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L’idée de révolution : quelle place lui faire au XXIe siècle ?

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Olivier Bloch

Première partie. Moments d’une histoire

Dom Deschamps, métaphysique et révolution

Éric Puisais

Note de l’auteur

En choisissant comme titre pour cette communication « Dom Deschamps, métaphysique et révolution », nous reprenons celui de la thèse de doctorat de Pierre Méthais, nous voulons ainsi lui rendre hommage à notre manière.

Texte intégral

  • 2 Antiquaire écossais converti aux études philosophiques humanistes et venu sur le continent pour ren (...)

1Peu de temps après la mort de Léger Marie Deschamps, survenue en 1774, son ami, son disciple, le marquis de Voyer d’Argenson, tentait encore de rallier quelques possibles prosélytes à la philosophie du bénédictin. Ainsi, il écrit le 14 décembre 1775 à l’Écossais John Callander2 ; Deschamps est mort, bien sûr, mais ses idées peuvent encore séduire, le marquis de Voyer est peiné par l’extinction qui frappe déjà cette audacieuse philosophie. Déjà il esquisse des explications : peut-être est-ce le fort tempérament de l’auteur, peut-être est-ce son style trop métaphysique qui convient mal aux temps d’alors. Il engage Callender à méditer, à réécrire aussi, sûrement, dans un style plus hardi, plus limpide, plus au goût de l’époque :

Vous concevrez bien que je vous donne toutes ces raisons pour ce qu’elles valent, et non pour des excuses légitimes et recevables d’une morgue philosophique que j’ai toujours désapprouvée ainsi que vous. Je conviens donc que D. D. a tort dans la forme, sans être moins persuadé qu’il a raison pour le fond. Vous êtes trop judicieux pour confondre l’une avec l’autre. Il s’agit pour vous de tirer au clair ce qu’il en est. La vérité peut germer et naître dans un cerveau ardent comme dans une tête froide. Il en est d’elle comme de la lumière du soleil, qui éclaire, qui échauffe les objets les plus sales et les plus vils, sans rien perdre de sa pureté. Séparez donc le mode de la chose en elle-même. Lisez, relisez et méditez la spéculation entière, tâchez d’en saisir tout l’enchaînement et l’ensemble, si vous découvrez la vérité, vous ne regretterez ni votre temps ni vos peines, sinon vous conviendrez du moins que l’ouvrage est le produit d’une puissante logique, d’une forte tête. J’ai toute la confiance possible dans votre équité, votre bonne foi et votre éloignement de tout esprit de parti.

2Callander, en effet, se révoltait du ton insupportable de Deschamps, du ton du système qu’il disait intolérant. Voyer d’Argenson, toutefois, cherche bien à le convaincre de poursuivre dans la direction que le bénédictin avait donnée, car, selon le marquis, il y a dans cette philosophie des vérités qui peuvent servir et qui doivent encore être développées. Et ces développements permettront de réveiller les contemporains endormis dans l’ignorance ; Deschamps, par ce ton dogmatique, n’a pas réussi à toucher les grands philosophes, il en fut à la fois peiné, vexé et en même temps cela l’a profondément aigri. Voyer espère donc qu’un jour le « deschampsisme » (l’expression apparaît très tôt, Colmont, un proche du marquis, emploie le terme de dom deschampsisme dès 1766) trouvera son mode d’expression adéquat et qui pourra provoquer ce bouleversement social que Deschamps lui-même attendait.

J’ai toujours pensé comme vous sur le ton dogmatique, dur, pédant, incivil et dédaigneux, qui dépare le style de la spéculation métaphysique. Je l’ai reproché mille fois à l’auteur, sans succès. Il me répondait que la fausseté des mœurs et de la philosophie du temps, que le refus constant des meilleurs esprits à s’éclairer, que les injustices enfin, et les calamités de l’état de lois, de la domination du puissant sur le faible, mettaient sa patience à bout, qu’il fallait tonner, foudroyer, pour réveiller ses semblables, ensevelis dans le sommeil de l’ignorance. Cet axiome : Ô Jupiter, tu prends ton tonnerre, tu as donc tort, ne pouvait le calmer, ni adoucir son zèle. Il était d’ailleurs aigri par la contradiction, son ouvrage, présenté aux plus grands génies de la nation, n’avait rencontré que de l’indifférence, on n’y voyait que du scotisme, que l’ens a parte rei et l’ens a parte mentis ressuscité, aucun philosophe n’y avait mordu ; aucun n’avait même daigné s’en occuper avec l’attention qu’il exige. Ce mortifiant accueil fait à la vérité qu’il était convaincu d’avoir découverte, le désolait ; joignez à cela les intérêts de l’amour-propre, qui brûlait de jouir des honneurs et de la gloire d’un travail médité, combiné, et digéré pendant plus de trente ans, le désir immense de voir une révolution dans les esprits et les mœurs de son siècle, et vous sentirez combien de si hautes espérances trompées ont dû répandre d’amertumes sur les dernières années d’un homme qui avait d’énormes prétentions ; et c’est malheureusement dans ces tristes et derniers jours qu’il a mis la dernière main à son ouvrage.

3Le mot est désormais lancé : c’est une révolution dans les esprits et dans les mœurs que Deschamps espérait voir advenir par le truchement de sa métaphysique !

4L’idée est osée, spécialement dans la seconde moitié du xviiie siècle. La métaphysique peut apporter au siècle des Lumières une révolution dans les mœurs.

5La notion même de « révolution » peut donc nous servir, dans un parcours au sein du système, de point de repère, de ligne de mire, d’Absicht, si l’on emploie ce terme dans le sens qui peut lui être donné dans le titre Idee zu einer allgemeinen Geschichte in weltbügerlicher Absicht ; c’est-à-dire au sein d’une visée, d’un projet, et pas seulement d’un point de vue, comme on le trouve si souvent traduit.

6Bref, l’idée de révolution, au sein de la philosophie de Deschamps, prend un sens important, fondamental même, et cette idée, encore au xxie siècle, peut trouver une place ; d’une part parce que Deschamps et le deschampsisme restent encore aujourd’hui bien méconnus, mais aussi parce que les temps actuels peuvent trouver dans le système du bénédictin certaines notions que le temps n’a pas totalement rendues caduques.

7Nous tenterons donc de voir en quoi la philosophie deschampsienne peut paraître, à l’égard de son temps, révolutionnaire, au sens où elle renouvelle le matérialisme selon des axes différents ; nous montrerons que le concept de révolution est au cœur même de la doctrine de Deschamps, et nous tenterons de montrer, au travers de quelques exemples, comment le concept de révolution, utilisé par Deschamps, est lui-même révolutionnaire.

8Beaucoup de philosophes, peut-être même tous, ont pensé avoir découvert la vérité. Cette prétention, considérée en elle-même, n’est pas, par conséquent, proprement deschampsienne. Mais à chaque philosophie, à chaque philosophe, cette vérité diffère dans les modalités de son exposé, dans ses visées pratiques et jusque dans ses conséquences théoriques. La vérité, telle que Deschamps l’envisage, doit occasionner le grand « branle » universel ; lorsque chacun en aura pris connaissance, rien ne sera plus comme avant.

9La vérité devra provoquer une sorte d’Apocalypse, voire de déluge. Mais, contrairement au déluge considéré par Boulanger, par exemple, celui de Deschamps n’est pas un déluge originaire, fondateur de l’histoire, il n’est pas un grand mouvement des éléments naturels. Le Vrai système de Deschamps n’est pas un système de la nature, il n’attribue aux mouvements naturels aucun effet rédempteur, il ne cherche à annoncer aucun cataclysme. Le déluge deschampsien est un déluge social, qui, celui-là, n’a pas de durée : point n’est besoin d’attendre quarante jours et quarante nuits. Il est immédiat. Et ce moment, dont Deschamps a la totale conviction qu’il viendra, lorsqu’il sera advenu, sera la preuve même de cette vérité qu’il énonce.

10C’est pourquoi non seulement Deschamps ne considère pas qu’il est besoin d’apporter aux hommes la preuve de son « message », car cette preuve sera d’elle-même efficiente. Son œuvre n’a pas non plus en elle-même ni la vocation ni la possibilité de durer. Une fois que l’œuvre aura fait son œuvre, elle n’aura, comme n’importe quelle autre, plus aucune nécessité. La vérité une fois advenue, plus rien d’autre qu’elle-même ne peut compter. Ce serait là une formidable révolution que la Vérité provoquerait dans les mœurs. Et cette révolution-là, selon Deschamps, serait la meilleure parade possible à une autre révolution, une révolution politique, une révolution dans le gouvernement, et qui, selon lui, est inévitable. Cette dernière, rendue possible par la philosophie du temps, par ce qu’il appelle lui-même la fausse philosophie, donnera nécessairement lieu à un changement social et politique profond, mais, quant au fondement même des structures sociales, rien ne sera changé. Deschamps considère, en effet, que l’athéisme, puisque c’est bien de lui qu’il s’agit, peut bien tenter de modifier les lois humaines et par là modifier radicalement le sens du gouvernement ; mais ce changement n’enlèvera rien à l’état de chose, et, dit-il, l’inégalité qui règne régnera encore, quoique sous une autre forme. La Vérité dévoilée, seule, peut empêcher cela.

  • 3 Deschamps, Le Mot de l’énigme métaphysique et morale, dans Œuvres philosophiques, éd. B. Delhaume, (...)

La révolution que pourrait occasionner la vérité donnée aux hommes parerait à celle dont nous sommes menacés, et ce serait alors un grand bien qui parerait à un grand mal. Cette heureuse révolution ne peut pas arriver tout d’un coup : mais la vérité, manifestée et avouée de proche en proche, y porterait les esprits et les détournerait d’en désirer une autre3.

11Quelle est donc cette malheureuse révolution dont Deschamps nous dit qu’elle menace son temps ? Deschamps le dit explicitement dans la préface du Vrai système :

  • 4 O. P., t. I, p. 83.

Une philosophie telle que celle qui règne peut bien occasionner une révolution dans la religion, dans les mœurs et dans le gouvernement, mais elle ne peut rien de plus avec ses demi-Lumières : car cette révolution, toujours à éviter comme aussi dangereuse qu’inutile, n’empêcherait pas l’état de lois divines et humaines de subsister, et le mal moral, dont cet état est la cause, d’exister avec la même force, quoique sous d’autres nuances4.

12Récapitulons : la cause fondamentale du mal moral qui règne est à rechercher dans l’état de lois divines et humaines. Or, la philosophie qui domine, c’est-à-dire, sous la plume de Deschamps, le matérialisme et l’athéisme des Lumières, plus spécialement représentée par d’Holbach, cherche bien à détruire le mal moral, mais ne fait le chemin qu’à moitié, et n’obtient, avec ces demi-Lumières qu’un résultat inadéquat. En effet, Deschamps pense qu’en cherchant à détruire les lois divines et la religion, l’athéisme ne s’en prend qu’à la moitié du problème et ne fait preuve, par cette même occasion, que d’un faux athéisme. Détruire les lois divines sans détruire les lois humaines, c’est ne pas se rendre compte que ces lois divines ont été établies à l’appui des lois humaines, que ce sont les hommes qui, pour asseoir pouvoir et domination, ont inventé la religion, l’idée d’un Dieu personnel et vengeur, et l’ensemble des lois dites « divines ».

13Qu’en est-il, dès lors, de notre état social présent, et comment cette heureuse révolution tant espérée par le bénédictin adviendra-t-elle ?

  • 5 On lira, à cet égard la Critique du Contrat social, O. P., t. II, p. 599 et suiv. Mais les Tentativ (...)

14Deschamps reprend certaines idées et certains principes rousseauistes pour expliquer l’état de société dans lequel nous sommes. C’est, par exemple, la domination du fort sur le faible qui peut expliquer le passage de l’état sauvage primitif à des états différents. Mais Deschamps, fort de la lecture de Rousseau, ne reprend pas les arguments du Contrat social, il les poursuit, tente à sa façon de les développer, sans pour autant repasser par chaque étape. Il considère presque, en quelque sorte, Rousseau comme acquis, quoi qu’il en établisse, par ailleurs, une critique assez forte5.

  • 6 Observations morales, dans O. P., t. I, p. 265.

15L’état social dans lequel nous nous trouvons, est, selon Deschamps, un état de désunion dans l’union, dans la mesure où la société crée des états différents dont certains peuvent être utiles, mais dont la plupart, inutiles en eux-mêmes, n’ont d’autre activité que celle qui vise à maintenir cette division dans l’unique but de se maintenir soi-même. Dans l’état de mœurs, où il ne peut exister qu’un seul et même état pour tous, l’idée même d’un roi et de la société structurée en royauté ne peut avoir de sens. « La division des hommes en différents états fait la faiblesse des hommes et la force des rois, elle fait de nous et de nos fortunes autant d’appuis à la domination contre nous, et c’est par elle que nous nous nécessitons mutuellement les uns et les autres à vivre sous l’esclavage et la tyrannie des lois6. » Certes, que les rois réduisent les hommes en esclavage et que leurs lois soient tyranniques, rien n’est très nouveau sous le soleil du siècle des Lumières. Précisément, il ne s’agit là, pour Deschamps, que de faits établis à partir desquels il va mettre en place sa pensée. Il s’agit de ses Observations morales qui, suivies des Observations métaphysiques, constituent le cœur problématique du système, du Vrai système.

  • 7 Observations morales, O. P., t. I, p. 266, note a.

16Ce qui apparaît, à l’évidence comme une marque d’originalité de Deschamps par rapport à son temps, c’est qu’à partir de ces observations il déduit que le meilleur moyen d’en venir à un état de mœurs où l’inégalité sera de fait supprimée, c’est de détruire d’un coup les lois divines et les lois humaines. Celles-ci, en effet, selon lui, sont intrinsèquement liées. « Les lois divines, dit-il, sont l’œuvre des hommes, comme les lois humaines, qui les demandaient nécessairement à leur appui7. »

  • 8 Éd. Bestermann, no D 16695, et : Dom Deschamps, Correspondance générale, Paris, Honoré Champion, 20 (...)

17Ainsi l’on comprend vite ce que peut signifier l’idée de révolution pour Deschamps. Il s’agit de passer à l’état de mœurs, cet état d’union totale, absolue, où la division en castes, en états, en clergés, en hiérarchies s’anéantira du même coup que toute idée de loi. Mais alors, pourquoi craindre une révolution à venir, une horrible révolution qui tendrait à renverser le pouvoir tyrannique des rois ? Bien des lecteurs contemporains de Deschamps ont retenu de lui cette peur d’une révolution à venir, et l’ont alors considéré comme un ennemi de la philosophie qui la préparait. Voltaire, par exemple, écrivait au marquis de Condorcet : « Un grand courtisan m’a envoyé une singulière réfutation du Système de la nature, dans laquelle il dit que la nouvelle philosophie amènera une révolution horrible, si on ne la prévient pas. Tous ces cris s’évanouiront et la philosophie restera. Au bout du compte, elle est la consolatrice de la vie, et son contraire en est le poison. Laissez faire, il est impossible d’empêcher de penser, et plus on pensera moins les hommes seront malheureux. Vous verrez de beaux jours, vous les ferez, cette idée égaie la fin des miens8. »

18Si Voltaire n’ignorait pas que le grand courtisan était Voyer d’Argenson, le fils de son camarade du lycée Louis-le-Grand, il ignorait, en revanche, que la singulière réfutation du Système de la nature était l’œuvre de Dom Deschamps. Mais il avait bien saisi que cette œuvre en soi était révolutionnaire, même si la révolution espérée n’était pas celle que Deschamps sentait bien, par la philosophie ambiante, s’approcher.

19Ce que Deschamps craint, au fond, c’est que sourdement la philosophie du temps ne finisse par alimenter les haines populaires et que le peuple ne se soulève sans même se rendre compte que c’est la philosophie des Lumières qui le mène. Il ne doute pas que cette révolution arrivera, et même prévoit-il qu’elle sera probablement régicide ; il accuse l’athéisme d’en être la principale source :

  • 9 La Voix de la raison contre la raison du temps, p. 56.

Je ne le prouverai que par la révolution prochaine dont tout esprit clairvoyant ne doute en aucune façon que nous ne soyons menacés aujourd’hui, tant dans la religion et les mœurs que dans le gouvernement. Cette révolution aura certainement sa source principale dans l’esprit philosophique actuel, sans que la multitude le soupçonne, et elle peut faire bien plus de mal et des bouleversements bien plus considérables qu’une révolution occasionnée par l’hérésie n’est capable d’en faire, à moins que l’athéisme, sous le masque de la religion, n’y joue sourdement le premier rôle, comme cela est arrivé plus d’une fois, et peut-être dans la catastrophe du régicide d’Angleterre, dont parle notre auteur et dont il charge uniquement le fanatisme9.

  • 10 La stratégie deschampsienne est un élément important pour la compréhension générale de son système. (...)

20Les craintes de Deschamps peuvent ainsi, au premier abord, paraître assez réactionnaires, comme on dirait aujourd’hui ; ses arguments semblent ceux d’un sinistre apologiste qui défend la religion et l’état de choses établi contre tout changement, contre tout progrès des lois, de la société et des mœurs, et surtout contre la philosophie. En effet, certains de ses arguments peuvent sembler proches de ceux des antiphilosophes, ou, au moins, apporter de l’eau à leur moulin. En réalité, ses craintes de voir la révolution des philosophes aboutir ne sont pas telles, et Deschamps ne paraît être un ennemi de la philosophie que par l’effet d’une stratégie savamment mise en place10. Elles prennent leur source dans le danger qui lui semble être sous-jacent à la philosophie athée de son temps. Celle-ci, selon lui, n’est pas encore totalement ni suffisamment athée.

  • 11 « Nos athées n’ont point, encore une fois, de morale conséquente de leur athéisme, et ils ne seraie (...)

21C’est qu’en fait ces philosophes se croient athées sans l’être réellement puisqu’ils le sont à l’égard du Dieu personnel représenté par la religion dominante, mais ils ne le sont pas dans le principe métaphysique qui le sous-tend. Si la révolution des philosophes aboutit, selon Deschamps, elle ne pourra, au mieux, que laïciser les principes de la religion ou, au pire, recréer une autre religion ; mais laïciser les principes de la religion ne supprime pas ces principes eux-mêmes. Or s’attaquer aux effets et pas aux causes ou aux principes équivaut à ne traiter que la moitié du problème. Tout, alors, sera à refaire. Le peuple n’en sera pas moins dupé par les puissants, le tyran changera de nom, de nombre et d’apparence, mais la tyrannie restera en place. Cette révolution-là, pour Deschamps, est à craindre, car elle détruit sans rien remplacer. Les athées ne vont pas assez loin, car ils n’ont pas saisi que les lois divines étant des constructions humaines, si on les détruit on ne détruit pas le principe qui les a fait naître : celui de la nécessité d’une loi comme garante de l’obligation morale. À sa manière Deschamps repose, une fois encore, le problème de l’athée vertueux11. L’ambition d’émancipation des Lumières, l’avènement conjoint de la vertu et du bonheur, n’est pas une révolution qui peut s’effectuer strictement sur le terrain politique du pouvoir dont les Philosophes n’ont à vrai dire que faire et qu’ils n’ont pas – du moins pas encore – l’ambition de prendre. Il faut répandre la vérité, écraser l’infâme et produire ainsi les effets bienfaisants dans l’ensemble du corps social.

22Pareille révolution n’est pas comprise par les Philosophes au sens traditionnel du mot, suggérant une action brusque et limitée dans le temps, une démolition de l’ordre. Il s’agit d’une montée par degré où, peu à peu, les Lumières remplaceront l’obscurité, l’ignorance cédera la place aux sciences, et le progrès fera face aux superstitions. Devant la perte de puissance de l’Église, les Philosophes proposent un autre dogme, remplaçant celui de la religion par une autre forme de religion. Peu à peu se laisse entrevoir cette conversion laïque.

23Deschamps démonte ce raisonnement intellectuel, montrant qu’il engendrera un autre fanatisme sous le couvert déontologique de la « tolérance ». Il montre l’effet pervers d’un tel terme. Tolérance n’est pas liberté.

  • 12 Cf. Diderot, Correspondance Diderot-Grimm, juin 1768 : « Cette lassitude générale du christianisme (...)

24Et Deschamps se montre plus inquiet qu’optimiste. Du moins, son optimisme ne va pas jusqu’à le porter à penser comme Diderot qu’une révolution telle que celle qui se prépare se fera sans heurt ni violence12. La plus grande menace, selon Deschamps, est que cette révolution ait lieu avant que les esprits n’y soient tous suffisamment préparés ; si elle n’avait lieu qu’avec l’assentiment de quelques-uns et dans un lieu déterminé, elle serait alors désastreuse, car elle ne pourrait pas être considérée comme la révolution provoquée par le dévoilement de la Vérité. Tout au plus serait-elle une révolution nationale, mais une nation seule ne peut faire advenir la Vérité, celle-ci est l’œuvre universelle et générale.

25Deschamps, lui, propose une heureuse révolution, celle qui détruit la loi, l’idée même de loi, et aussi bien la loi divine que la loi humaine, en son principe métaphysique même.

26La révolution de Deschamps est une révolution totale, elle est celle qui établit l’état de mœurs, qui remplace l’état des lois par l’état des mœurs.

27L’heureuse révolution deschampsienne est l’avènement de Tout sur Le Tout.

28L’essentiel problème de l’idée de révolution selon Deschamps est qu’elle ne peut avoir lieu qu’une seule fois. Elle est le bouleversement de l’ensemble des sociétés, elle doit avoir lieu immédiatement, et partout en même temps ; elle est la prise de conscience universelle de la vérité. De là la difficulté pour Deschamps d’exprimer ce que sera le monde après cette heureuse révolution. Ce qu’il en sait est limité à quelques indications : « Il n’y aura plus... »

29Il y a un mouvement dans la philosophie deschampsienne qui est absolument rupturaliste.

30Un problème reste entier ici, chez Deschamps, comme chez tous les rupturalistes et chez les prophètes de tous poils annonçant une quelconque apocalypse : comment le monde présent peut-il avoir un rapport, y compris un rapport de langage, avec ce monde qui sera entièrement autre ? Si tout y est autre, radicalement en rupture avec notre monde présent, alors on ne peut pas décrire ce monde à venir, on ne peut même pas savoir ce qu’il en est de la manière même dont il adviendra.

31Il faut bien que quelque chose soit commun entre les deux mondes pour qu’un homme du monde ancien réussisse à décrire le monde neuf. Comment expliquer la rupture avant qu’elle n’ait lieu si, après qu’elle a eu lieu, rien n’est plus jamais comme avant. Et comment alors convaincre de sa nécessité ? Est-ce que ce n’est pas, là, tout entier le problème de ce que l’on pourrait appeler la dialectique de la révolution ?

32Chez Deschamps, ce mouvement se comprend par l’effet de sa dialectique, mais cet effet dialectique est tel qu’après Hegel on a du mal à le saisir précisément comme dialectique. En effet, chez Deschamps, le mouvement dialectique produit un effet et n’est pas le sens rationnel d’un processus. Il n’y a pas de processus rationnel chez Dom Deschamps, mais une dialectique de [dans] l’immédiateté, une raison efficiente de manière immédiate. Il n’y a pas de pédagogie possible.

33Notre exposé reste encore sur ce point tout à fait problématique. En effet, ce concept deschampsien de révolution, qui ne peut être compris sans l’ensemble de la métaphysique du bénédictin, peut être conçu comme une révolution continuée. L’état de mœurs, en effet, n’est plus un processus social, il n’est plus dans l’ordre de l’histoire, il est un mouvement de révolution perpétuelle où l’homme s’est dégagé des lois divines, humaines, sociales, morales, économiques et même de tout langage – celui-ci étant devenu inutile, puisque l’homme vivra sous le régime de la vérité dévoilée. Les sciences, les arts, les techniques, les livres et même la philosophie n’auront plus aucune utilité.

34À cette idée de perfectionnement continu, Deschamps oppose celui d’une révolution perpétuelle. Le progrès, conçu par les Lumières, ne peut avoir de sens que dans une société de lois, une société réformatrice, et non dans une société révolutionnaire. En ce sens Deschamps se trouverait certainement plus proche de Rousseau qui avait saisi que la perfectibilité du genre humain n’allait pas nécessairement de pair avec son amélioration. Une société réformatrice est une société de la demi-mesure, symbolisée par ce qu’il appelle lui-même les demi-Lumières.

  • 13 Pierre Méthais, Deschamps. Métaphysique et Révolution, thèse de doctorat d’État, p. 487.

35Or, selon lui, c’est bien ainsi que les choses vont, et prédire la ruine du christianisme ne suffit pas encore à produire les effets de la Vérité. « En effet, la fin annoncée de la religion monothéiste devrait être celle de toutes les réalisations historiques quelle a structurées et qu’elle continue de soutenir dans la forme des États, les institutions, les codes, les représentations et disciplines collectives. Il faudrait donc s’attendre à un événement comparable à ce que fut la fin du paganisme avec la décadence de l’Empire romain. Dès lors, la disparition de l’humanité civilisée correspondrait effectivement à l’entrée dans l’état de mœurs13. » Aussi, face à cette révolution-là, celle que proposent et suggèrent les Lumières n’est qu’un simple détournement qui ne peut aboutir qu’à recycler le changement dans la répétition du même, à savoir l’état de lois. Si ce ne sont plus les mêmes, rien ne sera fondamentalement modifié, il y aura toujours des dominants et des dominés, des possédants et des possédés.

36C’est le cri de la vérité, la voix de la raison qui doit se faire entendre pour que l’heureuse révolution ait lieu. Mais la vraie révolution ne doit pas avoir d’instigateurs. Il y a chez Deschamps un refus total de toute pédagogie révolutionnaire. Si, au sein même de la révolution, un quelconque rapport de hiérarchie ou de pouvoir venait à se mettre en place, alors cette révolution serait désastreuse puisque, sous ses bons sentiments, elle ne ferait que déplacer les problèmes.

37Deschamps propose une révolution sans révolutionnaires !

38Malgré ses efforts répétés, la voix de la raison n’a pas été entendue, et une révolution eut bien lieu. Une révolution qui, pourtant, parmi ses plus farouches adeptes, comptait d’anciens disciples de Deschamps, comme Jean-Louis Carra, jacobin, membre de la section des Piques, qui déclarait en 1773 :

  • 14 J.-L. Carra, Système de la raison ou le prophète philosophe, Londres, 1773 (3e éd., Paris, 1791, p. (...)

Il n’y a point de milieu pour la raison, les lumières et le caractère d’un philosophe, d’un véritable honnête homme : ou il doit prendre absolument et ouvertement le parti de l’humanité opprimée et avilie, contre les tyrans et les scélérats, ou il n’est à coup sûr qu’un homme ordinaire, pusillanime spectateur des maux de ses semblables et enveloppé comme eux dans l’anathème que prononcera la postérité14.

39La postérité, toutefois, n’a pas jeté l’anathème sur Deschamps, elle ne s’y est tout simplement pas intéressée. Mais sa philosophie conserve bien, en elle-même, un aspect révolutionnaire. Yvon Belaval ne s’y était pas trompé, déclarant : « Exhumer Dom Deschamps, et le dix-huitième siècle change de face. » Ce changement de face, cette révolution du siècle des Lumières sera-t-elle l’une des révolutions dans l’histoire de la philosophie que le xxie siècle pourra voir advenir ?

Notes

2 Antiquaire écossais converti aux études philosophiques humanistes et venu sur le continent pour rencontrer des personnalités, il parcourait ainsi la France dont il maîtrisait parfaitement la langue. On trouve quelques éléments sur ce curieux personnage dans le Dictionary of National Biography.

3 Deschamps, Le Mot de l’énigme métaphysique et morale, dans Œuvres philosophiques, éd. B. Delhaume, Paris, Vrin, 1993, t. I, p. 243 (sauf indication contraire, nous nous référerons à cette édition désormais indiquée O. P. suivi du tome et de la page).

4 O. P., t. I, p. 83.

5 On lira, à cet égard la Critique du Contrat social, O. P., t. II, p. 599 et suiv. Mais les Tentatives et la correspondance entre Deschamps et Rousseau peuvent aussi être très utiles ici.

6 Observations morales, dans O. P., t. I, p. 265.

7 Observations morales, O. P., t. I, p. 266, note a.

8 Éd. Bestermann, no D 16695, et : Dom Deschamps, Correspondance générale, Paris, Honoré Champion, 2006, p. 439-440. Voir également : É. Puisais, « Voltaire et Dom Deschamps : une rencontre épistolaire improbable », Revue Voltaire no 8-2008, 41-47.

9 La Voix de la raison contre la raison du temps, p. 56.

10 La stratégie deschampsienne est un élément important pour la compréhension générale de son système. En particulier elle peut expliquer le peu d’intérêt que beaucoup de contemporains lui ont porté. Les deux opuscules publiés du vivant même de Deschamps, Les Lettres sur l’esprit du siècle et La Voix de la raison (respectivement 1769 et 1770), ont, de ce point de vue, manqué leur effet.

11 « Nos athées n’ont point, encore une fois, de morale conséquente de leur athéisme, et ils ne seraient au moral, s’ils étaient bien conséquents, que ce que les circonstances et leur avantage demanderaient qu’ils fussent. Je voudrais bien savoir ce qui pourrait empêcher un athée bien pauvre de s’arracher à sa pauvreté aux dépens de son prochain, s’il était bien sûr de le faire impunément ? C’est la justice éternelle et incréée qui est la nature, me répond notre auteur [d’Holbach], et j’en conclus en passant qu’il reconnaît par là un être universel moral, contre ses propres principes : car la justice est très certainement un être moral. C’est une bonne éducation, me répond-il encore, et la crainte, où un athée doit toujours être, d’être découvert. Je lui réplique à cela, bien honteux pour lui de ce second et ignoble motif, qui prouve contre lui, que ce qui empêcherait un athée de s’arracher à sa pauvreté ne serait donc pas une conséquence de son athéisme ; et je lui ajoute que dans le cas où une bonne éducation rendrait un athée strictement honnête homme, il en aurait, plus qu’il ne le penserait peut-être, de l’obligation à la religion : car elle entre toujours pour beaucoup dans une bonne éducation, et ne s’efface jamais totalement du cœur, quelque effort que l’on fasse pour l’en effacer. L’évidence même ne l’en effacerait pas entièrement : à plus forte raison un système sans principe, tel que celui de nos athées. Ces messieurs se croient sans religion, mais ils se trompent. Ils ne sont ni ne peuvent être assez convaincus pour cela. La vieillesse, et les approches de la mort, les dissuadent communément. » (La Voix de la raison contre la raison au temps et particulièrement contre celle de l’auteur du Système de la nature, p. 60-62.)

12 Cf. Diderot, Correspondance Diderot-Grimm, juin 1768 : « Cette lassitude générale du christianisme qui se manifeste de toutes parts, et particulièrement dans les États catholiques, cette inquiétude qui traverse sourdement les esprits et les porte à attaquer les abus religieux et politiques, est un phénomène caractéristique de notre siècle, comme l’esprit de réforme l’était au seizième, et présage une révolution imminente et inévitable. On peut bien dire que la France est le foyer de cette révolution, qui aura, sur les précédentes du moins, l’avantage de s’effectuer sans qu’il en coûte du sang. »

13 Pierre Méthais, Deschamps. Métaphysique et Révolution, thèse de doctorat d’État, p. 487.

14 J.-L. Carra, Système de la raison ou le prophète philosophe, Londres, 1773 (3e éd., Paris, 1791, p. ij).

© Éditions de la Sorbonne, 2009

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