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L’idée de révolution : quelle place lui faire au XXIe siècle ?

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Olivier Bloch

Première partie. Moments d’une histoire

Catastrophe et histoire : Boulanger et l’idée de révolution

Olivier Bloch

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  • 1 Sur Boulanger, voir au premier chef l’ouvrage de Paul Sadrin, Nicolas-Antoine Boulanger (1722-1759 (...)

1On peut trouver dans l’œuvre de Nicolas-Antoine Boulanger (1722-17591) un certain nombre de caractéristiques pertinentes à l’égard de l’histoire du terme et de l’idée de révolution, des métaphores et modèles qui entrent dans sa construction.

  • 2 Voir Paul Sadrin, op. cit., p. 16-42.
  • 3 Ainsi pour la Dissertation sur Élie et Enoch, dont la publication posthume est datée de 1764 (voir (...)
  • 4 Voir Paul Sadrin, op. cit., p. 205-221, et Pierre Boutin, « L’écriture d’une “science nouvelle” : (...)
  • 5 D’Holbach s’est au reste servi dans la même période du nom de Boulanger en guise de pseudonyme pou (...)
  • 6 Recherches sur l’origine du despotisme oriental- ouvrage posthume de Mr. B. I. D. P. E. C. [= Boul (...)
  • 7 L’Antiquité dévoilée par ses usages, ou Examen critique des principales Opinions, Cérémonies & Ins (...)

2On sait qu’en dehors de quelques articles de l’Encyclopédie2, les écrits de Boulanger n’ont de son vivant circulé qu’en manuscrits3, et n’ont, à l’exception d’Anecdotes de la nature restées inédites4, connu qu’une publication posthume par les soins de d’Holbach5 : c’est le cas de ses deux œuvres majeures, les Recherches sur l’origine du despotisme oriental, publiées en 17616, et de L’Antiquité dévoilée par ses usages en 17667.

3L’idée maîtresse de Boulanger, qui va à l’encontre du texte de la Genèse et du récit de la Création, est celle du « déluge » universel, considéré comme événement fondateur de toute histoire : cet événement cosmique constitue pour nous une origine radicale, en deçà de laquelle il ne nous est pas possible de remonter, et il s’agit d’un événement de caractère purement physique, sans causation ni signification divine et providentielle, quelle qu’elle soit, qui est attesté tant dans la nature que dans l’histoire.

  • 8 Cf. L’Antiquité dévoilée..., avant-propos, p. 9-10 de l’édition de 1766 : « L’œil du physicien a f (...)

4Du côté de la première, il s’agit des « monuments » naturels, vestiges que nous fournissent les sciences naissantes de la géologie et de la paléontologie : traces des inondations et sédimentations anciennes que constituent les couches superposées de terrains et de roches – et Boulanger parle ici en expert : devenu au début des années 1740 ingénieur dans des travaux de terrassement, avant donc la création en 1747 de l’École des ponts et chaussées, il sera intégré après coup en 1749, en qualité d’abord de sous-ingénieur, dans le corps qu’elle a à former, et travaillera entre autres à la construction de la route de Paris à Orléans, avec tout ce que cela comporte de mise en évidence concrète de ces juxtapositions. À côté de ou en même temps que ces « monuments » géologiques, traces ayant valeur de signe des anciens bouleversements de l’élément terrestre et des débordements de l’élément liquide, les « monuments » biologiques que constituent les fossiles qu’ils recèlent manifestent la trace laissée sur les êtres vivants par ces bouleversements passés8. Sur ces points, Boulanger écrit en lecteur et héritier de Benoît de Maillet – auteur d’un Telliamed qui est un des textes les plus notoires de la littérature philosophique clandestine de l’ère des Lumières – et de Buffon, et il ouvre les voies à Cuvier (Discours sur les révolutions de la surface du globe et sur les changements qu’elles ont produits dans le règne animal).

5Du côté de l’histoire, il s’agit de ces « monuments », historiques au sens strict, ou plus largement ethnographiques, que constituent les témoignages plus ou moins explicites laissés à tous les peuples de la terre, à toutes les cultures du monde, présents dans leurs religions et leurs mythologies comme dans leurs rites et leurs usages : tous mettent, à l’origine de l’histoire des « révolutions de la nature », des bouleversements se ramenant ou se rattachant en fin de compte à ce déluge universel dont témoignent la figure et les entrailles du globe.

6Deux traits méritent ici d’être signalés, dans leur connexion même.

  • 9 Édition de 1761, p. 29-38.

7D’abord, donc, que le déluge universel est dans le développement théorique de Boulanger immédiatement pluralisé sous la forme de ces révolutions de la nature dont on retrouve partout le souvenir et/ou la trace à travers les récits et fictions convergents des traditions les plus anciennes : c’est ce que manifestent le titre et le contenu de la section III des Recherches sur l’origine du despotisme oriental : « Les anciennes révolutions de la nature sont les sources innocentes de toutes les erreurs humaines9. »

  • 10 Titre de la section IV des Recherches..., op. cit., p. 39 et suiv.
  • 11 « Premiers effets des impressions des malheurs du Monde sur la Religion et sur les Gouvernements d (...)

8Ensuite, que ce qui est à l’origine de l’histoire, ce n’est pas à proprement parler le déluge en lui-même, mais – et ceci explique cela – les « Impressions que les malheurs du Monde ont dû faire sur les Hommes10 », les effets produits par ces malheurs et les retentissements de ces réactions humaines aux conséquences directes et indirectes du bouleversement originaire, sous la forme des traces laissées dans l’imaginaire de chaque civilisation par les catastrophes telles qu’inondations, effondrements, éruptions, torrents de boue et de lave, incendies..., engendrées à plus ou moins long terme par le déluge : souvenir des terreurs anciennes, inquiétude subsistante qui les répercute dans le présent, appréhension permanente qu’elles suscitent pour l’avenir (« dogme universel de l’attente de la fin du monde par le feu », qui est, d’après la section VI, p. 62, le premier des principes religieux), et comportements collectifs qui leur correspondent11.

9L’essentiel des développements ultérieurs des Recherches... est consacré à l’exposé des conséquences politiques de ces premières terreurs, de ces inquiétudes et de cette appréhension ; marquant les premières institutions religieuses (section VI) et les premières institutions civiles et politiques, elles conduisent d’abord les hommes à adopter partout le gouvernement théocratique (section VII et suivantes), producteur d’idolâtrie (section X), qui conduit lui-même au despotisme (section XII et suiv.), dont le caractère « oriental » affiché par le titre de l’ouvrage fait figure d’euphémisme commode – de même que les sections finales, où l’on entend montrer « comment le despotisme a pris fin en Europe » pour faire place aux « Républiques » (section XXI), puis aux Monarchies (section XXII et dernière), doivent jusqu’à un certain point être tenues pour une conclusion postiche : s’il est vrai que Boulanger a tout au long de l’ouvrage insisté d’une part sur les liens étroits que le christianisme entretient avec les anciennes idolâtries théocratiques, et d’autre part sur le rôle déterminant qu’il tient dans les sociétés présentes, il est douteux que l’on soit à ses yeux vraiment sorti du « despotisme »...

10Quant au second ouvrage, comme l’indique son titre, L’Antiquité dévoilée par ses usages, l’objet que s’y assigne Boulanger n’est pas tant de préciser ou développer la philosophie de l’histoire et la philosophie politique présentées dans les Recherches... que d’en asseoir les fondements par l’investigation et la mise en perspective des « monuments » culturels que nous désignerions aujourd’hui comme ethnologiques, et qui nous présentent les diverses figures du catastrophisme anthropologique : c’est cette perspective, plus proprement ethnographique, qui commande l’organisation des six livres dont se compose l’ouvrage, où le premier livre est consacré à l’« esprit commémoratif » des institutions des peuples anciens, le second à leur « esprit funèbre », le troisième à leur « esprit mystérieux », le quatrième à leur « esprit cyclique », le cinquième à leur « esprit liturgique », le sixième pouvant dès lors tracer ou retracer « le tableau des effets physiques et moraux du déluge ».

11On peut de ce résumé succinct tirer quelques enseignements pour notre objet, en bref y apercevoir l’articulation ou les articulations qui s’opèrent entre l’ancien et le nouveau dans l’idée de révolution.

12Ce qui, me semble-t-il, peut être mis au compte de la formation de l’idée moderne, c’est l’accent mis conjointement sur la continuité entre nature et histoire sous la figure de la discontinuité, ou, pour le dire autrement, sur une naturalisation de l’histoire marquée par un catastrophisme originel, d’où le lecteur, du moins, peut opérer le passage à un catastrophisme essentiel du devenir en général.

13Chez Boulanger lui-même, on reste dans l’ambiguïté.

  • 12 L’Antiquité dévoilée parle de « cyclisme apocalyptique », t. II, p. 388.
  • 13 Cf. ibid., p. 235 et suiv.
  • 14 Titre de la section VI des Recherches..., op. cit., p. 60-100.
  • 15 Ibid., p. 62.
  • 16 Cf. ibid., p. 88-89.

14Dans l’usage du terme « révolution », la connotation simple de changement brutal quel qu’il soit s’applique aux bouleversements de la nature qui sont à l’origine de l’histoire, tandis que la périodicité qui caractérise le souvenir et les effets mêmes des catastrophes archaïques dans les mythes, rites, et institutions humaines, cet « esprit cyclique » qui parcourt l’ensemble des cultures, marquées par la crainte et l’attente du retour du bouleversement12, reproduit une autre des connotations anciennes de l’idée de révolution, celle qui vaut pour les « révolutions astronomiques13 ». Les Recherches... avaient de leur côté donné pour premier des « Principes des premières institutions religieuses, et erreurs qui sont sorties de l’abus qu’on en a fait14 » le « dogme universel de l’attente de la fin du monde par le feu15 », dont dérive l’importance accordée aux « signes du Ciel16 ».

  • 17 Ibid., p. 91-92.
  • 18 Ibid., p. 382-383.

15Mais ce modèle est lui-même ambigu, puisque, poursuivait Boulanger : « Par là, l’imagination des hommes, toujours fixée sur les Astres, donna lieu à des révolutions civiles et religieuses sur la Terre, quand elle crut en avoir aperçu d’astronomiques dans le Ciel ; et l’imposture même en supposa dans le Ciel, quand il en arrivait de naturelles sur la Terre, ou lorsqu’elle voulait y en faire naître afin d’en profiter17 » : par cette suture, quelle qu’en soit la solidité en elle-même, se greffe sur le modèle astronomique qui fait revenir toute chose sur soi-même un modèle de tout autre portée, celui d’un passage d’un ordre à un autre, d’un enchaînement de processus sociopolitiques marqué par des discontinuités en quelque sorte orientées – à cet égard, le passage que l’on a vu du singulier du « déluge » au pluriel des « bouleversements de la nature » me paraît significatif, dans la reproduction même qu’en opère le processus historique. Quant à celui-ci, l’enchaînement qui conduit de la Théocratie au Despotisme est certes caractérisé comme une involution funeste, que la philosophie doit contribuer à surmonter – mais c’est aussi que cet enchaînement comporte en lui-même le mouvement qui tend à le renverser, s’il est vrai que, comme le dit Boulanger pour vanter les mérites de l’esprit national de l’Empire de la Chine, celui-ci lui a épargné « le sort commun à toute la Terre », à savoir « le vice commun et le germe fatal de ce Despotisme et de cette servitude, qui s’y sont nécessairement établis, et qui y ont souvent produit [...] les grandes révolutions18 »...

16Il faudrait poursuivre moins superficiellement que je n’ai pu le faire ici l’investigation de l’œuvre de Boulanger.

  • 19 L’Antiquité dévoilée, op. cit., t. II, p. 144.
  • 20 Op. cit., t. III, p. 319-320.

17Elle n’est certes pas révolutionnaire en elle-même : « Toute doctrine de renouvellement est [...] une doctrine de destruction », dit L’Antiquité dévoilée – qui poursuit : « Elle est d’autant plus dangereuse que l’esprit de l’homme lorsqu’il se frappe de l’attente d’une révolution imaginaire, en fait souvent naître de très réelles19 »... : à la manière de Rousseau, Boulanger voit dans l’histoire le caractère naturel de l’homme défiguré par « une multitude de révolutions morales et politiques20 » – et l’issue politique qu’il favorise n’est autre que la monarchie au sens de Montesquieu.

18Le bref aperçu proposé ici pourra peut-être justifier néanmoins le projet d’y voir une contribution importante à la constitution de l’idée moderne de révolution, s’il est vrai que, par le biais de l’enracinement du devenir historique dans celui de la nature, par l’élaboration d’une vision discontinuiste de l’un comme de l’autre, par la suggestion de leur irréversibilité, par celle des « grandes révolutions » comme effet du besoin de sortir d’un état insupportable, elle contribue à intégrer dans l’idée ces significations et implications nouvelles, appuyées sur le modèle historique des révolutions hollandaises et anglaises, qui font apparaître les révolutions en général comme les changements brusques dans l’histoire des sociétés et des États qui répondent à un besoin sociopolitique de résoudre les problèmes insolubles dans le cadre ancien.

Notes

1 Sur Boulanger, voir au premier chef l’ouvrage de Paul Sadrin, Nicolas-Antoine Boulanger (1722-1759) ou avant nous le déluge, Oxford, The Voltaire Foundation, 1986.

2 Voir Paul Sadrin, op. cit., p. 16-42.

3 Ainsi pour la Dissertation sur Élie et Enoch, dont la publication posthume est datée de 1764 (voir Paul Sadrin, op. cit., p. 107-130), et la Dissertation sur saint Pierre, publiée en 1767.

4 Voir Paul Sadrin, op. cit., p. 205-221, et Pierre Boutin, « L’écriture d’une “science nouvelle” : Les Anecdotes physiques de l’histoire de la nature de Nicolas-Antoine Boullanger (1722-1759) », La Lettre clandestine, no 11, 2002, p. 165-182 (les motifs allégués dans l’article pour adopter cette graphie du nom de l’auteur ne me paraissent pas suffisants pour abandonner la graphie traditionnelle, qui est celle des contemporains) ; Pierre Boutin a donné une édition de ce texte aux éditions H. Champion (Paris, 2006).

5 D’Holbach s’est au reste servi dans la même période du nom de Boulanger en guise de pseudonyme pour plusieurs de ses propres ouvrages.

6 Recherches sur l’origine du despotisme oriental- ouvrage posthume de Mr. B. I. D. P. E. C. [= Boulanger, ingénieur des Ponts et Chaussées], s.l. [probablement Genève], 1761 – édition reproduite en fac-similé par Paul Sadrin dans son édition critique (.Annales Littéraires de l’Université de Besançon, Paris, Les Belles Lettres, 1988) ; c’est à la pagination de l’édition originale que je renvoie dans la suite.

7 L’Antiquité dévoilée par ses usages, ou Examen critique des principales Opinions, Cérémonies & Institutions religieuses & politiques des differens Peuples de la Terre. Par feu M. Boulanger, 3 vol., in-12, Amsterdam, Marc Michel Rey, 1766 – édition reproduite en fac-similé par Paul Sadrin dans son édition (Annales Littéraires de l’Université de Besançon, Paris, Les Belles Lettres, 1978, 2 vol. : I. Texte, II. Notes) ; comme pour les Recherches..., je renverrai à la pagination de l’édition originale.

8 Cf. L’Antiquité dévoilée..., avant-propos, p. 9-10 de l’édition de 1766 : « L’œil du physicien a fait remarquer les monuments authentiques de ces anciennes révolutions ; il les a vus gravés partout en caractères ineffaçables ; s’il a fouillé la terre, il n’y a trouvé que des débris accumulés et déplacés ; il a trouvé des amas immenses de coquilles au sommet des montagnes aujourd’hui les plus éloignées de la mer ; il a trouvé des restes indubitables de poissons dans les profondeurs de la terre ; il y a trouvé pareillement des végétaux dont l’origine ne lui a point paru douteuse ; enfin il a trouvé dans les couches de la terre qu’il habite des ossements et des restes d’êtres animés qui ne vivent aujourd’hui qu’à sa surface ou dans les eaux. Ces faits ignorés du vulgaire, mais connus actuellement de tous ceux qui observent la nature, forcent le physicien de reconnaître que toute la surface de notre globe a changé ; qu’elle a eu d’autres mers, d’autres continents, une autre géographie, et que le terrain solide que nous occupons aujourd’hui a été autrefois le séjour de l’océan. »

9 Édition de 1761, p. 29-38.

10 Titre de la section IV des Recherches..., op. cit., p. 39 et suiv.

11 « Premiers effets des impressions des malheurs du Monde sur la Religion et sur les Gouvernements des hommes » – titre de la section V, p. 47 et suiv.

12 L’Antiquité dévoilée parle de « cyclisme apocalyptique », t. II, p. 388.

13 Cf. ibid., p. 235 et suiv.

14 Titre de la section VI des Recherches..., op. cit., p. 60-100.

15 Ibid., p. 62.

16 Cf. ibid., p. 88-89.

17 Ibid., p. 91-92.

18 Ibid., p. 382-383.

19 L’Antiquité dévoilée, op. cit., t. II, p. 144.

20 Op. cit., t. III, p. 319-320.

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