Rousseau et le marxisme
|Introduction
Texte intégral
REMERCIEMENTS
à Stathis Kouvelakis, pour la participation d’ Andrew Levine et Fredric Jameson
à Ariane Bodin et Saverio Ansaldi, pour leurs traductions,
à Gérard Malkassian, pour sa relecture.
- 1 Cf. Lucio Colletti, Ideologia e Societa, Editori Laterza, Bari, 1969. Trad. fr. par A. Bious, De Ro (...)
- 2 Galvano Della Volpe, Rousseau et Marx et autres écrits, Rome, Editori Rinuti, 1956 et 1962 ; R. Par (...)
- 3 Ibid., p. 140 : « Le rapport qui unit Rousseau à Marx » : « le rapport historique et systématique ( (...)
- 4 F. Engels, Anti-Dühring, 1877, E. Bottigelli (trad.), Paris, Éd. Sociales, 1977, entre autres p. 16 (...)
- 5 Introduction de 1857 aux Fondements de la critique de l’économie politique, t. 1, R. Dangeville (tr (...)
- 6 L. Althusser, Politique et histoire de Machiavel à Marx, cours à l’ENS de 1955 à 1972, F. Matheron (...)
- 7 Karl Marx, À propos de la question juive, 1844, M. Simon (trad.), Éd. Bilingue, Paris, Aubier, 1971
- 8 L. Althusser, op. cit., p. 329.
1Le face-à-face entre Rousseau et Marx n’est pas, en France, un lieu très fréquenté, contrairement par exemple aux études italiennes dont il a constitué un moment important. Il est vrai que le dialogue ne s’engage pas facilement entre les deux auteurs, et requiert quelques médiations. Parmi les nombreux interprètes italiens de la pensée de Rousseau, Lucio Colletti expliquait1 le silence de Marx à propos de ce qu’il doit à Rousseau par la réception marxiste de la lecture hégélienne, qui a fait de Rousseau un individualiste libéral. Toutefois ce silence n’est pas tel que l’on ne puisse voir entre Rousseau et le marxisme de multiples rapports de prédécesseur à successeur, s’enrichissant l’un l’autre. Le statut même de l’individu a servi de point d’appui à Della Volpe, qui voit dans la liberté égalitaire – d’une égalité « non niveleuse2 » – le cœur des rapports entre Rousseau et Marx3. C’est bien cette rencontre de l’individu et de l’égalité qui a permis à Rousseau de thématiser la distribution sociale de la propriété, de la division du travail à l’aliénation du propriétaire, puis à la fermentation sociale produite par l’accumulation des richesses. Ici c’est Engels qui, dans l’Anti-Dühring4, voit en Rousseau le père d’une pensée dialectique de l’histoire renversant l’inégalité en égalité et le politique en violence. Faut-il reprocher à cette lecture récurrente de vouloir faire sauter Rousseau par-dessus son temps ? Nous restons malgré tout proche des « robinsonnades du xviiie5 », lorsque l’ambiguïté de l’intérêt particulier – relevée comme telle par Althusser6 – permet de saisir immédiatement, et dans la particularité même, une généralité, condition a priori du politique. Mais ce dernier montre ainsi sa faiblesse, dans le renvoi spéculaire et idéologique de l’intérêt général et de l’intérêt particulier, occultant les oppositions de classes. Rousseau succombe ici à l’idéologie, voire la constitue comme telle, lorsqu’il renvoie spéculairement l’individu particulier et le citoyen abstrait, comme le relève Marx dans la Question juive7. Toutefois lorsque Marx cite le Contrat social II 7, il précise que les termes sont « justes ». Rousseau n’était-il pas assez bon philosophe pour apercevoir, avec la justesse de ses termes, l’impossibilité de résumer ainsi le particulier dans le général ? N’est-ce pas les oppositions de classes qui resurgissent dans l’intérêt de ces corps particuliers qui démembrent inévitablement le politique ? Ne peut-on, là encore, par la mise en question du politique chez Rousseau lui-même, rejoindre des commentaires marxistes, notamment celui d’Althusser concluant à la pureté du Contrat social pensant son impureté, pensant sa mort, « la déchéance qui le guette et que la société contemporaine réalise8 » ?
2Le croisement de ces thèmes – individualisme égalitaire, aliénation et propriété, dialectique de l’histoire, généralité idéologique conditionnant le politique et annonçant sa nécessaire dégénérescence – montre combien est féconde la confrontation entre Rousseau et Marx, confrontation pratiquée dans les années soixante et soixante-dix, mais qui n’est plus aperçue aujourd’hui, et que cet ouvrage rend à nouveau visible.
3Le premier article développe quelques grands thèmes permettant de construire le rapport de Rousseau à Marx. En politique, la démocratie participative absolue que Rousseau incarne dans la réalité sensible de l’individu – l’amour de soi – se rapproche de la démocratie réelle, portée par les intérêts vivants, que défend le marxisme. Un second point de rencontre se trouve dans la fonction sociale de la propriété lorsqu’elle explique la structure et l’histoire des sociétés, et, qui plus est, comme le fait Rousseau dans le second Discours, en fondant alors le politique institué par le riche sur la vie économique. Le regard de Rousseau sur la propriété est un regard historique, et il engage donc, dans un troisième temps, une prise en compte des conditions du changement social, tel que l’expliquera la dialectique marxiste. Le premier article s’achève en explicitant, au sein de l’œuvre rousseauiste, les fondements de la dialectique que lui attribuera Engels.
4Dans le deuxième article, Andrew Levine reconstruit l'Impensé d’Althusser en montrant que ce dernier veut voir dans Rousseau le même type de renversement que celui qu’il va attribuer au Marx d’avant et après 1845. Il s’agit en fait, non sans ironie, d’appliquer le principe althussérien unifiant philosophie et politique à l’interprétation qu’Althusser propose, et de Rousseau, et de Marx, en la mettant en perspective avec le contexte politique de son époque, Althusser voulant couper avec tout héritage idéaliste. Dans son analyse, Andrew Levine réinterprète les quatre décalages identifiés par Althusser, en montrant qu’il va chercher chez Rousseau ce qu’il veut démontrer chez Marx, ce qui ne va pas, bien sûr, dans le sens de la lecture d’Althusser. Mais cela nous conduit aux véritables présupposés de Rousseau : que les communautés politiques ont des volontés générales, pourquoi et dans quelles conditions il faudrait supprimer les factions, et comment la simple production marchande a pu représenter un idéal politique. Rapportant chaque énonciation théorique à son contexte de production, l’article d’Andrew Levine rétablit une distance entre les deux auteurs et manifeste la recherche marxiste de l’objectivité.
- 9 Democrazia e Stato di diritto, « Società », XVII, 1961, no 6 (novembre-décembre), p. 829-863.
5Alberto Burgio retrace l’historique et l’arrière-plan du commentaire italien de Rousseau, qui a été très important au milieu du siècle dernier, depuis la première interprétation de Galvano Della Volpe (en 1943), qui condamnait Rousseau pour sa vision abstraite et individualiste, et à laquelle s’opposera Gerratana. L’intervention de Bobbio politise le débat jusqu’à provoquer une réponse de Togliatti. Della Volpe intègre alors Rousseau dans la tradition démocratique qui conduit à Marx, et son élève Colletti affirmait à l’époque que la théorie politique rousseauiste présuppose implicitement le socialisme. La polémique renaît dans les années soixante avec le retour de Gerratana et l’intervention de Cerroni. Gerratana se sert des références à Rousseau pour écarter les conséquences de l’interprétation dellavolpienne de Colletti. L’opposition est frontale. Selon Gerratana, Rousseau est le théoricien de l’État de droit, le Contrat étant « une recherche pour prévenir et combattre les abus de pouvoir9. » La polémique se poursuit jusqu’au début des années soixante-dix.
6Bruno Bernardi étudie le rapport de Rousseau au marxisme en confrontant deux moments du commentaire althussérien, l'Impensé de 1967 et le texte de 1982, qui semblent s’opposer comme idéalisme et matérialisme, mais que Bruno Bernardi rapporte l’un à l’autre par un lien que tisse l’ensemble de l’œuvre althussérienne, faisant du rapport entre politique et philosophie le principe de sa réinterprétation du marxisme. Parcourant tout à la fois l’insertion du marxisme dans la philosophie française, et celle de la pensée d’Althusser dans cette même philosophie, Bruno Bernardi démontre que Rousseau apparaît non plus comme penseur de l’aliénation, mais comme penseur de la dialectique propre au changement historique. Il s’agit alors de voir en Rousseau un penseur de la causalité, entre nécessité et contingence. Et cela conduit Bruno Bernardi à réinterpréter, tant les interprétations du texte de 1967, que la place que doit tenir Rousseau parmi les précurseurs du marxisme.
7La deuxième partie sur « Rousseau, le marxisme et l’histoire » se nourrit des trois interventions de Bertrand Binoche, Jacques Guilhaumou et Claude Mazauric.
8Bertrand Binoche ouvre la discussion en mettant en question le rapport de Rousseau à l’histoire, lui refusant le titre de philosophe de l’histoire, que ce soit au sens actuel ou au sens de ses contemporains. Rousseau se présente comme penseur d’une histoire hypothétique du genre humain et des gouvernements. Histoire de l’origine, elle n’est ni celle des faits ni celle de la nécessité, mais une pensée qui arrache l’homme à la nature, sans pour autant l’inscrire dans une téléologie.
9Jacques Guilhaumou aborde le rapport de Rousseau au marxisme par le Manuscrit de Kreuznach. Pendant l’été 1843, Marx décide de consacrer une partie de ses lectures à la Révolution française et son arrière-plan théorique, dont L’Esprit des bis de Montesquieu et le Contrat social de Rousseau. L’analyse des remarques et des annotations de Marx montre comment il peut voir dans Rousseau les sources du pouvoir législatif et de la représentation moderne qui caractérisent l’État de la Révolution française. Cette approche philologique établit les fondements d’une traduction possible entre la langue politique de la Révolution française et la tradition marxiste. Jacques Guilhaumou montre l’inscription conjointe de Rousseau et Marx dans une tradition nominaliste et artificialiste, qui consiste à situer la réalité empirique de l’individu social à la source du sens institué par l’événement émancipateur.
10Claude Mazauric reprend la théorie du « gouvernement révolutionnaire » de Robespierre et Saint-Just, selon laquelle, pour rétablir le moment de la « vraie souveraineté » et pour fonder le nouveau cours des choses, il faut s’affranchir des voies ordinaires de fonctionnement du gouvernement légitime. Cette théorie a un avenir dans la dictature du prolétariat, il s’agit ici d’en indiquer les sources, que Claude Mazauric aperçoit dans le Livre IV du Contrat social, à propos de trois institutions de la République romaine que reprend Rousseau : le tribunat, la dictature, la censure.
11Cet ouvrage s’achève avec une traduction inédite de l’essai de Fredric Jameson, Rousseau et la contradiction, suivi d’un commentaire de Luc Vincenti, reprenant l’hypothèse de Jameson pour expliciter la pensée rousseauiste du changement historique.
12Fredric Jameson rapproche la perfectibilité rousseauiste – retenant seulement l’identité formelle de la perfectibilité avec le changement – et le privilège du synchronique chez Lévi-Strauss. Pour ces deux auteurs le diachronique – le changement et l’histoire – n’est ni significatif ni pensable : il est le résultat d’une série d’accidents. Seul le synchronique est pensable et important. Mais que nous ne puissions penser le diachronique n’abolit pas l’histoire. C’est ici que Rousseau illustre une dialectique émergente : ce à quoi la pensée arrive n’est ni l’impossibilité, ni l’incohérence diachronique, mais plutôt la contradiction, le véritable moteur de la dialectique. Renaît alors l’historicité secrète de l’apparente opposition entre l’historique et l’anhistorique. L’histoire révèle l’inapplicabilité des éléments de notre propre synchronie, notre propre système historique, à un système radicalement différent.
13Luc Vincenti reprend cette thématique de la contradiction comme « saut impensable », rompant la continuité du processus historique pour en construire l’historicité même, mais il souligne qu’on ne peut l’appliquer qu’à l’histoire du politique dans son ensemble. Il s’agit alors, en distinguant l’institution du riche de celle du législateur, de comprendre comment une telle rupture peut s’inscrire dans le processus historique. Il s’agit aussi de savoir si Rousseau a voulu, ou non, penser cette rupture-là.
Notes
1 Cf. Lucio Colletti, Ideologia e Societa, Editori Laterza, Bari, 1969. Trad. fr. par A. Bious, De Rousseau à Lénine, Gordon & Breach, 1972, p. 260.
2 Galvano Della Volpe, Rousseau et Marx et autres écrits, Rome, Editori Rinuti, 1956 et 1962 ; R. Paris (trad.), Paris, Grasset, 1974, p. 89.
3 Ibid., p. 140 : « Le rapport qui unit Rousseau à Marx » : « le rapport historique et systématique (théorique) entre la problématique (démocratique) de l’égalitarisme et celle du socialisme scientifique ».
4 F. Engels, Anti-Dühring, 1877, E. Bottigelli (trad.), Paris, Éd. Sociales, 1977, entre autres p. 167-169.
5 Introduction de 1857 aux Fondements de la critique de l’économie politique, t. 1, R. Dangeville (trad.), Éd. Anthropos, UGE Paris 1968, coll. 10/18, 1973, p. 31.
6 L. Althusser, Politique et histoire de Machiavel à Marx, cours à l’ENS de 1955 à 1972, F. Matheron (éd.), Paris, Seuil, 2006, p. 358 : « Est bon l’intérêt particulier qui donne dans l’aliénation l’intérêt général, et ce bon intérêt particulier est l’amour de soi, opposé au mauvais intérêt particulier, l’amour-propre ».
7 Karl Marx, À propos de la question juive, 1844, M. Simon (trad.), Éd. Bilingue, Paris, Aubier, 1971.
8 L. Althusser, op. cit., p. 329.
9 Democrazia e Stato di diritto, « Società », XVII, 1961, no 6 (novembre-décembre), p. 829-863.
© Éditions de la Sorbonne, 2011