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L’idée de révolution : quelle place lui faire au XXIe siècle ?

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Olivier Bloch

Deuxième partie. Sciences, arts, techniques

Révolution et invention dans les techniques. Position du problème

Contribution à l’étude de l’histoire de l’histoire des techniques

Jean-Yves Château

Texte intégral

1Quand on ne l’entend pas au sens astronomique, géométrique ou cardiologique, qui comprend l’idée de mouvement en courbe fermée, «révolution » signifie « changement brusque », disent les dictionnaires de Littré et de Robert, Littré ajoute « violent », Robert « soudain et important », « dans la politique et le gouvernement d’un État » (Littré), « dans l’ordre social, moral » (Robert). S’il semble aisé, au moins au premier abord, de concevoir que l’idée de révolution puisse être appliquée à d’autres domaines qu’à l’ordre politique et social, voire économique, tels que celui de la technique (Littré précise qu’on peut l’utiliser au figuré pour parler du « changement des choses du monde »), elle semble alors tenir, comme à un noyau de signification irréductible, à la notion d’un changement particulièrement net et marqué (« mutation », « bouleversement »), faisant advenir quelque chose d’indiscutablement nouveau (elle s’oppose alors à l'idée de changement mineur, de changement ordinaire) ; et cela de façon soudaine et brusque, dans une période de temps relativement brève (elle s’oppose, de ce point de vue, à l’idée de changement progressif et d'évolution). Si l’on veut examiner systématiquement l’idée de « révolution technique » ainsi envisagée, et se demander si l’idée de « révolution » convient pour penser et représenter adéquatement le changement et l’avènement de la nouveauté dans les techniques, deux sortes d’interrogation sont possibles : la première, partant de la notion d’un régime spécial du changement (mutation marquée, brusque, rapide), propre au noyau irréductible de l’idée de révolution ; la seconde, s’attachant, en revanche, à la possibilité de l’utiliser dans le domaine des techniques, c’est-à-dire en dehors du domaine politique, social, voire économique, auquel elle est liée originairement.

  1. Du premier point de vue, on se demandera : y a-t-il des moments de l’histoire des techniques où la nouveauté advienne de façon « révolutionnaire » ? et dans ce cas, à quoi les reconnaît-on et comment peut-on les distinguer d’autres changements techniques, mineurs ou plus courants ? Ou bien ne peut-on pas soutenir que le régime du changement et de l’innovation dans les techniques est tel que tout y est « révolution » de façon permanente1 ? Une troisième possibilité est encore qu’il n’y ait jamais rien de révolutionnaire dans l’histoire des techniques et que tout n’y soit que développement lent et progressif, relevant de la catégorie de l'évolution plutôt que de celle de la révolution. Si l’on veut pouvoir répondre à ces questions, il faut déterminer les divers régimes de l’avènement de la nouveauté dans les techniques et, notamment, ce que serait une « mutation » au sens fort et net, par opposition avec un changement ordinaire, modéré, relatif. Et, encore, ce par rapport à quoi on peut évaluer le degré et la profondeur de la mutation, d’une part, d’autre part, celui de sa soudaineté et de sa rapidité. Ce qui est en question est la nature des changements techniques : ont-ils une valeur historique en eux-mêmes ? Y a-t-il quelque chose dans les techniques qui soit véritablement historique par soi-même ? Un des enjeux fondamentaux de la question de la « révolution technique » est de savoir ce que c’est que l’histoire des techniques : qu’est-ce qui est historique dans les techniques ? C’est notamment de cela que dépend la question de savoir ce qui, en elles, est susceptible de « révolution ».
  2. Mais on voit comment, à ce point-là, on rejoint, à vrai dire, la seconde manière de s'interroger sur l’idée de révolution appliquée au domaine des techniques : peut-elle être entièrement réduite à celle d’une modalité du changement (caractérisé par sa netteté, la brusquerie de sa survenue, la rapidité de sa réalisation) et contenue précisément dans ce domaine, séparée, donc, d’une dimension socio-économique voire politique ? C’est se demander si une révolution peut être purement technique ; et, plus radicalement, si la réalité technique est susceptible d’avoir un mode d’existence séparé des conditions socio-économiques ; c’est-à-dire, encore, précisément s’il peut y avoir une histoire technique des techniques (qui fasse apparaître l’historicité propre de la réalité technique comme telle), ou bien si l’histoire des techniques n’est que l’histoire de la dimension technique de la réalité humaine socio-économique en général. C’est s’interroger sur les relations entre l’histoire des techniques et l’histoire humaine en général, aussi bien que sur l’essence de la technique, sur la possibilité que la technique ait une essence.

DIFFICULTÉ, LIAISON ET ENJEU DE CES QUESTIONS

21) Si l’on adopte le premier point de vue que nous avons caractérisé, la difficulté sera de déterminer un moyen de mesurer le degré de nouveauté dans le changement technique, ce qui est requis pour distinguer le changement ordinaire et mineur et le changement révolutionnaire ; car, si tout change sans cesse par nature dans les techniques (c’est vraisemblablement ce sentiment qui conduit à admettre si facilement l’idée de révolution technique de nos jours), il ne sera sans doute pas facile d’établir une coupure dans une grandeur continue intensive, de fixer sans arbitraire un degré à partir duquel le changement pourrait être considéré comme révolutionnaire. Une difficulté connexe et comparable s’ajoutera quand il faudra déterminer ce qui correspond à la durée du processus supposé être révolutionnaire, qui doit, pour correspondre à l’idée de « révolution », survenir soudainement et en peu de temps, et quand il faudra fixer une limite, même très approximative, à cette durée.

32) Or, il est possible que cette difficulté, que l’on rencontre quand on cherche à établir sur un fondement diachronique la réalité du processus, conduise à rechercher une solution dans la synchronie, et que la difficulté d’identifier suffisamment ce que c’est qu’une révolution technique par cette première approche conduise à tenter de trouver une issue au moyen de la seconde approche : l’importance et la profondeur de la nouveauté révolutionnaire ne se repéreraient pas, alors, par rapport à l’état précédent de la technique, mais par rapport aux autres dimensions et structures de la réalité sociale et économique, et sous la forme de l’ampleur des changements et mutations en elles, auxquels ce changement technique serait lié (que ce soit comme cause, conséquence ou aspect – associant les deux – de la mutation socioéconomique). Mais pour que la révolution socio-économique (la « vraie », en un sens...) puisse servir, pour ainsi dire, de garantie au caractère révolutionnaire des changements techniques (dont on ne pourrait sinon décider, par leur seul examen, s’ils constituent une mutation suffisante), il faudrait pouvoir établir de façon déterminée et objective les relations entre le changement technique et le changement socio-économique : lequel est cause, lequel est conséquence ? Or cela paraît souvent très difficile à établir autrement que comme une idée générale, pour ne pas dire métaphysique, peut-être une idée régulatrice ou directrice pour la recherche ou sa présentation. On note souvent que les relations sont réciproques, on parle alors parfois d’« interactions dialectiques », ce qui est sans doute la sagesse, mais correspond avant tout au fait qu’on ne réussit pas à penser de façon déterminée le technique par rapport au socio-économique autrement que comme une de ses dimensions fondamentales. C’est une question qui a été très discutée en histoire, en théorie économique, en histoire des techniques. Mais ce qui fait alors problème, plus profondément, est que l’historicité propre de la technique, lors même que ses changements sont supposés mériter la qualification de « révolutionnaires », semble disparaître au profit de la seule historicité de la réalité socio-économique en général, dont la technique ne serait plus appréhendée que comme une dimension (si essentielle qu'elle puisse paraître et être affirmée).

  • 2 G. Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, Paris, Aubier-Montaigne, 1958.
  • 3 G. Simondon, L’invention dans les techniques : cours et conférences, Paris, Seuil, 2005.

4Dans ces conditions, le recours à l’idée de révolution, paradoxalement, ne servirait pas à penser véritablement l’avènement de la nouveauté même la plus marquée, la plus soudaine, la plus profonde, dans les techniques, mais conduirait, de fait, à détourner de la considération et de la compréhension de ce qui relève proprement de la technique dans son évolution et dans son histoire. On ne réussirait plus à identifier l’histoire des techniques comme telle. Bien sûr, il est possible que cela corresponde à une avancée théorique et que l’idée d’une « histoire technique de la technique » ne soit qu’une illusion. Mais il faudrait encore le démontrer et se demander de quoi ce qu’on appelle en général « histoire des techniques » est l’histoire. La question se pose de savoir s’il est réellement impossible de reconnaître et de penser l’avènement de la nouveauté véritable dans les techniques d’un point de vue proprement technique (idée d’une historicité propre des techniques), ou bien si d’autres notions sont susceptibles de rendre cela possible – et l’on songe alors à la notion d'invention, telle que Gilbert Simondon l’a analysée et élaborée dans sa thèse2 et dans divers cours et conférences3.

1. « RÉVOLUTION INDUSTRIELLE » ET « RÉVOLUTION TECHNIQUE » EN HISTOIRE ET EN HISTOIRE DES TECHNIQUES

  • 4 Dans ces trois cas, où le changement technique peut être présenté soit comme une cause, soit comme (...)

5Or, en même temps que tout le monde semble s’accorder sur le fait que la technique paraît bien dotée d’une évolutivité telle qu’on est porté à la qualifier souvent de « révolutionnaire », l’usage effectif de l’expression de «révolution technique », dans la conversation courante, dans les médias, chez les hommes d’affaires ou les hommes politiques, et aussi bien chez les historiens, y compris les historiens des techniques, semble affecté d’un certain flottement, qui correspond précisément au problème principal que l’analyse de la notion vient de nous faire apercevoir. À supposer que l'expression ait un sens déterminé et précis, de quoi ou dans quoi dit-on qu’il y a « révolution », quand on parle de « révolution technique » ? Dans certains cas, on a le sentiment qu’on veut indiquer un changement révolutionnaire dans la technique elle-même (ou dans une technique) ; mais dans d’autres, il semble que soit désigné un changement révolutionnaire dans l’organisation sociale, économique voire politique, l’adjectif « technique » ne se rapportant à elle, alors, pour ainsi dire, que métonymiquement, soit que l’on veuille dire qu’une des dimensions (peut-être essentielle) de cette révolution sociale, économique, politique, est technique, soit qu'elle a entraîné des changements techniques, soit que sa cause (ou une de ses causes décisives) est dans un changement technique4.

  • 5 B. Gille (citant M. Aymard), Histoire des techniques, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléia (...)
  • 6 Ph. Breton, Histoire de l’informatique, Paris, La Découverte, 1987, p. 204.

6Dans le premier cas, la révolution est censée concerner la technique elle-même, une technique décisive pour la caractérisation du tableau technique d’ensemble d’une époque, ou bien une innovation à l’intérieur d’une technique particulière. On parlera, ainsi, de la croissance et du rôle des fortifications et de l’artillerie en Grèce, au ive siècle avant J.-C., comme d’une « révolution dans l’art militaire5 », ou bien de l’apparition des microordinateurs comme d’une révolution dans l’informatique6. Mais cette révolution de la micro-informatique est présentée dans la même page comme une « révolution dans la révolution » que constitue l’informatique dans son ensemble, considérée ainsi elle-même comme une révolution technique ; de même, c’est tout l’art militaire qui est globalement affecté par une révolution technique dans l’exemple emprunté à B. Gille.

  • 7 Ibid.

7Mais, dans ces deux exemples, la dimension sociale et politique de ces révolutions techniques peut paraître évidente, que ce soit dans l’art de faire la guerre, bien sûr, ou dans le cas de l’informatique. Et de fait, Ph. Breton dit encore, dans la même page, que « cette technique a été considérée comme le départ d’une véritable “révolution” qui devait, à terme, bouleverser toutes les structures sociales et économiques7 ». Le micro-ordinateur constitue une révolution technique dans la mesure où il apparaît comme un dispositif inédit qui introduit une mutation dans la technique informatique. L’informatique constitue une révolution technique dans la mesure où elle apparaît comme une technique inédite qui introduit une mutation dans l’ensemble des techniques. Mais l’informatique, notamment sous la forme de la micro-informatique, constitue également une révolution sociale et économique dans la mesure où elle est la cause (ou la condition) d’un bouleversement profond de l’ensemble des structures sociales et économiques de la société qui en est contemporaine. On voit que l’on peut passer de façon fluide et peu distincte d’un emploi à l’autre de l’idée de révolution malgré leur différence.

Le projet d’histoire des techniques et l’idée de révolution

8Or, on peut se demander si ce n’est pas le projet même d'histoire des techniques qui conduit, d’une part, à l’affirmation de révolutions techniques, d’autre part et ensuite, à celle d’une révolution économique et sociale, dont la dimension technique ne serait plus alors qu’un aspect.

9Dans le cas de l'histoire d’une technique particulière (comme celle de l’informatique de Ph. Breton), son auteur aura vraisemblablement tendance par méthode à chercher, d’une part, ce qui peut constituer des phases distinctes successives et à les présenter de façon contrastée, comme des mutations – et voilà l’idée de révolutions dans cette technique ; mais, d’autre part, à s’efforcer encore de présenter cette technique à laquelle il a choisi de consacrer son labeur comme ayant une importance décisive techniquement et socialement ; et voilà l’idée de révolution économique et sociale convoquée presque irrésistiblement pour donner de l’ampleur, de l’importance, de la réalité à l’innovation et à l’évolution techniques (que ce soit comme sa cause, sa conséquence, ou les deux), et de la légitimité à leur désignation comme « révolutionnaires ».

  • 8 B. Gille, Histoire des techniques, op. cit., p. 678.

10Quant au cas d’une histoire générale des techniques, comme celle de B. Gille, son auteur semble devoir être conduit, ne serait-ce que comme procédé élémentaire de son exposé, à diviser sa matière sans trop l’éparpiller, à la périodiser, et, pour justifier les périodes qu’il choisit, à faire apparaître l’importance des mutations qui les séparent. Dans cette mesure, l’idée même de faire une histoire des techniques semble au moins pousser à supposer la recherche de changements nettement plus importants que d’autres, sans lesquels la scansion des changements ordinaires, constitutifs de l’évolution constante des techniques, ne pourrait être envisagée et présentée ; et ce serait l’idée même d’histoire des techniques qui risquerait alors de sembler compromise – du moins l’idée d’une histoire qui repose dans son fond sur une succession chronologique, sans doute unique et totalisante, lors même qu'elle se présente comme une série de « tableaux » et afin de relier ces tableaux (« Et tout d’abord, puisqu’il est question d’histoire, il nous faut une chronologie sommaire qui puisse nous servir de cadre8 »).

  • 9 En particulier : Lewis Mumford, Technique et civilisation [1946], trad. D. Moutonnier, Paris, Seui (...)
  • 10 La révolution industrielle au xviiie siècle, Paris [1906], éd. Génin, 1959.

11Or, il est vrai que la quasi-totalité des historiens, y compris ceux des techniques, que nous avons consultés9, usent de l’expression de « révolution technique», au moins en passant. Cette apparence d’accord très large pourrait procurer un sentiment d’assurance à ceux qui font confiance à l’avancée de la science et des études sérieuses. Cependant l’interrogation pourrait renaître quand on observe que c’est tout de même (sauf exceptions) surtout à partir de l’idée de cette « révolution industrielle » qui commencerait au xviiie siècle, en Angleterre, avant de s’étendre au reste de l’Europe, selon la thèse classique de Paul Mantoux10 prolongeant les analyses proposées par Arnold Toynbee vers la fin du xixe siècle. Pourquoi donc n’utilisent-ils pas davantage l’idée de « révolution technique » ? Cette liaison entre l’idée de «révolution technique » et de « révolution industrielle », nous semble-t-il donc, devrait être étudiée de près, si l’on souhaite examiner la nature, la consistance, la pertinence, le rôle de cette première idée et éclairer le problème, que nous avions aperçu, de la possibilité d’une « révolution technique » qui ne serait pas confondue entièrement avec une révolution de la réalité socioéconomique globale.

Liaison entre « révolution technique » et « révolution industrielle »

  • 11 Voir Maurice Daumas, Le cheval de César, ou le mythe des révolutions techniques, Paris, Éd. des Ar (...)
  • 12 B. Gille, Histoire des techniques, op. cit., p. 677.
  • 13 J.-J. Salomon, Le destin technologique, Paris, Balland, 1992, p. 97.
  • 14 P. Verley, La révolution industrielle, Paris, Gallimard, « Folio », 1997, p. 18.
  • 15 Ibid., p. 47-48.
  • 16 Ibid., p. 337.

12Beaucoup d’historiens, de fait, quand ils s’intéressent à la « révolution industrielle », semblent utiliser ces deux expressions l’une à la place de l’autre d’une façon telle qu’on peut se demander si elle est entièrement contrôlée11. Un cas étonnant est celui de B. Gille, qui semble bien, en commençant son exposé sur « La révolution industrielle12 », reconnaître qu’il y a là un problème, mais ne paraît pas capable de le résoudre de façon distincte. Mais en dehors de ce cas (qui peut déconcerter surtout parce qu’il semble manquer de clarté ou de cohérence), il est vraisemblable que beaucoup d’auteurs utilisent une expression à la place de l’autre presque indifféremment parce qu’ils se représentent leur liaison comme très étroite, correspondant à une relation causale qui peut prendre trois formes : soit la « révolution technique » est la cause, ou l’une des deux ou trois causes principales de la « révolution industrielle » ; soit la « révolution industrielle » est la cause déterminante, parmi ses effets principaux, de la « révolution technique » ; soit, les relations entre les deux sont ou deviennent réciproques de quelque façon et l’on parle, alors, d’« interactions», parfois « dialectiques13 », d’« interférences » entre les facteurs14, ou bien, version plus prudente encore, de relations entre des facteurs relevant de « domaines de recherche interdépendants certes, mais néanmoins irréductibles», relations difficiles à déterminer rigoureusement et « à lier dans une interprétation synthétique15 », mais dont on a le sentiment qu’on peut tenter tout de même de les « décrire16 ». La prudence et la modération scientifiques de cette dernière position (qui peut même paraître un peu fade à certains) sont celles à quoi semblent avoir conduit les travaux et les discussions qui se sont multipliés depuis plus de cent cinquante ans et, en tout cas, depuis la thèse de Mantoux au début du siècle précédent.

  • 17 Ibid., p. 19.

13Faisant l’histoire de l’histoire de la « révolution industrielle » comme celle d’un problème, Patrick Verley indique que « deux lectures se sont imposées dans les dernières, décennies comme des orthodoxies17 ».

  • 18 Ibid, p. 20-21.
  • 19 Trad. L. Evrard, Paris, Gallimard, 1975 (The Unbound Prometheus, Technological Change and Industri (...)
  • 20 P. Verley, loc. cit., p. 20.
  • 21 Ibid., p. 21.

141) L’une « a tendu à identifier la révolution industrielle à une révolution technologique qui suffisait à l’expliquer : l’industrialisation serait intervenue lorsqu’on aurait su produire mieux avec de nouvelles techniques, lorsque suffisamment de capitaux auraient été accumulés pour permettre de lancer le mouvement, lorsqu’on aurait disposé de la main-d'œuvre nécessaire18 ». C’est la position de David S. Landes dans L'Europe technicienne, ou le Prométhée libéré19 (« qui reste la dernière grande synthèse publiée à ce jour »), qui « insiste sur une révolution technologique, fondement de la révolution industrielle », et dont l’argument peut être très grossièrement résumé ainsi : « Au xviiie siècle, une série d’inventions aurait marqué “une rupture avec le passé, beaucoup plus radicale que toute autre depuis l’invention de la roue” ; elles auraient été adoptées du fait de l’insuffisance croissante des anciens modes de production, incapables de répondre à une demande intérieure et, surtout, extérieure en croissance ; des facteurs favorables auraient permis une réponse rapide de l’économie britannique ; les premières machines auraient démarré une chaîne de progrès techniques ; à ce défi technique et économique lancé par la Grande-Bretagne, le continent allait répondre en essayant d’imiter ; l’industrialisation du continent aurait dépendu plus d’une réaction aux nouvelles méthodes révélées outre-Manche, d’un processus de transfert technologique, que de forces endogènes de changement20. » Ainsi, que ce soit dans le berceau anglais ou lors de la reprise du mouvement sur le continent, c’est une « révolution technologique » qui est à l’origine de la révolution industrielle qui affecte les principaux secteurs de l’activité économique. Cette position est proche, peut-être en plus radical, de celle des contemporains, comme « Ricardo, qui fut le premier économiste à étudier les conséquences de l’utilisation des machines, Babbage, le théoricien du machinisme, et bien sûr Marx, (pour qui) la transformation révolutionnaire à laquelle ils avaient conscience d’assister reposait sur leur emploi, sur une combinaison productive plus inventive du capital, sur une concentration des travailleurs dans les usines21 ».

  • 22 Ibid., p. 19.
  • 23 Ibid.
  • 24 Ibid., p. 21.
  • 25 Ibid., p. 443.

152) L’autre grande approche décrite par P. Verley, en revanche, « identifie en fait l’étude de la révolution industrielle à celle de la croissance économique durant cette période, mettant l’accent sur les évolutions quantitatives et globales plutôt que sur les transformations qualitatives, perçues comme des modifications de la répartition de quelques variables stratégiques (production, population active, investissement...) entre les grands secteurs de l’économie22 ». Cette conception est issue de l’analyse de la croissance dans les années 1960, et les recherches depuis la publication de D. Landes ont eu tendance à la relayer en nuançant les explications de ce dernier. C’est une approche globale, qui « conduit à valoriser les continuités, à gommer les irrégularités, puisque les changements, qui furent à l’échelle des secteurs et des régions, mirent longtemps à diffuser dans tout le tissu économique23 » : l’adoption de la mécanisation, de la machine à vapeur fut lente, même en Angleterre ; la révolution industrielle, du moins dans une première phase, jusqu’au milieu du xixe siècle, se fit largement sans modifier les formes anciennes d’organisation du travail : l’originalité britannique apparaît comme beaucoup moins affirmée par rapport aux pays du continent ; les réponses aux sollicitations de l’environnement furent souples, variées, beaucoup plus « flexibles », si bien qu’aujourd’hui l’opposition brutale entre un système productif ancien et bloqué et un système moderne, fondé sur la machine à vapeur, le charbon et l’usine semble trop « schématique24 ». Il s’agit là d’une thèse « évolutionniste » sur le mouvement d’industrialisation25.

16Je n’ai évidemment aucune ambition de trancher dans un débat de spécialistes. On peut tout de même noter, me semble-t-il, que l’accroissement du nombre des études et leur caractère beaucoup plus approfondi et détaillé sur quantité de points, ainsi que la possibilité d’être guidé dans une prise de vue synoptique sur eux par des ouvrages de revue tels que ceux qui ont été cités paraissent rendre incertaine une représentation des relations entre « révolution technique » et « révolution industrielle » qui soit globale, réellement synthétique, qui ne se contente pas soit de généraliser à partir d’analyses limitées (si bien conduites et justifiées qu'elles soient dans ce qu’elles regardent), soit de les lier de façon souple et non systématique sur le mode de la simple description.

  • 26 Ibid.
  • 27 Ibid., p. 119.
  • 28 Sans rappeler, par exemple, que ce que l’on a nommé à l’origine la « révolution industrielle », en (...)
  • 29 « The industrial revolution reconsidered », Journal of Economie History, vol. III, 1943.
  • 30 Par exemple J. H. Clapham, An Economic History of Modem Britain, Cambridge, 1926, 1930.
  • 31 P. Verley, La révolution industrielle, op. cit., p. 62-63.
  • 32 Ibid., p. 64.
  • 33 B. Gille, Histoire des techniques, op. cit., p. 772-773.

17Mais, à vrai dire, la difficulté d’établir de façon solide les relations entre ces deux termes tient, on vient de l’apercevoir, à celle d’établir la nature de la « révolution industrielle » et même son existence : « Les historiens ne s’accordent pas sur l’existence de la révolution industrielle », conclut P. Verley26. « Il n’est donc pas possible d’apporter de conclusions définitives concernant un dossier toujours ouvert et controversé. On a souvent répété que l’expression “révolution industrielle” était tout à fait impropre : d’abord parce qu’il ne s’agissait pas d’une révolution, et ensuite parce que les transformations ne se limitaient pas à l’industrie27. » C’est dans son principe que la seconde approche évoquée avec P. Verley est « évolutionniste », conduit à dissoudre l’idée de « révolution » et à y renoncer au profit de celle de développement lent, long, durable, progressif, même si c’est selon un rythme dont l’accélération est variable. Mais, pourriez-vous me dire, ce n’est qu’une des positions possibles, et, selon l’autre perspective (celle à laquelle se rattache Landes), l’existence de la révolution industrielle et celle de la révolution technique qui est censée l’avoir déclenchée ou fortement conditionnée ne sont pas douteuses. Or, sans vouloir, je le répète ici encore, intervenir sur le fond28, et en me contentant d’observer ce que disent les tenants de cette sorte de thèse, je me demande si l’existence de la révolution industrielle est beaucoup plus assurée selon leur perspective : ils sont sans doute d’accord pour employer l’expression, mais ils mettent dessous des choses si différentes qu’il n’est pas dit qu’en conservant les mots ils sauvent la chose. Prenons, pour faire court, comme seul indice, le désaccord considérable, entre ceux qui sont d’accord pour parler de « révolution industrielle », voire de « révolution technique », comme déclencheur, sur les dates à lui attribuer : elle aurait eu lieu en Angleterre entre 1760 et 1800, selon Mantoux. Mais, sans parler de la possibilité de discuter sur la date de son commencement, comme l’a fait l’historien américain John U. Nef29, qui pense qu'elle commence plutôt vers 1785 et que ses préliminaires datent même de la fin du xvie siècle, on a très vite proposé de faire durer cette révolution jusqu’en 1830-184030 ; on a remarqué que, « vers 1850 encore, la révolution industrielle était un processus inachevé31 » ; mais on a pu également observer que, dans certains secteurs comme les transports, il faut aller jusqu’en 1865-1870 ; mieux encore : en considérant que, « même dans l’Angleterre de 1850, la majorité des travailleurs industriels travaillaient dans des ateliers plutôt que dans des usines et [que] la massive application de la machine à vapeur fut davantage le fait de la seconde moitié du xixe siècle, [...] on a pu, non sans pertinence, remarquer qu’il vaudrait peut-être mieux dater la révolution industrielle des années 1870-190032 ». D’autres considèrent que le processus de révolution industrielle n’est toujours pas achevé, s’il doit l’être un jour. Mais d’autres encore33 préfèrent interpréter les mêmes faits en considérant que c’est d’une seconde révolution industrielle qu’il faut parler à partir de 1855, qui à vrai dire, elle-même, « se fait en deux étapes bien distinctes », l’une de 1855 à 1870, l’autre de 1880 à 1900 – on n’est pas loin de parler de deux nouvelles révolutions. Et d’ailleurs certains parleront de « troisième révolution industrielle et technologique ». Cette cavalière évocation des diverses datations de la « révolution industrielle » avait pour seule fin de montrer que, même chez ceux qui sont d’accord pour employer l’expression, on ne trouvera pas d’entente sur ce qu’est la chose même dont chacun parle et donc sur son existence déterminée. On ne peut opposer ceux qui ne croient pas à l’existence d’une « révolution industrielle » à ceux qui y croient, mais seulement à ceux qui ne sont pas d’accord entre eux sur le moment de son existence et donc sur son identité et sa nature.

18Ainsi, il semble que, si l’on veut parler de façon historique de « révolution industrielle », il faille soit la faire durer longtemps, peut-être entre 1750 et 1900, sans bien savoir quand elle commence et quand elle s’achève, soit en faire un usage récurrent et multiplier les « révolutions ». Si la révolution se multiplie et devient permanente, ne peut-on soupçonner qu’on emploie alors ce terme de façon un peu emphatique pour désigner seulement le changement en général – et qu’on dissolve soi-même, du fait d’un usage trop généreux, le sens propre qu’on avait entrepris d’abord de lui prêter ? Mais si, à partir du moment où on en fait une étude historique sérieuse, l’on doit faire durer la révolution cent à cent cinquante ans, ne risque-t-on pas également ici de perdre le sens fondamental du terme ? Ce que l’on désigne par cette expression ne serait-il pas mieux désigné comme une « période », une « époque », un « âge », voire une « civilisation », comme le font précisément certains historiens, bref un état ? Mais n’est-ce pas une idée bien statique de la révolution ? Ou bien, si l’on fait remarquer qu’il n’y a précisément pas un état stable pendant toute cette période, mais un profond changement, et puisque, par hypothèse, on ne peut ici déterminer une période courte de cette mutation, il faut se représenter cette période longue de changement, qu’on veut appeler révolution, plutôt comme une évolution progressive et étendue.

19Il me semble que, dans ces conditions, quand on utilise l’idée de révolution en lui conservant le sens de changement profond et brusque, comme c’est d’un usage courant, on ne puisse, à vrai dire, lui assigner aucun moment de la réalité historique, qui, quant à elle, ne peut être qu’évolutive s’agissant d’une réalité économique et sociale telle que celle de l’industrialisation ; mais elle correspond plutôt au moment de la vie subjective d’un esprit qui, dans la comparaison entre deux tableaux représentant deux « époques », prises chacune comme un tout même si elles peuvent être très étendues, passe d’une représentation d’ensemble d’une époque à une autre. C’est dire qu’il n’y a jamais de révolution dans l’histoire, à aucun moment de l’histoire (en ce qui concerne le type de réalité historique dont nous nous occupons ici) – mais « dans l’esprit », pour dire les choses de façon grossière, en sorte d’indiquer en quoi le terme risque d’être lié souvent à une valeur fortement subjective, emphatique, lyrique, ou bien, au contraire, à une perspective de catastrophe.

20Surtout, si l’on suit cette hypothèse, l’idée de révolution est un concept descriptif plutôt qu’explicatif, qui permet de se rapporter à des représentations d’ensemble déjà constituées comme telles (au moins en droit), ou, si l’on accepte de se placer d’un point de vue transcendantal, de servir de principe régulateur pour leur construction. Elle n’est susceptible d’apporter ni de constituer aucune connaissance objective, mais elle peut servir de règle à la réflexion dans la comparaison entre des représentations d’époques – quels que soient, par ailleurs, la valeur et le statut épistémologiques, esthétiques ou éthiques de ces représentations, et que ces représentations se rapportent à des périodes révolues ou à venir. L’idée de révolution, dans ces conditions, peut avoir une utilité heuristique dans la recherche et la communication scientifiques en histoire économique et sociale (mais sans qu'elle puisse constituer véritablement une hypothèse scientifique, vérifiable ou falsifiable). Elle peut avoir une utilité pédagogique dans l’enseignement, les grands exposés de l’histoire générale, les « grands récits ». Elle peut enfin avoir une utilité idéologique, en politique, en général, bien sûr (le marxisme et la manière dont il s’est imposé à tous, y compris aux non-marxistes, comme milieu de pensée, pendant un siècle environ, l’ont assez montré), mais aussi dans la politique de la recherche et du développement (R et D), dans l’industrie, le commerce, la publicité, l’économie en général – c’est sans doute là que l’on trouve ceux qui y tiennent le plus actuellement. Peut-être est-ce son utilité idéologique au service de l’histoire économique et sociale qui est la plus nette.

  • 34 Le cheval de César, ou le mythe des révolutions techniques, Paris, Éd. des Archives contemporaines (...)

21Comme l’écrit Maurice Daumas, après avoir critiqué sévèrement B. Cille pour ce qu’il a multiplié les révolutions et rappelé que ce dernier était « à la fois historien des techniques et de l’économie » : « La notion de révolution n’est pas un schéma épistémologique convenable pour rendre compte de l’évolution des techniques. [...] Bien entendu, il n’est pas question de mettre à l’index le terme de “révolution”. Il est beaucoup employé et le restera sans doute longtemps aussi bien par les scientifiques et ingénieurs contemporains, que dans les écrits des journalistes et des vulgarisateurs. [...] En réalité, le terme de révolution n’explique en rien le processus qui a conduit les techniques à devenir le substrat des sociétés industrielles du siècle dernier et des deux moitiés du nôtre. La première “révolution industrielle” est un point de repère historique commode comme l’Empire romain, le Moyen Âge et la Renaissance, qui recouvrent des événements et des périodes quelque peu imprécis. Nous n’avons pas la prétention de réglementer l’emploi d’un certain vocabulaire34. » Il ne s’agit ni d’interdire l’emploi de l’expression, ni, en général, de contester la description des faits que l’on met sous cette expression, mais seulement d’examiner si cette expression est bien choisie.

22« La notion même de “révolution industrielle” n’est plus une évidence pour les historiens », écrit P. Verley à la première ligne de son passionnant et lumineux ouvrage qui retrace l’histoire du problème de la Révolution industrielle. L’existence d’une « révolution industrielle » n’est pas assurée, non seulement du fait de ceux qui la nient, mais aussi du fait de ceux qui la posent mais discutent son identité. Il conviendrait, donc, maintenant d’examiner ce qu’il en est proprement de l’idée de « révolution technique » envisagée pour elle-même, pour autant que cela soit possible ; en effet, si elle est d’avance dissoute par l’approche de ceux qui font disparaître celle de « révolution industrielle », elle semble souvent, tout à l’inverse, servir de fondement, sinon de caution, à ceux qui soutiennent l’idée de cette dernière. Si l’on accepte l’idée d’interaction et d’interdépendance entre les facteurs techniques et socio-économiques, idée difficile à refuser, quelles que soient les restrictions et les précisions qu’il faille lui apporter, la possibilité ultime d’établir l’existence d’une « révolution industrielle » ne semble plus dépendre que de celle d’une « révolution technique », que celle-ci en soit la cause ou la manifestation.

Critique de l’idée de « révolution technique »

  • 35 Cf. P. Verley : « Sur chacune de ces grandes questions, qui ont déjà donné lieu à beaucoup de trav (...)

23Que les transformations dans les techniques soient la cause de transformations dans l’industrie et la sphère économique et sociale, ou bien qu’elles en soient des conséquences, nous nous demandons, donc, maintenant si c’est avec raison que l’on peut se les représenter elles-mêmes comme « révolutionnaires». Nous avons vu précédemment comment, dans son Histoire des techniques, B. Gille, à la fois, affirme fortement l’idée de révolution (que ce soit dans les techniques ou dans l’industrie), et, cependant, ne permet guère, semble-t-il, de poser le problème de façon claire et distincte. Il est intéressant de noter comment le directeur de l’autre grande histoire des techniques qui fut rédigée à peu près en même temps, Maurice Daumas, conteste avec rigueur et avec vigueur les positions de B. Gille. Il ne s’agit pas tant de discussions sur les faits évoqués que sur la manière de les organiser et de leur donner une signification véritable dans une interprétation d’ensemble35 – même si parfois le redressement proposé de l’analyse des faits apparaît directement lié, comme cause ou conséquence, à la reconnaissance des principes. De la sorte, telle est la chance que nous avons de posséder deux projets aussi ambitieux à peu près exactement contemporains, on ne peut, en lisant l’un ou l’autre, douter d’y trouver les résultats indiscutables de la recherche la plus élaborée d’une même période ; ils sont liés aux principes que chacun s’est donnés pour orienter sa recherche ; et c’est leur validité de principe qu’il faut examiner sans leur supposer un fondement suffisant et définitif dans les faits.

  • 36 Le cheval de César..., op. cit., p. 1.
  • 37 Ibid., p. 6-8.
  • 38 Ibid., p. 119, 121 et suiv.
  • 39 Ibid., p. 132.

24Maurice Daumas fait apparaître que l’idée de « révolution technique » est liée à une représentation de l’histoire et de l’histoire des techniques, qui est erronée. Au premier chef et fondamentalement, parce que les techniques sont en évolution constante et régulière36, depuis toujours mais à un rythme variable et qui s’accélère parfois de façon très marquée37, en certaines circonstances, telles que les périodes de guerre38 ou bien, précisément, le moment que l’on décrit comme celui de la « révolution industrielle ». On comprend que celui qui méconnaît cette observation générale et a le préjugé qu’il a pu y avoir dans les techniques des époques de réelle immobilité ait tendance, quand il constate leur évolution, impressionné, à « déranger » et à mobiliser l’idée de révolution et, une fois qu’il l’a fait, qu’il soit porté encore à récidiver et à multiplier les révolutions39 ; ce qui peut étonner alors, comme nous l’avons déjà noté, serait plutôt qu’il ne le fasse pas davantage. On comprend, alors, également les difficultés à déterminer par des dates non arbitrairement choisies le moment de cette « révolution » (ou de ces révolutions), si la réalité technique est en évolution perpétuelle, complexe, à des rythmes variables selon ses secteurs, lors même que ceux-ci forment un « ensemble homogène » (un « complexe technique », concept moins rigide que le « système » de B. Gille).

  • 40 P. Verley, La révolution industrielle, op. cit., p. 19.
  • 41 Le cheval de César..., op. cit., p. 17.
  • 42 Ibid.

25Nous avons aperçu comment l’idée de « révolution industrielle », lorsque l’approche économique et sociale était suffisamment globale, avait tendance à s’évanouir et à apparaître plutôt comme une « évolution », en mouvement lent, progressif, continu, jamais entièrement achevé40. On peut avoir le sentiment, dans ces conditions, que, dans l’autre approche décrite par P. Verley, c’est pour donner une sorte de fondement matériel à l’idée de « révolution industrielle », que l’on fait parfois appel à celle de « révolution technique », comme si elle pouvait être identifiable, grâce à elle, de façon plus déterminée et plus objective (que ce soit comme une de ses causes déclenchantes ou comme une de ses conséquences notables). M. Daumas, après avoir noté que « les deux termes sont presque constamment associés dans les textes qui traitent des événements des xviiie-xixe siècles41 », ce qui constitue « un rapprochement un peu simpliste », cite D. S. Landes lui-même, qui avoue : « L’un des mythes que l’histoire économique entretient avec amour, c’est celui d’un passage rapide et général des outils manuels rudimentaires aux machines. » Or, ce n’est certainement pas par romantisme que ce mythe est entretenu, mais parce qu’il rend un service à la discipline : les économistes attendent de l’histoire de la technique qu'elle leur rende le service de donner de la consistance et de la solidité matérielle à l’idée de révolution qui, sinon, a tendance à se dissoudre dans les grandes analyses quantitatives. Or, s’il y a bien eu une accélération du rythme de l’évolution technique à cette époque, « la soi-disant révolution technique des deux dernières décennies du xviiie siècle s’étend en réalité sur plus d’un siècle42 ». L’idée de « révolution technique » ne correspond pas à la réalité de la technique pour celui qui l’observe dans son évolution et sa « créativité » constante et selon toute son extension complexe – au lieu de ne considérer que les coupes et les tableaux qu’il a choisi de réaliser d’abord peut-être par commodité, pour simplifier et abréger, et dont Futilité la plus directe semble être de donner une consistance objective parce que matérielle aux « révolutions industrielles » que l’on suppose. On voit qu’ici la différence des observations que l’on peut opérer sur les techniques et dans leur histoire dépend d’abord d’une différence dans la conception des techniques, de ce qui est connaissable en elles, et de ce qui fait leur historicité propre.

26L’affirmation de l'idée de révolution dans les techniques (et l’industrie), dans ces conditions, ne dépend pas d’abord d’une « observation des faits », qui serait plus ou moins fidèle, mais, comme nous l’avions prévu dès le départ de notre réflexion, elle dépend principiellement d’une conception de ce que doit être l'histoire des techniques, ce qui pose le problème du rapport de l’histoire des techniques à l’histoire en général, et, ultimement, de la possibilité d’une histoire générale totalisante. L’idée de révolution technique (ou industrielle) n’est pas inscrite dans la réalité historique, elle n’est pas non plus nécessairement à inscrire dans le discours historique ; si elle l’est, c’est seulement en fonction d’une certaine façon de concevoir et de réaliser l’histoire – qui ne s’impose pas, qui semble s’imposer bien moins que naguère chez les historiens. On peut faire des critiques graves voire radicales à un usage qui se voudrait non métaphorique de l’idée de révolution dans l’histoire des techniques. Ce n’est pas d’abord l’observation de la réalité historique qui peut nous instruire de l’existence d’une révolution ; son établissement dépend d’abord de notre manière de faire de l’histoire et des principes mêmes de notre conception de l’histoire, au nombre desquels celui de la recherche et de l’élaboration systématiques de ce qui peut avoir la forme d’un changement, sinon du tout au tout, du moins assez profond pour apparaître « révolutionnaire ». C’est du choix du point de vue susceptible de faire apparaître une telle mutation que tout dépend ; c’est pour obtenir qu'elle soit suffisamment profonde que l’on est conduit à accroître la longueur de la période des transformations qu’on se donne, même si l’on rencontre alors les difficultés et les paradoxes que nous avons évoqués. Cette manière de procéder peut avoir son intérêt théorique (pour la recherche, pour la communication de ses résultats et l’enseignement) ; mais, par cette opération, on cache le changement et l’évolution permanente caractéristiques de la technique : on en fait quelque chose de rare, d’exceptionnel, que l’on concentre dans les périodes dites de « révolution », mais aussi quelque chose de limité et de relatif, puisqu’il faut pouvoir le mesurer à une idée (échelle) qui doit donc le dépasser par principe. Une histoire qui utilise ainsi l'idée de révolution ne crédite pas la technique, même examinée dans son histoire, d’être un milieu de changements, elle ne permet pas de rendre compte de la réalité technique comme telle, de prendre en compte son historicité proprement technique.

2. LE PROBLÈME D’UNE VÉRITABLE HISTOIRE DES TECHNIQUES

  • 43 « Réflexions sur l’histoire des techniques », Annales d’histoire économique et sociale, no 36, 30 (...)

27On est alors conduit à se demander quels sont les principes d’une histoire susceptible de faire apparaître la réalité technique, comme telle, dans son historicité propre. Comment concevoir le changement et l’avènement de ce qui est vraiment nouveau dans les techniques, et au moyen de quels concepts, si l’on doit éviter le type d’histoire qui conduit à l’idée de révolution, ou du moins ne pas s’en contenter ? Je souhaiterais maintenant examiner la manière dont L. Febvre a posé le problème que constitue le projet de réaliser une histoire des techniques dans un célèbre article43, car Cille et Daumas s’y réfèrent l’un et l’autre avec respect, alors même que leurs positions sont opposées, et sans qu’aucun des deux, au bout du compte, puisse prétendre en réaliser le programme. De la sorte, nous devrions apercevoir la nature historique du problème que nous traitons : c’est celui de la naissance et de la constitution d’une véritable histoire des techniques, histoire qui est loin d’être achevée.

La position du problème selon Lucien Febvre

28Dans cet article, Lucien Febvre, après avoir remarqué que l’histoire des techniques est une « discipline tout entière à créer », reconnaît que c’est un vrai problème que de savoir ce que c’est que « faire de l’histoire des techniques», et même « un ensemble de problèmes, que l’histoire néglige avec beaucoup trop de sérénité ». Pour lui, il y a, à cette fin, trois sortes d’études à mener sur les réalités techniques, correspondant à trois points de vue différents mais liés : 1) ce qu’il appelle une « histoire technique de la technique », qui est, à vrai dire, l’étude technique des procédés, des outillages, des activités techniques des diverses époques et lieux ; 2) une étude des problèmes du rapport entre science et technique, théorie et pratique, que posent ces ensembles de procédés, d’outillages, d’activités fabricatrices, en tant qu’ils sont affectés par une histoire qu’il nomme « évolutive » (et, craignant qu’on le comprenne mal, il précise : toute forme d’évolution, y compris les « mutations brusques » et les « révolutions » qui créent des situations radicalement nouvelles), et qui adviennent par invention ; 3) une étude des relations entre l’activité technique et les autres activités humaines, dont elle « ne saurait s’isoler » (encadrement, enchaînement, influence, interférence, service, réponse aux besoins pris en un sens large, etc.), c’est-à-dire « comment, si l’on veut, la technique subit l’influence de ce que l’on peut nommer l’histoire générale et en même temps agit sur cette histoire », ce qui est, au fond, le « problème de l’histoire totalitaire ». Ces trois sortes d’étude sont, pour Febvre, « les trois grands chapitres – inséparables l’un de l’autre et parfaitement liés – dont la réunion forme l’histoire des techniques ». Cette liaison parfaite, et de caractère inséparable, est un idéal et une exigence, et non pas un fait réalisé, puisque sa simple évocation suffit à expliquer que « cette histoire soit une discipline tout entière à créer – ou presque ». Cette exigence ne peut être réalisée qu’à la condition d’une collaboration et d’un « zèle convergent » entre techniciens, savants (les uns et les autres curieux et connaisseurs du passé de leur discipline) et historiens proprement dits (« historiens des civilisations à l’esprit synthétique »). Et Febvre ne semble nullement sous-estimer l’extrême difficulté de cette exigence. Mais il ajoute encore à la difficulté en précisant une dernière condition de cette articulation des trois points de vue sur la réalité technique : qu'elle porte non pas sur tel ou tel ensemble de faits choisis au hasard mais sur « l’ensemble des techniques d’une époque – à la fois dans leur interdépendance mutuelle, leurs relations avec la science contemporaine et leurs rapports avec tout l’ensemble des activités, des institutions et des idées de l’époque retenue ».

Deux manières d’écrire l’histoire des techniques : Daumas et Gille

  • 44 B. Gille, Histoire des techniques, op. cit., p. 9-10.
  • 45 Histoire générale des techniques, Maurice Daumas dir., Paris, PUF, 5 vol., 1962-1979, t. 4, préfac (...)

29Chacun au début de son Histoire, Gille44 et Daumas45 se réfèrent à cet ambitieux projet et manifestent qu’ils souhaiteraient pouvoir l’honorer entièrement ; cependant, les difficultés objectivement très grandes qu’il comporte dans son principe les en détournent, mais pas du même côté.

30Gille, pour le dire de façon résumée, après avoir semblé marquer une approbation pour le projet de Febvre, pose que la « structure sociale, économique, institutionnelle, politique » est ce sans quoi « il est quasi impossible de comprendre » ce qu’il appelle « la véritable technique », assimilée à « la réussite de l’invention, c’est-à-dire l’innovation, car où est la véritable technique si ce n’est dans son application concrète ? » Cette prise de position suffit, à qui se souvient des distinctions de Schumpeter entre invention et innovation, pour identifier un point de vue résolument économique sur les techniques, – abandonnant donc, malgré quelques coups de chapeau, le projet de tenir ensemble dans une « parfaite liaison » les trois inséparables chapitres de Febvre, de façon nettement assumée : « Tel était notre dessein. Il ne s’agit pas de reprendre dans ses détails une histoire véritablement technique des techniques, que les historiens appellent sans doute de leurs vœux, à cause de l’attrait que présente toute recherche un peu ésotérique. Ce que nous avons voulu réaliser, c’est cette insertion du monde technique dans l’histoire générale. » L’aveu est clair et franc. La logique générale de l’ouvrage est celle de l’histoire générale, à base largement socio-économique, avec ses périodisations habituelles, et non pas celle d’une histoire technique des techniques, cherchant à fonder son organisation d’ensemble sur l’étude des réalités techniques elles-mêmes. Cille a choisi d’écrire une histoire fondamentalement conçue comme réalisation du troisième chapitre (point de vue de l’histoire générale), les éléments correspondant aux autres chapitres (qu’il fait d’ailleurs écrire en partie par d’autres, notamment celui sur les rapports entre science et technique, ou sur lesquels il semble pour le moins embarrassé, comme dans ce qu’il dit de l’invention) n’ayant en tout cas pas d’influence notable sur la conception et l’organisation d’ensemble de cette histoire.

  • 46 « Le découpage global par périodes chronologiques ne suffit pas par lui-même à rendre compte des é (...)
  • 47 Ibid., t. 1, préface, p. xiv.

31Daumas, de son côté, souligne la difficulté qu’il y a à tenir le pari du beau programme de Febvre. Il choisit d’écrire surtout le premier chapitre (étude technique des réalités techniques) et il accompagne les cinq volumes de sa publication, qui s’étend de 1962 et 1979, d’analyses (critiquant Gille à l’occasion) qui manifestent la conscience aiguë qu’il a du problème et des limites de son propre parti. Sans doute conserve-t-il un cadre périodique, tiré d’une histoire chronologique générale, mais assez simple et vague pour qu’il permette de prendre en compte les évolutions propres des techniques pour elles-mêmes, du moins un certain nombre de fois. Cependant, il est conscient des limites d’un tel procédé46, et il retient de très longues périodes dans le but de pouvoir rendre compte de développements continus et homogènes sans les briser artificiellement. En tout cas, loin de constituer la structure d’ensemble de l’exposé, « le contexte politique, social, économique du progrès technique n’est évoqué que dans la mesure où il était indispensable qu’il le fût ». En revanche, « il paraissait nécessaire, avant tout autre développement, de réserver la place (disponible la plus large) à la description des techniques elles-mêmes et de leur évolution ». De façon symétrique par rapport à Gille, si l’on se réfère au projet de Febvre, Daumas vise à réaliser avant tout une « histoire technique des techniques » (« la description des techniques elles-mêmes et leur évolution »), parce que, dit-il, c’est cet aspect qui a été le plus souvent négligé ; or c’est sur lui que devraient s’appuyer toutes les « études complémentaires », en particulier celles qui discutent « l’influence des différents facteurs qui ont commandé le déroulement de cette histoire47 ». Il ne s’agit pas, on le voit, de choisir un point de vue plutôt que l’autre de façon arbitraire et par goût personnel, mais de rappeler un ordre des nécessités et des priorités, qui se veut objectif. Sans doute tout cela est-il développé sans longueur inutile et Daumas ne se donne-t-il pas pour un philosophe. Mais j’ai le sentiment, en le lisant, qu’il a vu les points essentiels qui font la difficulté inhérente à toute tentative d’écrire une histoire des techniques et qu’il faudrait élaborer soit pour les résoudre soit les reconnaître comme des limites indépassables du projet.

  • 48 On trouve chez André Leroi-Gourhan un exposé très clair et très lucide du problème – dans son doma (...)

32Il me semble que l’étude comparée de ces deux grandes histoires des techniques illustre la difficulté de lier les trois « chapitres » de Febvre, les trois points de vue sur les techniques, dont seule, cependant, la liaison articulée pourrait former une véritable histoire des techniques. Quant à moi, je ne serais disposé à appeler « histoire technique des techniques » qu’une étude qui serait capable de relier véritablement au premier chapitre les deux autres, et qui serait ainsi véritablement « historique » de part en part. Ce qui est remarquable dans le propos de Febvre est l’identification de ces trois ordres de conditions, dont la liaison constitue la difficulté propre d’une histoire véritable des techniques ; mais la qualité de l’analyse et de la formulation a eu tendance à les figer et les réifier comme trois composants ou moments distincts et possédant chacun sa suffisance. Or il me semble nécessaire, comme le dit aussi Febvre, de les considérer comme « inséparables les uns des autres » et comme devant être « parfaitement liés ». Ce remarquable article, qui hante, depuis sa parution, la plupart des historiens ou des philosophes des techniques, en France, de façon plus ou moins explicite, décrit un idéal qu’il est difficile de refuser, mais dont on se demande s’il peut correspondre à un programme unifié de recherche ou bien plutôt à un problème : celui que pose radicalement la constitution d’une histoire des techniques, mais si radicalement même qu’il pose du même geste celui de l’histoire en général, celui de la possibilité d’une « histoire générale » (comme dit aussi Leroi-Gourhan48), d’une histoire totale, d’une « histoire totalitaire » (comme on n’avait pas encore peur de dire en 1935). S’il est vrai que « tout s’enchaîne et s’interfère dans les faits humains », comme l’écrit Febvre, cela suffit-il à rendre possible et légitime d’écrire une histoire totale de la réalité humaine, unifiée et linéaire ? Dans sa lucidité supérieure, Febvre laisse indéterminée, même si son habileté lui permet de ne pas le faire apparaître de façon trop marquée, la question de savoir si l’histoire des techniques doit s’écrire en trois grands chapitres, au sens fort et étymologique du terme, trois chefs d’études, trois points de vue irréductibles, trois ordres de recherche distincts, dont on peut, sans doute, caractériser et déterminer les relations, mais sans pouvoir les ramener à un point de vue unique et unifiant ; ou bien s’il y a vraiment un moyen de lier et d’unifier le discours de l’histoire des techniques (s’il peut y avoir un jour moyen de le faire). Car ces trois « chapitres » ne sont pas tels que ceux d’une histoire comme celle de Gille, qui correspondent seulement à des périodes successives et, de ce point de vue, sont parfaitement homogènes et enchaînables. La relation entre le contenu des trois chapitres d’une histoire générale des techniques selon Febvre n’est pas le temps, la succession, l'histoire. Aucun des chapitres n’est la « suite » de l’autre. Ainsi, on peut dire que Febvre décrit ce que devrait être l’unité entre les constituants apparemment hétérogènes et irréductibles d’une histoire générale des techniques, mais qu’il n’indique pas comment cette unité peut se réaliser.

33Je n’ai évidemment pas les compétences requises pour tenter de réaliser une entreprise historique où ont inégalement réussi les grands savants que j’ai lus et analysés. Il est possible, cependant, d’essayer – tâche plus modeste de philosophe – de chercher quelles sont les principales conditions qui rendent possible une articulation effective de ces trois points de vue constitutifs d’une histoire des techniques.

34Ce qui semble faire la difficulté fondamentale ou, du moins, la limite apparemment indépassable des entreprises d’histoire générale des techniques, c’est l’ambition constitutive de représenter en un seul discours ou récit, dont l’ordre d’ensemble soit linéaire et chronologique, l’évolution des techniques. Une histoire des techniques ne devrait certes pas être conçue comme la présentation d’une simple succession d’inventions (entendues comme résultats factuels d’une opération mystérieuse), mais pas non plus nécessairement comme une succession de périodes. Pourquoi exclure tour chevauchement chronologique, par exemple ? Pourquoi exclure que les réalités techniques adviennent et évoluent selon des modalités et des rythmes différents ? Le recours à des chapitres, qui ne correspondent pas à des moments de description successifs, mais à des points de vue d’analyse, semble bien s’imposer dans ces conditions. Mais le problème est alors d’articuler ensemble ces chapitres, en sorte de contribuer à l’intelligibilité des techniques ; et cela exclut tout exposé seulement linéaire et chronologique.

35À cette fin – c’est la première condition –, il faut pouvoir penser l’évolutivité et l'historicité des réalités techniques comme leur étant essentielles et pour ainsi dire intérieures, comme correspondant à un régime propre de causalité. Car, si les réalités techniques ne sont pas en elles-mêmes évolutives et si l’on peut sans dommage étudier séparément les premier deuxième chapitres de Febvre, si elles ne sont pas (au moins en partie) en elles-mêmes historiques, faiseuses d’histoire, et si l’on peut sans dommage étudier séparément le troisième chapitre, c’est que le deuxième et le troisième n’ont pas à être exigés d’une histoire des techniques ; les conditions de leur évolution et de leur histoire ne seraient aucunement techniques et ne nous apprendraient rien sur elles en tant que techniques : elles seraient plaquées sur elles sans nécessité. Le premier travail, aussi bien pour l’historien que pour le philosophe des techniques, devrait donc porter sur l’élaboration des catégories et des concepts fondamentaux concernant son objet, qui soient susceptibles de permettre l’intelligence des réalités techniques, de leur nature, de leurs modes d’existence, des diverses modalités de leur évolution et d’abord de leur avènement original. Car il ne suffit pas d’affirmer que la technique est un domaine où tout ne cesse d’évoluer ; il faut pouvoir déterminer ce qui, dans cette évolution, ne relève pas d’autres causes que de causes proprement techniques. C’est cela seul, en premier lieu, qui peut servir de guide à une étude d’histoire des techniques conforme aux principes que nous avons dégagés, ou qui peut permettre de la justifier comme telle.

36Mais il faut aussi – deuxième condition, qui est le corollaire indispensable de la première – rendre compte de la manière dont s’effectue l’articulation entre cet ordre de réalité sui generis et toutes les autres sortes de causalités (économiques, commerciales, psychologiques, culturelles, scientifiques, etc.), chacune à sa manière. Cela signifie qu’il faut pouvoir rendre compte de façon cohérente de l’avènement de la nouveauté dans les techniques comme de quelque chose qui dépend à la fois, d’une part, d’un ordre de causalité propre, indépendant, en son fond au moins, de la volonté de l’homme, mais aussi (bien que différemment) de toutes les manières dont les volontés des hommes peuvent se mettre en œuvre de façon déterminée dans des réalisations techniques.

37Il faut également – c’est la troisième condition –, si l’on veut tenir compte de nos observations sur la paradoxale insuffisance de l’idée de révolution pour donner intelligibilité à l’évolutivité de la réalité technique, que la reconnaissance de cette dernière comme un caractère essentiel, non simplement adventice, et la manière de la penser permettent de distinguer entre des changements et des innovations plus ou moins importants (majeurs et mineurs) sans avoir à s’en remettre à une appréciation toujours relative en termes de degrés.

  • 49 L’invention dans les techniques, Paris, Seuil, 2005.

38Or la philosophie de l’invention de Gilbert Simondon49 me paraît permettre de comprendre dans leur radicalité les problèmes que nous avons rencontrés et les conditions que nous venons de formuler. C’est que l’invention, telle qu’il la pense, ne correspond pas à un aspect seulement psychologique, en marge de la technique, précédant de façon mystérieuse, privée, inconnaissable, l’existence de la réalité technique telle qu'elle entre dans la vraie vie, la vie économique (selon une idée qui remonte en particulier à Schumpeter) ; elle est, tout au contraire, au cœur de la technique, ce qui permet de penser originairement son caractère évolutif ; elle est l’exact corrélat de l’évolutivité essentielle de la réalité technique. Elle permet de penser ce qui est commun à toute innovation technique, majeure ou mineure, et cependant de les distinguer selon une différence de nature et non pas seulement de degré (la première est avènement d’une essence technique, l’autre variation sur cette essence, dans une lignée qui part d’elle, quelles que soient l’originalité, l’efficacité et l’utilité du perfectionnement apporté). Conçue comme une activité intellectuelle de résolution de problème, elle fait échapper son produit, du point de vue de sa réalité objective, à l’arbitraire des desseins humains, tout en permettant de penser de façon déterminée qu’ils puissent la conditionner, chacun selon son mode propre, sans confusion. Elle permet ainsi de concevoir l’autonomie de la genèse de la réalité technique et donc l’existence d’une histoire proprement technique des réalités techniques, en même temps que leur articulation avec tous les facteurs susceptibles d’être invoqués et étudiés dans une perspective historique globale, sans quelles s’y dissolvent. Si cette philosophie rend possible d’envisager la réalisation du programme problématique de Febvre, c’est d’abord en montrant l’unité essentielle des deux premiers « chapitres », qu’il a artificiellement séparés : on ne peut pas étudier techniquement une réalité technique si ce n’est en étudiant sa genèse, c’est-à-dire son invention.

39Je ne sais pas s’il y aura des « révolutions techniques » au xxie siècle. C’est que je ne suis même pas très sûr qu’il y en ait eu dans le passé, ou que l’on dise quelque chose de bien déterminé quand on le dit. Cela ne signifie pas que l’idée de « révolution technique » n’aura pas une grande importance au xxie siècle. Mais je crains que ce ne soit une importance idéologique (j’entends par idéologie ce genre de construction intellectuelle qui représente la réalité non pas de façon fausse mais d’une manière susceptible de justifier des intérêts déterminés). Puis-je avouer, pour finir, que ce que je trouverais, quant à moi, le plus souhaitable et le plus utile, pour la technique, mais surtout pour la philosophie et pour l’avenir de l’humanité, ce serait une révolution dans l’idée que l’on se fait ordinairement de la technique et de la manière dont elle advient ?

Notes

1 C’est, par exemple, ce que K. Marx dit du régime de la technique des moyens de production à l’époque de la domination de la bourgeoisie : « La bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner de façon permanente les instruments de production » (Manifeste du Parti communiste, I).

2 G. Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, Paris, Aubier-Montaigne, 1958.

3 G. Simondon, L’invention dans les techniques : cours et conférences, Paris, Seuil, 2005.

4 Dans ces trois cas, où le changement technique peut être présenté soit comme une cause, soit comme une dimension, soit comme une conséquence du nouvel ordre socio-économique produit par la révolution, le problème reste entier de savoir s’il est en lui-même « révolutionnaire » d’un point de vue technique. Pour en décider, il faudrait, semble-t-il, pouvoir donner des critères de distinction entre changement simple et changement révolutionnaire.

5 B. Gille (citant M. Aymard), Histoire des techniques, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 319.

6 Ph. Breton, Histoire de l’informatique, Paris, La Découverte, 1987, p. 204.

7 Ibid.

8 B. Gille, Histoire des techniques, op. cit., p. 678.

9 En particulier : Lewis Mumford, Technique et civilisation [1946], trad. D. Moutonnier, Paris, Seuil, 1950 ; Pierre Rousseau, Histoire des techniques et des inventions, Paris, Arthème Fayard, 1958 ; Frederik Klemm, Kurze Geschichte der Technik, Freiburg im Breisgau, Verlag Herder, trad. franç. par A. M. v. d. [Van der] Lahr-Degout : Histoire des techniques, Payot, 1966 ; Histoire générale des techniques, Maurice Daumas dir., Paris, PUF, 5 vol., 1962-1979 ; « Histoire des techniques », dans Encyclopédie de la Pléiade, Bertrand Gille dir., Paris, Gallimard, 1978 ; Bruno Jacomy, Une histoire des techniques, Paris, Seuil, 1990.

10 La révolution industrielle au xviiie siècle, Paris [1906], éd. Génin, 1959.

11 Voir Maurice Daumas, Le cheval de César, ou le mythe des révolutions techniques, Paris, Éd. des Archives contemporaines, 1991, p. 17.

12 B. Gille, Histoire des techniques, op. cit., p. 677.

13 J.-J. Salomon, Le destin technologique, Paris, Balland, 1992, p. 97.

14 P. Verley, La révolution industrielle, Paris, Gallimard, « Folio », 1997, p. 18.

15 Ibid., p. 47-48.

16 Ibid., p. 337.

17 Ibid., p. 19.

18 Ibid, p. 20-21.

19 Trad. L. Evrard, Paris, Gallimard, 1975 (The Unbound Prometheus, Technological Change and Industrial Development in Western Europefrom 1750 to the Present, Cambridge, Cambridge University Press, 1969).

20 P. Verley, loc. cit., p. 20.

21 Ibid., p. 21.

22 Ibid., p. 19.

23 Ibid.

24 Ibid., p. 21.

25 Ibid., p. 443.

26 Ibid.

27 Ibid., p. 119.

28 Sans rappeler, par exemple, que ce que l’on a nommé à l’origine la « révolution industrielle », en Angleterre dans la seconde moitié du xviiie siècle, est d’abord une révolution agricole, ce que Marx avait en partie aperçu. Voir : Paul Bairoch, Révolution industrielle et sous-développement, Paris, 1963 ; François Crouzet, « Agriculture et révolution industrielle. Quelques réflexions », dans Cahiers d’histoire, vol. XII, 1967.

29 « The industrial revolution reconsidered », Journal of Economie History, vol. III, 1943.

30 Par exemple J. H. Clapham, An Economic History of Modem Britain, Cambridge, 1926, 1930.

31 P. Verley, La révolution industrielle, op. cit., p. 62-63.

32 Ibid., p. 64.

33 B. Gille, Histoire des techniques, op. cit., p. 772-773.

34 Le cheval de César, ou le mythe des révolutions techniques, Paris, Éd. des Archives contemporaines, 1991, p. 308-309.

35 Cf. P. Verley : « Sur chacune de ces grandes questions, qui ont déjà donné lieu à beaucoup de travaux et sur lesquelles des recherches nouvelles viennent constamment attirer l’attention, on peut, à quelques nuances près, exposer une information factuelle qui fasse un quasi-consensus et dégager les termes du débat, si débat il y a. Si l’étude de la Révolution industrielle en “pièces détachées” ne présente pas de difficulté insurmontable, il n’en va pas de même lorsqu’on s’essaie à leur assemblage » (op. cit., p. 16).

36 Le cheval de César..., op. cit., p. 1.

37 Ibid., p. 6-8.

38 Ibid., p. 119, 121 et suiv.

39 Ibid., p. 132.

40 P. Verley, La révolution industrielle, op. cit., p. 19.

41 Le cheval de César..., op. cit., p. 17.

42 Ibid.

43 « Réflexions sur l’histoire des techniques », Annales d’histoire économique et sociale, no 36, 30 novembre 1935, p. 531-535.

44 B. Gille, Histoire des techniques, op. cit., p. 9-10.

45 Histoire générale des techniques, Maurice Daumas dir., Paris, PUF, 5 vol., 1962-1979, t. 4, préface, p. vi-ix.

46 « Le découpage global par périodes chronologiques ne suffit pas par lui-même à rendre compte des étapes du progrès », ibid., II, introduction, p. xix.

47 Ibid., t. 1, préface, p. xiv.

48 On trouve chez André Leroi-Gourhan un exposé très clair et très lucide du problème – dans son domaine de recherche. Il montre que la logique de l’évolution technologique ne peut se satisfaire des constructions de l’histoire générale, qui est avant tout une histoire politique (Milieux et techniques, ch. VIII, « Les problèmes d’origine et de diffusion », Paris, Albin Michel, 1945, p. 304-306).

49 L’invention dans les techniques, Paris, Seuil, 2005.

Auteur

Inspecteur général de philosophie

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