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Les mutations de l’écriture

 | 
François Nicolas

Première partie. Arts

De l’écoute-lecture à l’écoute-écriture, ou la main-oreille dans tous ses états

François Bayle

Texto completo

1. D’abord, d’où je viens

1Ma formation, ma réflexion de compositeur me situent d’évidence à la croisée de deux courants. D’abord celui de l’école concrète, qui m’a entraîné à la discipline descriptive des caractères et des valeurs de l’événement audible considéré comme « objet », sonore ou musical selon son contexte et/ou sa fonction.

  • 1 Cf. P. Schaeffer, Traité des objets musicaux, Paris, Seuil, 1966. Cf. également P. Schaeffer et G. (...)

2Pour avoir eu le privilège de collaborer à l’édification du très singulier Traité des Objets musicaux de Pierre Schaeffer et d’en avoir suivi les étapes, (complétées, toujours sous sa direction, d’un Solfège de l’objet sonore, tandis que plus tard j’engageais Michel Chion dans l’entreprise d’un Guide1...), mon oreille s’est construite selon cette discipline d’écoute, d’essence phénoménologique (en référence à Husserl et Merleau-Ponty).

3Ce faisant, et selon un mouvement moins contraire qu’antagoniste, se développait tout aussi bien en moi (sous l’influence de Karlheinz Stockhausen) la tendance organiciste de considérer l’objet, sonore ou musical, comme un nœud d’énergie, un mouvement dirigé vers un but, un projet, un « devenir ». (Whitehead, et plus près de nous, Thom, Deleuze).

  • 2 F. Bayle, L’image de son / Klangbilder, bilingue français-allemand, Köln Universität, LitVerlag, 20 (...)

4Voilà qui situe mon option musicale au croisement d’une phénoméno- et d’une téléologique, d’où j’ai pris appui pour former le concept central (à mon sens) d’image de son2 (Peirce).

5Ainsi vais-je aborder la question de l’écriture et de sa crise, de ses procédures et de leurs mutations, en rapport à une volonté d’organisation de processus morphodynamiques (d’une part) et orientés (d’autre part).

6On remarquera que les maîtres-mots qui condensent ces idées forment deux triades :

  • contrainte -émergence -comportement (critères de formation des entités i-soniques) ;

  • articulation -lien logique -opération (critères d’orientation des unités perceptives).

2. J’agis / réagis ...

7J’agis/réagis, conçois/corrige, produis et retiens,... au sein d’un « milieu » (au sens particulier de Gilbert Simondon). Ainsi convient-il de définir dans sa nature même la situation caractéristique qui déplace l’acte de composition dans son aspect traditionnel occidental (système musical, organologie instrumentale, notation prédictive, papier ligné) et le recadre au sein d’un nouvel « environnement ». C’est celui de la chaîne électroacoustique, dont les différents maillons (de production, de transformation, d’édition, d’inscription, de sauvegarde) se rebouclent sur celui, primordial, de l’acte d’écoute, sous la forme d’une boucle interactive continue, mise en œuvre à travers des interfaces de dialogue. Le caractère procédural domine, avec son corollaire de vérification effective en temps réel.

8Cette boucle (phénoménologique) prédispose à l’apparition de « saillances » perceptives et de « prégnances », (au sens où René Thom emploie ces termes pour désigner des types de singularités morphodynamiques, locales ou translocales). Ce circuit fermé joue comme dispositif de saturation sensorielle, propice à la « prise de forme ».

9Faut-il rappeler que ces conditions d’expression, naturelles dans les arts plastiques (dits arts de l’espace), ne sont pour un art du temps comme la musique qu’une acquisition récente, nécessitant le recours à une technologie évoluée, à laquelle s’attache l’idée d’une rupture (de comportement, de société, etc.) opposant les arts traditionnels aux arts technologiques, notamment sur le critère de l’écrit. De fait à travers la différence abyssale des outils de traitement, demeurent actives la question de l’articulation comme celle de la production / reproduction, qui sous-tendent l’enjeu de toute écriture. On va voir que ma présentation tend à montrer de quelles manières tout ceci s’opère.

3. Ce modus vivendi ...

10Il faut d’abord montrer que ce modus vivendi (et operandi) s’instaure d’un changement d’échelle et d’une propriété spatiotemporelle du monde non plus rustique mais électronique : la saisie possible des micro-positions d’une modulation. Notamment celle qui sera isomorphe à l’onde de pression acoustique provenant d’une scène auditive, et dont l’ère désormais audiovisuelle et informatique aura largement développé le miracle ordinaire.

11Ainsi de la nature irrémédiablement dissipative du flux sonore s’échappe un monde parallèle, celui où se maintient l’image, dotée de ses propriétés multiples :

  • d’abord de reproductibilité, permettant la réitération, la réactivation de l’effet perceptif (jamais le même, et qui reste quant à lui, toujours dissipatif, mais révèle alors sa variabilité phénoménologique : celle des points de vue d’écoute, des liaisons fugaces qui viennent influencer le jugement, jusqu’à l’inverser aussi bien).

  • ensuite de malléabilité, par la transformation, partielle ou radicale : le déploiement à l’infini d’une forme par compression/étirement, inversion, intermodulation, etc.

  • enfin de disponibilité, celle de son histogramme descriptif, dégageant des saillances pilotes adressables à tout traitement morphologique (descripteurs / modulateurs).

12Ce qui me conduit à poser que tout son produit d’un haut-parleur n’est pas un son comme les autres, qu’il faut le considérer non plus comme le corrélat acoustique immédiat d’une action, mais bien comme son effet relais via un dispositif médiateur qui en offre une représentation : une image.

13La question qui surgit (outre celle du compromis de vraisemblance plus ou moins contourné : qu’est-ce que c’est ?) devient alors, selon la formule de Laswell qui s’applique à tout processus de communication par l’image, celle de l’intentionnalité du qui dit quoi, à qui, et pour quels effets ?

14Ainsi, comprise comme « signe de », l’image de son (i-son) apparaît à l’écoute comme un complexe multiface : lié à un référent, diagramme de forces, ou figure autonome, aussi bien.

15Son analyse s’enrichit de la distinction sémiotique, triadique et circulaire, selon laquelle l’image se présente tour à tour comme icône, indice, symbole (due à Ch.-S. Peirce).

4. Le couplage main-oreille

16S’il est vrai que l’œil écoute, l’oreille assiste la main dans l’opération de façonnage de la forme audible. Un court-circuit s’établit lors de ce couplage, d’autant plus efficace si l’intuition suit et devance le résultat. La qualité de l’interface utilisateur est primordiale, c’est d’elle que dépend la sélection et l’établissement de liens entre les saillances pilotes (locales) et les prégnances émergentes (translocales).

17Pour évoquer un exemple historique, c’est ainsi que l’interface conçue par Jean-François Allouis pour le processeur Syter du Grm offrait la possibilité de mémoriser des ensembles de paramètres opératoires sous l’aspect de cercles de diamètres variables. Parcourue par un pointeur, la surface de contrôle, « réagissant par gravité » à l’approche des cercles (plus ou moins larges) de mémoires d’état, devenait un véritable instrument à sensibilité variable en temps réel, un modèle efficace et élégant d’interactivité !

18Un tel couplage subjectif (par son heuristique) offre d’explorer des accidents topologiques, opérant une sélection non linéaire en vue d’une pré-organisation provisoire, progressivement retouchée, réorganisée.

19À noter que le couplage en question peut – pourquoi pas – se voir confié à un « opérateur objectif » : algorithmes ou ensembles de règles, éventuellement corrigées ou réorientées.

20À ce niveau on voit déjà poindre, sous l’apparence d’une conduite relevant de la fugacité orale, les premières marques d’un processus scripturaire !

5. L’écoute-lecture

  • 3 prêtée à Picasso par Jean Cocteau, et qui fut un temps la devise de la démarche concrète !

21M’inspirant du célèbre : « je trouve d’abord, je cherche ensuite3 », plus modestement je vais maintenant dire que, du fait de ma pratique des outils d’édition et de traitement de mes i-sons mémorisés, je lis d’abord, j’écris ensuite. L’écoute (la main-oreille) ainsi assistée se trouve installée dans un espace relais symbolique, selon une « mise en page ».

22En effet, en sélectionnant dans un processus i-sonique telle saillance morphologique, en lui conférant une articulation fonctionnelle, en déconstruisant des i-sons iconiques ou diagrammatiques, je pratique une écoute-lecture.

23Ceci en vue d’une écoute-écriture, par émergence d’ensembles intégrés, invention de figures en devenir, qui vont converger étape par étape de l’ébauche à l’organisation finalisée.

24La modalité acousmatique se voit ainsi dotée de moyens adéquats de construire de l’oeuvre une maquette en vraie grandeur : apte par sa contexture complètement définie à réintégrer le temps réel de l’écoute commune, à s’adapter à l’espace externe de projection, à s’animer d’une interprétation vivante, en communion avec un auditoire.

25On pourrait s’en tenir là (à vrai dire le compositeur en demande-t-il davantage ?).

26Mais il serait visiblement réducteur d’assimiler l’œuvre acousmatique à un simple produit audiovisuel, (par exemple à une production radiophonique, discographique). Le corollaire de ce point de vue consisterait à ne se préoccuper alors que d’une sauvegarde des supports (primordiale évidemment), en faisant impasse sur l’analyse de contenu, primordiale aussi selon une approche utilisateur (sinon, conserver pour quoi faire ?)

27En poussant plus loin la réflexion, envisagée cette fois-ci non plus à partir des conduites d’invention, mais plutôt pour introduire aux conduites de réception, par nature ouvertes et diverses, en revenant donc sur l’écoute-lecture de l’œuvre tant dans sa forme générale que dans le détail de son organisation, un outil d’écriture de l’écoute devient alors envisageable, voire indispensable : l’acousmographe.

28Il va s’agir maintenant de l’autre versant de la communication musicale, à considérer comme une approche herméneutique, une indexation graphique et lisible de l’œuvre, celle-ci considérée comme un « paysage morphodynamique »dont il s’agira de dresser une (ou autant de) cartographie(s) utile(s). Étant bien entendu que la carte n’est pas le territoire, et que ce travail de représentation qui s’effectue dans l’après-coup visera à la réduction symbolique (par exemple, ce qui semble nécessaire au repérage fonctionnel de la mémorisation).

  • 4 ou mieux encore d’une analyse par ondelettes, plus proche de la perception...

29Ainsi, à partir de la base objective d’un sonagramme4 (réglable en définition, présent ou non en transparence) des couches superposées d’objets graphiques vont, selon divers points de vue d’écoute, permettre d’indexer plusieurs approches, descriptives ou fonctionnelles.

6. L’approche descriptive et la ponctuation fonctionnelle

30Les unités perceptives se distingueront à partir de leurs frontières morphologiques (par exemple selon des critères d’articulation/appui), tout à la fois :

  • par le « bas » :

  • étiquettes causales ;

  • identification des discontinuités ;

  • segmentation temporelle (c’est le niveau premier - IMA - des formes élémentaires : « ELEM/FORMES »).

  • et par le « haut » :

  • émergence des cohérences ;

  • identification/mémorisation (c’est le niveau troisième - META - des figures : « SUPER/FORMES »).

  • en dégageant de cette façon un niveau intermédiaire, celui des :

  • contraintes externes ;

  • contraintes internes ;

  • déploiements/condensations (c’est le niveau second - DIA - du travail et de la « modulation » : TRANS/FORMES).

  • 5 Cf. S. Roy, L’Analyse des musiques électroacoustiques : Modèles et propositions, L’Harmattan, 2003

31Les unités fonctionnelles5 confèrent aux ensembles sonores (ima - dia méta) un rôle actif dans un ensemble plus vaste :

7. Exemples d’acousmographies6...

  • 6 Cf. F. Bayle et J-Ch. Thomas, « Diabolus » dans Musica, Magison-Ina, 2008. Un livre / Dvd-Rom illus (...)

32Ils feront apparaître les niveaux d’émergence perceptives et fonctionnelles entre :

    • 7 Cf. G. Deleuze, Francis Bacon, Logique de la sensation, Paris, Seuil, 2002

    la FIGURE : comme forme sensible (rapportée à la sensation biface sujet/objet) : (à la fois : « je deviens » et « quelque chose arrive7 »)

  • le DIAGRAMME : comme moment de métastabilité qui va engendrer la « prise de forme » : (le renversement de la subordination « oreille/main » en « main/oreille »).

33L’effort d’écriture de l’écoute va interagir et renforcer l’écoute-lecture, par :

34Ces exemples sont donnés ici en aperçu – et pour bien sûr ne pas conclure :

35Tremblement de terre très doux, (par F. Bayle)

36Paysage 3, de 0’40 à 1’13 et de 1’50 à 2’30 (Voir figure 1 page 49 et figure 2 page 50)

37La Fin du bruit, (par Isabel Pirès)

38de 3’17 à 3’55 et de 3’55 à 4’40 (Voir figure 3 page 50 et figure 4 page 51)

39Toupie dans le ciel, (par F. Bayle et F. Buffet)

40de 15’08 à 15’47 et de 19’05 à 19’43 (Voir figure 5 page 51 et figure 6 page 52)

Figure 1 : Tremblement de terre très doux (par F. Bayle), Paysage 3, de 0’40 à 1’13 et de 1’50 à 2’30

  • 8 F. Bayle, Inventer-Découvrir, dans Diabolus in Musica, Paris, Magison-Ina 2008

41Complément... à propos de l’écoute-écriture8

42Si l’incontestable réussite d’œuvres pionnières comme le furent la Symphonie pour un homme seul (P. Schaeffer -P. Henry, 1952), le Gesang der Junglinge (K. Stockhausen, 1955) ou l’Omaggio a Joyce (L. Berio, 1956) vint effacer définitivement un débat concret/électronique désormais périmé, il n’en restera pas moins que les deux approches, les deux formes de pensée induites par l’outil technologique qui s’opposaient et se combattent encore parfois, aujourd’hui coexistent et s’épaulent :

  • l’attitude prédictive, abstraite et symbolique, qui postule par a priori, découlant de la pensée scripturaire, (procédant de la notation),

  • la pratique procédurale, concrète et expérimentale, qui apprécie a posteriori, et agit dans le prolongement de l’oralité (on devra y revenir).

Figure 2 : Tremblement de terre très doux (par F. Bayle), Paysage 3,de 1’50 à 2’30 = Schéma / schéma + ondelettes

Figure 3 : La Fin du bruit (par Isabel Pirès), de 3’17 à 3’55 = Schéma / schéma + ondelettes

Figure 4 : La Fin du bruit (par Isabel Pirès), de 3’55 à 4’40 = Schéma / schéma + ondelettes

Figure 5 : Toupie dans le ciel (par F. Bayle et F. Buffet), de 15’08 à 15’47 = Schéma / schéma + ondelettes

Figure 6 : Toupie dans le ciel (par F. Bayle et F. Buffet), de 19’05 à 19’43 = Schéma / schéma + ondelettes

43L’une se constitue de la maîtrise du temps et de l’infini du signe (via l’écriture), tandis que l’autre relève de l’artisanat spatial et de l’infini des sensations (donnant naissance aux arts de support : le dessin, la peinture, le cinéma).

44Cependant l’événement sonore, comme l’événement visuel, se trouvent fortement affectés et comme renouvelés par leur conditionnement technique, qui en réalisant le mythe du double, exploitent à divers niveaux le simulacre de la reproduction.

45Éloignant le présent de l’écoute, introduisant la représentation ainsi que la répétition, l’image sonore acquiert le statut d’un signe, par le fait (significatif) qu’entre la cause (physique) et son effet (phénoménologique) s’interpose une forme.

46Tel est bien toujours l’acquis d’un stade technologique que de fournir, tant à la pratique qu’à la conscience, le moyen de séparer, d’extraire, de façonner des formes. Cette faculté opératoire fonctionne par intersection d’un espace d’idées projeté sur un monde de réalisations.

47Nous voulons montrer que le monde des formes du total sonore, réalisé et concrétisé par son inscription, aménage un espace de concepts, en autorise une écoute abstraite par masquage du contexte, et, dans le cas de la création musicale, en renouvelle les ressources.

48Remarquons aussi qu’à une telle attitude d’écoute le qualificatif d’acousmatique semble bien convenir, tant par sa référence philosophique et herméneutique que par son appréciable utilité pour désigner ce jeu nouveau du son, des images qu’il représente, du sens qu’il porte, dans cette situation maintenant à la fois banale et originale d’écouter sans voir.

L’invention du son

49Cette formulation hardie n’est pas excessive pour attirer l’attention sur une émergence récente et fondamentale : la reproductibilité du son.

50Il faut réaliser la distance qui a séparé la production intentionnée d’un événement sonore – phénomène par nature dissipatif et forcément voué à l’oubli – de sa rétention durable à travers le souvenir, laquelle ne peut être entretenue que selon un système de valeurs prégnantes, et maintenue via une mnémotechnie adéquate et exercée. Ceci en vue d’une répétition, réitération plus ou moins habile, fidèle à ces valeurs cibles, repérées et progressivement stabilisées par l’usage (et l’efficacité fonctionnelle, par exemple les chants cadencés pour soutenir la marche, les gestes coordonnés).

51Ainsi l’événement musical, son rituel, ne doit-il sa pérennité au fil du temps dans les traditions populaires ou savantes, qu’à la sélection par celles-ci de valeurs repères, toujours liées à une symbolique et à une organologie ouvragée. Elles mêmes dépendantes d’une technologie en développement, à travers des modèles abstraits corrélés à des réalisations concrètes, qui en les vérifiant actualisent l’émotion en partage, manifestant les vertus réelles, psychologiques autant que symboliques, du matériau.

Diabolus

52Mais la véritable portée de l’invention reste encore à décrire : la découverte qu’elle autorise des propriétés de sonorité, cette instance refoulée par les a priori implicites du système musical, considérée comme étrange, échappant au privilège des rapports de hauteurs (et de l’écriture, on y reviendra).

53« On dirait que ce n’est pas écrit » note avec satisfaction Debussy lui-même à propos du début de son Matin d’un jour de fête (Iberia). (Mais n’est-ce pas déjà le cas de toute sa musique ? )

54Cette recherche de la fluidité de l’instant et de la couleur a d’abord commencé chez les peintres (intéressés par l’impression, le travail du regard), pour rapidement se propager et affecter la sensibilité des musiciens (et de toute l’époque).

55L’apparition de la photo, la technique divisionniste en peinture, celle des douze sons en musique – visant à contrer l’hégémonie des hauteurs et des tonalités par la nuance psychologique ou colorée – mais aussi l’essor du cinéma, de la psychanalyse, de la phénoménologie ..., sont à considérer comme formant un ensemble, un moment de flottement de civilisation.

56« Toute civilisation musicale opère sur le bruit en en dégageant le son ». C’est ainsi que Schaeffer nous a montré dans son Traité, qu’il convient selon lui de réviser les catégories implicites qui gouvernent et relativisent la tradition occidentale.

57Cette prise de conscience est renforcée par l’apparition de l’électroacoustique qui impose une nouvelle façon d’aborder et de traiter le son : le changement d’échelle dans l’étude du phénomène acoustique entraînant un changement dans la nature du langage musical.

  • 9 H. Dufourt et P. Schaeffer, « Le son comme phénomène de civilisation », in Ouïr, Paris, Buchet/Chas (...)

58Selon Hugues Dufourt9, « le xxe siècle est marqué par la résurgence des formes dynamiques de la causalité instrumentale, qu’il s’agisse de la percussion ou de la technologie électronique [...] qui réhabilitent l’aspect énergétique du son. De là une nouvelle esthétique de la sonorité[...] En outre l’électroacoustique n’a pas seulement renforcé l’équipement sensoriel, elle l’a décentré, engageant l’écoute dans une dialectique fine d’états et de transitions. Cette « tension provoquée » de l’écoute constitue un nouvel impératif de la sensibilité, elle inaugure aussi un ordre différent de valeurs expressives, [...] elle permet de différencier le continu sans le fragmenter ».

59Enfin cette dernière remarque, qui concerne ce que j’appelle la main/oreille, organe composite au cœur du dispositif acousmatique :

« ... à la relation mécanique geste/instrument se substitue une relation neuro-dynamique entre l’infime impulsion expressive et son relais électrique, entre l’influx du système nerveux et sa traduction », son résultat audible, qui vient s’ajuster à cette particularité singulière, « à cette aptitude exclusive de l’oreille à la perception des formes instables (qui) est grosse de conséquences : on peut étendre à tous les aspects de la musique ce réquisit dynamique ».

Une logique de la sensation

60Au contraire de la musique écrite, qui se conçoit et se déploie à partir de l’autonomie de sa notation (et de son économie), la musique « inscrite » procède concrètement du flux sonore lié au flux perceptif même, l’un et l’autre s’épousant « en temps », en prenant appui sur un médium qui « retient », et dès lors fonde l’autonomie du son.

61Il en va de même de l’activité du peintre lorsqu’il réalise le « fait pictural ». Et selon Leroy-Ghouran, tout support de rétention (outil, instrument, dessin, écriture) fonctionne comme « processus d’extériorisation » qui fixe l’acquis de connaissance.

62Un nouveau savoir-faire s’instaure des « outils sonores » ainsi que de l’écoute « assistée », par la répétition, le grossissement, les interactions à partir du support même, la visualisation de la forme d’onde, l’ergonomie des interfaces graphiques.

63L’aide procurée conditionne une heuristique de l’action et même de la rétroaction. Elle montre bien l’aspect intro/rétrospectif de la modalité acousmatique, déclencheur d’une productivité nouvelle, de caractère phénoménal.

64L’expérience de la relation acoustique/musique s’élargit jusqu’à intégrer celle de la vision (du peintre, du photographe, du cinéaste) et de l’art médiatique en général.

65Cette proximité des approches et des techniques conduit tout naturellement à s’intéresser à la représentation graphique des musiques acousmatiques. Cela en vue de leur indexation intelligente et leur correcte interprétation en concert, mais aussi bien pour leur sauvegarde. En effet un péril guette, (qui fait penser au souci de Béla Bartok) : celui de l’enlisement du corpus indistinct des productions dans la confusion et l’oubli, dont l’écoute immergée et aveugle serait la cause.

66Face à cette éventualité bien probable apparaît la nécessité d’une aide « synoptique » pour une lecture non plus cursive mais discursive des formes émergentes que l’œil/oreille peut saisir, baliser et reconnaître.

67Une signalétique de la scène auditive, qui manque préjudiciablement encore à l’analyse perceptive mais cependant s’entr’aperçoit, devrait permettre le survol descriptif et critique de ces paysages morphogénétiques, piqués de saillances, troués de prégnance, qu’offrent les productions de ce type.

68Du total sonore déployé émergent de nouvelles normes de préhension, pour une part s’inspirant de l’oralité intuitive, de sa vélocité, mais aussi des modes articulés d’écriture, et plus généralement des schèmes et des archétypes qui prédisposent le désir d’écoute. Le comportement acousmatique s’envisage alors à travers un changement de paradigme et d’interprétant.

69Du fait qu’aucune redondance découlant du visible ou du prévisible ne vient en orienter l’audition ni prédéterminer l’horizon d’attente selon un quelconque système de référence, le modèle compétence/performance (je comprends ce que je peux faire, ou vois se faire) dérape. S’y substitue alors un interprétant plus général : le couple cohérence/écoutabilité (je m’oriente au travers de mes sensations, je choisis celles qui me rassemblent), qui fonctionne comme détecteur d’alerte et de déchiffrement, d’articulations et d’appuis, de saillances et de prégnances.

  • 10 G. Simondon, L’individuation psychique et collective, Paris, Aubier, 1989, p. 63-65.

70Dès lors la modalité acousmatique ne constitue rien d’autre qu’une opération d’individuation à travers l’écoute, au sens où Gilbert Simondon décrit ce parcours symbolique selon lequel le divers « prend forme », c’est-à-dire cesse d’être divisé, (diabolisé) : s’individue10. Ce qui éclaire en retour la pensée perceptive, elle-même flottante et diverse, d’un effet de signifiance.

71Cette « cristallisation » nécessite le concours d’un « milieu associé » où va s’opérer la prise de forme : le studio et ses outils, ses opérations impliquant des conduites sensorimotrices en interactions rapides, celles de la main/œil/oreille exercée, habile (via d’ingénieuses interfaces) à former/déformer un objet dynamique dont se maintient à volonté la trace et même l’historique des ses transformations.

72L’orientation des sensations, comme par exemple l’accroche qui déclenche, l’entretien qui stimule, agite, tisse des relations et trame des figures, va nourrir la cohérence, l’écoutabilité de la « scène auditive » où opèrent des « actants » qui surgissent et agissent, semble-t-il mystérieusement.

73... ... ...

Bibliografía

Bibliographie

F. Bayle, Musique acousmatique, propositions, positions, Paris, Ina-Buchet/Chastel, 1993.

F. Bayle, L’image de son, Klangbilder, bilingue français-allemand, Köln Universität, LitVerlag, 2003-07.

F. Bayle, « Schaeffer phonogène », dans Ouïr, Paris, Ina-Buchet/Chastel, 1999.

F. Bayle et J-C. Thomas, Diabolus in Musica, 19 (2008), Paris, Magison-Ina. Un livre / Dvd-Rom illustré de 4 acousmographies et de 151 fragments musicaux commentés (fr./angl.).

F. Bayle, Erosphère, 20 (2010), Paris, Magison/Ina 2010. Un livre / Dvd-Rom illustré de 70’ acousmographiées.

M. Chion, La musique concrète, art des sons fixés, Lyon, CFMI éditions, 2009.

F. Delalande, « L’invention du son », Révolutions industrielles de la musique, Paris, Cahiers de la Médiologie/Ircam, Fayard, 2004.

H. Dufourt et P. Schaeffer, « Le son comme phénomène de civilisation », dans Ouïr, Paris, Buchet/Chastel, 1999.

S. Roy, L’analyse des musiques électroacoustiques : modèles et propositions, Paris, L’Harmattan, 2003.

D. Smalley, « Space-form and the acousmatic image », dans Organised Sound, 12 (2007), Cambridge Univ. Press.

P. Schaeffer, Traité des Objets Musicaux, Paris, Seuil, 1966.

G. Simondon, L’individuation psychique et collective, Paris, Aubier, 1989.

Notas

1 Cf. P. Schaeffer, Traité des objets musicaux, Paris, Seuil, 1966. Cf. également P. Schaeffer et G. Reibel, Solfège de l’objet sonore, Paris, Ina Grm, 2005. Cf. enfin M. Chion, Guide des objets sonores, Paris, Ina-Buchet/Chastel, 1991.

2 F. Bayle, L’image de son / Klangbilder, bilingue français-allemand, Köln Universität, LitVerlag, 2003-07

3 prêtée à Picasso par Jean Cocteau, et qui fut un temps la devise de la démarche concrète !

4 ou mieux encore d’une analyse par ondelettes, plus proche de la perception...

5 Cf. S. Roy, L’Analyse des musiques électroacoustiques : Modèles et propositions, L’Harmattan, 2003

6 Cf. F. Bayle et J-Ch. Thomas, « Diabolus » dans Musica, Magison-Ina, 2008. Un livre / Dvd-Rom illustré de 4 acousmographies et de 151 fragments musicaux commentés (fr./angl.). Cf. également F. Bayle, Erosphère, Magison/Ina, 2010. Un livre / Dvd-Rom illustré de 70’ acousmographiées

7 Cf. G. Deleuze, Francis Bacon, Logique de la sensation, Paris, Seuil, 2002

8 F. Bayle, Inventer-Découvrir, dans Diabolus in Musica, Paris, Magison-Ina 2008

9 H. Dufourt et P. Schaeffer, « Le son comme phénomène de civilisation », in Ouïr, Paris, Buchet/Chastel, 1999, p. 73-77

10 G. Simondon, L’individuation psychique et collective, Paris, Aubier, 1989, p. 63-65.

Índice de ilustraciones

URL http://books.openedition.org/psorbonne/docannexe/image/1752/img-1.jpg
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URL http://books.openedition.org/psorbonne/docannexe/image/1752/img-2.jpg
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Leyenda Figure 1 : Tremblement de terre très doux (par F. Bayle), Paysage 3, de 0’40 à 1’13 et de 1’50 à 2’30
URL http://books.openedition.org/psorbonne/docannexe/image/1752/img-3.jpg
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Leyenda Figure 2 : Tremblement de terre très doux (par F. Bayle), Paysage 3,de 1’50 à 2’30 = Schéma / schéma + ondelettes
URL http://books.openedition.org/psorbonne/docannexe/image/1752/img-4.jpg
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Leyenda Figure 3 : La Fin du bruit (par Isabel Pirès), de 3’17 à 3’55 = Schéma / schéma + ondelettes
URL http://books.openedition.org/psorbonne/docannexe/image/1752/img-5.jpg
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Leyenda Figure 4 : La Fin du bruit (par Isabel Pirès), de 3’55 à 4’40 = Schéma / schéma + ondelettes
URL http://books.openedition.org/psorbonne/docannexe/image/1752/img-6.jpg
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Leyenda Figure 5 : Toupie dans le ciel (par F. Bayle et F. Buffet), de 15’08 à 15’47 = Schéma / schéma + ondelettes
URL http://books.openedition.org/psorbonne/docannexe/image/1752/img-7.jpg
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Leyenda Figure 6 : Toupie dans le ciel (par F. Bayle et F. Buffet), de 19’05 à 19’43 = Schéma / schéma + ondelettes
URL http://books.openedition.org/psorbonne/docannexe/image/1752/img-8.jpg
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