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Rousseau et le marxisme

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Luc Vincenti

Actes du colloque du CHSPM (dir. JEAN SALEM). Rousseau et le marxisme

Relire L'Impensé de Jean-Jacques Rousseau de Louis Althusser

Andrew Levine
Traduction de Ariane Bodin

Texte intégral

  • 1 En français dans le texte. Note du traducteur (NdT).

1En tant que philosophie politique, L’Impensé de Jean-Jacques Rousseau porte superbement ses quarante ans. Pour l’avoir relu après tant d’années, je reste convaincu qu’il est un des « commentaires » les plus éclairants du Contrat social jamais écrit. Il est aussi, parmi les écrits d’Althusser, celui dont le raisonnement est le plus serré et l’argumentation la plus minutieuse, et tout cela malgré la manifeste inadéquation de Rousseau au projet plus vaste d’Althusser : restaurer, ou, plus précisément, reconstruire le marxisme. Il est cependant devenu clair que le cadre dans lequel Althusser inscrit son explication – la succession « impensée » des décalages1 dont il revendique la découverte dans le texte de Rousseau – est au mieux inutile, et, au pire, incontestablement trompeuse. Dans ce qui suit je défendrai ces assertions et présenterai un bref et partial diagnostic de leurs raisons « impensées » (ou peut-être habilement dissimulées). Pour cela j’accorderai une place spécifique aux opinions politiques d’Althusser. Ses efforts pour trouver un terrain d’entente avec les projets intellectuels contemporains – notamment la psychanalyse dans sa version lacanienne – jouent aussi un rôle, mais j’ai très peu de choses à dire sur cet aspect de la pensée d’Althusser.

2Je montrerai que la lecture althussérienne du Contrat social ne fait qu’un avec sa lecture des premiers écrits de Marx et que, bien qu’il ne le dise jamais explicitement, l’intention d’Althusser était de montrer que Rousseau se rapporte au marxisme comme Marx s’y rapporte lui-même, jusqu’au moment où Marx change d’orientation en 1845, pendant l’année de transition, dans des textes comme L’Idéologie allemande ou les Thèses sur Feuerbach. Contrairement à Marx, Rousseau n’a jamais eu à rompre avec une idée totalisante mais inadéquate (et en dernière instance contre-révolutionnaire). Au contraire, Rousseau n’abandonna jamais les revendications du Contrat social. Kant, Hegel et beaucoup d’autres ont maintenu que Rousseau avait « découvert » dans ce texte ce que Hegel appelle la « vision morale du monde ».

3Du point de vue de Hegel, la découverte de Rousseau n’a pas seulement été un moment crucial sur le chemin de la raison vers une pleine conscience de soi, cela a aussi été un progrès politique capital, étant donné que la vision morale du monde devenait le principe qui sous-tend l’État de droit – Rechtstaat –, cette forme spécifiquement moderne de l’organisation politique que la Révolution française aurait, en son temps, portée sur la scène de l’histoire. La découverte de Rousseau a aussi influencé la philosophie classique allemande, et par là la pensée de Marx, jusqu’au point où, selon Althusser, il rompit avec elle, la remplaçant, en temps voulu, par une science de l’histoire. Rousseau n’a jamais rien fait de pareil. Néanmoins, involontairement, il en a préparé le chemin, tout comme le jeune Marx le fera quelques décennies plus tard. C’est en tout cas l’affirmation implicite – et peut-être impensée – d’Althusser.

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4Si nous ne pouvions disposer que de Pour Marx et Lire le Capital, nous pourrions conclure, à tort mais non sans raison, que, du point de vue d’Althusser, la philosophie hégélienne et le marxisme – tel qu’Althusser le concevait – ne font pas bon ménage. Tout lecteur des derniers écrits d’Althusser nous accorderait ce point. Althusser ne tarissait pas d’éloges envers Hegel, lui attribuant même ce que l’on considère comme l’apport spécifique d’Althusser au marxisme, et qui le distingue des interprétations rivales : que l’histoire soit un « procès sans sujet ». Althusser a également soutenu que son avis concernant l’importance de Hegel était resté le même tout au long de ses écrits. L’affirmation est légitime. Dans Pour Marx et Lire le Capital, l’animosité d’Althusser ne prend jamais Hegel lui-même pour objet, mais le mouvement des jeunes hégéliens, et particulièrement Feuerbach. Malgré sa propre affirmation selon laquelle, avant 1845, Marx était en réalité disciple de Feuerbach, Althusser fustige les jeunes hégéliens pour ne pas être marxistes, voire antimarxistes dans leurs orientations théoriques.

5D’un point de vue strictement scientifique, ce qu’Althusser et ses coauteurs avaient à dire à propos des jeunes hégéliens était éclairant, et original au meilleur sens du terme. Mais leur description de ce mouvement n’était pas irréfutable. Qu’importe : le mouvement des jeunes hégéliens n’avait jamais été au centre des préoccupations d’Althusser. L’important était la science de l’histoire, dont il attribuait l’invention à Marx, et la pratique politique qu'elle impliquait. Althusser dépeint le jeune Marx et le mouvement des jeunes hégéliens en soulignant, peut-être outre mesure, la différence entre théorie et pratique qui a précédé chez Marx la « coupure épistémologique » (coupure d’avec la philosophie allemande post-hégélienne), ainsi que la théorie et la pratique qui sont devenues possibles après elle, alors que le « continent histoire » était devenu accessible à la recherche « scientifique ».

6De ce point de vue, et de bien d’autres encore, Althusser ressemblait à Rousseau. Dans le second Discours, Rousseau construisait de toutes pièces une fable prétendant raconter le passé de l’humanité, avant et après l’introduction de la propriété privée. Au début du second Discours, Rousseau va jusqu’à déclarer que ce qui est réellement arrivé, « les faits », ne convient pas à cette fin et doit être « écarté ». Il va de soi que c’était excessif. Rousseau a essayé d’accorder au mieux sa fable avec les faits dont il pouvait avoir connaissance. Mais le propos n’était pas centré sur ce qui s’était « réellement passé ». L’important était les positions philosophiques que la fable exprimait. Althusser n’est jamais allé jusqu’à dire, à propos des jeunes hégéliens, que les faits n’importaient pas. Bien au contraire : pour étayer ses affirmations, il en appela à l’autorité des maîtres, et particulièrement à Auguste Cornu dont les vues s’accordaient avec les siennes. Mais, à propos du jeune Marx et d’autres jeunes hégéliens, Althusser utilise les faits tout comme Rousseau. Comme Rousseau, Althusser voulait que son histoire reste en accord avec l’histoire universitaire traditionnelle. Mais au lieu de suivre les faits où qu’ils mènent, Althusser rechercha et amplifia les faits qui appuyaient son interprétation du marxisme.

7Althusser aurait voulu plus tard faire une sorte d’autocritique, ce qui l’a conduit à transformer sa métaphilosophie. Dans ses premiers écrits, la philosophie marxiste – Althusser l’appelait « matérialisme dialectique » – était la théorie de la science marxiste. Dans ses écrits ultérieurs, la philosophie marxiste change de rôle en devenant une intervention politique, et donc conjoncturelle, dans le champ théorique, afin de poursuivre la lutte des classes dans la théorie. Ainsi dans Lénine et la philosophie, entre autres, Althusser avançait l’idée que, quoi que les philosophes puissent penser, toute philosophie prend partie, au moins implicitement. Et, malgré sa revendication d’une « rupture métaphilosophique » dans sa propre pensée, cette idée de la philosophie était déjà présente, implicitement, dès les premiers travaux d’Althusser. Son opposition aux jeunes hégéliens – et à travers eux aux écrits du jeune Marx – a toujours été plus partisane que scientifique. C’était une intervention politique dans le champ de la théorie.

8La cible était l’humanisme marxiste, un descendant, s’il en est, du « criticisme» des jeunes hégéliens. L’humanisme marxiste n’était pas particulièrement français, mais Althusser tenait à s’opposer à la variété française de ce phénomène. Plus précisément, il s’opposait à son influence dans le Parti communiste français. La priorité du PCF était, d’après Althusser, de déstaliniser en partant de la gauche. L’humanisme marxiste proposait l’inverse : déstaliniser en partant de la droite. Le problème n’était pas vraiment la volonté des humanistes marxistes internes au PCF de faire cause commune avec l’aile gauche des chrétiens et autres formations politiques non marxistes. C’était leur empressement à épouser marginalement des idées non marxistes, voire anti-marxistes. Afin de s’opposer à cette tendance, Althusser fit appel à Lénine, autant pour le prestige encore associé à son nom, que pour ses idées en elles-mêmes. Il fit aussi appel à Mao. En tant que communiste il ne pouvait pas être – et n’a jamais été – explicite sur ce point. Mais le lien entre le marxisme d’Althusser et le maoïsme, ou du moins l’acception occidentale contemporaine du maoïsme, n’était un secret pour personne. Parce que les idées de Gramsci sur le rôle de la lutte culturelle dans la politique révolutionnaire étaient raisonnablement proches de celle de Mao, et parce qu’ils partageaient une conception étendue de l’État, Althusser fit également appel à Gramsci. Toutefois l’utilisation qu’Althusser a fait des idées de Gramsci et de Mao était largement implicite – à la différence de son utilisation de Lénine. Peut-être était-ce parce que Gramsci n’était pas assez orthodoxe pour le PCF de cette époque, peut-être était-ce pour de plus subtiles raisons. Toujours est-il que le « gramscisme » d’Althusser est plus apparent dans son étude des positions de Rousseau dans le Contrat social.

9Rétrospectivement aussi il est clair que des considérations politiques motivaient la revendication par Althusser d’une coupure épistémologique séparant le jeune Marx non marxiste du Marx authentique. Il est bien connu qu’Althusser revendique d’avoir identifié non seulement une discontinuité dans le déroulement de la pensée de Marx, mais une discontinuité du type de celles qui indiquent l’avènement d’une science nouvelle, ici précisément un nouveau type de science, la science de l’histoire. Cependant ce qu’Althusser appelait « science » n’a jamais été clair, même s’il est clair que le mouvement des jeunes hégéliens, quoi qu’il puisse faire, n’avait jamais réussi à obtenir ce titre.

10Pour s’expliquer, Althusser faisait appel aux apports de Bachelard sur les origines de la pensée scientifique. On pourrait même dire, avec un peu de facétie, que l’apport de Pour Marx et de Lire le Capital était une lecture bachelardienne de Marx. Mais, encore une fois, ce qu’était la science, et comment elle est née, n’ont jamais été la véritable question. Les idées de Bachelard n’étaient invoquées que parce qu’elles pouvaient être utilisées contre les humanistes marxistes. En prenant plus de recul, il est clair qu’il y a tout à la fois des similitudes et des différences entre le Marx d’avant 1845 et les positions développées dans le Capital, en d’autres termes de part et d’autre de la « coupure épistémologique ». Althusser souligne les différences et ignore les ressemblances pour des raisons surtout politiques.

11Ayant en tête cet agenda politique à peine dissimulé, il a souligné le caractère préscientifique du contrat social de Rousseau – le concept, et non le livre. L’idée du contrat social, déconstruite comme il faut, révèle sa propre impossibilité en visant à la fois une conception politique utopique (et par conséquent réactionnaire), et une conception politique en avance sur son temps, pour ceux qui peuvent lire Rousseau au travers d’un prisme authentiquement marxiste, par opposition au marxisme humaniste. Pour de tels lecteurs, le Contrat social suggère des idées politiques tout à fait différentes de celle qu’il promeut expressément – opinions politiques qui se trouvent être les mêmes que celles d’Althusser. Ou puisque, et toujours pour des raisons politiques, Althusser a présenté ses idées comme si c’étaient celles de Marx – et dans ce cas celles de Marx et de Lénine –, on peut dire que le Contrat social anticipe une théorie politique marxiste-léniniste, quoiqu’il ait une conception spécifique de l’État et des institutions plus riche, plus maoïste et plus gramscienne, que celle que l’on peut trouver dans les écrits de Marx ou de Lénine.

  • 2 En français dans le texte (NdT).

12Bien sûr, Althusser n’a jamais clairement affirmé que telle était son intention. Sa lecture précise du Contrat social n’en est que plus remarquable sur ce point. L’Impensé de Jean-Jacques Rousseau est en cela un véritable tour de force2, un travail méticuleusement argumenté qui induit très subtilement un contenu politique plausible, même s’il n’est pas irréfutable. Althusser renforçait les positions qu’il voulait promouvoir à l’intérieur du mouvement communiste, spécialement, mais pas seulement, en France, par l’explication des dix brefs paragraphes qui constituent le chapitre six du Livre un du Contrat social, et en s’appuyant sur quelques autres textes. Mais, tout comme avec son interprétation du jeune Marx et de l’émergence de la pensée scientifique, la visée d’Althusser n’était pas, lorsqu’il portait son attention sur le Contrat social, de rendre exactement la pensée de Rousseau, pas plus qu'elle n’était de montrer, comme il a pu le dire, que l’on pouvait lire le Contrat social de manière kantienne, hégélienne, ou même husserlienne (comme l’a mystérieusement affirmé Althusser). Il s’agissait d’intervenir politiquement, sur un terrain philosophique, dans une conjoncture historique particulière. C’est un des très rares exemples pour lesquels la distinction de Leo Strauss entre contenus exotérique et ésotérique en philosophie politique est réellement appropriée. En un sens la lecture althussérienne du Contrat social est ce qu'elle prétend être : une analyse philosophique qui apporte un nouvel éclairage sur un texte canonique. Mais en même temps, et de façon opaque, elle défend les idées politiques qu’Althusser apercevait dans les écrits et dans la pratique politique de Lénine, Mao et Gramsci.

  • 3 Ibid.

13Althusser repère pour cela quatre décalages3 dans l’exposé rousseauiste du contrat social : autant de problèmes pour lesquels les solutions que propose Rousseau posent des problèmes nouveaux appelant à leur tour de nouvelles solutions, jusqu’à ce que finalement ne puisse subsister que l’idée de Rousseau, sautant de la philosophie politique à la politique, cela se faisant à partir d’une philosophie politique qui anticipe la pratique politique des jeunes hégéliens, et donc aussi des humanistes marxistes, vers une pratique politique utopique, et donc impuissante, et au bout du compte réactionnaire. C’est la visée exotérique d’Althusser. Son message ésotérique est, pour l’essentiel, que ses opposants à l’intérieur du PCF souffrent d’un problème semblable, dû aux affinités qui rapprochent leur pensée de celle de Rousseau.

14Tout comme Kant aurait pu le faire, le problème que Rousseau abordait dans le Contrat social est de savoir comment un Etat juste est possible. Quelles sont, en d’autres termes, ses conditions de possibilité ? Cette question conduit Rousseau à fournir ce que Kant appellerait une « déduction » : la démonstration de la cohérence d’un concept et de son application possible, « prenant les hommes tels qu’ils sont, et les lois telles quelles peuvent être ». Au chapitre six du Livre un, Rousseau formule ce problème et annonce sa solution, c’est donc ce texte, constitué seulement de quelques paragraphes, qu’expliquait Althusser.

  • 4 Ibid.

15Je vais maintenant considérer les décalages4 repérés par Althusser. Mais je voudrais tout d’abord souligner l’ironie implicite qu’il y a dans l’usage althussérien de ce terme et dans les images qu’il suggère. Parler de décalages comme Althusser le faisait revient, volontairement ou non, à développer ce que l’on peut accepter de décrire comme une métaphore hydraulique. Il ne faut pas oublier qu’Althusser a publié ses découvertes dans une série de « Cahiers » consacrés principalement à Freud, ou plutôt au Freud de Jacques Lacan. De la même façon qu’Althusser appelait à revenir à Marx – même s’il ne s’agit pas du Marx que Marx pouvait comprendre lui-même ou que comprend la tradition qui porte son nom –, Lacan appelle à revenir à Freud. Le Freud de Lacan ne faisait pas non plus bon ménage avec le Freud des freudiens, et il aurait probablement paru méconnaissable à Freud lui-même. Althusser faisait beaucoup d’efforts pour souligner les affinités entre sa propre pensée et celle de Lacan. Mais la métaphore hydraulique n’a aucune place dans la reconstruction lacanienne de la théorie psychanalytique. Ironiquement pourtant, la description freudienne du refoulement résonne bien avec cette image. Dans la théorie freudienne, si l’énergie libidinale est réprimée en un point, alors, tout comme l’eau dans un système clos, cela crée de la pression en un autre point, jusqu’à une éruption, habituellement sous la forme d’un symptôme névrotique. Les décalages d’Althusser procèdent de manière semblable. Lorsqu’un problème émerge dans le cours de l’argumentation de Rousseau, le problème est « résolu » de telle sorte qu’il crée un problème ailleurs, jusqu’à ce que finalement l’intégrité architecturale de l’idée ne puisse plus se maintenir, et que la structure s’effondre.

16J’avoue trouver que cette métaphore n’apporte aucune aide. Cependant la façon dont Althusser l’utilise (inconsciemment) lui servait de cadre pour exprimer son désaccord ou son mépris pour certains aspects de la pensée de Rousseau. Althusser n’avait pas son pareil pour jeter un nouvel éclairage sur l’argumentation, familière et tant commentée, du Livre un, chapitre six, et des textes qui s’y rapportent. Mais insérer sa compréhension dans la structure qu’il invente n’a même pas d’utilité heuristique. La métaphore hydraulique suggère des liens là où il n’en existe pas. Nous verrons que cela fait paraître Rousseau à la fois plus et moins marxiste, au sens d’Althusser, qu’il ne l’est réellement.

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17Le premier décalage a affaire avec l’étonnante mais indéniable affirmation selon laquelle, nonobstant le titre du texte dans lequel Rousseau en développait l’idée, le contrat social de Rousseau n’est en fait pas un contrat du tout. Un contrat est une notion juridique, formalisant un échange entre deux ou plusieurs parties. Par exemple, si je loue un appartement, moi, le futur locataire, je signe un contrat avec le propriétaire des lieux, qui devient mon logeur. J’accepte de payer un loyer et de respecter les autres règles stipulées, en échange de quoi il ou elle accepte de me fournir un logement et d’autres services essentiels. Il s’agit par hypothèse d’un échange avec avantage mutuel. Un contrat social authentique devrait respecter cette structure.

18Althusser se réfère au contrat social que Hobbes construit dans le Leviathan pour souligner ce point. Dans ce cas aussi, ce qu’il a pu dire est magnifiquement éclairant. Il avait mis en évidence, presque en passant, ce que les commentateurs n’avaient jamais vraiment compris à propos de la structure du contrat envisagé par Hobbes : que les individus contractent les uns avec les autres, non pas avec le souverain, et que ce qu’ils s’accordent à faire est de renforcer le pouvoir du souverain sur les autres, mais qu’ils ne s’engagent pas eux-mêmes à obéir au souverain. Etant donné la façon dont Hobbes avait formulé le problème que les individus affrontent à l’état de nature, ces individus, étant raisonnables, ne pouvaient accepter d’obéir à quiconque, puisque cela les aurait rendus plus vulnérables qu’ils ne l’étaient dans une guerre de tous contre tous. Mais ils peuvent accepter le contrat que proposait Hobbes et se faire ainsi indirectement sujets d’une volonté souveraine. La raison en est évidente : si les individus s’accordent pour devenir le bras armé du souverain, alors l’égalité relative des individus à l’état de nature – le principal facteur qui transforme l’état de nature en état de guerre – est supprimée. Le souverain peut alors être le « pouvoir commun » qui règne sur les autres en vertu de sa capacité à provoquer la soumission à sa volonté. Alors, même en l’absence d’un quelconque accord contractuel à être sujet du souverain, il devient individuellement raisonnable d’obéir au commandement du souverain parce que le coût probable de la désobéissance est plus élevé, beaucoup plus élevé, que ne l’est le bénéfice éventuel.

19Le contrat social de Rousseau a une structure différente des deux contrats précédents. Les individus ne contractent pas entre eux, ils contractent « pour ainsi dire » avec eux-mêmes (Livre un, chapitre sept). Le contrat social n’est donc pas exactement un échange entre deux parties distinctes, sauf à n’y voir qu’une façon de parler. Mais, même en ce cas, il s’agit d’un échange intra-personnel et non interpersonnel. C’est un contrat entre, d’une part des individus vivant dans une sorte d’association dans laquelle leurs volontés sont radicalement indépendantes et, comme dans l’état de nature hobbésien, antagonistes ; et, d’autre part, ces mêmes individus dans une autre sorte d’association au sein de laquelle ils veulent chacun la même chose, l’intérêt général. Ou, de façon équivalente, comme Rousseau le dit au chapitre six du Livre un, c’est un contrat entre l’individu et « l’ensemble de la communauté». Mais l’ensemble de la communauté n’étant pas distinct des individus qui la composent, il ne peut s’agir que des mêmes individus formant une association où ils sont mus par une seule volonté.

20La visée d’Althusser est séduisante, mais il présentait la différence qu’il avait identifiée d’une façon trompeuse. Sans le dire tout à fait ainsi, il soutenait en effet que les parties contractantes ont un statut ontologique différent : que l’une existe avant le contrat, alors que l’autre ne peut exister qu’une fois le contrat conclu. Ce qui est vrai en un sens. Mais la différence visée n’est pas propre au contrat social de Rousseau, elle se trouve aussi bien dans des contrats strictement juridiques. Je ne deviens le locataire de mon logeur qu’en vertu du bail locatif que j’ai signé ; mon logeur devient également logeur en vertu de ce contrat. Que mon logeur et moi-même existions aussi indépendamment du contrat est évident. Il est aussi vrai que nous sommes deux individus et non un seul. Mais en conclure que cette différence implique que les individus et l’ensemble de la communauté diffèrent ontologiquement, comme Althusser semble le faire, est une erreur. La nature intra-personnelle du contrat rousseauiste est intéressante pour une autre raison : parce qu'elle indique une différence dans les types de raisons appropriées aux individus se trouvant dans la situation décrite par le premier paragraphe du chapitre six du Livre un, lorsque les hommes sont « parvenus à ce point » où leurs « forces » ne peuvent plus l’emporter sur les obstacles qu’ils rencontrent, et qu’il leur faut changer leur « manière d’être ».

  • 5 En français dans le texte (NdT).

21Althusser avait raison de souligner que le but du contrat social est de constituer « la communauté dans son ensemble » (Livre un, chapitre cinq). Dans la terminologie de l’époque, ce contrat social est un « pacte d’association» (« l’acte par lequel un peuple est un peuple »), non un « pacte de gouvernement » (« l’acte par lequel un peuple élit un roi »). Mais il avait tort de suggérer que les pactes d’associations, en général ou celui-ci en particulier, mettent les individus et les « peuples » (communautés dans leur ensemble) sur un niveau ontologique différent. Il n’y a pas ici d’énigme métaphysique qui attend sa résolution ailleurs·, pas de décalage5 (dislocation) entre ici et là. La position de Rousseau est celle-ci : pour les individus confrontés aux conditions qu’il décrit, lorsque les forces et les obstacles sont dans un conflit mortel, l’intérêt privé de chaque individu est de ne pas chercher à réaliser son intérêt privé, mais plutôt celui d’un « corps moral et collectif », la « communauté dans son ensemble », dont chaque individu est (intentionnellement) partie intégrante.

22En fait Rousseau se sert d’un argument hobbésien qui devient kantien dans la sphère politique. C’est-à-dire qu’il en arrivait à conclure que pour des raisons égoïstes, les citoyens en tant que législateurs devraient délibérer de façon désintéressée à propos de ce qui doit être fait. Pour Kant, une délibération désintéressée revenait à adopter un point de vue véritablement universel, accessible aux agents rationnels comme tels. Adopter le point de vue de la « communauté dans son ensemble » permet d’approcher cette idée ou plutôt de l’appliquer du mieux que l’on peut dans le domaine politique. En comprenant, comme le fait Rousseau (et comme presque tout le monde l’a fait jusqu’à une époque récente), que la politique concerne les relations entre individus et Etats, et non (ou de façon secondaire) les relations entre Etats ou entre entités infra- ou supra-étatiques. Les citoyens de l’État rousseauiste légitime sont des hobbésiens effacés – des individus égoïstes, qui trouvent avantageux, dans les circonstances décrites, de maximiser l’intérêt général et non l’intérêt privé.

23Pour mieux saisir ce que Rousseau avait en tête, il sera instructif de réfléchir sur les petites associations, dans lesquelles l’existence d’un intérêt général est moins problématique que dans la « communauté dans son ensemble ». Supposons que John et Mary, individus distincts, soient un couple, qui plus est marié. En tant que tel, ils constituent un « corps moral et collectif ». Supposons ensuite qu’il leur faille délibérer sur l’endroit où ils pourraient vivre. John préfère, tout bien considéré, vivre à Paris, Marie à New York. Pour ne rien omettre je dois ajouter que John et Mary sont tous deux engagés dans leur relation de couple et que leurs préférences, tout bien considéré, prennent en compte leur désir de rester un couple. Il est maintenant également concevable qu’il vaille mieux, pour le couple John-Mary, ne vivre dans aucune des deux villes, mais disons plutôt à Rome. C’est possible parce que le meilleur pour le couple, l’entité collective, n’est pas logiquement réductible à ce qui est meilleur pour les parties constituantes du couple. Je me risquerai à dire que, dans la plupart des circonstances imaginables, il serait insensé, pour John ou Mary, de privilégier leur intérêt général, l’intérêt de « John-Mary », contre leurs propres intérêts privés. Mais l’un ou l’autre des deux, ou tous les deux, peut de façon cohérente penser autrement.

24Rousseau considérait l’intérêt général d’une « communauté dans son ensemble » comme l’intérêt d’une communauté « John-Mary » élargie. Il affirmait donc que, dans les circonstances décrites au premier paragraphe du chapitre six du Livre un, des individus rationnels privilégieraient l’intérêt collectif de la communauté dans son ensemble sur leurs intérêts privés. Son raisonnement va droit au but : lorsque les forces et les obstacles sont dans une contradiction mortelle, l’essentiel de l’humanité (la liberté) est en péril. Mais puisque la liberté n’a pas de prix, comme Rousseau l’affirmait (sans le démontrer) au chapitre quatre du Livre un, c’est à l’intérêt privé de chaque individu de trouver ce qu’il faut faire pour qu’il ou elle puisse être sûr d’engager sa liberté de telle sorte que, nous qui sommes « nés libres et partout dans les fers » redevenions libres, ou, ce qui revient au même, devenions les êtres libres que nous sommes potentiellement.

25Mais avant d’accorder la suprématie à l’intérêt général sur les intérêts privés des individus, il faut d’abord avoir établi qu’il existe une entité collective identifiable dont les intérêts puissent valoir comme généraux en ce sens. Je ne pense pas que ce soit un problème dans le cas de John et Mary, bien que ceux ayant des idées plus fortement individualistes que les miennes puissent ne pas être d’accord. Mais je doute néanmoins de cet aspect du communisme qui voudrait qu’une entité politique quelconque, excepté peut-être les plus petites, puisse avoir un intérêt général et donc, puisque les volontés se distinguent par leurs « objets », une volonté générale. Je me risquerai à dire que c’était aussi la position d’Althusser. Et c’était certainement la position de Marx. Pour Marx, la division en classes est indépassable tant que nous n’avons pas pénétré dans le royaume de la liberté, autrement dit aussi longtemps que l’histoire humaine restera l’histoire de la lutte des classes. C’est le talon d’Achille de l’argumentation de Rousseau : tout dépend de l’affirmation non démontrée que les communautés politiques ont une volonté générale.

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26Si j’ai raison à propos de ce que signifie le premier décalage, il s’ensuit que le second, à nouveau, n’est pas un décalage du tout, mais une conséquence directe d’un hobbisme effacé. On peut le reconnaître sans être un fervent partisan de la structure qu’Althusser imposait à l’argumentation de Rousseau. Les expressions mêmes de Rousseau obscurcissent suffisamment la chose par elles-mêmes. Sans que ce trait lui soit étranger, Rousseau semble avoir succombé ici à la tentation d’en appeler aux paradoxes au-delà du nécessaire, rendant ses affirmations littérales plus étonnantes, mais aussi plus trompeuses que de besoin.

27Le problème est le suivant : d’une part, Rousseau affirme (le plus clairement au chapitre quatre du Livre un) que la liberté (l’autonomie) est « inaliénable » parce qu’elle « n’a pas de prix » (en un sens que Kant explorera plus tard) ; il n’y a donc rien contre quoi elle puisse être avantageusement échangée. Les contrats sociaux concurrents auxquels Rousseau fait allusion, et qu’il écartait dans le chapitre en question du Contrat social, se trompent sur ce point ; ils ne savent pas ce que vaut la liberté. C’est pourquoi ce sont tous des pactes d’asservissement, qui échangent à perte l’essentiel de l’humanité, et ils sont pour cela illégitimes. Mais, en même temps, le contrat social de Rousseau est un contrat avec « aliénation totale », qui requiert « l’aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits » (en incluant la liberté) à « toute la communauté ». Et pour compliquer le problème, cette aliénation inconcevable est décrite, comme Althusser le souligne, comme un échange mutuellement avantageux, ainsi que doit l’être un contrat juridiquement valable. En ce sens, au chapitre huit du Livre un, Rousseau va jusqu’à employer le langage à double entrée du comptable, balançant entre les gains et les pertes, pour démontrer son affaire. D’après son calcul, en prenant part au contrat social, les individus perdent la « liberté naturelle » dont ils auraient joui dans l’état de nature, mais ils gagnent la « liberté civile », le droit de faire tout ce que la loi n’interdit pas. Ils perdent aussi le droit illimité d’acquérir tous les biens qu’ils peuvent rassembler en faisant usage sans entrave de leurs (faibles) « forces », mais ils gagnent la propriété – titre légal, garanti par le pouvoir souverain –, de ce qu’ils possèdent. A chaque fois le gain dépasse la perte. Et ces calculs ne sont rien encore devant le fait que, en devenant citoyens d’un Etat juste, les individus retrouvent leur droit inné d’êtres libres. Ils gagnent ce que Rousseau appelle la « liberté morale », l’humanité essentielle qui était en péril mortel avant que le contrat social ne place chaque associé sous « la suprême direction de la volonté générale ». Bref, le contrat social est extrêmement avantageux pour quiconque y prend part.

28Cela confirme qu’Althusser ne se représentait pas bien ce que Rousseau écrivait à propos des bienfaits du contrat social. Ni dans le chapitre huit du Livre un, ni ailleurs, Rousseau ne décrivait le contrat social comme un échange mutuellement avantageux. Il ne pouvait d’ailleurs pas le faire puisque ce n’est pas un échange du tout. Rousseau affirmait seulement que dans des circonstances où les forces et les obstacles sont en mortelle opposition, il est dans l’intérêt privé de chaque individu de chercher, en politique, à réaliser les intérêts généraux, et non privés. C’est pour souligner ce point qu’il s’exprime lui-même dans un langage de comptable. Le calcul qu’il décrit n’est rien d’autre qu’une représentation imagée des délibérations de tout un chacun, individu égoïste doué d’une raison instrumentale. La leçon est donc la même qu’au Livre six, chapitre un : mettre chacun « sous la suprême direction de la volonté générale » est ce que demande la raison instrumentale dans les circonstances décrites.

29En résumé, le second décalage n’est qu’une conséquence directe de l’affirmation rousseauiste selon laquelle les communautés politiques ont des volontés générales, au moins en idée, et ici à propos de la prééminence des volontés générales sur les volontés privées dans les circonstances décrites au chapitre six du Livre un. La difficulté soulignée par le second décalage repose donc sur ce que Rousseau supposait, et non sur ce qu’il démontrait à partir de sa présupposition. Tous ceux qui, comme Marx, reconnaissent la réalité de divisions sociales fondamentales l’admettront. Mais il n’est pas indispensable de souscrire aux idées marxistes sur le caractère inexorable de la lutte des classes pour douter des affirmations rousseauistes. Après tout, pourquoi un rassemblement quelconque d’individus comme nous en trouvons dans les communautés politiques réelles ou imaginables devrait-il former un « corps moral et collectif », capable d’être mû par une seule et même volonté ? Assurément, la charge de la preuve incombe à ceux qui sont d’accord avec Rousseau sur ce point, et non à ceux qui, comme Althusser et Marx, ne le sont pas.

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  • 6 Dernièrement dans Engaging Political Philosophy : From Hobbes to Rawls (Blackwell Publishers, 2002 (...)

30Cette conclusion est admise mais mal représentée à son tour dans le troisième décalage, qui concerne les relations entre intérêts et volontés privés et généraux. Sur ces questions, les rapides affirmations de Rousseau ne sont pas d’une grande aide, notamment l’affirmation selon laquelle (Livre deux, chapitre trois) la volonté générale est ce qui reste après l’agrégation des volontés privées, lorsque « les plus et les moins s’entre-détruisent ». J’ai reconstruit ailleurs la description que fait Rousseau de la volonté privée et de la volonté générale6.

31Je voudrais juste dire pour l’instant que la position de Rousseau, fidèlement reconstruite, implique les définitions et prises de position suivantes :

  1. Une volonté est privée lorsqu’elle vise un intérêt privé, c’est-à-dire ce qui est meilleur, tout bien considéré, pour l’individu conçu comme un atome ; et une volonté est générale lorsqu’elle vise un intérêt général, c’est-à-dire ce qui est meilleur pour une entité morale et collective dont les individus sont partie intégrante.
  2. Les volontés générales et privées sont issues des individus. Ce qui veut dire qu’en principe l’individu peut agir en privilégiant soit l’intérêt privé, soit l’intérêt général, les deux lui appartenant. Ainsi l’intérêt général n’est pas exactement l’intérêt supra-individuel d’une entité supra-individuelle : « la communauté dans son ensemble ». Il est l’intérêt de chacun tout comme le sont les intérêts privés.
  3. Contrairement à ce que l’on pourrait supposer, les volontés privées ne sont pas plus « naturelles » que les volontés générales. Toutes deux sont des entités conceptuelles qui peuvent s’actualiser sous certaines conditions sociales déterminées. Le second Discours défend cette conclusion au regard de la volonté privée, il raconte comment, dans un état de nature peuplé d’individus atomiques seulement mus par l’amour de soi et la pitié, l’égoïsme rationnel émerge avec les différentes figures de l’amour-propre. Rousseau n’a jamais fourni un récit comparable de l’émergence de la volonté générale, peut-être parce que l’État qu’envisage le Contrat social n’a jamais existé nulle part.
  4. Ces volontés sont toutes également problématiques épistémologiquement. Les individus ne détectent pas infailliblement les intérêts privés ou les intérêts généraux. Rousseau s’est peu exprimé sur ce dont les individus ont besoin pour reconnaître de façon fiable leurs propres intérêts privés. Mais l’idée générale est claire : ils doivent réfléchir prudemment, en étant pleinement informés (au moins de façon adéquate), et leurs délibérations ne doivent pas montrer de « faiblesse de la volonté ». Rousseau avait réellement quelque chose à dire sur la façon dont les individus rassemblés pour former des « communautés entières » ou « communautés dans leur ensemble » peuvent nous aider à reconnaître ce qu’est une volonté générale : il déclare que la règle de la majorité permet de découvrir l’intérêt général pourvu que les citoyens délibèrent de façon désintéressée. Comme les jurés, leur tâche est d’établir les faits : quel est le meilleur pour l’ensemble de la communauté (dont ils sont partie intégrante). La position rousseauiste présume bien sûr qu’il y a, tout comme dans les délibérations d’un jury, des faits à découvrir, et qu’il y a une bonne réponse à la question « que devons-nous faire, nous, communauté dans son ensemble ? ». Mais en laissant de côté les principales difficultés, la position rousseauiste n’est pas si improbable qu’il y paraît au premier abord. Bien sûr, il n’apporte aucun argument à l’appui de sa déclaration. Mais quelques-uns de ses contemporains l’ont fait, de façon convaincante, bien que ce ne soit pas directement en référence au Contrat social. Ces arguments en faveur de la thèse rousseauiste selon laquelle la majorité peut découvrir un état de fait étaient valables, et ils le sont encore. J’ai démontré ailleurs que le théorème de Condorcet sur le vote des jurys était particulièrement pertinent7.

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32Le troisième décalage d’Althusser attire l’attention sur le fait indiscutable que Rousseau avait une conception très large des intérêts privés, et une conception très étroite des intérêts généraux. Selon Rousseau, tous les intérêts qui ne sont pas généraux, en regard de la « communauté dans son ensemble », sont privés. Ainsi sont conceptuellement réunis les intérêts des individus atomiques à l’état de nature, et les intérêts des factions politiques ou des groupements sociaux dans les sociétés développées, qu’il s’agisse des corporations médiévales ou des classes sociales en révolte. Si la liberté (autonomie) requiert dans des contextes politiques la suppression des intérêts privés, il s’ensuit qu’il faut supprimer tout groupe, excepté bien sûr la « communauté dans son ensemble » elle-même, ne serait-ce que pour réduire la tentation des membres d’un groupe d’accorder plus de poids aux intérêts du groupe auquel ils appartiennent, intérêts privés donc, qu’à l’intérêt général.

33Ainsi, de ce point de vue, la lecture althussérienne de Rousseau était jacobine. C’est en effet cet aspect de la pensée de Rousseau qu’invoque la Révolution française lorsque les jacobins entreprennent, au début des années 1790, de supprimer les factions, avec les survivances féodales d’identités collectives qui dominaient la société civile dans les derniers jours de l’Ancien Régime. On peut raisonnablement dire qu’il s’agissait d’une politique progressiste à cette époque. Mais, même si Marx avait rétrospectivement raison à propos du chemin suivi par la lutte des classes quelques décennies plus tard, la politique du début des années 1790 était réactionnaire compte tenu des conditions qui sont apparues ensuite. C’est, comme auraient pu dire aussi bien Marx qu’Althusser, le « noyau rationnel » implicite du troisième décalage.

34Cependant, en soulignant ce point, le goût d’Althusser pour les paradoxes tournait court. Il a finalement sous-estimé la pertinence, pour le marxisme, des thèses rousseauistes sur la volonté privée et générale. Car s’il est vrai qu’une philosophie politique soutenant la suppression des organisations de classe (prolétarienne) est réactionnaire dans les conditions de l’époque moderne, elle n’est pas réactionnaire dans les conditions qui pourraient un jour émerger si tout va bien dans la lutte des classes. En particulier, elle ne serait pas réactionnaire sous le communisme (avec un petit « c »). Car alors, avec le dépassement de la division en classes, cela deviendrait acceptable. Si Althusser avait mieux cerné cet aspect de la pensée de Rousseau, il aurait pu conclure que, peut-être plus que Marx lui-même, Rousseau était un défenseur (au sens de Kant) du communisme (petit « c »), parce que l’État juste dont il déduit la possibilité n’est finalement pas un État du tout, mais un ordre social dans lequel la coordination des comportements individuels est atteinte sans coercition, parce qu'elle illustre ce que Kant appellera plus tard « l’harmonie des volontés rationnelles ». L’État juste est donc une société sans État. Althusser aurait aussi pu attribuer à Rousseau une compréhension de la possibilité de cet avenir communiste, que Marx lui-même n’a jamais vraiment précisé : que dans le monde humain dont Rousseau et Marx envisagent la possibilité, les décisions collectives seraient prises démocratiquement par des individus situant en premier lieu les intérêts de la « communauté dans son ensemble ».

35Dans la philosophie politique de Rousseau, on peut certes « forcer » les citoyens « à être libres », mais seulement lorsque le besoin de coercition n’existe plus qu’en conséquence d’une résistance morale à laquelle les êtres humains sont prédisposés. Car dans un État juste, contrôlé par une volonté qui vise l’intérêt véritable de tous et de chaque citoyen – ou plutôt les intérêts des individus en tant que citoyens –, personne n’a besoin d’être forcé à quoi que ce soit. Mais cela n’est possible, comme Marx l’expliquera plus tard, que lorsqu’il n’y a plus de division du système social, condition réalisée, Marx le croyait, seulement lorsque l’histoire humaine, histoire de la lutte des classes, sera dépassée par le communisme. Alors l’État juste qu’envisage le Contrat social est en effet l’ordre social sans classes et sans État qu’envisageait Marx à la fin de l’histoire.

36Il faut se demander pourquoi Althusser n’a pas remarqué le caractère paradoxal de cette conclusion, pourquoi il n’a pas souligné que, tout comme le contrat social de Rousseau n’est pas un contrat, son État n’est pas vraiment un État. Au lieu d’un État il s’agit du meilleur des futurs possibles, en « prenant les hommes tels qu’ils sont » et, si je puis m’exprimer ainsi, les forces productives et les rapports de production tels qu’ils peuvent être – après le capitalisme, lorsque celui-ci, en ayant développé les forces productives au point que les relations sociales capitalistes entraveront leur développement ultérieur et leur déploiement rationnel, aura rempli sa mission historique.

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37Comment fait-on pour en arriver là ? C’est l’objet du quatrième et dernier décalage. C’est là que, dans l’argumentation de Rousseau – ou plutôt dans sa reconstruction par Althusser –, la métaphore hydraulique ne remplit plus son rôle. En effet, tout comme l’énergie libidinale réprimée resurgit sous forme d’un symptôme névrotique, le contrat social resurgit en pratique politique. C’est cependant une façon bien dramatique de présenter un point assez prosaïque, car il n’y a rien de plus dans le quatrième décalage qu’une brillante compréhension du rapport entre la philosophie politique que met en place le Contrat social et la politique qu’il suggère.

38Althusser reproche à Rousseau ses idées politiques. Je pense qu’il avait bien saisi les caractéristiques de cette politique, même s’il faut bien dire que les vues de Rousseau sont plus implicites qu’explicites, surtout dans le Contrat social, et donc que la preuve textuelle que peut donner Althusser des thèses de Rousseau est au mieux insuffisante. Je crois qu’Althusser avait aussi raison de blâmer le genre de politique qu’il attribuait à Rousseau. Quant à savoir s’il avait également raison de tirer des conclusions lénino-maoisto-gramsciennes du constat qu’il fait de l’échec de la politique rousseauiste, c’est une affaire plus compliquée.

  • 8 Bien qu’Althusser n’ait pas souligné ce point – mais personne ne l’a fait avant le milieu des anné (...)

39La (non)-solution qu’Althusser attribuait à Rousseau a deux aspects. Le premier enveloppe une lutte idéologique. « L’opinion », selon la célèbre formule de Hume, est « le véritable fondement de l’État ». Rousseau aurait acquiescé. Car pour que l’État juste du Contrat social naisse et se développe, l’opinion doit jouer un rôle actif. Rousseau était parmi les premiers et principaux promoteurs de l’idée devenue courante selon laquelle, en matière politique, les institutions forment l’opinion. Avec cette idée en tête, Althusser systématisa des remarques éparses de Rousseau dans le Livre quatre et dans quelques autres textes pour conclure que Rousseau proposait un effort concerté de l’État pour transformer les hommes8 en citoyens vertueux et républicains, en des personnes qui soient donc disposées à accorder plus de poids à l’intérêt général des communautés politiques dans lesquelles ils vivent qu’à leurs propres intérêts privés (en comprenant dans ceux-ci leurs intérêts en tant que membres de groupes sociaux).

40Mais puisque « la conscience provient de la vie », comme l’écrivait Marx dans l'Idéologie allemande, la lutte idéologique ne peut aller aussi loin, surtout si elle n’est pas enracinée dans des institutions économiques contribuant à promouvoir ses idées. Le Rousseau d’Althusser était conscient de ces limites. Mais lorsqu’il en venait à accroître la lutte idéologique, son génie, dans l’anticipation des positions marxistes, le trompait. Parce que Rousseau était une créature de la pensée républicaine du xviiie siècle, parce que le marxisme ne naîtra pas avant presque cent ans, le mieux que Rousseau pouvait faire était de proposer un système économique sans classes composé de petits producteurs indépendants et d’artisans, généralement autosuffisants, une simple société de propriétaires exploitants réglée par cette sorte de structure économique que Marx appellera plus tard la « production marchande simple ». Dans l’argumentation que Marx développe dans le premier volume du Capital, la « production marchande simple » n’est qu’un concept analytique, qui ne décrit pas une réalité historiquement réalisable. Elle ne peut pas l’être, même en principe, parce qu'elle est intrinsèquement instable : son « principe de mouvement » produit des concentrations de richesse et de pauvreté qui créent nécessairement des divisions de classes, en ébranlant donc ses caractéristiques essentielles. C’est pourquoi il est utopique de considérer ce qui se rapporte au capitalisme sans capitaliste ni travailleur salarié. C’est pourtant ce que Rousseau a fait.

41Selon Althusser, Rousseau avait compris le caractère improbable de son modèle économique, mais de façon très obscure. C’est pourquoi il proposait d’intervenir idéologiquement pour contrer les effets autodestructeurs du système économique qu’il proposait. Cependant, comme je l’ai dit, pour que ces interventions idéologiques aient des effets, le système quelles sont censées étayer doit être solidement implanté. Ce n’est pas nécessairement une argumentation contradictoire : il est possible en principe que les luttes idéologiques aient suffisamment d’effets pour empêcher un régime de simple production marchande de se transformer en son contraire. Mais, si Marx et Althusser avaient raison, cette possibilité théorique est hors d’atteinte. La structure économique dont tout dépend n’est pas une perspective plausible.

42Encore faut-il, pour savoir cela, avoir été informé de la théorie que Marx développe dans le Capital et autres textes qui lui sont propres. Ce que donc Rousseau ne savait ni ne pouvait savoir. Mais nous le savons maintenant. Et parce que nous le savons, nous ne voyons pas seulement comment l’idée rousseauiste du contrat social se déconstruit elle-même, mais aussi comment l’échec du projet rousseauiste peut être inscrit au bénéfice d’une solution politique relevant du marxisme, ou plutôt d’un marxisme où Lénine, Mao et Gramsci sont appelés en renfort. Marx était déjà sur le point de devenir marxiste en 1845, c’est pourquoi il a été capable de « régler ses comptes » avec sa « conscience philosophique antérieure ». En 1762, Rousseau ne pouvait rien faire de semblable, pas même de façon « impensée ». Consciemment et inconsciemment, il pouvait seulement penser qu’il avait établi une « règle d’administration légitime et sûre, en prenant les hommes tels qu’ils sont, et les lois telles qu’elles peuvent être » (Livre un, début).

  • 9 En français dans le texte (NdT).

43Mais, à nouveau, le Rousseau d’Althusser n’était pas totalement égaré. Il avait compris, au moins implicitement, qu’un Etat juste, constitué de citoyens indifférenciés qui privilégient leurs intérêts généraux sur leurs intérêts privés, doit nécessairement reposer sur une structure économique qui n’engendre pas de division en classes. Il savait aussi que les institutions politiques forment les manières et les mentalités, les « mœurs9 », et en fin de compte « l’opinion ». Sans oublier, comme nous devons le faire et comme l’a fait Althusser en expliquant l’argumentation du Contrat social, que Rousseau a écrit le second Discours. Il savait donc que les capitalistes, les maximisateurs d’utilité de l’économie classique, peuvent humainement apparaître dans un système économique avec propriété privée des moyens de production, mais qu’ils ne sont pas inévitables dans toute société humaine. Rousseau pensait que l’homme républicain pourrait supplanter l’homme capitaliste – à nouveau, cette caractérisation des genres est propre à la pensée de Rousseau – même dans des régimes de propriété privée. En un certain sens, il avait raison ici aussi – un capitalisme sans classes est une possibilité logique. Mais si, comme c’est probable, sur ce point Marx avait raison, cette possibilité logique est historiquement irréalisable. Une société capitaliste sans classes est un rêve utopique.

44Ainsi donc, il suffit d’avoir des yeux pour le voir, le Contrat social, comme Marx l’écrivait juste avant la « coupure épistémologique », nous conduit jusqu’au seuil d’une explication matérialiste historique de la structure et du sens de l’histoire. Cela revient à peu près à dire que le Contrat social peut être lu de façon marxiste, comme Althusser aurait pu le préciser, à côté des possibles lectures kantienne, hégélienne et husserlienne qu’il mentionnait explicitement, et de la lecture jacobine qu’il proposait implicitement. Malgré les défauts du cadre qu’Althusser impose au texte de Rousseau, et le fait qu’il veuille défendre sa paroisse en politique, Althusser a commencé à mettre en œuvre ce projet. Il se sert de Marx pour apprendre quelque chose sur Rousseau et plus essentiellement – pour quelqu’un qui a des intérêts politiques et non pas seulement universitaires – pour apprendre quelque chose de Rousseau. Personne n’avait fait quoi que ce soit de semblable auparavant, en tout cas pas avec le degré de précision et de rigueur littérale qu’Althusser apportait pour mener sa tâche à bien. Et personne ne l’a fait depuis.

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45Que l’analyse althussérienne du Contrat social ait mêlé des thématiques jacobines, léninistes, maoïstes et gramsciennes est tout aussi remarquable. Les idées politiques d’Althusser peuvent paraître anachroniques aujourd’hui. Mais ses explications littérales sont aussi lumineuses qu’auparavant – malgré le caractère obsolète de ses motivations politiques et celui, éphémère, des modes intellectuelles (émanant surtout en l’occurrence de la mouvance lacanienne) qui le conduisirent à inventer sa structure d’ensemble. C’est l’un des cas où le tout a moins de valeur, beaucoup moins, que ses parties constituantes.

46Il faut tout de même dire que presque tout ce qu’Althusser a écrit à propos du Contrat social résiste à un examen minutieux, à l’exception de ce qu’il lui a fallu considérer comme sa plus importante contribution aux études rousseauistes : sa « découverte » d’une structure « impensée » de décalages successifs dans le texte. Althusser croyait que rendre explicite cette structure impensée « déconstruirait » vraiment l’idée de Rousseau. Il pensait aussi que les lecteurs munis d’une théorie marxiste, réfléchissant sur l’échec du projet rousseauiste, y trouveraient des appuis pour la ligne politique qu’il voulait impulser chez les communistes, plus précisément à son époque chez les communistes français. Mais cette découverte est une chimère, et les descriptions qu’en fait Althusser nous en disent plus sur Althusser que sur Rousseau. Il est clair cependant que la structure incriminée peut être mise à bas, dégageant ainsi presque tous les apports éclairants qu’Althusser avait entrepris d’y insérer. Ceux qui voudraient lire ou relire Althusser aujourd’hui feraient donc bien d’avoir à l’esprit la différence entre ce que l’on peut apprendre sur Rousseau en lisant l’exégèse d’Althusser, et ce que l’on peut apprendre d’Althusser et de la conjoncture politique dans laquelle L’Impensé de Jean Jacques Rousseau est intervenu.

Notes

1 En français dans le texte. Note du traducteur (NdT).

2 En français dans le texte (NdT).

3 Ibid.

4 Ibid.

5 En français dans le texte (NdT).

6 Dernièrement dans Engaging Political Philosophy : From Hobbes to Rawls (Blackwell Publishers, 2002). Voir également The Politics of Autonomy : a Kantian Reading of Rousseau's « Social Contract » (University of Massachusetts Press, 1976), The End of the State (Verso, 1987) et The General Will : Rousseau, Marx, Communism (Cambridge University Press, 1993).

7 Cf. The Politics of Autonomy, op. cit. À ma connaissance, le premier à appliquer le théorème de Condorcet à l’argument de Rousseau fut Brian Barry dans Political Argument (Routledge and Kegan Paul, 1965), p. 292-293.

8 Bien qu’Althusser n’ait pas souligné ce point – mais personne ne l’a fait avant le milieu des années 1970 –, ce que Rousseau dit à propos des hommes ne s’applique pas de la même manière aux femmes. Comme de nombreux commentateurs l’ont souligné, Rousseau n’a jamais vu les femmes comme égales de l’homme, encore moins comme citoyennes. Néanmoins, pour notre propos, nous pouvons, pace Rousseau, traiter hommes et femmes sur un pied d’égalité, dans la mesure où mettre de côté l’attitude patriarcale de Rousseau ne semble pas, en ce cas, affecter le fond rationnel de son propos.

9 En français dans le texte (NdT).

Auteur

Professeur émérite à l’université de Wisconsin-Madison, Research Professor à l’université de Maryland-College Park, et Senior Scholar à l’Institut d’études politiques (Washington) ; il a publié, entre autres : The General Will, Rousseau, Marx, Communism, Cambridge, 1993 ; Engaging political philosophy, from Hobbes to Rawls, Malden & Oxford, 2002 ; A Future for Marxism ? : Althusser, the Analytical Turn and the Revival of Socialist Lheory (Pluto Press, 2003) ; The American Ideology (Routledge, 2004) ; Political Keywords (Blackwell’s, 2007).

© Éditions de la Sorbonne, 2011

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