PRÉMISSES

1En apparence, le titre de cet article sonne faux. L’histoire qu’il relate est désormais achevée et lointaine. Elle se déroule entre la moitié des années cinquante et la décennie suivante, en s’achevant brutalement à la fin des années soixante-dix, sans laisser de traces. Elle devrait donc s’intituler plutôt : l’inactualité d’une tradition. On sait par ailleurs que la question de l’actualité ou de l’inactualité est complexe et qu'elle ne peut pas toujours être résolue d’une manière intuitive.

2L’histoire du rapport entre Marx et Rousseau en Italie commence dans les années cinquante du siècle dernier. Plus précisément elle rentre dans le vif à cette période, mais on peut en apercevoir quelques antécédents dans les années quarante, juste à la fin de la guerre. Galvano Della Volpe et Valentino Gerratana sont les principaux protagonistes de cette histoire.

3En 1943, Della Volpe (qui rejoindra en 1944 le parti communiste italien) publie le Discours sur l’inégalité, dans lequel il critique sévèrement les thèses de Rousseau, qu’il considère comme exemplaires d’une approche jusnaturaliste1.

4Selon Della Volpe (qui renverse les conclusions soutenues autrefois par Rodolfo Mondolfo)2, la conception rousseauiste de l’égalité (analysée dans les pages de l'Émile et de la Profession de foi) se fonde sur un concept métaphysique (c’est-à-dire a priori, inné et an-historique) de la personne, dérivant de la tradition platonicienne et chrétienne (et décrit par le jus-naturalisme en termes sécularisés).

5Il en découle une vision abstraite et individualiste, qui empêche d’établir une convergence entre la liberté et l’égalité. Selon Della Volpe, cela conduit à poser une supériorité de la liberté individuelle sur l’égalité, qui s’explique par la « conservation légitime, au sein de l’État, des inégalités individuelles “naturelles”, c’est-à-dire immédiatement empiriques mais hypostasiées selon les termes du jusnaturalisme » et par « la faillite inévitable de la formule associative et contractualiste3 ».

6Deux ans plus tard, Della Volpe, dans sa Teoria marxista dell’emancipazione umana4, revient sur la question en reprenant la même thèse. Par ailleurs, cet ouvrage est une nouvelle rédaction du précédent, dont il ne se distingue que par la confrontation avec Marx (le sous-titre est en effet le suivant : Saggio sulla trasmutazione marxista dei valori). Cette confrontation (qui sera reprise dans l’ouvrage suivant, La libertà comunista, de 1946) tourne autour des Manuscrits de 1844 et oppose à l’individualisme abstrait de Rousseau un concept concret (sensible, objectif) de l’homme comme être social, fondé sur la réflexivité en vertu de laquelle l’homme se conçoit comme être générique (Gattungswesen) et universel. Dans la perspective marxiste, la sensibilité humaine se constitue dans la médiation sociale, selon une conception antithétique à celle de l’individualisme abstrait, autrement dit selon une conception radicalement historique et concrète, à partir de laquelle se développe la critique matérialiste de l’aliénation comme violation (déterminée d’un point de vue historique dans les formes de la division du travail et de l’exploitation capitaliste) de l’universel humain5.

7Alors que Della Volpe (devenu désormais marxiste à part entière) continue à mener sa critique impitoyable de Rousseau, Gerratana publie en 1949 son premier ouvrage sur Rousseau, rédigé en 1943 à la fin du conflit mondial. Il s’agit de la préface au Contrat social pour les éditions Einaudi, qui fournit une image de Rousseau complètement différente de celle esquissée par Della Volpe6.

8Dans ces pages, Gerratana insiste sur le « rôle historique » joué par Rousseau et sur le sens « objectif » de ses théories. Il insiste en particulier sur les contrastes entre Rousseau et le parti des philosophes7, accusé d’être indulgent vis-à-vis d’une réalité sociale injuste et corrompue. Il souligne l’actualité de la théorie politique du Contrat social, visant à concevoir un ordre social progressif, axé sur le lien entre liberté et égalité. La liberté que Rousseau met au centre de sa conception de l’État (« un héritage qui n’est pas encore entièrement dilapidé et que la conscience peut encore utiliser pour de nouvelles tâches ») n’est pas – selon Gerratana - celle qui est mise en échec « par une longue tradition libérale désormais épuisée », mais celle dont l’essence constitutive, concrète et positive, réside dans sa connexion avec « l’idée d’égalité et de loi8. »

9On a donc affaire à deux images et à deux appréciations différentes de Rousseau, mettant en lumière, en raison de l’intérêt des intellectuels marxistes pour l’auteur du Discours sur l’inégalité et du Contrat social, le caractère extrêmement problématique de toute opération d’actualisation de la pensée rousseauiste. Mais la controverse entre Della Volpe et Gerratana ne constitue que les prémisses d’une histoire beaucoup plus longue, qui commence quelques années plus tard, en 1954.

KULTURKAMPF

10Au début de l’année 1954, Norberto Bobbio publie dans la revue Nuovi Argomenti un article intitulé « Démocratie et dictature », que l’on peut considérer comme le premier acte d’une guerre idéologique menée contre le parti communiste italien. Bobbio – qui est déjà à l’époque un représentant important de la culture libérale – veut obliger les dirigeants et les intellectuels communistes à rendre compte de leurs positions idéologiques et, surtout, de leur proximité avec l’Union soviétique, considérée comme un régime despotique. Son rôle est objectivement ambigu : en promouvant une telle confrontation critique, Bobbio permet à ses adversaires de clarifier leurs positions ; d’autre part, ses attaques et ses accusations sont très dures, l’enjeu étant d’une extrême importance.

11Dans son article, Bobbio accuse l’URSS d’être une dictature (« un État qui exerce son pouvoir sous une forme opposée à celle d’une démocratie libérale9) » une oligarchie qui viole les libertés fondamentales. Selon Bobbio, cela vient du fait qu’en Union soviétique les « conquêtes civiles » du libéralisme, « d’origine bourgeoise », fondamentales pour toute forme sociale (comme par exemple la séparation des pouvoirs), ont été bafouées10. D’une manière plus générale, Bobbio accuse les communistes d’être incapables de « concevoir le droit non pas comme un phénomène bourgeois » mais comme un système neutre de garanties inviolables, « un complexe de normes techniques pouvant être utilisées aussi bien par les bourgeois que par les prolétaires11 ».

12Della Volpe répond immédiatement à l’article de Bobbio avec un texte publié dans la même revue : « Communisme et démocratie ». Il défend l’Union soviétique et la théorie communiste précisément à partir d’une relecture de Rousseau qui modifie d’une manière substantielle les conclusions formulées dans les écrits des années quarante12.

13Il ne s’agit pas d’une nouveauté absolue. En septembre 1950, Della Volpe, à l’occasion d’un colloque à Genève, soutient une interprétation historico-critique de Rousseau, en affirmant que son égalitarisme constitue une source de la théorie démocratique moderne (dont il est le « fondateur théorique et précurseur ») et un présupposé de la conception universaliste (marxiste) de la liberté13. Le texte de 1954 représente néanmoins une étape décisive dans la perspective de recherche de Della Volpe sur Rousseau.

14De l’avis de Della Volpe, Bobbio ne tient pas compte de la différence fondamentale (relative aux finalités respectives) entre « l’État démocratique et bourgeois, libéral » et l’État « démocratique et prolétaire, socialiste ». C’est pourquoi il établit une comparaison immédiate et abstraite entre la tradition libérale (Locke, Kant, Humboldt, Constant) et la tradition démocratique (Rousseau, Engels, Marx)14. La séparation des pouvoirs, qui selon Bobbio est un acquis technique et neutre, constitue en réalité l’expression d’un ordre social déterminé, et n’est pas une valeur en soi, puisqu’elle présuppose la scission entre la société civile et la sphère politique critiquée aussi bien par Marx (dans La Question juive et dans La Guerre civile en France) que par Lénine (dans L’État et la révolution). Selon Della Volpe, l’importance de Rousseau pour une critique communiste de la société bourgeoise apparaît lorsqu’on constate que « la pensée et la praxis du communisme développent la démocratie moderne, en incluant la substance de la problématique rousseauiste de la souveraineté populaire et de la démocratie directe dans la substance positive et technique de la problématique lockéenne du parlementarisme15. »

15Le sens de cette « inclusion » effectuée par l'anti-hégélien Della Volpe est très proche de l'aufheben de Hegel, comme en témoigne cette affirmation : « L’orientation et la direction de cette impulsion sont données par l’instance démocratique, rousseauiste : l’instance de la liberté égalitaire. Un examen, même rapide, de cette instance et de l’instance libérale différente, de la liberté civile ou individualiste, devient à présent nécessaire pour saisir le sens précis et définitif de la synthèse démocratique visée par la démocratie prolétarienne soviétique16. » Cette synthèse a rendu possible la valorisation universelle du droit, souhaitée par Bobbio, comme en témoignent les articles 123-128 de la Constitution de 1936 à propos de l’égalité des droits des citoyens et de l'habeas corpus17.

ANNUS HORRIBILIS

16La polémique n’est pas finie pour autant. Dans sa réplique à Della Volpe, Bobbio affirme que le problème à l’ordre du jour, « c’est la démocratie non libérale et totalitaire » (avec une référence explicite au livre anti-rousseauiste de Jacob Talmon de 1952), et par conséquent la « libéralisation nécessaire des régimes démocratiques » qui, au nom d’une démocratie « mille fois plus démocratique que n’importe quelle démocratie bourgeoise », nient la liberté de pensée et d’information, c’est-à-dire le pluralisme politique. La conclusion de Bobbio ne fait pas de doute : « le marxisme et le libéralisme sont en opposition18, » et le marxisme est la prémisse nécessaire à « des régimes despotiques et non libéraux ».

17Pour comprendre la crainte des communistes italiens vis-à-vis de l’action dévastatrice de Bobbio, il suffit de rappeler un simple fait : la réponse à Bobbio n’est plus confiée au professeur Della Volpe mais à Roderigo di Castiglia, le pseudonyme de Paimiro Togliatti (secrétaire général du parti communiste italien).

18La polémique devient brûlante. Togliatti répond dans la foulée. L’argumentation de Bobbio est un exercice d’hypocrisie19, car elle consiste à mettre en rapport des éléments hétérogènes : d’une part, des concepts purs (la « liberté libérale »), de l’autre, des processus historiques (les démocraties populaires). Selon Togliatti, contrairement à ce que soutient Bobbio, « en Italie et dans tout ou presque tout le monde occidental, on assiste à un processus évident de limitation et de destruction de certaines des libertés citoyennes les plus importantes », un « processus réactionnaire » que l’on tente de légitimer notamment à partir des arguments spécieux soutenus par Bobbio20.

19Nous ne pouvons pas considérer ici tous les développements de cette importante querelle (Bobbio accuse Togliatti d’ignorer la nécessité d’empêcher les abus de pouvoir de la part de l’État21 ; Togliatti répond en lui reprochant de ne pas connaître la réalité soviétique et d’oublier la violation des libertés de « millions de paysans italiens sans terre, ou des ouvriers », perpétrée en Occident non seulement par l’État mais également par « les plus forts groupes dirigeants de la classe dominante22) »

20D’autre part, les événements politiques qui se produisent à cette époque modifient le cadre de la discussion en faveur des adversaires du PCI. L’année 1956 est en effet terrible pour le parti de Gramsci et de Togliatti. La publication au mois de juin du « rapport secret » de Khrouchtchev sur le stalinisme ouvre une crise au sein du parti. Les militants communistes sont désorientés et la confrontation entre les groupes dirigeants et les intellectuels proches du parti devient dramatique. Togliatti et la direction nationale sont accusés de conformisme et de conservatisme. L’unité d’action entre communistes et socialistes est rompue. Au mois de novembre, les troupes soviétiques interviennent en Hongrie. La CGIL de Di Vittorio critique cette intervention. Les intellectuels se divisent de nouveau : plusieurs dirigeants, à commencer par Antonio Giolitti, quittent le parti23. Le PCI et la vie politique italienne (et internationale) sont profondément transformés par rapport au passé le plus récent. Mais il faut souligner le fait que ce contexte ne semble pas affecter la réflexion sur le rapport entre Rousseau et Marx que Della Volpe avait essayé de greffer, deux ans auparavant, sur la polémique avec Bobbio au sujet du socialisme et de la démocratie.

21Togliatti, dans sa réponse à Bobbio, ne mentionne jamais Rousseau (il ne le cite pas non plus dans sa célèbre interview de 1956 à Nuovi Argomenti). Lorsqu’il définit le but poursuivi par la défense de la liberté personnelle, Togliatti parle « d’un progrès continu dans le développement de la personnalité des hommes, de tous les hommes, dans la reconnaissance et le respect de leur dignité24 ». Togliatti évoque un terme – celui de « dignité » précisément – que Della Volpe considère comme étant un indice d’« apriorisme platonicien25 », en ignorant la question, décisive aux yeux de Della Volpe, des mérites et des talents individuels. Il faut par ailleurs rappeler qu’à cette époque Della Volpe est mis en marge de la vie du PCI par Mario Alicata, responsable de la Commission culturelle du parti.

22Il semble qu’on ne puisse pas partager la thèse selon laquelle Della Volpe fournirait, avec ses écrits rousseauistes, une « base théorique essentielle » et « une formulation philosophique organique » à la ligne politique du PCI lors du VIII^e Congrès, en particulier pour ce qui concerne le respect des principes démocratiques et l’idée d’une « voie italienne vers le socialisme », fondée sur des « réformes structurelles26. » En réalité, la tentative de Della Volpe de définir une ligne de développement allant de Rousseau à Lénine via Marx et visant à montrer que le marxisme théorique possède une légitimité démocratique n’est pas prioritaire dans les débats internes au parti communiste. De ce point de vue, il n’est pas surprenant que le colloque organisé par l’Institut Gramsci en octobre 1971, consacré au marxisme italien des années soixante, n’ait pas du tout traité du rapport Marx-Rousseau27. Ce silence apparaît encore plus significatif en raison des conséquences engendrées par les thèses de Della Volpe dans le milieu académique entre la fin des années cinquante et le début des années soixante.

MÉRITES ET ÉQUIVOQUES

23A la lumière de cet écart existant entre le débat idéologico-politique et la discussion académique, nous devons préciser le caractère de cette dernière à partir du texte de Della Volpe de 1954 (« Communisme et démocratie »), annexé aux rééditions de Rousseau et Marx entre 1957 et 196428.

24Nous avons vu que dans ce texte, Della Volpe intègre Rousseau dans la tradition démocratique qui conduit à Marx, et qui concrétise l’achèvement et la généralisation des conquêtes libérales. De quoi s’agit-il précisément ?

25Voici la réponse de Della Volpe : la « liberté égalitaire » (qui est une version « plus universelle », donc plus avancée, de la « liberté civile » bourgeoise), « c’est le droit de chacun à la reconnaissance sociale de ses qualités personnelles et de ses capacités : c’est l’instance démocratique, véritablement universelle, du mérite, autrement dit de la potentialisation sociale de l’individu et donc de la personnalité29. »

26Della Volpe n’a pas de doute quant à l’importance de cette « instance » : il s’agit - comme il l’écrit dans la première page de l’édition définitive de Rousseau et Marx – de la « substance féconde du message rousseauiste sur la liberté (égalitaire) », à la lumière de laquelle se fait jour le « lien historique entre Rousseau et le socialisme », et plus précisément celui entre le Rousseau du second Discours, le Marx de la Critique du programme de Gotha et le Lénine de L’Etat et la révolution30.

27Cette thèse laisse perplexe sur plusieurs points. En voici deux.

28Cette thèse se trouve dans l'« Introduction » à Rousseau et Marx, dans le second (qui reprend l’essai de 1954 contre Bobbio) et dans le troisième chapitre ainsi que dans les « Eclaircissements » et les « Appendices ». Néanmoins, Della Volpe reprend également, sans grandes modifications, les pages rédigées dans les années quarante, dans lesquelles il défend la thèse contraire, celle de l’a priori platonico-chrétien (« romantique avant la lettre ») et de l’individualisme abstrait de dérivation jusnaturaliste31.

29Le second est plus important. La lecture de Della Volpe, axée sur le droit à la reconnaissance des « mérites », des « capacités et possibilités » individuelles32, est d’une part privée d’un fondement textuel (elle assimile Rousseau aux positions des philosophes contre lesquels il s’est battu) ; de l’autre, elle est inexacte en ce qui concerne Marx (qui est de fait intégré à une perspective démocratique et bourgeoise33.)

30Della Volpe semble ne pas saisir le sens de la polémique (décisive) de Rousseau contre la revendication bourgeoise des « talents » (soutenue par Diderot et d’Alembert et, dans les années suivantes, par les adversaires girondins de Robespierre, par Sieyès et par les premiers idéologues)34. Il ne valorise pas la distinction entre l’instance de reconnaissance individuelle soutenue par le tiers état, au nom de l’activité et de la culture (critiquée par Rousseau en tant qu’expression de particularisme) et la célébration rousseauiste, qui se trouve dans la note XIX du second Discours, des « services réels » que les citoyens « rendent à l’État35 ». Della Volpe prend en considération pour la première fois cette célébration dans l’édition de 1962 de son livre. Il opère ainsi une relecture de Marx et de Lénine à la lumière de la revendication du « mérite personnel36, » en donnant de Marx une interprétation individualiste. Une telle revendication conduit directement au principe de base de la justice communiste, énoncé dans la critique marxienne du programme de Gotha (« de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins »)37. Ce qui est paradoxal si l’on considère l’accusation d’individualisme adressée à Rousseau dans ses premiers écrits et dans le premier chapitre du livre.

31Dans cette optique, il n’est pas difficile de donner une interprétation critique (du point de vue analytique) du travail de Della Volpe sur Rousseau, plus inspiré par des motivations idéologiques et politiques que par une véritable finalité scientifique. Ce travail est en effet marqué par la volonté d’imposer, dans un contexte polémique très tendu, une thèse préconstituée.

32Les écrits de Della Volpe sur Rousseau eurent tout de même un retentissement considérable et il faut leur reconnaître le mérite d’avoir suscité de l’intérêt aussi bien pour le rapport entre Marx et Rousseau que pour l’auteur du Contrat social.

33Ce n’est pas un hasard si Valentino Gerratana s’intéresse de nouveau à Rousseau au début des années soixante, lorsque la discussion sur les thèses de Della Volpe est très intense. Au cours de ces années, d’autres voix interviennent dans le débat, qui devient de plus en plus complexe et articulé.

ÉTAT DE DROIT ET TRANSITION

34Le nouveau chapitre de la discussion sur Rousseau et Marx peut être divisé en deux moments. Le premier (1958-1963) se rapporte aux recherches de Della Volpe et aux conséquences du débat politique. Le thème de la transition de la démocratie libérale au socialisme est au centre de ce premier moment. Le lien Marx-Rousseau est encore étudié du point de vue des problèmes relatifs aux rapports entre égalité et liberté (en référence à la question du mérite) et aux rapports entre l’État de droit et la critique marxienne de la politique.

35A cet égard, il faut d’abord mettre en exergue les interventions de deux élèves de Della Volpe, Lucio Colletti et Umberto Cerroni. Colletti en particulier, dans son Democrazia liberale e democrazia socialista (1958)38 ainsi que dans un essai intitulé Rousseau politico (1962)39, reprend les thèses de son maître (Rousseau comme théoricien de la liberté égalitaire), avec une différence néanmoins : l’œuvre sur laquelle il se focalise n’est plus le Discours sur l’inégalité mais le Contrat social.

36Colletti prend ses distances avec Della Volpe (qui avait critiqué le Contrat en raison de ses présupposés jusnaturalistes) en revalorisant l’ouvrage de Rousseau et en voyant dans la figure de 1’« aliénation totale » une première tentative efficace pour dépasser l’atomisme bourgeois au profit de la liberté entre les égaux. Il revient sur Rousseau deux ans plus tard avec une intervention plus ample, dans laquelle il confirme cette interprétation à partir d’une comparaison entre Kant et Rousseau visant à mettre en évidence les différences profondes entre les deux philosophes.

37Pour Colletti, Kant est celui qui a donné une systématisation philosophique de l’apparat théorique libéral et des théories de l’économie politique classique. La liberté kantienne, c’est la « liberté vis-à-vis de la société », qui est à son tour une entité juridique abstraite ; dans ce cadre, le peuple se résout « en une société dissociée, caractérisée par la lutte de tous contre tous40 ». Rousseau est en revanche le fondateur de la théorie démocratique, qui permet la réalisation de la liberté égalitaire en vertu d’une société unitaire, produite par la « socialisation » des intérêts particuliers (autrement dit leur dépassement en faveur « d’un intérêt commun unique »)41. La confrontation avec Kant entre dans le vif du sujet (en impliquant Marx d’une manière très discutable) lorsque l’on passe du terrain juridico-politique au plan économique et social. L’État de droit libéral, dont Kant est le grand théoricien, représente aux yeux de Colletti la sanction institutionnelle de la compétition économique entre les particuliers. Au contraire, la liberté égalitaire de Rousseau, « en présupposant l’unification ou la socialisation des intérêts réels », implique « la socialisation des moyens de production42. »

38En ce sens, Colletti n’hésite pas à affirmer que la théorie politique rousseauiste, rigoureusement démocratique, présuppose implicitement le socialisme.

39L’approche de Cerroni est, quant à elle, plus prudente et plus complexe. En privilégiant le domaine juridique (contre toute réduction de type économiste), elle se concentre, dans les années 1962-1963, sur le rapport entre la société civile et l’État. Selon Cerroni, la théorie rousseauiste de la souveraineté populaire tend à dépasser la scission entre la sphère privée et la sphère publique, en préfigurant ainsi la réflexion du jeune Marx de la Judenfrage43.

40Cerroni évite néanmoins toute interprétation abusive et tout anachronisme : il met en évidence la différence entre Rousseau et Marx en critiquant le caractère « utopique » d’une unification essentiellement éthico-politique des intérêts particuliers44. Il montre ainsi que seule l’analyse de classe des présupposés matériels de la scission entre des intérêts concurrentiels permet de dépasser cette limite théorique. À partir de ces prémisses, Cerroni se propose de trouver une médiation entre la contribution rousseauiste et la contribution marxienne et léniniste dans le but de définir une théorie démocratique capable d’intégrer la « socialisation politique » (la participation du corps social à la gestion directe de la chose publique) et la « socialisation économique » (qui représente l’aspect central de la critique communiste du capitalisme)45.

41Ces thèmes sont également au centre de la dernière intervention importante dans cette phase de la discussion que l’on pourrait appeler « post-dellavolpienne ». Il s’agit de la communication de Valentino Gerratana au colloque « Démocratie et État de droit » à l’Institut Gramsci en janvier 1962, axée sur la thématique des rapports entre libéralisme, État de droit et démocratie, en tant qu’éléments fondamentaux de la transition vers le socialisme.

42Gerratana se sert des références à Rousseau pour écarter les conséquences de l’interprétation dellavolpienne de Colletti. L’opposition est frontale. Selon Gerratana, Rousseau est le théoricien de l’État de droit, le Contrat étant « une recherche pour prévenir et combattre les abus de pouvoir46 ». L’État de droit, loin de se cantonner à une fonction statique de défense de la propriété privée et des hiérarchies sociales existantes, représente le lien pratico-théorique permettant l’évolution socialiste de la démocratie bourgeoise.

43Sur la base de ces prémisses, Gerratana concentre son analyse sur le lien entre Rousseau et Marx. En tant que théorie de l’État de droit, le Contrat est « le levain théorique de toutes les tentatives faites pour élargir les frontières traditionnelles de l’expérience démocratique ». De l’avis de Gerratana, les pages du Contrat social contiennent un « programme fondamental de “maximalisation” de la démocratie », analogue à celui formulé par le marxisme, suivant lequel l’auto-gouvernement collectif fait allusion à l’auto-suppression du politique et, par là, à la transition vers la « société communiste47. »

ÉCONOMIE ET SOCIETE

44Le dernier chapitre de notre histoire nous ramène aux luttes étudiantes et ouvrières de la fin des années soixante, et en particulier aux années 1968-1969, que certains historiens appellent également « les nouvelles années rouges ».

45Durant ces années, l’Italie a profondément changé. Le développement capitaliste a produit de la richesse et du bien-être mais il a également accentué les inégalités sociales, en creusant l’écart entre les zones riches et les zones les plus pauvres du pays. Les grandes industries du Nord ont fait appel à la main-d’œuvre du Mezzogiorno, capable d’exprimer une forte conflictualité sociale, à maints égards étonnante. A leur tour, les réformes de l’éducation ont engendré une nouvelle subjectivité de masse, fortement critique vis-à-vis des hiérarchies et de l’autorité. Ces transformations investissent également le débat culturel, en le transformant en profondeur.

46Les effets se font aussi sentir dans la discussion sur Marx et Rousseau. Les protagonistes de cette dernière phase sont toujours les mêmes (Colletti, Cerroni, Gerratana), mais désormais l’axe de la confrontation a changé. Il ne concerne plus la question de la transition, les formes de l’inégalité et les critères de sa légitimation48. La « société civile » est désormais au centre de la discussion : ses rapports avec la sphère politique et la thématique de l’autonomie des sujets sociaux.

47C’est entre 1968 et 1969 que Colletti (qui a quitté le PCI en 1964) publie deux essais importants, Rousseau critico della « società civile » et Mandeville, Rousseau e Smith49 fournissant des éléments nouveaux à la confrontation entre Rousseau et Marx. A première vue, il ne s’agit que d’une simple mise au point des acquis de la discussion précédente.

48La critique rousseauiste de l’idée d’une société propre au jusnaturalisme et à l’économie politique (la relation sociale comme « division et opposition des intérêts privés ») constitue « la cause principale de la rupture entre Rousseau et les philosophes50 ». Cette critique (qui « n’est pas seulement moraliste», mais aussi « historiquement circonstanciée », résultat de la confrontation « avec les premiers “modèles” théoriques de la réflexion économique naissante ») annonce la critique marxienne « de la société bourgeoise naissante et de son “inégalité sociale” ». C’est pourquoi « le grand mérite » de Rousseau réside précisément « en cette extraordinaire anticipation grâce à laquelle, dans des conditions historiques encore immatures, il a esquissé les premiers chapitres fondamentaux d’une “critique de la société bourgeoise moderne”51 ».

49Rousseau comprend que seule la « socialisation réelle des intérêts » permet de « créer une société », et cette prise de conscience sous-entend une théorie qui « supprime la division entre société “civile” et société “politique”, en conduisant directement à Marx52 ». La Judenfrage (« totalement impensable sans Rousseau ») représente « le lieu où culmine et parvient à maturation cet aspect de la pensée de Rousseau ». Colletti conclut en soulignant « la persistance chez Marx de cette problématique rousseauiste originaire53 ».

50En apparence, donc, il n’y a rien de nouveau. En réalité, la nouvelle formulation de son hypothèse interprétative conduit Colletti à des conclusions qu’il définit lui-même comme étant « extrêmes54 ». Le concept « d’anticipation » produit une série de résultats théoriques souvent inopinés et abusifs. Selon Colletti, Rousseau n’est pas seulement une source de Marx mais également le père du communisme moderne (en faisant par là même de Marx un auteur se bornant à reprendre des thèses formulées par d’autres) :

« Notre thèse consiste à dire que la “théorie” politique révolutionnaire, telle qu'elle s’est développée après Rousseau, est déjà constituée dans le Contrat social ; c’est-à-dire qu’en ce qui concerne la théorie “politique” au sens strict, Marx et Lénine n’ont visiblement rien ajouté à Rousseau, hormis l’analyse (sans doute importante) des bases “économiques” de l’extinction de l’État55. »

51Il s’agit de la thèse de la « dépendance » du marxisme théorique envers Rousseau56 (dépendance qui, selon Colletti, trouve sa confirmation dans toute la production marxienne – de la Critique de la philosophie hégélienne du droit à la Guerre civile en France – et dans L’Etat et la révolution de Lénine). Colletti ne modifiera définitivement cette thèse unilatérale (découlant d’une mise à l’écart drastique de l’analyse marxienne du mode de production capitaliste, qui n’est plus qu’un « corollaire important ») que lorsqu’il ne sera plus un homme de gauche, c’est-à-dire lorsqu’il deviendra l’idéologue de « Forza Italia », en accompagnant l’ascension politique de Silvio Berlusconi.

52Dans son Intervista politica-filosofica de 1974 publiée par Perry Anderson dans la New Left Revue, Colletti affirmera encore que « les thèses fondamentales » de Marx sur l’État ne font que « reprendre et répéter sans cesse des thèmes qui se trouvent déjà chez Rousseau » et que « les questions de principe les plus générales de la théorie de Marx et de Lénine [...] dérivent de Rousseau57. »

53L’autre élève de Della Volpe, Umberto Cerroni, revient également sur Rousseau en 1968, en publiant une édition du Discours sur l’économie politique, complétée en annexe par les Fragments politiques.

54Dans la préface, Cerroni souligne « l’apport important et incalculable » fourni par Rousseau à la théorie politique moderne, qui réside à ses yeux dans la mise en évidence du problème de l’(in)égalité sociale58. Cerroni étudie par ailleurs le lien entre Marx et Rousseau par rapport à la critique de l’idéologie, c’est-à-dire par rapport à une thématique restée en arrière-plan tout au long de cette discussion. La critique de la société menée par Rousseau se noue à la dénonciation des formes idéologiques produites par l’organisation sociale et par les relations de pouvoir. C’est précisément ce lien entre « critique de la société » et « critique de la raison » qui trouvera selon Cerroni son « aboutissement chez Hegel et Marx59 ».

GRANDS HÉRÉTIQUES

55En 1968, le rapport entre Marx et Rousseau est à nouveau l’objet d’une étude de Gerratana, dans l’introduction à la nouvelle édition du second Discours, intitulée L’éresia di Jean-Jacques Rousseau60.

56Ces pages offrent une interprétation organique de la pensée de Rousseau, centrée sur la critique des effets aliénants du conformisme et de la compétition sociale. A cet égard, Gerratana reprend d’une manière critique les thèses de Della Volpe concernant « le principe de la reconnaissance sociale des mérites personnels », pour souligner le fait qu’il se situe en dehors, ou tout au plus, à la marge, de la logique spécifique du Discours sur l’inégalité61. Mais ce qui nous intéresse davantage ici est le double rapport institué par Gerratana entre Rousseau et Marx à partir du Contrat et de la Judenfrage d’une part et du second Discours et des Grundrisse de l’autre.

57En ce qui concerne ces dernières œuvres, Gerratana souligne la proximité « méthodologique » entre la critique anti-naturaliste du second Discours (dans le sens où la polémique anti-hobbésienne conduit à rejeter intégralement l’hypothèse jusnaturaliste) et la critique marxienne des « robinsonnades » de l’économie politique et de leur fonction idéologique62. Il s’agit d’un premier résultat important, qui témoigne de la fonction décisive que la réfutation rousseauiste du schéma jusnaturaliste a joué en tant que geste fondateur de la pensée historico-critique.

58Au sujet du lien entre le Contrat et les Grundrisse, Gerratana insiste sur la césure qui intervient (après la rupture avec les philosophes) entre les premières tentatives du Rousseau politique (qui sont encore « en grande partie assimilables à l’atmosphère culturelle » des Lumières) et la « seconde période de pensée rousseauiste » (le Manuscrit de Genève et le Contrat)63. De l’avis de Gerratana, le « déplacement de l’axe théorique » et le début de la période de la maturité découlent de l’abandon de la part de Rousseau d’une « opinion erronée », c’est-à-dire de la conviction que « la religion appartient à une sphère distincte et séparée de celle de la morale », et de l’assomption de la « nouvelle conviction » (à la base du chapitre du Contrat sur la religion civile) suivant laquelle « il est impossible d’être vertueux sans religion64. » De là découle (et il s’agit de l’élément nouveau) le lien objectif - et sans doute négatif - qui conduit jusqu’à Marx.

59Selon Gerratana, le rapport entre le Contrat et la Judenfrage permet de définir une continuité essentielle entre la politique et la religion ; dans cette perspective, le Contrat simplifie la scission entre le plan des relations sociales concrètes et celui, transcendant, des institutions politiques dénoncées par Marx dans la Jugenfrage. En ce sens, « la logique » du développement théorique qui conduit Rousseau à la « profession de foi civile » (et, plus généralement, au Contrat), « c’est la logique même de la société bourgeoise », alors que l’analyse marxienne – qui « n’est pas une interprétation de Rousseau » (Marx ne s’intéressant pas à ce dernier) – nous fournit la clé « pour comprendre l’intime cohérence de la manière contradictoire suivant laquelle se développe la pensée de Rousseau » (« contradictoire » en raison de la détermination des contradictions réelles du rapport social)65.

60Pourquoi s’agit-il d’une hérésie ? Parce qu’aussi bien Rousseau que Marx (qui sont à nouveau associés par Gerratana) sont « les grands hérétiques de la pensée moderne » ; en vertu de la force critique de leurs acquis théoriques, il est impossible de les assimiler à « une orthodoxie scientifique tranquille », leur fonction étant plutôt de « perturber tout ordre intellectuel constitué66. »

61On peut s’arrêter là. Et pour une raison très simple. D’autres sont en effet revenus sur le rapport entre Marx et Rousseau. Paolo Alatri affirme par exemple qu’autour de ce rapport « se concentrent aujourd’hui les problèmes fondamentaux de l’interprétation de la pensée de Rousseau67 ». Nicolao Merker revient aussi sur ce rapport, en rééditant le livre que Della Volpe avait consacré à cette question68. Mais il est clair néanmoins que, dès la fin des années soixante, cette discussion perd sa principale raison d’être (ce qui explique par ailleurs sa véritable motivation politique). A partir du début des années soixante-dix, Rousseau est redevenu rapidement un objet d’étude pour les historiens de la philosophie et de la culture moderne. Eugenio Garin est parmi les premiers à se faire l’écho de cette tendance dans l’introduction aux Ecrits politiques de Rousseau publiés par Laterza en 1971. Garin polémique contre toutes les formes d’actualisation de la pensée de Rousseau (aussi bien marxistes que libérales, comme celles de Talmon et de Crocker par exemple), en les qualifiant « d’opérations de mauvais goût69. »

62On n’en dira pas autant, tout simplement parce que la perspective temporelle a changé. Ces actualisations n’empêchent plus aujourd’hui une lecture impartiale des textes de Rousseau. Avec leurs abus et leurs limites, elles font désormais partie de l’histoire de la critique, ou plutôt, comme on l’a dit, de la fortune du Rousseau « politique70. »

63C’est pourquoi, paradoxalement, elles redeviennent aujourd’hui d’actualité. La distance qui les a transformées en un « fait historique » nous les restitue sous un jour nouveau, en nous obligeant à les considérer comme une source de notre propre expérience intellectuelle.