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Rousseau et le marxisme

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Luc Vincenti

Rousseau, le marxisme et l'histoire

Extraits du débat

Full text

1Bruno Bernardi : Je suis frappé par le caractère complémentaire des interventions. On peut être d’accord avec tout le monde ou presque. Une remarque à Bertrand Binoche : je partage la notion de recours, c’est bien cela, je crois, qu’Althusser accorde à Rousseau.

2Bertrand Binoche : C’est pour cela que j’étais content de vous entendre dire qu’il fallait recouper la lecture althussérienne de Rousseau avec celle de Montesquieu.

3Bruno Bernardi : Mais je ne suis pas certain que Rousseau ne prenne pas en compte l’histoire à ce point. Dans les Lettres écrites de la Montagne, il y a une vraie perspective historique sur la société genevoise ; il met en parallèle une histoire presque théorique, celle de la dégénérescence, qu’il articule avec une histoire concrète, les événements qui ont précédé la création de la République de Genève, le rôle concret de Calvin, etc. Je ne veux pas transformer Rousseau en historien, mais l’histoire ne lui est pas aussi étrangère que cela.

4Bertrand Binoche : J’ai peut-être durci les choses ; Rousseau n’a pas fait œuvre d’historien comme Voltaire ou Gibbon, voire Montesquieu. Il n’y a pas chez Rousseau cette préoccupation de l’archive, le travail du document, la question de la source.

5Un étudiant interroge les sources babouvistes de Marx et la notion de peuple chez Marx, à partir de l’ouvrage de D. Guérin, Bourgeois et bras nus. Les sans-culottes ne sont pas les seuls intervenants, il y aussi des bras nus, les prolétaires, qui revendiquent tel salaire par jour, etc.

6Jacques Guilhaumou : Des travaux divers - par exemple, dans les plus récents, je pense au livre de Déborah Cohen, La Nature du peuple. Les formes de l’imaginaire social ( xviiie - xxie s.) paru en 2010 – montrent que la notion de peuple se modifie singulièrement dans les années 1770, avec les Lumières tardives, pour suivre un trajet « révolutionnaire » jusqu’à la Commune de Paris, avec à mi-chemin les textes des canuts lyonnais des années 1830, maintenant disponibles sur le Web, ou ceux des ouvriers de 1848 étudiés par Maurice Tournier. Ainsi le jeune Marx s’intéresse à la notion de peuple sans que cela soit contradictoire avec la lecture qu’il fait du mouvement ouvrier, et les nouveaux désignants qu’il y trouve, en particulier les prolétaires. Dans l’Echo de la Fabrique, le journal des canuts, étudié par Ludovic Frobert, une rubrique s’intitule « lectures prolétaires » : vous y trouvez Rousseau, Robespierre, et la notion de peuple bien sûr. Les Lumières tardives mettent en place les notions du nouvel ordre social, avec au centre les figures du peuple et du législateur, matrice que l’on retrouve dans le mouvement ouvrier du xixe. Comprendre Marx passe aussi par le repérage et la lecture des textes des révolutionnaires français, de 1789 à 1870, qu’il a lus.

7Claude Mazauric : Il y a beaucoup d’intérêt chez Rousseau pour l’histoire, il a lu tout ce qui est accessible à son époque sur la Corse, sur la Pologne, sur Genève, il a un goût réel pour la connaissance historique et l’enquête documentaire. Mais ce n’est pas cela qui lui donne la base de sa pensée. Il faut distinguer entre penser l’historicité et connaître l’histoire. Althusser insiste beaucoup sur l’attention de Montesquieu aux systèmes comparés, aux choses qui ne se modifient pas, qui sont pérennes, il a une pensée de l’histoire des régimes qu’il évoque, mais il n’en pense pas l’historicité. Tandis que Rousseau a le souci de penser tout cela dans ce qui marque une évolution, une transformation, éventuellement une dégénérescence. Il n’est pas historien, on ne peut pas dire pour autant qu’il ait négligé l’histoire. Par ailleurs, méfiez-vous de l’expression « bras nus », elle ne désigne pas le prolétariat mais tous ceux qui sont travailleurs manuels, c’est le Père Duchesne, artisans, petits patrons, travailleurs indépendants : la globalité de tous ceux qui ne sont pas dans l’élite. Babeuf n’emploie qu’une seule expression : « la plèbe » ; hormis la référence à la République romaine, il veut désigner par là le petit peuple, ceux qui ne sont pas rentiers. Et l’expression « sans-culotte » est très liée à un contexte économique et politique. L’expression « prolétaire » se trouve chez Babeuf, mais par référence à l’Antiquité. Lorsqu’il parle du monde contemporain, il dit « la plèbe », parfois « les ouvriers », au sens à la fois des compagnons et des petits patrons. Il pense la plèbe par opposition : les 24 millions de ventres creux face au million doré. Voilà des expressions métaphoriques, mais précisément on ne peut pas parler autrement que par métaphores dans la mesure où il n’y a pas de concepts pour décrire une réalité sociale bien plus claire au xixe siècle.

8Jacques Guilhaumou : Je pense, comme Claude Mazauric, que Rousseau n’est pas un penseur de l’histoire mais du moment historique. Il est allé lire des procès-verbaux, on est à la source de l’artificialisme, ce grand mouvement matérialiste qui met l’individu au fondement empirique des choses. Il n’est pas historien au sens de Mably par exemple ; il y a deux moments rousseauistes chez le jeune Marx, il hérite d’abord de tout ce que la philosophie allemande a dit sur Rousseau, de façon négative, Humboldt par exemple, puis il retourne via Montesquieu vers Rousseau. Dans la période où Marx lit Rousseau, il est vraiment dans un moment nominaliste.

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