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L’idée de révolution : quelle place lui faire au XXIe siècle ?

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Olivier Bloch

Première partie. Moments d’une histoire

« Le triomphe de la raison s’approche »

L’Encyclopédie et les « révolutions de l’esprit humain »

Mariafranca Spallanzani

Texte intégral

La raison peut se comparer à une montre : on ne voit point marcher l’aiguille, elle marche cependant, et ce n’est qu’au bout de quelque temps qu’on s’aperçoit du chemin qu’elle a fait.
D’Alembert, Dialogue entre Descartes et Christine, reine de Suède, aux Champs-Elysées

1. RÉVOLUTION

  • 1 Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, par une société de Ge (...)

1Dans les pages de l’Encyclopédie, la grammaire de la révolution est plurielle et le terme de révolution polysémique. C’est ce qu’atteste l’article du tome XIII1 qui conduit le lecteur à travers un réseau de disciplines qui le renvoient aux champs de la politique et de l’histoire, de la géométrie et de l’astronomie, de l’histoire naturelle et de la physique, mais aussi, et pour finir, des arts mécaniques. Comme ailleurs, le labyrinthe des savoirs obéit à une structure solide qui les hiérarchise selon des embranchements signalés par le corps majeur ou mineur des caractères des titres et des sous-titres.

  • 2 Encyclopédie, art. Révolte, XIII, p. 237 : « L’auteur du Télémaque, liv. XIII, vous en dira les ca (...)

2À l’entrée politique, qui donne le cadre le plus général de la définition, de Jaucourt propose de définir le mot Révolution à partir de l’étymologie du mot latin revolvere, « rouler », comme « un changement considérable arrivé dans le gouvernement d’un État ». Il illustre cette définition par un renvoi aux Histoires des Révolutions de l’abbé Vertot. À l’entrée histoire, la révolution est présentée à travers un court récit qui renvoie à la Révolution anglaise de 1688 comme à un paradigme – « Les Anglais ont particulièrement consacré ce nom à celle de 1688, où le prince d’Orange Guillaume de Nassau monta sur le trône à la place de son beau-père Jacques Stuard ». L’encyclopédiste veut voir dans cette révolution une nécessité ou, du moins, la conséquence nécessaire de la mauvaise administration du roi Jacques, qui « la rendit praticable ». Elle est nettement distinguée de la révolte qui indique plutôt « le soulèvement du peuple contre le souverain ». À l’article révolte, de Jaucourt illustre cette définition par un passage de Fénelon très éloquent2.

3Enfin, à l’entrée de la géométrie et de l’astronomie, l’article Révolution , signé par d’Alembert qui traduit d’après Chambers, reprend le langage des sciences mathématiques : « révolution est aussi un terme de Géométrie », où elle est définie comme « le mouvement d’une figure plane qui tourne autour d’un axe immobile » ; et de l’astronomie où elle est définie comme « la période d’une planète [...], c’est-à-dire le chemin qu’elle fait depuis qu’elle part d’un point, jusqu’à ce qu’elle revienne au même point ».

4Le court article Révolutions de la terre, qui est ajouté in fine, inscrit la notion de révolution dans les autres champs de l’histoire naturelle, de la physique et de la minéralogie, et présente les révolutions comme les changements profonds et les altérations continuelles du globe à cause des différents éléments du feu, de l’air et de l’eau. Un renvoi aux articles terre, fossiles, Déluge, Tremblement de terre en soutient la théorie pour l’y diffracter.

  • 3 Encyclopédie, art. Révolution (Horlogerie), XIII, p. 239 : « La méthode que je viens de donner est (...)

5Pour finir, le long article de deux pages Révolution signé par Romilly pour l’horlogerie vient compléter l’intelligence du terme par un dernier renvoi aux arts mécaniques. Ici, la révolution est définie comme « l’action des roues [de l’horloge] les unes sur les autres, par les moyens des engrenages ». Une importante observation méthodologique offre une glose au système des solutions mathématiques proposées, en réaffirmant le rôle du génie et des « coups de force » dans les inventions techniques3.

2. RÉVOLUTION. LA POLITIQUE ET L’HISTOIRE. LA GÉOMÉTRIE ET L’ASTRONOMIE. L’HISTOIRE NATURELLE ET LA PHYSIQUE

6L’article Révolution n’est donc ni étonnant ni surprenant et qui voudrait trouver dans ces pages l’annonce de la Révolution française, ses signes avant-coureurs, ou quelque percée d’audace, serait bien déçu. Court autant que modeste, il témoigne plutôt de la technique consommée de ses auteurs, professionnels confirmés dans les différentes disciplines envisagées : le chevalier de Jaucourt pour l’histoire, d’Alembert pour la partie mathématique. On appréciera les renvois proposés dans l’entrée histoire de la terre et le formidable texte sur l’horlogerie de Romilly qui offre un véritable petit traité à cheval entre les sciences et les arts. Pourtant, malgré ses limites d’évidence et de concision, cet article est intéressant dans l’économie générale de l’ouvrage dont il illustre de façon exemplaire le croisement qui s’y opère entre l’ordre historique, l’ordre rationnel et l’ordre des arts. Il se révèle significatif pour l’épistémologie de l’Encyclopédie tout entière, dont il mobilise la réflexion sur le clivage des modèles impliqués.

7Il est vrai que la notion est délicate jusque dans ses amphibologies et ses applications : ne renvoie-t-elle pas aux deux branches de l’arbre encyclopédique, celle de l’histoire, œuvre de la mémoire, et celle de la philosophie, œuvre de la raison ? Or ces branches commandent des traitements conceptuels différents comme des régimes d’écriture opposés : des faits à recueillir par une narration ordonnée dans l’histoire, sensible à la richesse de l’empirique et du déterminé ; des concepts à lier par une méthode scientifique dans la philosophie, attentive plutôt au privilège du rationnel et de l’abstrait. Malgré son apparente médiocrité, l’article Révolution peut donc offrir quelques éléments pour réfléchir sur la tenue de l’« esprit systématique » qui anime l’Encyclopédie face aux écarts des disciplines et à la pluralité des éléments que l’arbre devrait unifier en un « système des connaissances humaines ».

  • 4 Il s’agit, en effet, d’une addition de d’Alembert au texte du Prospectus que Diderot avait rédigé (...)

8Le terme lui-même est d’ailleurs ondoyant et sa nature est si équivoque que Diderot aurait pu l’évoquer à l’article Encyclopédie pour en dénoncer le vague et l’obscurité : c’est à la fois un « terme vulgaire » qui, par son usage fréquent, ne demande aucun éclaircissement lexical, et un « terme scientifique », qui exige au contraire des définitions à la fois très poussées et très précises. Il s’agit donc d’un terme dont la définition requiert les secours de clarté que donne l’analyse des idées simples recommandée par Diderot et d’Alembert. Ainsi, les six définitions du terme révolution, qui en enregistrent les différents sens, en réfractent comme les différents usages dans des champs différents et commandent cette conjugaison d’analyse logique et d’analyse généalogique que d’Alembert avait évoquée dans un passage du Prospectus4. Car il s’agit bien de conjoindre plusieurs types de démarches : une définition lexicale comme déclaration du sens courant du terme ; un récit dans la branche issue de la mémoire susceptible d’accueillir les données temporelles de l’histoire et de renvoyer à la « définition de la chose » dans les modélisations rationnelles de la politique et de la physique ; une définition notionnelle dans les sciences mathématiques inscrites dans la branche de la raison, qui fait appel aux concepts simples et abstraits de mouvement, de temps et d’espace, selon les règles données par d’Alembert à l’article Définition  ; une définition opératoire enfin dans les arts mécaniques, qui conjugue le savoir des sciences et l’expérience pratique, selon l’idéal envisagé par Diderot à l’article Art .

  • 5 Encyclopédie, Discours Préliminaire, I, p. IX.
  • 6 L’expression est de M. Malherbe, « L’Encyclopédie : histoire, système et tableau », dans L’Encyclo (...)

9Parce qu’il croise plusieurs régions de la mappemonde encyclopédique, l’article Révolution ne. pose pas problème dans son texte, qui est assez plat, mais dans son statut conceptuel qui touche un des points les plus sensibles de l’architecture du savoir encyclopédique : le rapport entre les disciplines. Ainsi, même dans cette entrée sans grande envergure, l’Encyclopédie doit mobiliser un « art de raisonner », selon l’expression de d’Alembert5, qui commande à la fois de penser ensemble des éléments différents dans les différentes structures du système encyclopédique et de les distinguer malgré l’universalité de l’idiome que les séries des articles du Dictionnaire proposent par alphabet. Il s’agit bien d’un « art de penser juste » sommé à la fois de constituer et de démêler l’encyclopédie. La question est d’importance : comment lier dans l’unité lexicographique un concept et un fait ; ou, en d’autres termes, comment, dans l’arbre des connaissances, rapporter l’histoire à la raison6.

10L’enjeu de l’Encyclopédie est alors de penser selon une certaine composition rationnelle le concept de révolution, tout en acceptant le réseau des diverses références, et de le tenir dans un ordre systématique, tout en admettant la variété de ses usages. Il apparaît ainsi qu’au-delà des différences modales et des amphibologies constitutives du concept, ces classes de changements renvoient toutes à la notion d’un système de transformations radicales des conditions à la fois temporelles, spatiales et causales produites par l’ensemble des événements « révolutionnaires » : la scène de l’origine, la morphologie du changement et sa raison, la configuration du rapport entre le passé, le présent et le futur, ou entre les différentes parties de l’espace, la dialectique entre l’ancien et le nouveau, les alternances des structures de continuité et de discontinuité. Dans l’Encyclopédie, la notion de révolution, quelle que soit l’entrée sous laquelle l’enregistrent les pages du Dictionnaire, implique une réflexion sur les concepts de temps et d’espace et sur la notion de cause, tout comme elle réfléchit la frontière du possible et du nécessaire : du possible de la science, en ce qu’elle traduit le changement dans la norme nécessaire des lois naturelles ; du possible de l’histoire et de la politique, en ce qu’elle enregistre et démêle les conditions de légitimité de tout projet et de toute action humaine.

3. RÉVOLUTION. LA « RÉVOLUTION DE L’ESPRIT HUMAIN »

  • 7 Encyclopédie, Discours Préliminaire, I, p. XX.

11Il est cependant une autre signification de la notion de révolution qui, si elle ne fait l’objet d’une entrée spécifique du dictionnaire, n’en domine pas moins les pages de l’Encyclopédie : le syntagme de « révolution de l’esprit humain ». Il renvoie aux champs notionnels de l’histoire et de la philosophie, et à un autre lexique, celui de la raison. L’expression apparaît dès le Discours Préliminaire, lorsque d’Alembert, après le tableau de l’ordre généalogique ou métaphysique des connaissances humaines, propose les fragments d’un tableau de l’ordre historique « dans lequel nos connaissances se sont succédé ». On ne compte pas moins de huit occurrences dans le Discours Préliminaire : la première – « une de ces révolutions qui font prendre à la terre une face nouvelle » – est utilisée dans la partie consacrée à l’histoire de l’esprit humain pour désigner le passage graduel mais certain de la « barbarie » du Moyen Âge à la Renaissance en vertu de plusieurs causes qui produisirent une générale « régénération des idées » – « et la lumière renaît de toutes parts7. »

  • 8 « Ces révolutions de l’esprit humain, ces espèces de secousses, qu’il reçoit de temps en temps de (...)

12Le Discours Préliminaire constitue alors un document fondamental pour l’exégèse de la notion de révolution. Dans la partie qui dessine l’histoire de cette révolution ou, plutôt, des révolutions de l’esprit humain à partir de la Renaissance, le Discours se fait plus précis. Le pluriel des révolutions s’impose et renvoie à l’émergence d’un pluriel des temps de l’esprit. La même expression reviendra à l’article Eléments de sciences. Elle s’y écrit encore au pluriel, et toujours sous la plume de d’Alembert, qui tente de formaliser un système de régularités historiques qui pourrait régir les cadences apparemment contingentes des révolutions. Cette théorie renvoie à l’Essai sur les éléments de sciences et aux Eclaircissements rédigés pour Frédéric IL D’Alembert y propose une définition par analogie8 et formalise une loi de périodicité conçue moins comme répétition que comme l’itération d’un paradigme. Une autre occurrence du syntagme « révolution de l’esprit humain » se trouve à l’article Philosophie Éclectique rédigé par Diderot. Diderot y déploie le lexique du changement par la diffraction de l’idée : fermentation, révolte, révolution. On retrouve enfin le terme dans la lettre de d’Alembert à Frédéric II du 30 novembre 1770, où le philosophe-géomètre mesure avec résignation la distance, presque infinie, qui sépare encore son époque de l’« heureuse révolution des esprits » que la vérité inculquée au peuple par les intellectuels pourrait produire. Cette révolution est nécessaire, mais son avènement est éloigné dans le temps. Le texte, avec son subjonctif imparfait, dit toute la difficulté d’une telle révolution et révèle toutes les antinomies théoriques de la pensée de l’encyclopédiste. Seule une philosophie de l’action éclairée pourrait les résoudre.

  • 9 D’Alembert, Essai sur les Éléments de Philosophie, § IX. Éclaircissement sur ce qui est dit des di (...)
  • 10 Voir : P. Casini, « D’Alembert : l’economia dei principi e la “metafisica delle scienze” », dans R (...)

13Une considération s’impose. Elle concerne l’usage métaphorique et figuré du mot révolution dans un tel contexte. D’Alembert a réfléchi dans son IXe Eclaircissement sur la richesse des nuances et des acceptions d’un même terme9 : il la reconnaît, mais il finit par la réduire grâce aux règles d’une sobre analyse du « sens propre primitif » des mots. Cette réduction conduit à une métaphysique de la langue entendue comme science de ses principes, et comme « généalogie des idées10 » D’Alembert ne se contente pas de l’appeler de ses vœux : il la propose, et il l’autorise. Ainsi, le « sens propre primitif » du mot révolution sera au premier plan pour ce qui est des modèles évoqués et de tout l’apparat conceptuel qu’ils exigent. Mais d’Alembert n’ignorera pas les nuances et les acceptions du sens figuré. Et c’est à ce titre que la translation sémantique du terme révolution des sciences de la nature aux sciences de l’homme fera problème.

  • 11 Je dois cette tabulation à mon amie Martine Groult, spécialiste de l’Encyclopédie et de d’Alembert (...)

14C’est pourquoi il faut commencer par prêter attention au lexique modulé de la révolution11 : renaissance (6 occurrences), rétablissement (1 occurrence), révolte (2 occurrences), régénération (1 occurrence), fermentation (1 occurrence), et souligner que le mot évolution n’existe pas. Après ce repérage, on peut se demander quel est le statut philosophique de la temporalité humaine dans cette chaîne et comment penser le rapport entre l’histoire syncopée de l’esprit humain dans sa recherche désordonnée, ondoyante et contingente de la vérité d’une part et son développement dans l’ordre victorieux, linéaire et nécessaire de la vérité d’autre part. La transition de la constatation des faits historiques à la donation des valeurs est le sens de ce défi.

4. « HISTOIRE DE L’ESPRIT HUMAIN », « GÉNÉALOGIE DES CONNAISSANCES »

  • 12 Encyclopédie, art. Éléments des Sciences, V, p. 496.
  • 13 D’Alembert, Réflexions sur l’histoire, dans Œuvres complètes, III, p. 73.
  • 14 « La raison a cheminé comme l’aiguille d’une montre ; sans avoir fait de grands pas, elle a toujou (...)
  • 15 J. Dagen, L’Histoire de l’esprit humain dans la pensée française de Fontenelle à Condorcet, Paris, (...)

15Dans l’Encyclopédie, l’aventure de l’esprit humain, dans cette solidarité avec la philosophie que scelle l’unité de l’esprit qui fonde l’unité du savoir, doit être soustraite à l’éphémère et à la culture du fragment pour révéler un sens philosophique dans le « désordre » du temps. Aux yeux de la raison, la mère des sciences, l’histoire de l’esprit humain ne consiste pas en une simple revue d’opinions et de disputes que marquerait le hasard, mais elle se configure comme une sorte de recueil philosophique d’expériences intellectuelles et morales faites sur le genre humain12. Ainsi conçue, une « histoire approfondie et raisonnée » des efforts de l’esprit humain dans la recherche de la vérité ne néglige pas les « traces bien plus marquées du soin qu’on a mis de tout temps à l’étouffer13 » Sensible aux progrès de la raison, mais attentive aussi aux délais de son chemin14 et aux temps pénibles de son attente, l’histoire philosophique en signalera ainsi les vides, les lacunes, les absences, les défauts. Si la volonté de d’Alembert est de ne pas dissocier l’esprit de l’histoire, sa crainte de les identifier au point d’annuler leurs différences n’est pas moins vive15.

  • 16 Encyclopédie, art. Encyclopédie, V, p. 616.

16Cet ensemble qu’illumine le clair-obscur des faits et des raisons peut être lu, enfin, comme l’histoire syncopée, variée, fragmentaire, lacunaire, brisée, interrompue, et défaillante bien sûr, mais néanmoins avérée et acquise de la raison du « siècle de la philosophie ». Une telle histoire s’offre enfin comme le témoignage conscient et la reconstruction passionnée d’un certain achèvement de la raison dans son progrès pénible, tortueux et accidenté vers la vérité. Une histoire pour les temps présents, ou plutôt un monument à la veille d’une catastrophe, et dont on peut espérer qu’il soit assez solide pour lui survivre16.

  • 17 M. Malherbe, Encyclopédie et histoire, op. cit.

17D’Alembert oppose cette notion philosophique de l’histoire aux ouvrages d érudition des siècles passés, incapables de reconstituer l’ensemble du tableau, mais aussi à l’injuste mépris de la philosophie des idées tel que Malebranche l’avait théorisé. Mais il y a plus : c’est la légitimité d’une « histoire générale raisonnée » qui le conduit à esquisser dans le Discours Préliminaire une histoire de l’esprit humain entendue comme ce tableau de ses progrès capable de conjuguer raison et circonstance selon l’impératif d’une philosophie désireuse de « développer dans leurs principes les causes » des événements. Les principes ne sont alors que des « faits simples, bien vus et bien avoués », féconds en conséquences ; le progrès est la modalité selon laquelle la temporalité s’inscrit dans la généalogie, le contingent dans une relation de cause et d’effet, le fait dans la vérité, et l’événement dans la vertu et le bonheur des hommes. Mais il faut prendre garde aux conséquences d une telle conception : la généalogie est incomplétude, la cause est un rapport délicat et assez instable qui unifie les domaines mais en les limitant, la vérité est une chaîne interrompue, le progrès est plutôt une accélération17, et tout bonheur conquis est un bonheur instable ou, comme le dira Rousseau dans un autre contexte, un frêle bonheur. « Le doute est souvent le seul parti raisonnable. »

  • 18 J. Dagen, « D’Alembert : la connaissance “par défaut” », conférence donnée à la SSSV (Université d (...)

18Enfin, c’est cette théorie d’une liaison profonde, tout à la fois conceptuelle et historique, entre l’esprit philosophique et l’esprit humain qui permet à d’Alembert de poser la question décisive de la liberté philosophique et de la proposer comme le grand ressort de l’histoire éclairée de la raison : « Car il n’y a que la liberté d’agir et de penser qui soit capable de produire de grandes choses, et elle n’a besoin que de lumières pour se préserver des excès. » Ainsi, c’est encore cette solidarité de la raison, de la nature et de l’histoire, tout comme la conscience vive des défauts et des vides de leur articulation qui inspirent une théorie du génie créateur entendu comme acteur du progrès de la raison et imposent donc au philosophe de réfléchir sur son rôle dans la société. C’est aussi ce rationalisme « par défaut18 » qui lui permet enfin d’esquisser un système de mesures qui ordonne le temps selon des scansions qui ne suivent pas la régularité anonyme des annales, mais qui déplacent le curseur des siècles selon des instants critiques et permettent de les réorganiser autour des attentes, des renversements, des effervescences, et de les coaguler autour des absences, des vides, des lacunes, pour les disposer selon l’alternance des périodes de ténèbres et des époques de lumière, selon l’alternance nécessaire des aurores plus ou moins longues et des crépuscules plus ou moins lents.

  • 19 « L’homme qui médite, dit J.-J. Rousseau, est un animal dépravé ; je ne sais s’il a raison, mais i (...)

19Pourtant, comme la nuit amène le jour, et l’ombre exige l’éclairage, c’est la dialectique des lumières et des ténèbres qui rend possible le mouvement de l’entendement, qui encourage l’effort de la raison et qui s’ouvre aux découvertes de l’invention. C’est elle aussi qui rend possible le progrès entendu comme transformation transitive vers la vérité et le bonheur. Le syntagme est explicite qui évoque le « progrès des lumières ». C’était là une réponse de l’académicien aux détracteurs de la philosophie : n’en était-ce pas une aussi du philosophe à Rousseau19 ?

5. « LES RÉVOLUTIONS DE L’ESPRIT HUMAIN »

  • 20 « Ainsi le temps n’est rien de réel dans les choses, mais c’est un simple mode ou rapport extérieu (...)

20La théorie des révolutions de l’esprit humain s’impose alors comme une théorie du temps scandé par les différentes configurations du savoir de l’homme. Révolutions de l’esprit humain ? C’est l’origine chronologique d’une transformation radicale d’un univers conceptuel donné et la révolution impose ainsi une périodisation du temps de l’esprit20. Révolutions de l’esprit humain ? C’est l’explication causale des renversements conceptuels d’un modèle intellectuel établi ; et la révolution dessine alors une morphologie et une épistémologie alternatives de la science. Révolutions de l’esprit humain ? C’est enfin l’instauration d’un système alternatif de valeurs et le geste de critique d’une tradition, qui change profondément le rapport entre autorité et vérité, et inaugure un procès historique et philosophique de longue durée. La révolution produit alors un nouveau schéma de la transmission du savoir pour inaugurer un style différent de la circulation de la parole.

21Mais la théorie des révolutions est inscrite aussi dans le progrès de l’esprit, dont elle marque les discontinuités et l’émergence du nouveau non seulement comme un fait mais aussi comme une valeur acquise par l’humanité pensante dans l’alternance de lumière et de ténèbres. C’est alors que les « erreurs » elles-mêmes peuvent se métamorphoser en propédeutique et en pédagogie de la vérité. Ainsi, les révolutions de l’esprit humain ne sont jamais des fractures abruptes mais plutôt des décalages lents et des déplacements. Elles ne consistent pas à rejeter des pans du savoir, mais à en assurer la réorganisation et la légitimation dans une nouvelle configuration du savoir qui s’affirme lentement, s’impose avec peine, se normalise et se propage, s’use et se consume pour s’épuiser enfin. Leurs causes ne sont jamais des faits historiques singuliers ni des gestes violents ; elles ne relèvent jamais de décisions tout à fait volontaires, mais correspondent plutôt à un ensemble de situations historiques déterminées qui mobilisent l’idée sur l’histoire jusqu’à transformer radicalement tous les systèmes des connaissances et en remodeler les valeurs.

22Déclarée dans un champ déterminé, la révolution de l’esprit humain se propage dans tout l’univers du savoir dans le temps long du « chemin tortueux » de la raison. Ses conquêtes sont définitives mais partielles et ne se stabilisent jamais : il n’y a pas de plan universel de l’histoire universelle. Chaque révolution ouvre en effet sur une nouvelle révolution qui, dans l’insistance de la morphologie, ne sera toutefois ni la répétition du vieux ni la restauration de l’ancien, mais plutôt le résultat d’une nouvelle configuration plus riche et plus rationnelle du savoir et de ses normes fondamentales. La nouveauté de la révolution est une valeur qui s’ajoute et se dilate : des ténèbres plus ou moins épaisses du passé, une lumière nouvelle se répand progressivement sur de nouveaux paysages, toujours plus vastes et plus éclairés.

  • 21 Lettre de d’Alembert à Frédéric II du 30 novembre 1770, Œuvres complètes, V, p. 305 : « Le peuple (...)

23Tout cela tient évidemment du tableau, mais la révolution définit aussi une période : par leur force, les idées nouvelles conçues par les génies créateurs investissent en fait plusieurs champs de l’expérience et parviennent jusqu’à la société tout entière à travers la création d’une nouvelle conscience critique, restreinte d’abord à un petit nombre d’intellectuels de la seconde génération qui assument les risques et les responsabilités des lumières. Il y va d’une responsabilité multiple : responsabilité philosophique de la recherche de la vérité, responsabilité pédagogique de sa diffusion prudente et graduelle mais déterminée et courageuse qui doit aboutir à la création d’une opinion publique de plus en plus éclairée – les encyclopédistes n’assument-ils pas ces responsabilités ? Ainsi, par la philosophie et par l’Encyclopédie, l’« animal imbécile21 » qu’est le peuple (cette image platonicienne revient souvent dans les pages de Diderot et d’Alembert) devient un public éclairé, et la révolution de l’esprit humain devient la révolution des esprits des hommes.

24Fondées à la fois sur les lumières comme vérité et sur la liberté comme possibilité, les révolutions de l’esprit humain se dessinent alors selon l’échelle du progrès des connaissances, prenant les formes variées de la Renaissance, de la Réforme, de la révolte, de la fermentation. Les antithèses de la lumière et des ténèbres ou de la lumière contre la barbarie ne valent que pour la première révolution, mère de toutes les autres qui se produiront dans un chemin de plus en plus éclairé par les demi-lumières des révolutions précédentes. La lumière a relui pour la première fois à la moitié du xve siècle, irradiant de son éclat les ténèbres les plus profondes du Moyen Âge. Si cette première révolution a instauré le paradigme de toute révolution ultérieure sous le signe de la lumière, elle présente aussi les éléments exceptionnels de la scène de l’origine qui détermine les révolutions à venir – sans être à son tour scandée par aucune et offrant de la sorte un commencement absolu de l’histoire philosophique de la raison.

  • 22 Encyclopédie, Discours Préliminaire, I, p. XIV.

25« L’histoire philosophique des progrès de l’esprit humain » commença « à partir de la renaissance des lettres », à la moitié du xve siècle, dès qu’une révolution générale « fit prendre à la terre une face nouvelle22 ». D’Alembert raconte cette révolution dans le Discours Préliminaire au long de belles pages, passionnées mais sans excès, sans emphase mais sans humiliation. Il en résulte moins un récit qu’un tableau qui témoigne des progrès de l’humanité pensante vers la vérité et le bonheur : un tableau au clair-obscur qui suit des ombres, qui accepte les vides, qui exhibe des retournements et des renversements, qui ne cache pas les discontinuités, mais qui présente toutefois une réelle direction de progrès comme une configuration de la culture européenne en marche vers la vérité. Le progrès s’écrit comme cette modalité du temps des hommes à travers laquelle l’histoire se modèle et se structure selon la généalogie spéculative des sciences.

  • 23 Encyclopédie, art. Expérimental, VI, p. 299.
  • 24 Encyclopédie, Discours Préliminaire, I, p. XIV.

26Les conséquences d’une telle définition sont importantes. Ce tableau, par exemple, devra négliger les Anciens, observateurs attentifs de la nature plutôt que philosophes pénétrants23 ; il devra ignorer le Moyen Âge comme une époque de barbarie, et ouvrir la scène primaire de l’esprit par la Renaissance. Ce fut la chute de l’Empire d’Orient, avec toutes ses richesses de textes et de doctrines débarquant en Europe, ce furent l’invention de l’imprimerie et la protection des Médicis et de François Ier qui allumèrent les premières étincelles qui « raniment les esprits, et la lumière renaît de toutes parts24 » Ainsi, des faits historiques déterminés (un événement politique et militaire cause d’effets inattendus, une invention technique aux implications généreuses et prodigieuses et à la diffusion extraordinaire, mais aussi la politique culturelle des mécènes éclairés) ont ouvert la voie au procès de la modernité entendu comme mondanisation et comme sécularisation de l’esprit.

27La première révolution de l’esprit humain se configura donc comme une renaissance, comme le retour de l’ancien qui provoqua l’irruption d’une question nouvelle : la Renaissance des belles lettres à partir des ouvrages des Anciens après « des siècles d’ignorance ». Ce fut d’abord une admiration vive et impatiente qui ne fit naître que de simples imitateurs, et puis une admiration plus juste qui produisit des gens de lettres et des artistes. La deuxième révolution fut une réforme, un événement particulier qui devint avènement d’une portée générale : la Réforme protestante, avec toute l’effervescence des discussions théologiques, qui multiplia « les connaissances en tous genres » ; et la lumière, née du sein de l’erreur et du trouble, « s’est répandue » dans tous les champs.

  • 25 Bacon, « le plus grand, le plus universel, & le plus éloquent de tous les Philosophes », « homme d (...)

28Et puis, ce fut la révolution de la philosophie : laborieuse, contrastée, mais assurée. C’est dans un état de guerre à la philosophie que d’Alembert retrouve en fait « les premiers philosophes dignes de ce nom et c’est là qu’il place les origines de la vraie philosophie, dans les ouvrages de quelques grands hommes, qui [...] préparaient de loin dans l’ombre & le silence la lumière dont le monde devait être éclairé ». La révolution de la philosophie est lente et s’accomplit en trois étapes qui sont autant de noms propres : Bacon, Descartes et le couple Newton-Locke. Bacon en est l’ancêtre : cet homme de génie l’a préparée, avec sa philosophie expérimentale25 ; pourtant ce philosophe était trop timide pour la réaliser. Il fallut que Descartes vînt, ce génie créateur, protagoniste et acteur en première personne de la révolution de la philosophie et dont Newton et Locke furent les héritiers.

  • 26 C’est Descartes qui devait assurer la révolution : esprit hardi qui avait « tout ce qu’il fallait (...)

29La révolution de la philosophie fut donc la révolution de Descartes26. C’est ainsi que d’Alembert évoque la geste cartésienne selon le modèle d’une révolte, d’un geste de liberté et d’un programme militant de vérité. Et c’est ainsi que la philosophie peut inspirer l’exercice de la raison éclairée et de l’action éclairée.

  • 27 Encyclopédie, Discours Préliminaire, I, p. XXVI.

Descartes a osé montrer aux bons esprits à secouer le joug de la scolastique, de l’opinion, de l’autorité, en un mot des préjugés et de la barbarie ; et par cette révolte dont nous recueillons aujourd’hui les fruits, il a rendu à la philosophie un service plus essentiel peut-être que tous ceux qu’elle doit à ses illustres successeurs. On peut le regarder comme un chef de conjurés, qui a eu le courage de s’élever le premier contre une puissance despotique et arbitraire, et qui en préparant une révolution éclatante, a jeté les fondements d’un gouvernement plus juste et plus heureux qu’il n’a pu voir établi. S’il a fini par croire tout expliquer, il a du moins commencé par douter de tout ; et les armes dont nous nous servons pour le combattre ne lui en appartiennent pas moins, parce que nous les tournons contre lui27.

  • 28 Dans le Discours Préliminaire, les événements de la vie de Descartes aussi bien que les principes (...)
  • 29 Après Bacon, après Descartes, c’est avec Newton évidemment, qui « parut enfin, et donna à la philo (...)
  • 30 La refonte de la métaphysique est moins due à Newton qu’à Locke : « Pour connaître notre âme, ses (...)

30La figure de Descartes est une figure philosophique28 : sa vie est une aventure de la pensée, sa philosophie est philosophie de liberté qui se place tout naturellement dans la généalogie des révolutions de l’esprit en marche vers la vérité. Newton29 et Locke30 eux-mêmes, créateurs d’une physique et d’une métaphysique nouvelles, plus justes et plus raisonnables, peuvent être inscrits dans le sillage de la philosophie cartésienne. Il leur revient d’avoir accompli la révolution cartésienne et c’est pourquoi leurs éloges doivent prolonger celui de Descartes. De cette manière, l’histoire de la raison découvre des continuités historiques secrètes.

  • 31 Dans les pages qui suivent, toutefois, d’Alembert évoque aussi les noms de « plusieurs autres phil (...)

31Comme les doctrines de Locke sont celles-là même que d’Alembert avait exposées dès le début de son Discours en suivant cet ordre métaphysique des connaissances humaines, dont il se sentait d’une certaine façon l’héritier et dont il s’était fait le théoricien dans l’Encyclopédie, le cercle de la raison et de l’histoire se soude ici, et l’histoire des révolutions de l’esprit humain peut se terminer dans ces pages du Discours Préliminaire : au point exact où la généalogie des connaissances humaines avait trouvé sa formulation. Avec la métaphysique « sage et modeste » de Locke et le triomphe de la philosophie elle-même, la métaphysique raisonnable issue de l’histoire s’avère dans la « métaphysique fine & déliée » issue de la raison. C’est donc logiquement par Locke que d’Alembert va conclure son histoire des « principaux génies que l’esprit humain doit regarder comme ses maîtres, & à qui la Grèce eût élevé des statues, quand même elle eût été obligée pour leur faire place, d’abattre celles de quelques conquérants31 ».

32C’est donc par le couple formé par Newton et Locke qu’il voit s’inaugurer le siècle de la philosophie. La révolution du siècle de la philosophie, inspirée par les grands génies du passé, est vécue comme un éclat de lumière par ceux-là mêmes qui en sont les protagonistes et les responsables.

  • 32 D’Alembert, Essai sur les Éléments de Philosophie, dans Œuvres complètes, I, P·I p. 122.

L’invention et l’usage d’une nouvelle méthode de philosopher, l’espèce d’enthousiasme qui accompagne les découvertes, une certaine élévation d’idées que produit en nous le spectacle de l’univers ; toutes ces causes ont dû exciter dans les esprits une fermentation vive ; cette fermentation agissant en tous sens par sa nature32.

  • 33 « Ainsi depuis les principes des sciences profanes jusqu’aux fondements de la révélation, depuis l (...)

33Pensée comme une fermentation de la raison à partir du modèle biologique des sciences naturelles, cette révolution n’est pas un geste spectaculaire, elle ne se réalise pas par la réactivation d’un paradigme ancien, mais elle est plutôt un procès complexe de l’activité de la pensée qui libère de l’énergie selon une chaîne de réactions de plus en plus amples : la relance vaste et continuelle de l’idée sur l’histoire et la société. L’état des connaissances attesté par l’Encyclopédie témoigne des progrès de la raison dans tous les champs, dès que la critique les a investis, parfois avec violence, « comme un fleuve qui a brisé ses digues ». Quand la fermentation se fait inondation33, le paradigme épidémiologique se change en modèle fluvial.

34Après une longue nuit et une longue aurore, « le jour est enfin venu pour nous ». Et d’Alembert se réjouissait de cet éclairage, que son scepticisme lui offrait sous le signe de la précarité comme un instant heureux mais fragile dans l’histoire des peuples, comme un moment ravissant mais délicat dans l’histoire de l’esprit, en équilibre entre la fierté des connaissances et la conscience des lacunes.

  • 34 D’Alembert, Essai sur la société des Gens de lettres et des Grands, dans Œuvres complètes, IV, p.  (...)

Ce génie philosophique répandu dans tous les livres est l’instant de la plus grande lumière d’un peuple ; c’est alors que le corps de la nation commence à avoir de l’esprit, ou plutôt, ce qui revient au même, de s’apercevoir qu’il en manque après deux siècles de peines prises pour lui en donner34.

35D’Alembert l’écrivait dans l’Essai sur la société des Gens de lettres et des Grands de 1753, dans les années les plus intenses de la lutte philosophique, alors qu’une nouvelle conscience du rôle du « philosophe » lui confiait la responsabilité des lumières dans une société sombre et opaque, lui attribuant les droits de la liberté et de l’indépendance, mais lui assignant aussi les devoirs de la diffusion courageuse et périlleuse de la vérité et de la défense infatigable de la raison : la vérité n’est pas un don, elle est une conquête et elle commande l’éducation des hommes.

  • 35 « La raison donne au génie qui crée une liberté tout entière » (Réflexions sur la poésie, dans Œuv (...)

36Ainsi, bien avant Thomas Kuhn, d’Alembert pense la reconstruction du progrès du savoir à travers les révolutions de l’esprit humain. Dans cette « histoire philosophique des progrès de l’esprit humain à partir de la renaissance des lettres », tout compte : le choix chronologique adopté par d’Alembert à partir de la Renaissance ; la régularité et les répétitions qu’il envisage dans la morphologie des révolutions ; l’attention qu’il porte « aux grands hommes dont les ouvrages ont tant contribué à répandre les lumières parmi les autres » ; sa théorie du génie qui conjugue raison et liberté35 ainsi que l’intérêt qu’il prête à son rôle philosophique plutôt qu’à sa biographie, c’est-à-dire à la révolution dont chacun aurait été l’auteur. Ne comptent pas moins les contiguïtés qu’il instaure entre les savants et les philosophes, la science et la philosophie, et les distinctions entre les esprits créateurs, comme Descartes, Leibniz, Newton et Locke, et les esprits excellents, comme Bayle ou Gassendi, qui contribuent à étendre les révolutions des premiers dans une société d’abord hostile puis progressivement éclairée, jusqu’au vieillissement du paradigme qui exigera à son tour une nouvelle révolution porteuse d’un paradigme alternatif ; la dénonciation de l’inertie de la société et des continuités sourdes des « vieilles opinions », et la légitimation des demi-lumières et même des erreurs comme thérapie et comme propédeutique philosophique ; enfin, les stratégies variées de diffusion de la vérité et le poids qu’il accorde au public et aux compagnies savantes, destinées à maintenir le goût des sciences et des lettres ; les avantages du progrès des connaissances humaines pour les États, avantages dont l’Angleterre est le témoin ; mais, en même temps, la conscience des dangers de la solitude, de la persécution, de l’exil, des horreurs de la prison qui attendent les philosophes qui savent penser « au-delà de leur siècle » ; enfin, les généalogies philosophiques qu’il trace et les jugements sévères qu’il prononce contre le culte de l’antiquité ou la condamnation des abus du despotisme théologique.

6. « LES RÉVOLUTIONS RÉGLÉES »

37Mais toute révolution historique comprend sa part d’ombre : « Une nouvelle lumière sur quelques objets, une nouvelle obscurité sur plusieurs a été le fruit de cette effervescence générale, comme l’effet du flux et reflux de l’océan est d’apporter sur le rivage quelques matières, et d’en éloigner d’autres. » Ainsi, d’Alembert n’exclut pas que la lumière du siècle de la philosophie puisse ramener l’ombre de l’ignorance comme effet possible de la corruption du goût.

  • 36 D’Alembert, Éloge de Terrasson, dans Œuvres complètes, III, p. 372.

38Le jugement de d’Alembert sur son époque est sévère : ayant abandonné « le vrai et le simple », le goût de l’époque s’épuise dans la froideur du théâtre et de la littérature et dans l’étrangeté du langage. Sa dégradation « dans les ouvrages modernes [...] semble nous annoncer la décadence prochaine des lettres : car le faux bel esprit tient de plus près qu’on ne croit à la barbarie36 ». Mais on reviendra pourtant à une nouvelle époque de lumière : « Tout a des révolutions réglées, et l’obscurité se terminera par un nouveau siècle de lumière. » Pourtant, l’optimisme n’est pas de mise car il faut se méfier des temps longs de « la barbarie » et de l’acharnement « des préjugés et de l’ignorance » : « La raison et le bon goût ne font que passer. »

  • 37 D’Alembert, Traité de Dynamique, Paris, Chez David, 1758, Discours Préliminaire, p. V.
  • 38 « Il semble que depuis environ trois cents ans, la nature ait destiné le milieu de chaque siècle à (...)
  • 39 Encyclopédie, art. Expérimental, VI, p. 258. La première génération jette les fondements des révol (...)

39Ces considérations ouvrent enfin le chemin à la science. En fait, si l’histoire des progrès de l’esprit humain et la généalogie des connaissances – « la métaphysique » – ont déjà mis à disposition de l’historien et du philosophe consciencieux les faits historiques dans leurs scansions chronologiques, dans leurs connexions philosophiques et dans leur modélisation formelle, d’Alembert homme de science prétend davantage : par l’analyse qui les décompose dans leurs relations d’ordre, il veut découvrir des constantes dans les variations. Ainsi, l’auteur du Traité de Dynamique essaie-t-il d’inscrire sa théorie des révolutions dans un système de lois du mouvement, selon la méthode des principes qui consiste à les étendre en les réduisant37. À la suite du modèle des phénomènes périodiques, il esquisse une sorte de dynamique spéculative des révolutions comme théorie des « révolutions réglées », et doublement réglées : dans leur périodicité à la moitié de chaque siècle38, et dans leur développement et leur achèvement en fonction des générations humaines39.

40Les révolutions de l’esprit humain pourraient être formalisées alors selon le paradigme ancien des transformations cycliques mis à jour par une mathématisation experte qui sait y ajouter la variable du progrès : une hélice plutôt qu’un cercle.

  • 40 Voir : M. Groult, D’Alembert et la mécanique de la vérité dans l’Encyclopédie, Paris, Champion, 19 (...)
  • 41 Encyclopédie, Discours Préliminaire, I, p. XXXII. Diderot lui fait écho : « Les révolutions sont n (...)

41Mais cette formalisation révèle aussi une difficulté à laquelle d’Alembert, théoricien de la pluralité des ordres, ne se soustrait pas : comment et dans quelle mesure tenir ensemble la notion physique de « révolution forcée », issue des sciences de la nature et fondée sur la nécessité de la répétition, et la notion dramatique de révolution comme programme d’action, inscrit dans la possibilité d’un schéma volontaire ? À travers une revendication de la liberté philosophique et une doctrine du génie créateur40, l’encyclopédiste consacre dans le Discours Préliminaire la figure et le rôle du philosophe entendu comme conscience critique et militante de la société à l’égard des raisons impures des États et des abus des religions : le philosophe, à ses yeux de philosophe, est l’inspirateur, le protagoniste et le législateur des révolutions de l’esprit humain et, par là, l’acteur du progrès. Mais en revanche, à ses yeux de géomètre, auteur du Traité de Dynamique, la théorie des révolutions réglées permet d’inscrire à nouveau l’histoire des révolutions dans l’ordre naturel des choses : « La constitution physique du monde littéraire entraîne, comme celle du monde matériel, des révolutions forcées, dont il serait aussi injuste de se plaindre que du changement des saisons41. »

  • 42 « Nous disons que l’existence de la liberté n’est qu’une vérité de sentiment, et non pas de discus (...)
  • 43 D’Alembert, Essai sur les Éléments de Philosophie, VII. Morale, dans Œuvres complètes, I, P. I, p. (...)
  • 44 D’Alembert, Essai sur les Éléments de Philosophie, VII. Morale du Philosophe, dans Œuvres complète (...)

42Ce qui n’exclut pas l’invention, bien sûr, que l’observation et la science rendent plus juste et plus éclairée ; ce qui n’élide pas le rôle du génie, que la lutte philosophique appelle au courage de l’action et à l’exercice périlleux de la pensée : mais ce qui inscrit l’esprit humain dans la nature avec laquelle il est intimement lié dans une solidarité profonde et originaire. L’esprit n’est pas une puissance, il est une opération ; la liberté n’est pas un principe théorétique, elle est un sentiment42, une volonté, un devoir de liberté qu’impose la raison pratique. La nécessité physique se change en équité morale43 ; la science en éthique philosophique44.

43Doit-on voir ici une solution spinoziste ? D’Alembert semble l’admettre dans la lettre du 30 novembre 1770 à Frédéric de Prusse. Il s’y déclare athée et spinoziste, et propose les conjectures d’une philosophie moniste de la nature, les éléments théoriques d’une doctrine qui conjugue nécessité et liberté ; il indique enfin les lignes étroites d’un déisme raisonnable. Il souligne aussi que ces vérités, inculquées au peuple, « pourraient l’éclairer. Malheureusement nous sommes encore bien loin de cette heureuse révolution des esprits ».

  • 45 J. Dagen, L’histoire de l’esprit humain, op. cit., p. 370.
  • 46 « Si les siècles éclairés ne sont pas moins corrompus que les autres, c’est que la lumière y est t (...)

44Or le pluriel des esprits évoque la multitude des acteurs d’une nouvelle révolution à venir. Car, selon d’Alembert, l’histoire de l’esprit humain n’est pas seulement écrite au singulier dans le moment exceptionnel et instable de l’invention du génie, mais elle est le fait d’une entreprise collective de l’humanité pensante45. En répondant à Rousseau, d’Alembert peut renverser le célèbre paradoxe du philosophe solitaire46, en réaffirmant les droits de la raison, source de la moralité et du bonheur de tous les hommes.

  • 47 Lettre à J.-J. Rousseau, citoyen de Genève, ibid.

Le grand défaut de ce siècle philosophique – écrivait-il – est de ne pas l’être encore assez. Mais quand la lumière sera plus libre de se répandre, plus étendue et plus égale, nous en sentirons alors les effets bienfaisants47.

45Il faut bien du temps pour que la lumière éclaire les esprits : les ténèbres ont duré trop longtemps, et le « joug de la barbarie » que les hommes ont dû porter était trop lourd. En renouant avec le mythe de la caverne, d’Alembert indique un double écueil : si « trop de gens sont intéressés à empêcher le progrès de la raison », il se pourrait bien que « le soleil qui se montrerait tout à coup dans une cave » fût trop éblouissant : les habitants ne s’apercevraient que « du mal qu’il leur ferait aux yeux ».

46Si l’histoire de l’esprit humain dans sa laborieuse recherche de la vérité dicte les devoirs de la lutte philosophique, elle en impose aussi comme condition une éducation ferme et progressive des peuples. Alors, renonçant à la force et à la violence, avec finesse et patience, « à petit bruit et sans éclat », le philosophe insinuera doucement la vérité dans les esprits dignes de l’accueillir, « ouvrant avec sagesse et avec précaution des doigts de la main, l’un après l’autre : la vérité s’en échappe peu à peu ».

  • 48 D’Alembert, Dialogue entre Descartes et Christine, reine de Suède, aux Champs-Élysées, dans Œuvres (...)

Les peuples cheminent lentement, il est vrai ; mais enfin ils cheminent et ils arrivent tôt ou tard. La raison peut se comparer à une montre : on ne voit point marcher l’aiguille, elle marche cependant, et ce n’est qu’au bout de quelque temps qu’on s’aperçoit du chemin qu’elle a fait ; elle s’arrête à la vérité quelquefois, mais il y a toujours au-dedans de la montre un ressort qu’il suffit de mettre en action pour donner du mouvement à l’aiguille48.

47La paisible raison, sans clameurs et sans étonnements, froide et lucide,

  • 49 D’Alembert, Sur la destruction des Jésuites, dans Œuvres complètes, II, p. 104.

n’a point toute cette chaleur nécessaire pour persuader ses opinions et faire entrer dans ses vues : elle se contente d’instruire son siècle à petit bruit et sans éclat, et d’être ensuite simple spectatrice de l’effet bon ou mauvais que ses leçons auront produit49.

  • 50 Ibid.

48Pourtant, à la fin elle doit vaincre, et triompher sur tous les ennemis de la philosophie : les préjugés et « l’imbécillité » de la canaille religieuse, l’ignorance et l’arrogance des mécènes, la timidité et la bassesse des gens de lettres. Et d’Alembert exultait à ses premières victoires contre les Jésuites : « Le triomphe de la raison s’approche ; sa voix perce de toutes parts, du fond du Nord au centre de l’Italie ; elle pénètre dans les écoles et jusque dans les cloîtres50. » Il est vrai que ce sentiment de triomphe ne va pas sans mélancolie. Car les promesses de l’aube n’assurent pas au spectateur le spectacle du zénith.

  • 51 Lettre à Frédéric II du 26 octobre 1781, dans Œuvres complètes, V, p. 448.

Je félicite d’avance la philosophie des beaux jours qu’elle verra luire, peut-être quand je ne serai plus51.

Notes

1 Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, par une société de Gens de Lettres. Mis en ordre et publié par M. Diderot [...] et quant à la partie mathématique par M. d’Alembert [...], Paris, Briasson, David, Le Breton, Durand ; Neuchâtel, S. Faulche, 1751-65, art. Révolution, XIII, p. 237. Encore une fois un très vif remerciement à Martin Rueff, de l’Université Paris 7, qui a relu mon texte par un exercice de respect, d’intelligence, et de générosité philosophique. Je lui en sais gré. Je désire remercier Martine Groult du CNRS et Francine Markovits de l’Université Paris 10-Nanterre, pour leur aide amicale et savante, ainsi que Giampiero Rossi de l’Université de Bologne pour les recherches précieuses qu’il a bien voulu mettre à ma disposition.

2 Encyclopédie, art. Révolte, XIII, p. 237 : « L’auteur du Télémaque, liv. XIII, vous en dira les causes mieux que moi », écrit de jaucourt. Il cite entre guillemets un passage de Fénelon qui démêle les relations causales qui produisent d’ordinaire les révoltes : « “Ce qui produit les révoltes, dit-il, c’est l’ambition et l’inquiétude des grands et des petits qui vivent dans le luxe et dans l’oisiveté. C’est la trop grande abondance d’hommes adonnés à la guerre, qui ont négligé toutes les occupations utiles dans le temps de la paix. Enfin, c’est le désespoir des peuples mal-traités ; c’est la dureté, la hauteur des rois, et leur mollesse qui les rend incapables de veiller sur tous les membres de l’État, pour prévenir les troubles. Voilà ce qui cause les révoltes, et non pas le pain qu’on laisse manger en paix au laboureur, après qu’il l’a gagné à la sueur de son visage”. »

3 Encyclopédie, art. Révolution (Horlogerie), XIII, p. 239 : « La méthode que je viens de donner est, je crois, la plus générale qu’il y ait sur le calcul des révolutions : néanmoins je n’exclus pas le génie et l’occasion de manifester des coups de force, en saisissant de certaines méthodes, qui n’étant ni générales ni directes, ne laissent pas quelquefois d’avoir des propriétés plus ou moins aisées, pour arriver plutôt à ce que l’on cherche. »

4 Il s’agit, en effet, d’une addition de d’Alembert au texte du Prospectus que Diderot avait rédigé en 1750 et qui apparaît dans le texte du Prospectus inséré dans le Discours Préliminaire, p. XXXVII : c’est un paragraphe consacré à une théorie des définitions qui, les rattachant aux contenus des sciences, rappelle la distinction proposée à l’article Définition entre définition réelle comme « exposition détaillée des choses dont une science s’occupe » – la définition étant alors plutôt le résultat que le principe de la science – et définition notionnelle comme « énumération de certains caractères, qui suffisent pour distinguer la chose définie de toute autre chose », la définition notionnelle développant les idées simples qui sont comprises dans la notion de la chose, comme dans les mathématiques. Ces définitions, écrira d’Alembert dans l’Essai sur les Éléments de Philosophie, « sont plus que des définitions de noms, et moins que des définitions de choses ; elles expliquent la nature de l’objet tel que nous le concevons, mais non tel qu’il est ». « Définir consiste donc à développer les idées simples que les notions communes renferment. Ainsi ce n’est pas sans raison que les mathématiciens regardent les définitions comme des principes ». Essai sur les Éléments de Philosophie, dans Œuvres complètes de d’Alembert, Paris, A. Blin, 1821-22,1.I, P. I, p. 132. Voir : Y. Belaval, Les philosophes et leur langage, Paris, Gallimard, 1952.

5 Encyclopédie, Discours Préliminaire, I, p. IX.

6 L’expression est de M. Malherbe, « L’Encyclopédie : histoire, système et tableau », dans L’Encyclopédie ou la création des disciplines, M. Groult (dir.), Paris, CNRS Éditions, 2003, p. 47.

7 Encyclopédie, Discours Préliminaire, I, p. XX.

8 « Ces révolutions de l’esprit humain, ces espèces de secousses, qu’il reçoit de temps en temps de la nature, sont pour un spectateur philosophe un objet agréable, et surtout instructif » (Essai sur les Éléments de Philosophie, dans Œuvres complètes, I, P. I, p. 123).

9 D’Alembert, Essai sur les Éléments de Philosophie, § IX. Éclaircissement sur ce qui est dit des différents sens dont un même mot est susceptible, dans Œuvres complètes, I, p. 238-246.

10 Voir : P. Casini, « D’Alembert : l’economia dei principi e la “metafisica delle scienze” », dans Rivista di Filosofia, LXXV, 1984, p. 45-62.

11 Je dois cette tabulation à mon amie Martine Groult, spécialiste de l’Encyclopédie et de d’Alembert, qui a publié et présenté une précieuse et savante édition du Discours Préliminaire et [des] articles de l’Encyclopédie, Paris, Champion, 1999. Je tiens à citer aussi l’édition du Discours Préliminaire introduit et annoté par M. Malherbe, Paris, Vrin, 2000.

12 Encyclopédie, art. Éléments des Sciences, V, p. 496.

13 D’Alembert, Réflexions sur l’histoire, dans Œuvres complètes, III, p. 73.

14 « La raison a cheminé comme l’aiguille d’une montre ; sans avoir fait de grands pas, elle a toujours avancé, et la voilà en beau chemin » (Lettre de d’Alembert à Frédéric II du 3 mars 1782, dans Œuvres complètes, V, p. 454).

15 J. Dagen, L’Histoire de l’esprit humain dans la pensée française de Fontenelle à Condorcet, Paris, Librairie Klincksieck, 1978, p. 674.

16 Encyclopédie, art. Encyclopédie, V, p. 616.

17 M. Malherbe, Encyclopédie et histoire, op. cit.

18 J. Dagen, « D’Alembert : la connaissance “par défaut” », conférence donnée à la SSSV (Université de Bologne, 2002).

19 « L’homme qui médite, dit J.-J. Rousseau, est un animal dépravé ; je ne sais s’il a raison, mais il serait bien plus vrai de dire que l’homme dépravé est celui qui ne fait usage de ses talents que pour décrier ceux d’autrui » (d’Alembert, Sur la presse, dans Œuvres et correspondances inédites de d’Alembert, éditées par Ch. Henry, Paris, 1887, reprod. Genève, Slatkine, 1967, p. 83). Bien sûr, la relation de d’Alembert à Rousseau est plus complexe. Cette réflexion n’en est qu’une pièce. Voir : M. Rueff, Anthropologie et poétique. La notion de modèle chez Jean-Jacques Rousseau, thèse de doctorat, Paris, ENS, 2001.

20 « Ainsi le temps n’est rien de réel dans les choses, mais c’est un simple mode ou rapport extérieur, qui dépend uniquement de l’esprit, en tant qu’il compare la durée des êtres avec le mouvement du soleil, et des autres corps extérieurs, ou avec la succession de nos idées. Car lorsqu’on fait attention à l’enchaînement des idées de notre âme, on se représente en même temps le nombre de toutes ces idées qui se succèdent ; et de ces deux idées, savoir de l’ordre de leur succession et de leur nombre, on se forme une troisième idée, qui nous représente le temps comme une grandeur qui s’augmente continuellement » (Encyclopédie, art. Temps, XVI, p. 95). Voir : F. Markovits, L’Ordre des échanges, Paris, PUF, 1986, chap. VI.

21 Lettre de d’Alembert à Frédéric II du 30 novembre 1770, Œuvres complètes, V, p. 305 : « Le peuple est sans doute un animal imbécile qui se laisse conduire dans les ténèbres, quand on ne lui présente pas quelque chose de mieux ; mais offrez-lui la vérité ; si cette vérité est simple, et surtout si elle va droit à son cœur, comme la religion que je propose de lui prêcher, il me paraît infaillible qu’il la saisira, et qu’on n’en voudra plus d’autre. »

22 Encyclopédie, Discours Préliminaire, I, p. XIV.

23 Encyclopédie, art. Expérimental, VI, p. 299.

24 Encyclopédie, Discours Préliminaire, I, p. XIV.

25 Bacon, « le plus grand, le plus universel, & le plus éloquent de tous les Philosophes », « homme de génie et esprit qui voit en grand ». Père de la philosophie expérimentale au but pratique et moral, « il recueille des faits, il compare des expériences, il en indique un grand nombre à faire ». Maître de toute encyclopédie future et par là même de l’Encyclopédie, ennemi des systèmes, et trop discret pour être chef de secte, Bacon est resté trop timide aux yeux du mathématicien d’Alembert et n’a pas su se défaire de la Scolastique. S’il en a critiqué sévèrement le règne, il en a maintenu les termes aussi bien que les principes (Encyclopédie, Discours Préliminaire, I, p. XXII).

26 C’est Descartes qui devait assurer la révolution : esprit hardi qui avait « tout ce qu’il fallait pour changer la face de la philosophie » ; « une imagination forte, un esprit très conséquent, des connaissances puisées dans lui-même plus que dans les Livres, beaucoup de courage pour combattre les préjugés les plus généralement reçus, et aucune espèce de dépendance qui le forçât à les ménager ». Descartes, géomètre et philosophe, dont la fortune avait tant varié en moins d’un siècle, mais dont la philosophie, si nouvelle qu’elle fût, n’avait su résister aux attaques de la philosophie et de la science d’outre-Manche, Descartes que d’Alembert ne peut s’empêcher de placer au début de la philosophie moderne comme son père, et dont il se trouve que les erreurs elles-mêmes ont contribué au progrès de la vérité. Et Descartes esprit créateur, « qui chercha la raison des choses », maître et disciple de la lumière naturelle, de ses doutes et de ses évidences ; et Descartes « ami de la solitude », philosophe audacieux et méprisant, maître de soi-même et maître de reines, persécuté et méconnu par ses contemporains, et destiné à n’être reconnu et honoré que par la postérité (Encyclopédie, Discours Préliminaire, I, p. XXV).

27 Encyclopédie, Discours Préliminaire, I, p. XXVI.

28 Dans le Discours Préliminaire, les événements de la vie de Descartes aussi bien que les principes de sa philosophie ne sont pas présentés dans les termes classiques des biographies, mais se trouvent cristallisés autour de l’idée même de philosophie : ils appartiennent à l’histoire et au progrès de l’esprit humain dans sa recherche de la vérité, et, en même temps, ils constituent un archétype de la lutte philosophique. Descartes est, au fond, le philosophe dont les philosophes se veulent à la fois les héritiers et les continuateurs – malgré sa physique hypothétique, sa métaphysique romanesque, ses architectures à la fois trop fastueuses et trop fragiles, malgré enfin ses disciples et ses sectateurs. Descartes écrit l’exergue de la philosophie, malgré les « erreurs » de sa philosophie que Newton et Locke n’ont pas manqué de corriger en suivant la voie qu’il leur avait ouverte.

29 Après Bacon, après Descartes, c’est avec Newton évidemment, qui « parut enfin, et donna à la philosophie la forme qu’elle semble devoir conserver », que la lumière finit par prévaloir. « En bannissant les conjectures et les hypothèses vagues, et en ne la soumettant qu’aux expériences et au calcul, il lui apprit à être sage, & à contenir dans de justes bornes cette espèce d’audace que les circonstances avoient forcé Descartes à lui donner. » Newton est génial pour ses expériences d’optique comme pour son système du monde et son application de la géométrie à la physique, clé de toute découverte scientifique : ce génie sublime avait su transformer les vagues suggestions des Anciens en démonstrations, les romans du monde en théories et en systèmes. Il avait su proposer une méthode qui était devenue la véritable méthode de toute philosophie – l’analyse et la synthèse.

30 La refonte de la métaphysique est moins due à Newton qu’à Locke : « Pour connaître notre âme, ses idées et ses affections, [il] n’étudia point les livres, [...] mais se contenta de descendre en lui-même » ; et il la réduisit à ce qu’elle devait être : une physique expérimentale de l’âme organisée par l’esprit systématique selon ses règles d’ordre et des principes qui permettaient d’expliquer la complexité et l’articulation de son objet tout entier.

31 Dans les pages qui suivent, toutefois, d’Alembert évoque aussi les noms de « plusieurs autres philosophes illustres » : Galilée, Harvey, Huygens, Malebranche, Boyle qui, « sans proposer des vues aussi grandes que ceux dont nous venons de parler, n’ont pas laissé par leurs travaux de contribuer beaucoup à l’avancement des sciences ». Il faut souligner que Leibniz tient une grande place mais que, s’il partage avec Newton l’invention du calcul différentiel, il inscrit néanmoins son nom dans l’histoire malheureuse d’une métaphysique incertaine et douteuse, inspirée de ce goût des systèmes, « plus propre à flatter l’imagination qu’à éclairer la raison » à qui « un de nos meilleurs philosophes semble [...] avoir porté les derniers coups » – il s’agit bien évidemment de Condillac. L’histoire de l’esprit humain devient alors aussi l’occasion d’un bilan de la culture contemporaine, et l’histoire des progrès de l’esprit humain se réalise dans le siècle de la philosophie, lorsque la révolution du siècle a produit des progrès dans tous les champs que les Maupertuis, les Buffon, les Fontenelle, les Voltaire, les Montesquieu et les Rousseau n’ont pas manqué d’enrichir (Discours Préliminaire, I, p. XXVIII-XXXI).

32 D’Alembert, Essai sur les Éléments de Philosophie, dans Œuvres complètes, I, P·I p. 122.

33 « Ainsi depuis les principes des sciences profanes jusqu’aux fondements de la révélation, depuis la métaphysique jusqu’aux matières de goût, depuis la musique jusqu’à la morale, depuis les disputes scolastiques des théologiens jusqu’aux objets du commerce, depuis les droits des princes jusqu’aux lois arbitraires des nations, en un mot depuis les questions qui nous touchent davantage jusqu’à celles qui nous intéressent le plus faiblement, tout a été discuté, analysé, agité du moins » (Essai sur les Éléments de Philosophie, dans Œuvres complètes, I, P. I, p. 123).

34 D’Alembert, Essai sur la société des Gens de lettres et des Grands, dans Œuvres complètes, IV, p. 339.

35 « La raison donne au génie qui crée une liberté tout entière » (Réflexions sur la poésie, dans Œuvres complètes, IV, p. 332).

36 D’Alembert, Éloge de Terrasson, dans Œuvres complètes, III, p. 372.

37 D’Alembert, Traité de Dynamique, Paris, Chez David, 1758, Discours Préliminaire, p. V.

38 « Il semble que depuis environ trois cents ans, la nature ait destiné le milieu de chaque siècle à être l’époque d’une révolution dans l’esprit humain. La prise de Constantinople, au milieu du quinzième siècle, a fait renaître les lettres en Occident. Le milieu du seizième a vu changer rapidement la religion et le système d’une grande partie de l’Europe ; les nouveaux dogmes des réformateurs, soutenus d’une part et combattus de l’autre avec cette chaleur que les intérêts de Dieu bien ou mal entendus peuvent seuls inspirer aux hommes, ont également forcé leurs partisans et leurs adversaires à s’instruire ; l’émulation animée par ce grand motif a multiplié les connaissances en tout genre ; et la lumière née du sein de l’erreur et du trouble s’est répandue sur les objets même qui paraissaient les plus étrangers à ces disputes. Enfin Descartes, au milieu du dix-septième siècle, a fondé une nouvelle philosophie, persécutée d’abord avec fureur, embrassée ensuite avec superstition, et réduite aujourd’hui à ce qu’elle contient d’utile et de vrai. Pour peu qu’on considère avec des yeux attentifs le milieu du siècle où nous vivons, les événements qui nous agitent, ou du moins qui nous occupent, nos mœurs, nos ouvrages, et jusqu’à nos entretiens, il est difficile de ne pas apercevoir qu’il s’est fait à plusieurs égards un changement bien remarquable dans nos idées ; changement qui, par sa rapidité, semble nous en promettre un plus grand encore. C’est au temps de fixer l’objet, la nature et les limites de cette révolution, dont notre postérité connaîtra mieux que nous les inconvénients et les avantages » (Essai sur les Éléments de Philosophie, dans Œuvres complètes, I, P. I, p. 122-123).

39 Encyclopédie, art. Expérimental, VI, p. 258. La première génération jette les fondements des révolutions sans en voir la réalisation car la révolution est trop extraordinaire, et son système d’idées trop nouveau pour déterminer l’effondrement du vieux régime ; la génération suivante l’achève et la normalise, « car quand les fondements d’une révolution sont jetés, c’est presque toujours dans la génération suivante que la révolution s’achève ; rarement en deçà, parce que les obstacles périssent plutôt que de céder ; rarement au-delà, parce que les barrières une fois franchies, l’esprit humain prend un ressort rapide », jusqu’au moment « qu’il rencontre un nouvel obstacle qui l’oblige de se reposer longtemps » (Essai sur les Éléments de Philosophie, § XX, dans Œuvres complètes, I, P. I, p. 341).

40 Voir : M. Groult, D’Alembert et la mécanique de la vérité dans l’Encyclopédie, Paris, Champion, 1999, p. 363-372.

41 Encyclopédie, Discours Préliminaire, I, p. XXXII. Diderot lui fait écho : « Les révolutions sont nécessaires ; il y en a toujours eu, et il y en aura toujours » (Encyclopédie, art. Encyclopédie, V, p. 613).

42 « Nous disons que l’existence de la liberté n’est qu’une vérité de sentiment, et non pas de discussion. [...] En un mot, la seule preuve dont cette nécessité soit susceptible est analogue à celle de l’existence des corps ; des êtres réellement libres n’auraient pas un sentiment plus vif de leur liberté que celui que nous avons de la nôtre : nous devons donc croire que nous sommes libres » (Essai sur les Éléments de Philosophie, VII. Morale, dans Œuvres complètes, I, P. I, p. 209). Mais dans l’Éclaircissement sur la liberté, une théorie plus ouvertement naturaliste définit la liberté dans les cadres mobiles de l’expérience : la liberté est alors proposée comme l’expérience sensible d’une force des motifs et d’une absence de contrainte (Œuvres et correspondances inédites, op. cit., p. 13).

43 D’Alembert, Essai sur les Éléments de Philosophie, VII. Morale, dans Œuvres complètes, I, P. I, p. 210.

44 D’Alembert, Essai sur les Éléments de Philosophie, VII. Morale du Philosophe, dans Œuvres complètes, I, P. I, p. 231.

45 J. Dagen, L’histoire de l’esprit humain, op. cit., p. 370.

46 « Si les siècles éclairés ne sont pas moins corrompus que les autres, c’est que la lumière y est trop inégalement répandue » (Lettre à J.-J. Rousseau, citoyen de Genève, dans Œuvres complètes, IV, p. 451).

47 Lettre à J.-J. Rousseau, citoyen de Genève, ibid.

48 D’Alembert, Dialogue entre Descartes et Christine, reine de Suède, aux Champs-Élysées, dans Œuvres complètes, IV, P. II, p. 475, 470.

49 D’Alembert, Sur la destruction des Jésuites, dans Œuvres complètes, II, p. 104.

50 Ibid.

51 Lettre à Frédéric II du 26 octobre 1781, dans Œuvres complètes, V, p. 448.

© Éditions de la Sorbonne, 2009

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