, se mettre à l’écoute du fantôme d’Hamlet et des esprits du Songe, sous l’autorité spectrale de la bouche d’ombre, réveiller les Chimères pour s’avancer sur le promontoire problématique de la pensée, mobiliser les contes bleus comme les monstres de la mythologie, faire du poète un voyant, ce n’est pas plus un jeu esthète qu’un délire irresponsable. C’est peut-être l’agitation mentale nécessaire pour « changer la vie », s’avancer de l’autre côté du pont sans quitter la rue de la « vraie vie », de la lutte contre toutes les oppressions, aussi bien idéologiques que matérielles, et la bonne conscience de l’hypocrisie réaliste.
53La pire mystification n’est-elle pas celle du sérieux installé chez soi, qui se réclame du bon sens, du bon goût et du bon ordre ? Les ruses de la fiction, les machines infernales de l’imaginaire, la mobilisation des spectres et des monstres les plus archaïques de la mythologie ne relèvent-elles pas de cette contre-logique insurrectionnelle de barrage qui dresse le paradoxe humoristique de ses barricades devant la pesanteur et l’inertie réactive de ceux qui font de la vie une propriété close pour mettre enfin l’homme en mouvement, lui ouvrant la voie en le faisant déménager ?
54Les surréalistes ne reprennent-ils pas cette exigence de « surnaturalisme » sans surnature que les romantiques affichaient, cet appel à plus de raison, plus d’humanité, plus de conscience, plus de vie, dont Marx, Freud ou Nietzsche, mais aussi tous les saltimbanques agitateurs d’idées, d’images, de sensations d’esprits et de corps de la foire artistique, ne cessaient de reprendre en variant à l’infini les formules alchimiques de transmutation, de transgression, de progrès comme simple ouverture du passage en avant ?
55La surprise surhumaine du surréalisme, apprise de Nietzsche par Chirico, ne serait-elle pas cette clé des champs qui ouvre la traversée vers la survenue du tout autre, ce passage (Übergang) déclinaison (Untergang) de ce passant surhumain, plus humain parce qu’exposé, ouvert à la rue, à l’espace de la rencontre réciproque, équilibrée, égale des libertés dans l’émulation d’une rivalité noble, renouvelée des cours d’amour et des romans de la Table ronde ? Les tables tournantes et les châteaux hantés pourraient bien servir à faire revenir, dans le ridicule décor bourgeois des passions froides, l’héroïsme des grands élans du cœur. Humoristique recul archaïsant de l’amour pour s’affranchir, approfondissant la distance et la hauteur immémoriale de la poésie pour mieux déboucher de plain-pied, en pleine vie.
- 24 Arcane 17 Lumière noire.
56Il y aura une fois : l’imagination surréaliste a ceci de fou et d’impardonnable qu'elle demande à chacun de repassionner la vie humaine24 pour la libérer en recherchant activement l’attente, une attente magnifique sans rien attendre, la disponibilité à ce qui survient, l’amour même dans son ouverture folle, son exposition sans objet ou intérêt sinon l’abandon à la surprise, au Qui vive ? de la vie, sous toutes ses formes, en tous sens et pour tous les sens, par tous signes ou appels, dont l’amour passionnel est l’emblème sans exclusivité ou privilège.
57Étrange urgence d’une exigence de l’existence d’une urgence de vivre qui joue du retard, de la retenue et de la distance, comme si l’amour de la vie attendait depuis toujours, comme un fantôme sans sépulture, le droit de revenir réveiller les vivants et les faire bouger.
58Comment s’étonner que le ça ira du départ révolutionnaire soit mimé, chanté, enchanté en silence par le mouvement comme immobile de cette Gradiva, celle qui s’avance, la beauté de demain masquée encore au plus grand nombre, cette image émouvante de l’amour de la vie comme passage, traversée, éclair fulgurant d’une passante, d’une enjambée en personne, de la légèreté paradoxalement infiniment suspendue, de l’allure surprenante de noblesse d’un simple pas dans la rue, pour le premier venu ?
Notes
1 « La “vieille taupe” et le préfixe “sur” dans les mots “surhomme” et “surrréalisme” », dans G. Bataille, OEuvres complètes, t. II, Paris, Gallimard, 1970, p. 93 et suiv.
2 Comme tente de l’entreprendre Jean Clair sous un titre qui se voudrait parodique et moqueur du cadavre exquis : Du surréalisme considéré dans ses rapports au totalitarisme et aux tables tournantes, Paris, Mille et une Nuits, 2003.
3 A. Breton, Second manifeste du surréalisme, dans Manifestes du surréalisme, Paris, Gallimard, « Folio Essais », 1985, p. 83.
4 Prolégomène à un troisième manifeste du surréalisme ou non, dans Manifestes du surréalisme, op. cit., p. 161.
5 Ibid., p. 170.
6 Second manifeste, op. cit., p. 139.
7 Ibid., p. 139.
8 Prolégomène..., op. cit., p. 170.
9 « Le merveilleux contre le mystère », La clef des champs, Paris, UGE, « 10/18 », 1973, p. 15.
10 Maurice Blanchot, L’entretien infini, « Le demain joueur », Paris, Gallimard, 1969, p. 597-859.
11 W. Benjamin, Le surréalisme, Œuvres, II, Paris, Gallimard, « Folio Essais », p. 114.
12 Prolégomène à un troisième manifeste, op. cit., p. 170.
13 W. Benjamin, op. cit., p. 116.
14 Les vases communicants, Paris, Gallimard, 1973, p. 11.
15 « Limites non-frontières du surréalisme », La clé des champs, op. cit., p. 21.
16 « Le demain joueur », op. cit.
17 Ibid., p. 598.
18 « Qu’est-ce qui me retient de brouiller l’ordre des mots, d’attenter de cette manière à l’existence toute apparente des choses ? », Point du jour : introduction au discours sur le peu de réalité, Paris, Gallimard, « Folio Essais », 1992, p. 22-23.
19 Nadja, première page.
20 Jean Clair, op. cit., p. 27 et passim.
21 Ibid., p. 77 et suiv.
22 Les vases communicants.
23 Le merveilleux contre le mystère.
24 Arcane 17 Lumière noire.
© Éditions de la Sorbonne, 2009