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L’idée de révolution : quelle place lui faire au XXIe siècle ?

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Olivier Bloch

Première partie. Moments d’une histoire

Dialectique et catastrophe : que faire de l’idée de révolution, autour de 1900 ?

Emmanuel Chubilleau

Texto completo

1Un argument singulier de Georges Sorel, formulé entre 1898 et 1900, permet peut-être de saisir comment se sont formés à cette époque la perception, et surtout le rejet des conceptions attribuées au « socialisme allemand », dont Marx n’est alors perçu, au mieux, que comme l’un des chefs doctrinaux, et dont Hegel est donné pour le père. Cet argument semble reconduire, sinon reproduire, pour l’essentiel, un ensemble de procédés et de préjugés qui, dans la pensée française de la seconde moitié du xixe siècle, ont tendu à circonvenir moins l’idée de révolution en général (eu égard à 1789) qu’une forme d’actualité de la pensée et du mouvement révolutionnaires.

2En outre, les thèmes dominants de la pensée française de l’époque se sont constitués soit en condamnant les événements révolutionnaires de leur temps (1848 et la Commune), soit en les ignorant. L’argument de Sorel qui nous retiendra ici attribue précisément à la dialectique hégélienne une conception de l’histoire dite catastrophique, qui selon Sorel se retrouve dans certains écrits de Marx et surtout d’Engels, annonçant l’avènement du communisme par voie de révolution...

3Mais pourquoi Sorel, au juste ? Pourquoi ne pas évoquer plutôt, à propos de l’image du socialisme allemand en France, un Jaurès, dont la thèse latine porte sur, et en célèbre même les origines « [...] chez Luther, Kant, Fichte et Hegel » ?

4Jaurès fait exception : sa thèse n’affecte pas l’image du socialisme qui prévaut, une image essentiellement désastreuse, tant du côté spiritualiste que positiviste. Aussi différents soient les arguments, ils n’en sont pas moins formellement réprobateurs à l’encontre du socialisme allemand et de sa « ténébreuse métaphysique ». Du côté socialiste, exception partiellement faite des guesdistes, le plus frappant est bien ce soin méthodique mis à se démarquer du grand frère germanique et de ses « docteurs ». L’identité des « conclusions », parfois affirmée, n’est qu’un vernis, de toute façon dilatoire : en attendant que ces conclusions adviennent, un Malon, un Andler, ont bien plus en commun avec les Comte, Renouvier... qu’avec leurs réputés homologues d’outre-Rhin.

5Sorel, lui, occupe une place tout à fait singulière : s’il n’est pas germaniste, il est compté parmi les introducteurs de Marx et d’Engels en France. Dénonçant la légèreté du spiritualisme et du « socialisme français » de son époque, c’est dans la Revue philosophique et à la Société française de philosophie qu’il présente Marx. Il suit les cours de Bergson au Collège de France, et présente la crise du révisionnisme dans la Revue politique et parlementaire... Il faut donc peut-être considérer Sorel comme bien moins marginal, et Jaurès bien moins convenu, que ne le font penser les rôles historiques attribués plus tard aux deux personnages.

6Par sa position, singulière mais d’une certaine façon centrale, au « croisement » entre des courants intellectuels et sociaux majeurs, certes contradictoires, Sorel peut donner une image au moins instructive de ce que l’on pouvait savoir (et faire) des conceptions du socialisme allemand, de ses théories comme de ses développements politiques, au moment de l’essor de la IIe Internationale. Ainsi l’argument qui voit et dénonce, dans le programme révolutionnaire de prise du pouvoir violente et de transformation complète de la société, la conséquence d’une vision dialectique, hégélienne, de l’histoire, cet argument peut avoir des racines dans la perception du hégélianisme qui prévaut alors en France – toute superficielle qu'elle soit.

1. L’ARGUMENT

7Parmi les différentes formulations que Sorel donne de l’argument « catastrophique », cet extrait d’un article publié en 1900 dans la Revue française de sociologie semble assez caractéristique :

  • 1 « Les polémiques pour l’interprétation du marxisme », repris dans La décomposition du marxisme, éd (...)

La dialectique présente un vice fondamental : elle introduit dans l’histoire une paradoxale discontinuité, qui nous empêche de saisir le véritable mécanisme évolutif. Elle ne considère que des états parfaits à peu près comme ferait un physiologiste qui passerait de l’œuf à l’être adulte sans chercher à suivre peu à peu le développement ; nous sommes en présence d’une série de métamorphoses catastrophiques, caractérisées chacune par les qualités que présente la société lorsqu’elle est fort éloignée des époques de passages1.

  • 2 E. Bernstein, Socialisme théorique et social-démocratie pratique ; K. Kautsky, Le marxisme et son (...)
  • 3 Polémiques, p. 161.
  • 4 Id.
  • 5 Le Manifeste a été traduit par Laura Lafargue et publié pour la première fois en France en 1885. E (...)

8« Les polémiques pour l’interprétation du marxisme » sont un compte rendu des traductions françaises des ouvrages de Bernstein et de Kautsky2. Pour l’interprétation de Marx, et surtout pour le « progrès » de la science et la cause du prolétariat, le danger serait pour Sorel de se laisser « duper par les mots hégéliens3. ». Ces mots sont pourtant dans la lettre même du marxisme, et davantage encore : mais il lui paraît « fort naturel que chez Marx et Engels les illusions révolutionnaires aient été favorisées par l’abus des négations dialectiques4 » – ces « illusions révolutionnaires » sont celles qu’auraient nourries Marx et Engels en 1847-1848, et dont le Manifeste du Parti communiste serait rempli5.

  • 6 Préface de Formes et essence au socialisme, de F. S. Merlino, trad. Giard et Brière, Paris 1898, p (...)
  • 7 Id.

9Dans une certaine mesure, Sorel cherche à soustraire Marx à son « enrôlement » exclusif dans la propagande socialiste, et à le faire admettre dans le monde savant. Deux ans auparavant, introduisant aux thèmes du révisionnisme, il rappelait : « Tout le monde sait avec quelle foi singulière Marx et Engels ont attendu la grande crise commerciale, qui devait précéder le grand bouleversement social [...]6 » – il y a une certaine désinvolture dans ce « tout le monde sait », quand Sorel par ailleurs stigmatise la faiblesse de la connaissance de Marx en France. Comme ses contemporains d’ailleurs, il ignore pratiquement tout de la biographie de Marx et d’Engels. Quoi qu’il en soit, cette « foi » ne doit pas être confondue avec la véritable « théorie sociologique de Marx [qui] est une conception évolutionniste7 ». Pourtant, dit encore Sorel :

  • 8 Id., p. xli.

L’idée d’évolution, au sens actuel du mot, n’a jamais bien été familière à Marx et Engels, habitués à se représenter l’histoire à la manière hégélienne, comme une succession d’époques présentant entre elles des oppositions bien tranchées ; leur idéologie est catastrophique. On est frappés dans leurs œuvres de la difficulté qu’ils éprouvent à saisir un mouvement dans ses détails, à en apprécier exactement les diverses qualités successives8.

10Il y aurait donc chez Marx une évolution de sa pensée, dont il ne se serait pas complètement aperçu ou qu’il n’aurait pas totalement admise, et qui « sauve » son œuvre scientifique, à condition d’en retrancher le communisme et le hégélianisme dont des reliquats persisteraient dans le Capital, à la manière de corps étrangers et nuisibles. Ainsi, en 1900, Sorel en arrive à ces conclusions :

  • 9 Sorel ne connaît que la version traduite en 1894 dans la Revue d’économie politique, sur la versio (...)
  • 10 Polémiques, p. 177.

En 1875, dans sa lettre sur le programme de Gotha9, Marx n’ose pas renier le communisme, mais il le renvoie à une date si lointaine et si indéterminée qu’en fait il le supprime. Cela n’empêcha pas Engels, en 1878 dans l’Anti-Dühring, de parler du communisme comme du régime auquel aboutirait fatalement le capitalisme : pour Engels, le communisme était une chose assez simple et fort grossière, une gigantesque factory administrée par des businessmen, ayant les pleins pouvoirs, comme les chefs de services anglais10.

2. QUELLE DIALECTIQUE ?

11Il faut d’abord se garder de donner une extension rétrospective à la notion de totalitarisme, propre au xxe siècle. Si c’est dans le dernier quart du siècle précédent que l’image « conservatrice » de Hegel l’emporte sur le « socialiste », elles resteront toutes deux étrangement mêlées. Plusieurs raisons à cela :

  • L’une de ces raisons, étonnante dans ce pays que l’on dit celui de Descartes, c’est l’hostilité envers la logique : un esprit logique, une doctrine trop logique, par là contraignante, est dangereuse. « Comment aurait-il l’esprit libre, cet esclave de la logique ? », s’écrie un Lerminier, en 183111 – il parle déjà de Hegel. Après 1850, ce trait sera un motif constant de disqualification de discours caractérisés comme utopiques, ou rejetés dans l’« idéologie ».
  • Quand ils reprennent la dénonciation, directement inspirée de la meilleure prose libérale, du caractère autoritaire du socialisme, un Paul Brousse ou un Bakounine contribuent à confondre Bismarck avec Stirner, Marx et Lassalle, parmi les épigones tous légitimes de Hegel.
  • 12 G. Tarde, « Le socialisme allemand et le nihilisme russe, par J. Bourdeau », Revue philosophique d (...)

12Encore en 1892, pour Gabriel Tarde, « le premier père du socialisme allemand est le grand et abstrus logicien Hegel, bien que, en apparence, l’idée de l’évolution soit le seul emprunt qu’ils lui aient fait12 ».

  • 13 Il succédera, à l’Académie française, au P. Gratry, qui avait obtenu la révocation d’Etienne Vache (...)
  • 14 Saint-René Taillandier, « La littérature en Allemagne depuis la révolution de février. La littérat (...)

13Hegel a été, dès la première heure, dénoncé comme l’apologiste des servitudes logiques et panthéistiques. Mais on ne les a d’abord vues traduites que par des athées et des socialistes : on aura préalablement admis qu’il n’y a pires servitudes, qu’il n’en est de plus dégradantes que celles du « grossier matérialisme ». Entre 1848 et 1850, Saint-René Taillandier13 flétrissait déjà, dans la Revue des Deux Mondes, les postérités monstrueuses de Hegel. Il déchaîna contre elles ses plus furieuses philippiques, « depuis que la révolution de février a lancé à travers l’Allemagne les corps-francs de la démagogie hégélienne14 ». En 1848, nous en sommes aux conséquences (« on a vu ce que ça donne » deviendra plus tard la formule consacrée) : « Sérieusement, cette nature humaine où habite le Dieu des hégéliens, nous l’avons vue à l’œuvre depuis qu’on lui a révélé sa gloire » :

  • 15 Id.

C’est la jeune école hégélienne qui a préparé toutes les folies et irrité toutes les convoitises de ces derniers temps. Les disciples de Hegel ont donné à la démagogie un drapeau, une doctrine, tout un appareil de formules scientifiques ; [...] ils ont vu se traduire en actes les conséquences de leurs systèmes15.

14Démagogie, démocratie, humanisme... relèvent alors d’un même genre d’aberrations anarchiques – le mot est d’ailleurs lancé :

  • 16 Id, p. 281.

Sur l’abolition de l’État, sur les mérites suprêmes de l’anarchie, il n’y a qu’une voix chez tous les fidèles de la démocratie hégélienne [...] ; tous sont d’accord pour exterminer le pouvoir16.

  • 17 Saint-René Taillandier, « L’athéisme allemand et le socialisme français. M. Charles Grün et M. Pro (...)

15Mais surtout, cet athéisme allemand dévoile, trahit presque la vérité du socialisme français. Stirner, « logicien plus résolu17 » que Feuerbach, c’est le dernier mot et du hégélianisme et du socialisme. Saint-René Taillandier déniant aux « réformateurs démagogiques » français quelque doctrine conséquente, c’est le hégélianisme qui en donne la formule philosophique. Reconnaissons-lui d’ailleurs cette qualité :

Une chose vraiment très méritoire dans la jeune école hégélienne, c’est la franchise avec laquelle ses docteurs proclament tout haut les secrètes pensées de la démagogie. Nos tribuns ne parlent que des droits du peuple et des progrès de l’humanité : meure le peuple ! meure l’humanité ! s’écrie M. Stirner.

  • 18 Saint-René Taillandier, « La littérature en Allemagne... », loc. cit., p. 293.

M. Louis Blanc réclame hypocritement l’organisation du travail : – l’organisation des cinq sens ! répond M. Charles [Karl] Grün18.

16Et de conclure :

  • 19 Id., p. 306.

Certes ce qu’il y a de plus antipathique, ce qui doit le plus répugner au pays de Leibniz et de Kant, de Schiller et de Jean-Paul, on ne niera pas que ce soit le matérialisme. Appliquez ce principe à l’état présent des choses, et traduisez-le ainsi : le plus redoutable ennemi de l’Allemagne s’appelle la démagogie, et le plus fort soutien de la démagogie c’est la philosophie hégélienne19.

17Si Hegel couve les œufs sinistres de la révolution, pour paraphraser Heine, ce sont et le moyen (violent) et la sanction (non moins violente) de ces révolutions, en un mot leur unique ressort historique : le despotisme, qui hante encore les esprits en 1900. Mais en 1848, Saint-René Taillandier ne formule pas ces conséquences comme une catastrophe, susceptible de menacer le monde : en 1850, il n’est question que de rétablir l’ordre, face à l’abjection et la licence... Surtout, il n’entend guère prêter davantage de conséquence historique à l'utopie qu’un terrifiant mais bref éclat.

3. LE SOMBRE DIEU D’AIRAIN

  • 20 Voir J. D’Hondt, « Dom Deschamps et Hegel », dans Hegel et le siècle des Lumières, Paris, PUF, 197 (...)

18Avec la fin du Second Empire et l’amnistie des Communards, c’est-à-dire après 1880, il peut à nouveau être question de socialisme. La parution de Socialisme utopique et socialisme scientifique est le premier acte théorique marquant le retour, en 1880, d’une « influence allemande », si l’on peut dire, dans le socialisme français. Il sera suivi en 1885 de la traduction du Manifeste. Pourtant, même dans le mouvement socialiste, Marx demeure méconnu, Hegel est pratiquement inconnu. Au mieux, on y réitère la condamnation du Hegel réactionnaire à la suite de Leroux, comme de ses descendances socialistes « autoritaires », à la suite aussi bien de Brousse que de Bakounine. La Revue socialiste en est assez riche. En 1888, Benoît Malon y présente, en quelques pages, l’un de ces « précurseurs » dont le socialisme sera toujours friand, le bénédictin Dom Deschamps20, exhumé par l’ouvrage d’Émile Beaussire, Antécédents du hégélianisme en France, et que Malon commente ainsi :

  • 21 « Dom Deschamps. Un bénédictin du xviiie siècle précurseur de l’hégélianisme, du transformisme et (...)

L’hégélianisme orthodoxe, nous l’avons déjà indiqué, n’est rien moins que socialiste [...]. La pensée politique de Hegel se résume en une sorte de panthéisme politique où s’engloutissent tous les droits et toutes les libertés et conduisant logiquement à l’acceptation du fait comme du droit, à la glorification de tous les succès, même de ceux qui sont conquis par la seule force brutale et au mépris de toute justice21.

19Marx procède certes de ce hégélianisme, rappelle Malon qui précise tout de même qu’il le renverse de fond en comble. Mais au final, l’unique argument de l’article n’est autre que celui-ci : si même il y avait quelque mérite – mais il n’y a aucun danger – à avoir « inventé » la dialectique, ce mérite reviendrait à un Français. Ce serait risible... si cela n’avait contribué à précipiter des millions d’hommes dans les tranchées. Mais décidément, non, il n’y a aucun mérite à concéder à la dialectique : cette logique si puissante, si brutale, n’aboutit qu’à une monstruosité : la communauté des femmes, considérées comme des objets par Dom Deschamps ! Dès lors, pourquoi Hegel ?...

  • 22 « Le matérialisme économique de Marx et le socialisme français », Revue socialiste, mai 1887, p. 4 (...)

20Peu avant cet article, la Revue socialiste avait publié un long et pesant « feuilleton théorique » intitulé « Le matérialisme économique de Marx et le socialisme français ». Son auteur, aujourd’hui totalement oublié, remarquait déjà en 1887 : « Il y a dans Marx deux penseurs se complétant l’un l’autre ; qu’on peut cependant séparer [...]22. » Pour Gustave Rouanet, c’est son nom, on peut accepter les conclusions de l’économiste, c’est-à-dire enregistrer les bénéfices de la critique du capitalisme, et rejeter celles, fatalistes, du philosophe de l’histoire. L’article a par ailleurs de quoi décourager le plus charitable lecteur. Sorel dira pourtant en 1897 :

  • 23 G. Sorel, préface des Essais sur la conception matérialiste de l’histoire d’Antonio Labriola, Pari (...)

Presque toutes les personnes qui parlent de matérialisme historique connaissent cette doctrine uniquement par le mémoire de M. Rouanet. Celui-ci occupe depuis longtemps une place importante dans les partis avancés de France [...], il s’était livré à des recherches épuisantes pour comprendre Hegel [...]23.

21Les arguments de Malon sur Hegel ne diffèrent pas de ce qu’en dit, plus longuement et plus lourdement, Rouanet :

  • 24 G. Rouanet, loc. cit., p. 396.
  • 25 Id, p. 400.

Purement matérialiste, dernier terme de l’évolution accomplie par l’école historico-fataliste allemande qui fut une réaction contre la philosophie du xviiie siècle, la pensée de Marx est antifrançaise24, rappelle-t-il d’abord... De ce transcendantalisme nuageux, dont Marx a dit quelque part les Français incapables, supprimez la cause finale, l’Idée universelle, l’inconnaissable « Esprit » qui se connaît ; – ou plutôt remplacez l’évolution mystérieuse de l’Idée consciente par la succession des formes du travail « devenant » à travers les âges et entraînant, dans leur « devenir », les phases successives de la civilisation ; substituez à la lutte des peuples, extériorisation de l’évolution idéale, la lutte des classes, facteur de l’évolution historique, vous aurez la pensée philosophique de Marx, la pensée que la gauche hégélienne, Feuerbach, Bruno Bauer, Grün, Arnold Ruge, Marx, Engels, etc. dégagèrent diversement, mais à quelque chose près, de la pensée du maître. Même succession fatale des événements, phases nécessaires d’un procès que la volonté humaine ne saurait enrayer ni modifier ; même culte de la Force, sombre dieu d’airain, instrument aveugle des lois du grand fatum destinées à s’accomplir quand même. « La force est l’accoucheuse des sociétés », dira Marx ; comme Hegel avait dit : « La guerre est un affranchissement nécessaire »25.

22Rouanet, qui voue un culte à Robespierre, ne concède pas un mot qui puisse flétrir la gloire de 1789 et de 1793, qu’il défend contre la réduction de leurs motifs à la « cause du ventre », à laquelle il a réduit le matérialisme économique. Il accuse d’ailleurs les marxistes de vouloir défaire l’œuvre de la Révolution française, preuve s’il en fallait qu’ils héritent bien de l’école réactionnaire allemande. Sur le hégélianisme, on le voit, son information est souvent de seconde ou de troisième main... Mais où peut-on trouver mieux à l’époque ?

4. L’UTOPIE LOGICIENNE

23Le brutal fatalisme de la dialectique, voilà donc l’ennemi de tous – mais la menace est trop peu tangible pour fédérer ses antagonistes, si disparates...

  • 26 Polémiques, conclusion, p. 182.

24C’est dans sa préface pour un ouvrage qui paraît en France avec les premiers signes de la crise révisionniste, Formes et essence du socialisme de l’Italien Francesco Saverio Merlino, que Sorel introduisit les thèmes de la crise. Sorel en a d’abord donné une vision positive, qui permettrait d’arracher Marx à la lecture fataliste et stérilisante qui prédomine. La crise libère donc les possibilités d’investigation et les perspectives sociales contenues dans le marxisme : noble dessein, peut-être, mais on doutera des lumières de Sorel, qui voit en Bernstein un véritable « retour à l’esprit du marxisme [...]26. »

  • 27 FES, p. III.

25Après quelques formules convenues sur l’incompatibilité entre l’esprit scientifique et l’esprit de parti ou d’Église (tout en chargeant les travers et la faiblesse idéologiques du Parti), Sorel déclarait, à la suite de Sombart et Bernstein, la nécessité de « séparer, avec soin, ce qui est essentiel et scientifique de ce qui tient aux traditions révolutionnaires et aux préoccupations politiques. Ce travail est évidemment impossible pour les hommes qui sont, comme avaient été Marx et Engels, mêlés aux luttes journalières27 ».

26C’est Engels, qui a eu l’ingrate faveur, ou le malheur de survivre à son ami, qui en pâtira le plus, plus compromis par le soutien comme le désaveu de ses camarades allemands :

  • 28 Id., p. ix-x.

Les socialistes, en annonçant l’évolution nécessaire vers le communisme, étaient revenus [...] aux vieilles superstitions contre lesquelles Marx s’était élevé ; ils remplaçaient l’histoire réelle par une succession de formes s’engendrant par des causes indépendantes de l’action humaine ; ils retombaient dans l’idéalisme ; ils substituaient à la lutte des classes des antagonismes entre abstractions et des solutions d’antinomies. Engels avait beaucoup contribué à fausser le principe marxiste, en introduisant une philosophie de l’histoire qu’il appelait dialectique, qu’il n’a jamais justifiée et qu il est fort difficile de comprendre28.

27Deux ans plus tard, dans les comptes rendus de 1900, Sorel poursuit sur cette ligne :

  • 29 Polémiques, p. 176.

Je crois qu’on pourrait aller plus loin et je me demande dans quelle mesure Marx était sérieusement communiste et dans quelle mesure il était d’accord avec Engels : je trouve dans ces deux doutes l’explication de beaucoup des obscurités qui déroutent le lecteur29.

28Si l’on trouve une explication dans des doutes, ce ne sont déjà plus des doutes ! Cette philosophie de l’histoire, dont le communisme engelsien serait la conséquence, est la marque d’une forme d’utopie qui se serait maintenue dans le marxisme, utopie que Sorel distingue par l’importance qu'elle donne à la logique dans ses constructions :

  • 30 Nous soulignons.

Ainsi l’histoire est d’abord commandée par la logique immanente des concepts [...] ; et les arrêts de la logique s’exécutent parce qu’il se trouve en même temps30 une force capable de transformer la société et des gens ayant intérêt à le faire dans le sens voulu par la logique.

Je crois que ce sont là des conceptions qui ne sont pas du tout marxistes : mais il faut admettre quelles sont fondées sur les principes posés par Engels, principes qui ont été acceptés par toute la social-démocratie allemande.

  • 31 « Y a-t-il de l'utopie dans le marxisme ? », dans La décomposition du marxisme, éd. cit., p. 108.

Il n’avait aucun doute sur l’importance de la logique dans l’évolution sociale [,..]31.

29D’un côté une logique, de l’autre une force, qui se trouvent coïncider en des moments « révolutionnaires », voilà une formulation pour le moins triviale de la « dialectique matérialiste de l’histoire ». Mais le trait de cet argument que nous retiendrons est cette rigoureuse voie de conséquence qu’il trace entre les écrits d’Engels et les conceptions « logiques » de la social-démocratie allemande. Les tractations auxquelles la publication de la lettre sur le programme de Gotha ont donné lieu sont inconnues de Sorel : ce qui compte, c’est le fatalisme logicien de Kautsky, de Lafargue, enfer auquel Engels se serait lui-même condamné :

  • 32 Id.

Quand on raisonne comme Engels et M. Lafargue, ajoute Sorel, on admet que l’histoire se fait pour satisfaire les exigences de notre logique ; on est idéaliste, au sens hégélien32.

  • 33 Polémiques, p. 170.
  • 34 Elle n’a évidemment pas été servie qu’à Hegel... Le thème de la caducité du marxisme en est à ses (...)

30Et quoi de plus utopique ? Mais, même au prix de ces distinctions, Marx n’est pas encore « sauvé ». La caractérisation logique des époques et des sociétés reste à la fois la marque d’une persistance de motifs utopiques dans le marxisme, trahissant leur origine hégélienne, et le critère permettant de disqualifier l’horizon catastrophique : Marx, « en sa qualité d’hégélien, devait croire que le capitalisme a sa loi propre et qu’à un nom donné ne correspond qu’une forme parfaitement développée33 », c’est-à-dire le modèle de l’Angleterre des années 1840-1850. L’accusation de verbalisme est déjà un lieu commun de l’antihégélianisme34.

5. LA DESTRUCTION ET L’HISTOIRE

31La lecture de Formes et essence du socialisme de Merlino a été déterminante dans l’orientation de Sorel par rapport au révisionnisme : il y rencontre les expressions de catastrophe et de palingénésie, qui lui paraissent coïncider avec les textes de Marx (l’avant-dernier chapitre du Capital) et surtout d’Engels (Socialisme utopique...) qu’il a sous les yeux, et qui « résonnent » de dialectique hégélienne.

32Dans le chapitre qu’il consacre à la réforme du socialisme qu’il appelle de ses vœux, Merlino fait un rapide exposé des théories réputées marxistes en vigueur dans la social-démocratie : 1) conception matérialiste de l'histoire – en résumé, prépondérance du « facteur économique » –, 2) théorie de la plus-value – ramenée, dans ses grandes lignes, à la « loi d’airain » –, 3) loi d’accumulation capitaliste et lutte des classes – c’est-à-dire concentration croissante des capitaux et simplification corrélative des luttes de classes jusqu’à la crise et l’affrontement final des deux blocs ennemis : jusque-là, rien que l’on ne puisse déjà lire dans la prose ordinaire du socialisme, autant que chez ses détracteurs.

La résultante de ces doctrines, conclut Merlino, est une conception catastrophique du socialisme, considéré comme une rénovation générale de la société, à la suite d’un cataclysme universel. Voici comment on se représente cette transformation : la concentration toujours croissante des richesses ; le prolétariat toujours grossissant ; et de ce processus sortant comme conséquence fatale un mouvement révolutionnaire, par lequel la classe ouvrière parviendrait au pouvoir ; elle socialiserait les instruments de production ; et – comme ces insectes qui meurent aussitôt qu’ils ont accompli l’acte de la génération-, ayant établi le nouvel ordre de choses, elle abandonnerait le pouvoir et se supprimerait en tant que classe. Après le déluge... le socialisme !

  • 35 FES, p. 256.

Cette conception est-elle vraie ? Répond-elle à la réalité des choses, aux lois sociologiques suivant lesquelles s’opère le progrès ? Le progrès se produit-il par des palingénésies, la société descendant, à certaines époques, vers la décadence et la mort, pour sortir, rajeunie, de la catastrophe, ou bien le progrès résulte-t-il d’améliorations continuelles ? Le socialisme doit-il surgir des ruines de la société moderne, ou dériver de son perfectionnement35 ? [...]

33Sorel part de là pour affirmer qu’est ajoutée, aux « découvertes » de Marx, la dialectique de l’histoire, « exagérée » surtout par Engels. Mais avant d’aller plus loin, deux observations :

341. L’alternative que pose Merlino entre une conception catastrophique et une théorie « évolutive » (on dira « réformiste ») peut faire penser, pour le premier terme, au nihilisme russe... Si le concurrent de Marx en France, c’est Proudhon (il n’est pas un adversaire du socialisme qui ne confesse préférer le national au rejeton de la métaphysique allemande), en Italie c’est principalement avec Bakounine qu’il faut ferrailler. L’ouvrage de Merlino marque précisément le passage de son auteur de l’anarchisme au socialisme parlementaire...

352. Mais Merlino ne mentionne pas une seule fois Hegel dans son ouvrage, ni n’attribue à la « dialectique » les vices dont Sorel l’accable. L’Italie n’est pourtant pas, vis-à-vis de Hegel, dans une situation semblable à celle de la France, où l’on peut dignement tout ignorer du professeur de Berlin : l’hégélianisme italien a même fourni le premier traducteur en français de l'Encyclopédie, Augusto Vera. Ainsi, quand Merlino pose l’alternative : ou bien « tout détruire », ou bien « tout perfectionner », se peut-il qu’il voie dans le premier terme la marque de Hegel ?

  • 36 Dont la réception en France débute très tôt.

36Autour de 1900, le terme de palingénésie évoque la philosophie stoïcienne, bien sûr, ainsi que Nietzsche36. Mais dans ce contexte, Sorel songe peut-être davantage aux Essais de palingénésie sociale de Ballanche (1827) : où peuples et sociétés paraissent et disparaissent selon des cycles de vie et de mort comparables à ceux des individus « biologiques », mais tendant, par voie de perfectionnement, vers une finalité providentielle qui les transcende... Bref, Sorel interprète ce passage de l'Anti-Dühring où Engels évoque la dialectique, celui sur la semence et le fruit, comme un « modèle » de palingénésie :

  • 37 Polémiques, p. 159-160.

[Engels] prétend montrer que dans le monde se produit une série d’états dont chacun nie le précédent et qui se succèdent selon un rythme de retour apparent : la plante est la négation de la semence et le fruit est la négation de la plante [...]37.

37Avec quelques autres exemples, voilà ce qui constituerait la « dialectique de l’histoire ». Et Sorel de s’interroger :

  • 38 Polémiques, p. 160. C’est le texte de Sorel qui cite entre parenthèses la terminologie en allemand

Jusqu’à quel point cela représente-t-il les opinions de Marx ? C’est ce qu’il faudrait chercher : on ne cite jamais qu’un seul passage où il ait semblé raisonner comme Engels. Dans l’avant-dernier chapitre du Capital, dans ce texte apocalyptique [...], il dit que la propriété privée capitaliste (kapitalistisch Privateigentum) fut la première négation de la propriété privée personnelle (individuelle Privateigentum) fondée sur le travail personnel (auf eigne Arbeit) ; que la production capitaliste engendre sa propre négation avec la nécessité d’un processus naturel ; qu’alors se réalisera la propriété individuelle (individuelle Eigentum) sur la base de la coopération et de la commune possession (Gemeinbesitz) de la terre et des moyens de production [...]38.

38Le texte d’Engels, extrait de l'Anti-Dühring, encore extrait de son contexte de la brochure Socialisme utopique..., donne évidemment de la dialectique hégélienne une image outrancièrement simpliste. Pourtant Sorel ne reproduit pas l’image de Merlino (l’insecte mourant après la génération), de l’anéantissement absorbant jusqu’aux révolutionnaires eux-mêmes, ou quoi que ce soit qui précise un contenu à ce terme de palingénésie : il est comme une obscure menace de mort, d’un engloutissement du monde dans la perspective d’une révolution socialiste. Si Sorel tient cela d’une image de la philosophie hégélienne de l’histoire, dont les époques se succéderaient de cette manière apocalyptique, d’où cette image peut-elle provenir ?

6. UN « SOPHISME HÉGÉLIEN » ?

39Des jacobins aux légitimistes, des républicains aux libéraux, le Second Empire et son issue lamentable auront été vécus comme une humiliation, une double sanction de la révolution de 1848. Pour les penseurs français, la victoire prussienne de 1870 et la Commune ont dans une certaine mesure une même inspiration, caractérisée par le panthéisme et le fatalisme, également despotiques, que Hegel incarne ensemble. Hegel, et ses fécondes, violentes et paradoxales postérités.

  • 39 Dans La critique philosophique, 1872.

40C’est après ces événements que Charles Renouvier acquit sa plus grande notoriété : celui qui fut dans l’entourage de Pierre Leroux, qui a traversé les « désillusions » du coup d’État, se fait reconnaître en 1872 par un virulent article sur « La doctrine hégélienne et la politique prussienne »39 : il donne tout son éclat à une thèse qui a pour origine, en dehors de la méprise du « génial Leroux » sur Hegel et Schelling (méprise que Taillandier raille dans un article de 1848), le nom de Cousin dont on a souligné tous les «revirements » et surtout la collusion avec le pouvoir, mais auquel reste attaché, à titre infamant, le qualificatif d’hégélien. En 1897, Renouvier publie, dans le dernier tome de sa Philosophie analytique de l’histoire, un retour sur cette période et ses suites... Il présente ainsi Marx et Lassalle :

  • 40 Charles Renouvier, Philosophie analytique de l’histoire, t. IV, chap. « Le socialisme après 1851 » (...)

Ils étaient des hégéliens abaissés, descendus à l’empirisme, au matérialisme, à l’égoïsme systématique, chez certains, de l’école que l’on a appelée « l’extrême gauche de Hegel ». [...] Mais, dans cette école, on s’éloignait profondément de l’esprit de Hegel, suivant qui le devenir historique ne promettait que des satisfactions à un conservateur40.

41Dans les dernières années du siècle, Renouvier manifeste une curieuse fidélité envers la méprise de Leroux. Entre-temps, l’idée d’un Hegel conservateur était certes davantage entendue mais surtout, après la défaite de 1870, face à ce régime prussien qui pouvait faire passer pour éclairés les plus conservateurs des politiciens français, l’accusation avait une portée bien plus grave. Émile Beaussire, à l’occasion du triste centenaire de Hegel, venait de dénoncer le « prophète de Bismarck »...

  • 41 Id.

L’école matérialiste fondée par Marx, poursuit Renouvier, procède, elle, de l’enseignement de Hegel en deux points, bien que Hegel les eût désavoués : 1) l’idée de la loi historique comme devant amener fatalement la révolution sociale ; 2) la répudiation des sentiments moraux, l’appel exclusif à l’intérêt et à la force comme facteurs sociaux41.

42Ce n’est pas si éloigné des arguments de Malon ou de Rouanet... Et le verdict tombe, sans appel :

  • 42 Id.

Ce n’est plus de la philosophie42.

  • 43 Bergson publie Matière et Mémoire en 1896...

43Renouvier ne réitère pas simplement les imprécations convenues contre le socialisme allemand. Séduit par Hegel et par le socialisme dans sa jeunesse, il s’en est détourné après le coup d’État, mais il en considère encore les problèmes. Évoquant Marx – ce qui est unique dans toute la prose philosophique du temps43 –, Renouvier l’expose à travers les doctrines de Hegel, de Proudhon, et de Ricardo. Mais il s’en tient au « fatalisme », et à l’autoritarisme comme conséquence de la doctrine de Marx :

  • 44 Ch. Renouvier insère ici une note attribuant la citation à G. Deville, Abrégé du Capital, p. 300 e (...)

Quelle autre issue que le pouvoir absolu la logique lui laisse-t-elle pour imaginer un moyen de refréner les instincts individuels ? [...] La loi de l’histoire, sur laquelle il a fait fond pour réaliser la collectivité, est sans doute aussi celle qui aurait la charge d’en dicter l’organisation et d’en assurer la durée. Mais cette loi, suivant lui, a toujours procédé de négation en négation, par des révolutions violentes, et la révolution qui mettra fin à la propriété capitaliste, propriété née elle-même d’une suite d’expropriations, ne sera pas autre chose que l'expropriation des expropriaient44.

44Enfin, selon Renouvier :

  • 45 Pour ces deux extraits, Charles Renouvier, Philosophie analytique de l’histoire, t. IV, chap. « Le (...)

Le dernier mot du socialisme marxiste est un sophisme de philosophie de l’histoire, qu’on peut définir : la substitution de la loi d’évolution à la loi morale, mais d’une évolution qui aurait des révolutions pour procédé constant, suivant un mode imité de la dialectique hégélienne45.

45De Renouvier à Sorel, la conséquence n’est peut-être pas rigoureusement probante. D’abord parce que, selon Sorel, la conception « évolutionniste » à l’œuvre dans la science de Marx est implicite, et n’est pas dialectique – elle est même occultée par la dialectique hegel-engelsienne. Le jugement sur l’« évolution » est diamétralement opposé chez les deux auteurs. Mais où, mieux que chez Renouvier, trouve-t-on exprimée cette idée que cette dialectique hégélienne, procédant par négations, opposant entre eux les moments historiques, ne pourrait trancher ces oppositions (et faire « avancer l’histoire », si l’on peut oser cette expression) que par le moyen de révolutions ? Sorel n’a peut-être pas repris à Renouvier cette idée telle quelle, pour la coupler au diagnostic de Merlino, qui voit dans cette idée de révolution une destruction-régénération de toute la société. Mais elle devait passer pour assez vraisemblablement hégélienne pour être formulée dans des expressions si voisines par les deux auteurs. Le texte de Renouvier, en particulier, formule le plus fulgurant raccourci à la fois sur la conception matérialiste de l’histoire et sur ses racines hégéliennes. Mais en dehors d’historiens comme Michelet, Quinet, Taine..., la connaissance de la philosophie de l’histoire de Hegel est lacunaire et assez largement spéculée. Que les arguments qui lui ont été opposés soient issus d’une lecture partisane, passionnée peut-être, mais honnêtement instruite de ce qui en est alors connu, par ses textes et par les auditeurs des leçons du maître, c’est un fait. Mais souvent ces jugements ont été hâtivement repris, et resservis sans discernement. Dès lors, si ce n’est pas un préjugé, c’est au moins la marque d’une demi-ignorance qui, pour le peu qu'elle a dit, en a trop dit, ne sachant proprement s’en tenir au dédain qu’en même temps elle professe.

  • 46 « L’éthique du socialisme », reproduit dans La décomposition du marxisme, éd. cit., p. 120.
  • 47 Ni Renouvier ni Sorel ne lisent l’allemand : les tentatives ultérieures de « dissociation » Hegel- (...)

46Avant de s’engager dans la crise du révisionnisme, Sorel avait publié un texte rétrospectivement étonnant : se démarquant déjà de ceux qu’il appelle les marxistes, il leur rappelait « qu’il est essentiel, pour bien comprendre Marx, de remonter toujours à Hegel [...]46 ». Il est douteux que Sorel ait réellement suivi ce programme, et soit davantage remonté à Hegel. Après 1900, il n’y serait certes allé que pour trouver les indices propres à invalider, dans le texte de Marx, ce qui porte la marque du hégélianisme. Qu’en serait-il resté ? D’autres plus tard ont poursuivi, différemment instruits et motivés, ces objectifs47.

47Peu après l’instauration de la IIIe République, on pourrait dire qu’en France, pour parodier le mot de Cousin sur la philosophie, la révolution n’est plus à faire : elle est considérée comme faite. Paradoxalement faite : la France n’accouche pas de son « destin républicain » par une révolution, mais sur les cendres d’une révolution. Et non pas au sens du Phénix de la légende : la répression, la déportation, la proscription des Communards en ont été les premiers actes. L’indécision sur la nature du régime appelé à prendre le relais du Second Empire a duré quelques années. Cette inquiétante idée de révolution n’a donc été brièvement évoquée qu’au moment où, avec la crise du révisionnisme, son acuité semblait s’estomper : au seuil de ce xxe siècle qui, malgré ces précautions, a été fertile en événements de nature révolutionnaire.

48Mais nul n’est prophète.

Notas

1 « Les polémiques pour l’interprétation du marxisme », repris dans La décomposition du marxisme, éd. Th. Paquot, Paris, PUF, 1982, p. 162. Le titre de cet article sera abrégé en Polémiques, suivi de la page.

2 E. Bernstein, Socialisme théorique et social-démocratie pratique ; K. Kautsky, Le marxisme et son critique Bernstein, tous deux chez Giard & Brière, Paris, 1900.

3 Polémiques, p. 161.

4 Id.

5 Le Manifeste a été traduit par Laura Lafargue et publié pour la première fois en France en 1885. Ensuite révisé par Engels, il paraîtra en tiré à part de l'Ère nouvelle, en 1894.

6 Préface de Formes et essence au socialisme, de F. S. Merlino, trad. Giard et Brière, Paris 1898, p. XL. Abrégé FES, suivi en chiffres romains pour la préface de Sorel, en chiffres arabes pour le texte de Merlino.

7 Id.

8 Id., p. xli.

9 Sorel ne connaît que la version traduite en 1894 dans la Revue d’économie politique, sur la version tronquée qu’Engels a fait paraître en janvier 1891 dans la Neue Zeit.

10 Polémiques, p. 177.

11 Eugène Lerminier, Philosophie du droit, Paris, 1831, p. 337.

12 G. Tarde, « Le socialisme allemand et le nihilisme russe, par J. Bourdeau », Revue philosophique de la France et de l’étranger, 1893, I (janvier-juin), « Analyses et comptes rendus », p. 81.

13 Il succédera, à l’Académie française, au P. Gratry, qui avait obtenu la révocation d’Etienne Vacherot... suspecté de hégélianisme.

14 Saint-René Taillandier, « La littérature en Allemagne depuis la révolution de février. La littérature politique. Les philosophes et les poètes », Revue des Deux Mondes, avril-juin 1850, p. 287.

15 Id.

16 Id, p. 281.

17 Saint-René Taillandier, « L’athéisme allemand et le socialisme français. M. Charles Grün et M. Proudhon », Revue des Deux Mondes, octobre 1848, p. 300.

18 Saint-René Taillandier, « La littérature en Allemagne... », loc. cit., p. 293.

19 Id., p. 306.

20 Voir J. D’Hondt, « Dom Deschamps et Hegel », dans Hegel et le siècle des Lumières, Paris, PUF, 1974, p. 169-183, et Éric Puisais, Naissance de l’hégélianisme français, Paris, L’Harmattan, 2005.

21 « Dom Deschamps. Un bénédictin du xviiie siècle précurseur de l’hégélianisme, du transformisme et du communisme anarchiste », Revue socialiste (deuxième série), 1888, p. 259.

22 « Le matérialisme économique de Marx et le socialisme français », Revue socialiste, mai 1887, p. 401.

23 G. Sorel, préface des Essais sur la conception matérialiste de l’histoire d’Antonio Labriola, Paris, Giard et Brière, 1887. Reproduite dans le Cahier de L’Herne, no 53 : Sorel, notre citation p. 258-259.

24 G. Rouanet, loc. cit., p. 396.

25 Id, p. 400.

26 Polémiques, conclusion, p. 182.

27 FES, p. III.

28 Id., p. ix-x.

29 Polémiques, p. 176.

30 Nous soulignons.

31 « Y a-t-il de l'utopie dans le marxisme ? », dans La décomposition du marxisme, éd. cit., p. 108.

32 Id.

33 Polémiques, p. 170.

34 Elle n’a évidemment pas été servie qu’à Hegel... Le thème de la caducité du marxisme en est à ses premières formulations : Ch. Andler parle dès 1895 de « décomposition du marxisme », titre de son séminaire au Collège libre des sciences sociales, 1895-1896. Il reprend l’expression en conclusion de sa recension pour la Revue de métaphysique et de morale (en 1897) des Essais sur la conception matérialiste de l'histoire d’Antonio Labriola, expression ensuite reprise par Sorel (1908).

35 FES, p. 256.

36 Dont la réception en France débute très tôt.

37 Polémiques, p. 159-160.

38 Polémiques, p. 160. C’est le texte de Sorel qui cite entre parenthèses la terminologie en allemand.

39 Dans La critique philosophique, 1872.

40 Charles Renouvier, Philosophie analytique de l’histoire, t. IV, chap. « Le socialisme après 1851 », Paris, E. Leroux, 1897, p. 553.

41 Id.

42 Id.

43 Bergson publie Matière et Mémoire en 1896...

44 Ch. Renouvier insère ici une note attribuant la citation à G. Deville, Abrégé du Capital, p. 300 et 312.

45 Pour ces deux extraits, Charles Renouvier, Philosophie analytique de l’histoire, t. IV, chap. « Le socialisme après 1851 », Paris, E. Leroux, p. 567-568.

46 « L’éthique du socialisme », reproduit dans La décomposition du marxisme, éd. cit., p. 120.

47 Ni Renouvier ni Sorel ne lisent l’allemand : les tentatives ultérieures de « dissociation » Hegel-Marx-Engels auront derrière elles non seulement un corpus en langue française, mais aussi ce hégélianisme francophone plus consistant qui se développe à partir des années 1920-1930. Nous n’avons pas mentionné le dialogue – d’importance – entre Sorel et B. Croce, ce dernier initiant en quelque sorte l’« expulsion » du hégélianisme (« ce qui est mort ») du sein du marxisme : mais l’image « catastrophique » de la dialectique n’est pas non plus présente chez un Croce plus instruit de hégélianisme que Sorel, et ce dialogue transalpin n’a pas d’autre écho en France à ce moment (B. Croce, Matérialisme historique et économie marxiste, Paris, Giard et Brière, 1901 ; voir. A. Tosel, Marx en italiques, Mauvezin, éd. TER, 1991, p. 39 et suiv.).

Autor

Doctorant à l’université de Nice

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