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Infirmières parisiennes

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Christian Chevandier

Chapitre quatre. Femmes dans la ville

Testo integrale

1En cette première moitié du xxe siècle, la société a besoin de femmes soignantes pour des hôpitaux où sont donnés des soins de plus en plus sophistiqués, de plus en plus efficaces. Le vivier où peut puiser l’hôpital est celui, très caractérisé, d’un pays qui ne se résout pas à rompre avec sa ruralité et où la formation initiale de la population, notamment féminine, ne cesse de se perfectionner. En cernant les origines sociales, mais aussi géographiques, de ces femmes, c’est la réalité de leur métier que nous pouvons mieux comprendre. Tout comme leur maîtrise de la ville, de leur environnement, induit en partie leur rapport à l’hôpital, à l’espace de leur exercice donc à leur métier même.

2Quel héritage peuvent-elles assumer, à travers leurs pratiques matrimoniales et démographiques ? Les études de Catherine Omnès et Delphine Gardey nous ont montré combien, dans d’autres secteurs parisiens de l’activité féminine, cet aspect est déterminant au début du siècle. Étudier les soignantes de l’Assistance publique de Paris dans la première moitié du xxe siècle, c’est également prendre la mesure de leur conscience de pouvoir changer leur vie de travail avec les moyens qui sont ceux que se donnent alors, dans nombre de secteurs d’activité, les travailleurs.

Être née quelque part

  • 1 AAP-HP, 677 Foss 3, discours de remise des prix à l’école d’infirmières de Lariboisière, 1903, et (...)

3Le débat sur le recrutement du personnel soignant est d’abord idéologique. Les uns suggèrent d’engager des filles de bonne famille, dispensées au demeurant des tâches les plus rebutantes. Les autres estiment que les milieux populaires en constituent le meilleur vivier. Bourneville va plus loin qui conseille de recruter parmi les pupilles recueillis par l’Assistance publique : « Ce sont ses enfants, et en remplissant envers eux le rôle de mère de famille, elle doit les aider et même les favoriser. » Il ne reprend d’ailleurs là qu’une mesure préconisée au début du xixe siècle lorsque les membres du Conseil général des hospices, déplorant le niveau et les agissements du personnel de leurs établissements, envisageaient d’engager des orphelins de leurs maisons1. Il est impossible de travailler sur les origines sociales des infirmières à partir des archives hospitalières, du moins sans biais dirimant et en une approche quantitative qui, dans ce domaine comme dans beaucoup, est la seule véritablement efficiente. La démarche du chercheur qui tente d’appréhender les mobilités sociales intergénérationnelles passe donc par les actes d’état civil qui mentionnent les professions du père et de la mère, à des moments différents de leurs carrières. Les mobilités professionnelles intragénérationnelles ne peuvent être prises en compte que de manière dynamique. Mais, d’une place à l’autre de la fratrie, ce phénomène ne peut être saisi de façon similaire, et c’est une grande lacune dans notre connaissance de cette population que l’ignorance de la part en son sein des aînées, des cadettes, des benjamines.

  • 2 A. Leblanc, op. cit., p. 99-110.
  • 3 Deux d’entre elles auront un enfant qui ne sera pas reconnu par son père.
  • 4 Ma recherche dans les registres d’état civil lyonnais de l’année de sa naissance s’est révélée inf (...)

4Des femmes de Broca, nous connaissons la profession du père de 205 d’entre elles2. Vingt-trois autres sont nées de père inconnu3 (un peu plus d’une sur dix, alors que la fréquence des naissances illégitimes est ces années-là d’un peu moins de 9 %), tandis que leur mère est ménagère ou ouvrière (du textile surtout) ; six sont plus tard reconnues au moment des noces par l’époux de leur mère. Treize de ces enfants naturelles sont nées à Paris, cinq dans des villes de province, seules huit viennent de communes rurales de province comme nombre de leurs compagnes travailleuses de l’Assistance publique. Il convient cependant d’être prudent sur le caractère urbain des mères de ces fillettes sans père connu ; rien ne nous interdit de supposer que plusieurs d’entre elles habitaient dans des bourgades et sont venues accoucher dans l’anonymat de la grande ville. La mère d’une fille née à La Charité de Lyon n’est pas elle-même Lyonnaise de naissance4. Ce n’est sans doute pas une certaine misère sociale urbaine, ou un monde prolétarien qui assumerait un rapport lâche à l’institution, qui fournit ces enfants naturels, mais bien un espace plus large dont les femmes, enceintes sans que les pères assument la naissance, viennent à la ville. Quant à leurs effectifs, en rien hypertrophiés, ils attestent le caractère ordinaire de ces femmes.

  • 5 G. Duby (dir.), Histoire de la France rurale, t. 4 : La fin de la France paysanne, de 1914 à nos j (...)
  • 6 C. Omnès, op. cit., p. 263 et 265.
  • 7 F. Thébaud, Quand nos grands-mères donnaient la vie…, op. cit. La loi de 1909 qui interdit le lice (...)

5Sur 205 pères dont la profession est connue, 66 sont agriculteurs (bretons pour plus de la moitié, et tous les pères corses travaillent la terre), pour la plupart dans des régions où domine la petite propriété5 ; 15 sont journaliers et 35 ouvriers (les pères parisiens sont presque tous ouvriers), 27 travaillent dans le bâtiment (en milieu urbain ou à proximité d’un foyer industriel), 11 dans le textile. Il y a 23 commerçants, 5 domestiques, 21 employés, dont 10 dans des services publics (1 cheminot, 3 facteurs des postes, 2 gardiens de la paix, 1 gendarme, 2 employés de l’Assistance publique et 1 de sous-préfecture), et 2 comptables. C’est bien le monde populaire, celui de la terre surtout, mais également de l’atelier, de la boutique, et déjà un peu celui des petits fonctionnaires, qui envoie ses filles travailler à l’Assistance publique. Ces racines agricoles tranchent avec les origines des ouvrières parisiennes, lorsque 53 % d’entre elles sont issues du milieu ouvrier par le père, par la mère, ou par leurs deux parents, alors que les filles d’agriculteurs y sont bien moins nombreuses (28 % pour la génération née en 1901, 13 % pour celle née en 1911)6. Sur les 230 mères, nous ne connaissons la situation que de 223 d’entre elles. Cinquante-cinq se disent ménagères (« femme qui a soin du ménage », dit Le Petit Larousse illustré – édition de 1923) et 68 ne déclarent pas de profession, ce qui fait que pour 100 d’entre elles seulement nous connaissons leur activité au moment de l’établissement du document. Il y a 26 agricultrices (mais la plupart des épouses d’agriculteurs – 39 – se disent sans profession), 13 journalières, 36 travailleuses de la couture et du vêtement, 5 ouvrières dans d’autres secteurs que le textile. Ne restent que 7 commerçantes, 4 employées, 5 travailleuses de l’Assistance publique (qui épousent pour deux d’entre elles des infirmiers de l’AP, et pour les trois autres des ouvriers, dont deux du bâtiment) ainsi qu’une seule domestique, ce qui pourrait sembler peu si l’on ne savait pas qu’il n’est pas habituel de garder une bonne qui attend un enfant7.

  • 8 À l’époque où la distinction infirmière/fille de salle n’est pas établie. Par ailleurs, il s’agit (...)

6Deux des pères sont employés de l’Assistance publique (à une époque antérieure à la politique de féminisation du personnel), tous deux infirmiers dont l’un à Bicêtre, et tous deux époux d’une infirmière. Cinq des mères travaillent également dans les hôpitaux parisiens, pour lesquelles nous ignorons l’établissement d’exercice : trois infirmières8, une sage-femme, une surveillante. Sur ces 223 femmes, seules 5 sont donc dans une situation de reproduction sociale, ce qui est fort peu, et écarte toute hypothèse de dynasties d’infirmières. Au demeurant, l’accroissement des effectifs hospitaliers tout comme un certain malthusianisme font que le vivier interne n’aurait pu y suffire. C’est donc une certaine hétérogénéité qui prévaut pour le recrutement. Si l’on tente une mise en perspective, il n’est pas possible de mettre en relation des carrières de soignante et des origines sociales. La fille de l’employée et celle de l’ouvrier peuvent aussi bien progresser que stagner dans leur déroulement de carrière, partir vite ou rester longtemps.

  • 9 Discours de 1880, 1894 et 1898.

7Bourneville n’a de cesse de déplorer la présence de Franc-Comtoises dans les hôpitaux ; elles s’y embauchent en arrivant à Paris avant de trouver un emploi plus propice. À la fin du siècle, il se réjouit lorsque « le recrutement se fait parmi les femmes de tous les départements » alors qu’« autrefois La Salpêtrière était une sorte d’auberge où les Bretonnes se rendaient pour la quitter dès qu’elles avaient trouvé une place en ville9 ». Ce serait un singulier contresens que de voir de la part de ce natif de Normandie une quelconque prévention liée à un autre élément que celui de la formation et de la stabilité du personnel hospitalier. Il est tout simplement persuadé qu’un vivier géographique plus large permettrait de recruter des personnes plus aptes à un service de qualité. Pour lui, toujours prompt à se féliciter lorsque sont embauchées des femmes « de plus en plus instruites », le problème des Bretonnes illettrées, c’est qu’elles sont illettrées. Peut-être y a-t-il aussi chez cet impénitent anticlérical l’espoir que l’instruction leur permettrait de se débarrasser d’un tempérament superstitieux si commun en leurs terres natales. Sans y rattacher l’attitude de Bourneville, ne sous-estimons cependant pas l’opposition des autochtones à ces hommes et ces femmes venus de la campagne :

  • 10 L’Infirmier, 29/1/1899. Le même article évoque les provinciaux s’embauchant à l’AP « pour aller en (...)

« Quand l’A.P. cessera-t-elle d’être le décrottoir de ceux et celles qui arrivant de province viendront se domestiquer dans ses services pendant quelques mois […] ? Quand verrons-nous supprimer les arrivages directs d’une certaine région de l’Ouest ?10 »

  • 11 Alors que la part des natifs de ces deux départements dans la population de la Seine oscille entre (...)
  • 12 Lors du recensement de 1891, les natifs des trois départements de Bretagne occidentale et d’Ille-e (...)
  • 13 V. Leroux-Hugon, op. cit., p. 171-175.
  • 14 Néanmoins, le fait que le personnel hospitalier féminin soit probablement, jusqu’au recensement de (...)

8Sur une population de 1 600 femmes qui ont travaillé à La Pitié de 1870 à 1914, un quart seulement sont natives des départements de la Seine et de la Seine-et-Oise11, et deux caractéristiques marquent les origines provinciales : peu viennent du sud du pays, alors qu’un « énorme contingent de Bretonnes » forme un sixième de l’effectif, dont 7 % pour les seules Côtes-du-Nord12. Remarquons également l’importance des départements éloignés à très fort emploi agricole (la Dordogne, le Lot, la Corrèze) où les populations ont, durant cette période, une forte tendance à migrer (les deux départements de Savoie par exemple)13. Ces particularités, y compris les contingents bien réduits venant du Morvan et de ses abords, évoquent largement le recrutement des domestiques ces années-là14.

9Provinciales, les élèves de l’école le sont aux trois quarts, comme les autres femmes qui travaillent alors à l’Assistance publique. Les statistiques annuelles des comptes moraux administratifs permettent de connaître les origines géographiques des 521 élèves de l’École des infirmières, de son ouverture à 1913. Là encore, un quart vient des départements de la Seine et de la Seine-et-Oise. Surtout, c’est la France entière qui dépêche ses filles à La Salpêtrière : seuls cinq départements n’en envoient aucune, alors qu’ils sont plus d’une trentaine dans ce cas pour le personnel féminin de La Pitié. Dix-sept arrivent du Lot et seize de la Creuse (alors qu’aucune travailleuse de La Pitié n’en est originaire), dix-sept de Côte-d’Or, tandis que les Bretonnes ne sont pas légion : huit seulement viennent des Côtes-du-Nord. Sans doute le recrutement interne atténue-t-il ces disparités, significatives cependant du caractère différencié des bassins de recrutement, alors que la stabilité des origines des travailleuses de La Pitié lors des trente-cinq premières années de la Troisième République n’incite pas à y voir l’effet d’une dynamique spatiale du recrutement qui s’élargirait.

  • 15 M. Bertogne, op. cit., p. 144.

« Ceux qui habitent la province sont priés d’envoyer une demande écrite à l’adresse de l’hôpital Saint-Antoine. Ils attendent d’être convoqués, le recrutement étant complètement suspendu à certaines époques de l’année. […] Il leur est d’ailleurs particulièrement recommandé de ne venir à Paris que s’ils possèdent une constitution robuste, jouissent d’une habituelle bonne santé et ne sont atteints d’aucune affection grave et ou infirmité, celles-ci étant de nature à les faire refuser lors de la visite médicale très sévère qu’ils ont à subir. L’administration ne rembourse en aucun cas les frais de voyage ou autre des candidats admis ou non.15 »

10Le démenti est souvent la seule trace qu’il reste d’une rumeur. Il y a donc des gens qui croient que le voyage à Paris est gratuit. Indubitablement, si la direction de l’Assistance publique ne dissuade un recrutement provincial, puisqu’elle met en place une procédure qui limite les désagréments dont pourraient souffrir les postulants, elle ne le favorise pas.

11C’est surtout de zones rurales que viennent les femmes recrutées pour aller travailler à Broca dans l’entre-deux-guerres. Les deux tiers des hospitalières parisiennes sont natives de province, ce qui est le cas de 40 % des ouvrières parisiennes qui ne sont pas nées à l’étranger. Le bassin de recrutement est étendu puisque 76 départements, mais aussi la Tunisie, la Nouvelle-Calédonie et, déjà, la Martinique, envoient leurs filles à Broca. Les cartes permettent de repérer, hors du Bassin parisien, trois principales zones de recrutement. Un grand Ouest, un grand Nord-Ouest, et un axe Bourgogne-Massif central. La Bretagne, d’abord, bien plus large que la Bretagne bretonnante, surtout les trois départements orientaux, notamment les Côtes-du-Nord, vivier important du personnel féminin de La Pitié avant la Grande Guerre, mais moins que le Morbihan pour les élèves-infirmières. C’est, la plupart du temps sans qualification, près d’une travailleuse de Broca sur cinq qui arrive ainsi de Bretagne, en un flux ininterrompu tout au long de l’entre-deux-guerres. Elles viennent vraiment de la campagne, des bourgs de la Bretagne septentrionale, communément de l’intérieur des terres et très rarement de la proximité du littoral. Il y a également ces départements « en marge du foyer breton », Calvados, Mayenne, Maine-et-Loire, Sarthe, qui fournissent beaucoup moins de main-d’œuvre, et de manière plus irrégulière. D’Ille-et-Vilaine, elles ne sont que quatre à arriver, treize fois moins que des Côtes-du-Nord limitrophes ; la ville de Rennes, la proximité de Nantes également, expliquent sans aucun doute ces moindres contingents. Paris n’attire que parce que Rennes ne peut tout accueillir ; c’est bien la campagne, plus que la Bretagne qui arrive à Paris. La proximité de grandes villes, Lyon, Marseille, Bordeaux, Strasbourg, explique que l’attrait parisien soit, dans certains départements, très relatif. Et la desserte par le réseau ferré n’y est vraiment pour rien. Pas plus qu’au cours des décennies précédentes, l’on ne retrouve, ou si peu, de native de l’Ain. En revanche, les caractéristiques des plus nombreuses natives du Calvados, engoncé dans sa ruralité, correspondent à ce que l’on a pu observer dans les trois départements du vivier breton.

  • 16 A. Leblanc, op. cit., p. 64-98 ; voir également les cartes par département des communes de naissan (...)

12Le second foyer est cet axe Bourgogne/Massif central, déjà identifié par Véronique Leroux-Hugon, et si l’on peut repérer en Bretagne des réseaux de recrutement, ce n’est pas le cas dans le centre du pays16. Parmi les départements qui envoient en nombre leurs filles, il y a, encore, le Lot et, dans une moindre mesure, l’Aveyron. Vient enfin la France du Nord-Est, qui ne fournissait pas des contingents exceptionnels avant la guerre. Ces femmes sont embauchées au plus bas de l’échelle, viennent de bourgs ou de régions en déclin, ou à un moment où elles connaissent le chômage ; ce sont bien des migrations de la misère. Il est, en province, quelques établissements de l’Assistance publique, installés là où le bon air et des conditions atmosphériques favorables pouvaient faire espérer un plus prompt rétablissement. Ils sont trop dispersés, trop rares pour constituer des foyers de recrutement. La quasi-absence (jamais plus d’une femme par département) d’originaires des départements du littoral méditerranéen renvoie, encore, à leur absence parmi le personnel de La Pitié, mais pas parmi les élèves-infirmières des sept premières promotions (il y a huit natives de l’Hérault et huit du Gard, d’où viennent deux directeurs généraux de l’AP en cette première moitié du siècle). En revanche, les huit Corses, natives du nord de l’île, correspondent à un mouvement nouveau, d’autant que ces femmes sont embauchées pour moitié avec le grade d’infirmière.

  • 17 C. Omnès, op. cit., p. 335.
  • 18 Mais cinq seulement sont nées dans le proche Ve arrondissement.

13Enfin, la région parisienne continue à fournir sa part, un tiers des recrutées, 12 de la Seine-et-Oise et 170 de la Seine, dont 136 de Paris, contingents au demeurant pas si fournis si l’on se souvient que parmi les ouvrières parisiennes ces années-là, une femme sur deux est née dans la région parisienne et que, en 1936, 38 % des Parisiennes sont natives du département de la Seine17. Un quart de ces femmes sont donc nées dans la ville, ne viennent pas de loin. Pour beaucoup, en effet, elles sont natives des XIIIe (un septième des Parisiennes) et XIVe arrondissements (un septième des Parisiennes)18. C’est donc dans les environs de Broca que sont nées deux Parisiennes sur cinq qui y sont embauchées dans l’entre-deux-guerres. Les autres ont vu le jour dans le Sud-Est parisien, dans l’Est, populaire, plus que dans le Sud. Des arrondissements comme le XIIe, le XIe, le XXe, envoient leurs natives alors que le XVe tout comme l’Ouest bourgeois de la rive droite sont bien chiches, et qu’aucune de ces femmes n’est née dans le XVIe arrondissement. Même si l’on tient compte de l’emplacement des maternités (celle de Port-Royal notamment), force est de constater que c’est d’un Paris populaire qu’elles sont issues, ce qui n’a rien de surprenant, mais surtout d’un Paris proche de l’hôpital, comme s’il était parfois plus difficile de bouger dans la ville que de bouger dans le pays. Hors de Paris, de la Seine, de la Seine-et-Oise et de la Seine-et-Marne, elles sont cinquante à venir, de trente et une communes, en un éclatement révélateur de l’absence de réseau exclusif (sauf peut-être pour les nombreuses natives d’Ivry et du Kremlin-Bicêtre, où sont situées de fortes structures de l’Assistance publique), significatif également d’une mobilité géographique bien restreinte : c’est en proche banlieue, de l’autre côté de la porte de Gentilly et de la porte d’Ivry que sont nées ces femmes. La présence d’un hôpital au sein de l’espace dans lequel on vit est, somme toute, l’occasion de trouver du travail, et relativise largement toute analyse qui tendrait à renvoyer à une vocation. Signe également de l’aubaine d’un emploi à saisir, les femmes séparées ou divorcées qui s’embauchent à Broca (elles le font surtout dans les années 1930) sont pour la plupart (quatre sur cinq des premières, deux sur trois des secondes) nées dans la grande ville.

14Les femmes natives de l’Île-de-France sont embauchées sans qualification lorsqu’elles arrivent d’une zone à forte activité agricole, ne serait-ce que du fait de leur jeunesse au moment du recrutement. Mais les Parisiennes également, de manière surprenante, ne sont pas plus qualifiées que les migrantes : 85 % sont recrutées comme filles de salle ou, quand la dénomination change, agent des services hospitaliers. Un calendrier de la qualification de ces néo-recrutées renvoie cependant, une fois de plus, au marché du travail : les Parisiennes embauchées pendant la crise le sont à un moindre niveau de qualification que celles qui le sont lorsque l’emploi est moins rare. Même dans la ville, il n’est pas possible de déterminer des arrondissements qui fournissent des qualifiées. Sans doute est-ce la leçon la plus surprenante de cette étude des origines géographiques, qu’un recrutement local qui n’est pas plus qualifié. Peut-être peut-on se demander cependant quel est, pour cela, le rôle de la réputation de Broca, où sont soignées les filles de mauvaise vie, sans doute répulsif pour des jeunes femmes plus qualifiées, plus exigeantes sur le marché du travail.

15Il semble y avoir une permanence, sur un temps long et de part et d’autre de la Grande Guerre, de ces mouvements de mobilité géographique. De la guerre de 1870 à celle de 1939, les trajectoires spatiales sont bien proches ; ce serait singulier anachronisme que d’y voir semblables dynamiques sociales. La politique de la Troisième République, la formidable mutation économique et sociale de ces soixante-dix années font que les femmes qui arrivent à Paris à la veille de la Seconde Guerre mondiale viennent certes des mêmes régions que celles qui arrivaient après la défaite du Second Empire, mais que les endroits d’où elles partent, la ville où elles arrivent, ont considérablement changé. Et les métiers qu’elles y exercent, la possibilité réelle de faire carrière permettent d’envisager des vies moins misérables, moins soumises.

  • 19 J. Delumeau (dir.), Histoire de la Bretagne, Toulouse, Privat, 1969, p. 470.
  • 20 Si l’émigration des Savoyards est moins importante après la Grande Guerre, la mobilité de ces popu (...)

16Si l’on prend en compte l’ensemble des données qui concernent les origines des travailleurs et travailleuses de l’Assistance publique, la première constatation est l’absence de spécificité d’établissement. En particulier, la légende d’un bassin de recrutement liée à la proximité du réseau desservi par une gare proche ne tient pas : il n’y a pas plus de Bretonnes à Broca, à mi-chemin entre Montparnasse et Austerlitz, qu’à La Pitié qui jouxte cette gare-ci. C’était d’ailleurs pour La Salpêtrière, contiguë à la gare du Paris-Orléans, que Bourneville déplorait le nombre important des Bretonnes venant s’y embaucher. À l’échelle des biographies, cela ne tient pas non plus, et si Corentin Celton travaille à Saint-Antoine, proche de la gare de Lyon, sa Bretagne natale n’est pas desservie par le réseau du PLM. À la réflexion, aurait-on vraiment des raisons de prêter crédit à l’hypothèse d’une proximité gare d’arrivée/hôpital d’embauche ? Le recrutement est centralisé, les femmes à La Salpêtrière et les hommes à Saint-Antoine, et les agents ne sont affectés dans un établissement que dans un second temps. En tout état de cause, les transports en commun existent et si les quartiers des gares sont souvent le lieu où s’agrègent les arrivants, ils peuvent y arriver autrement qu’en train. C’est ensuite la pérennité, malgré un élargissement du bassin de recrutement, du vivier breton. Rien, là, d’étonnant. Des permanences démographiques, des structures agricoles largement archaïques, le fait que « ce pays du fer et de la toile [ne soit] pas parvenu à se donner une industrie métallurgique et une industrie textile aux dimensions de l’époque19 », tout concourt à ce que les Bretonnes doivent encore venir trouver du travail à Paris. En revanche, il n’existe plus, après la Grande Guerre, de Savoyardes en nombre dans les effectifs. Ces départements sont bien moins terres d’émigration, l’intégration largement assumée dans la communauté nationale (et un comportement démographique moins prolixe que celui de Bretagne) ont sinon tari, du moins largement atténué le flux de travailleurs et de travailleuses qui quittent leurs montagnes20.

  • 21 F. Cribier, op. cit., p. 67 et 86.
  • 22 Sur la dimension scolaire de ce phénomène d’acculturation structurante, J.-F. Chanet, L’École répu (...)
  • 23 Sur une autre population venue à Paris pour travailler à l’Assistance publique, à la fin du xxe si (...)

17Dans une recherche menée dans les années 1970 sur une génération de Parisiens qui arrivent à la retraite, Françoise Cribier souligne l’origine rurale de ces hommes et de ces femmes qui ont commencé à travailler dans l’entre deux-guerres : « La moitié de tous les retraités rencontrés ont passé une partie de leur enfance à la campagne, et au total près de deux sur trois ont vécu dans une commune rurale ou une très petite ville. » En cela, les hospitalières sont bien proches des autres salariées parisiennes. Au xxe siècle, « à l’exception de quelques Bretons peu scolarisés et des Alsaciens, les arrivants des provinces savaient le français21 ». Mais ce n’est pas parmi ces populations que recrute l’Assistance publique, qui exige un bagage scolaire de plus en plus conséquent. Sans doute la hausse du niveau de qualification, dans la mesure où elle passe par des exigences en termes de maîtrise de la langue, fait que l’Assistance publique permet d’intégrer à Paris des populations qui ont tout pour l’être, alors que le xixe siècle a plutôt permis que se fixent des populations plus déshéritées, peu cultivées. Et, malgré des phénomènes d’agrégat propres à toute migration, sans doute la diversité des parlers vernaculaires en Bretagne au xixe siècle a-t-elle fait que ces hommes et ces femmes fuyant la misère ont trouvé à l’Assistance publique la possibilité d’acquérir, par l’apprentissage puis l’usage de la langue française, un autre rapport à la ville, à l’ensemble des Parisiens, mais aussi aux autres Bretons d’origine22. Il n’y a plus, au xxe siècle, ces « Bretonnes bretonnantes illettrées, sachant à peine lire et écrire » chères à Bourneville, et ce ne sont pas ces femmes que l’on recruterait. Cette unification linguistique de Paris est un élément considérable d’homogénéité de la population parisienne de ce vingtième siècle, quand bien même elle arrive d’ailleurs23.

Habiter paris

18La plupart des demandes de mutations mettent en avant la proximité du domicile (Alice, Blanche – « N’ayant pas de communication et une heure de chemin de fer pour m’y rendre » –, Marguerite, Odette) et sont parfois associées à des démarches de permutation, où la personne qui veut être mutée doit trouver celle avec laquelle elle va échanger son poste. La garde des enfants, voire les conditions de transports appuient communément ces argumentations. Ainsi, Désirée, qui obtiendra satisfaction deux ans plus tard, sollicite en 1927 :

« Mon service actuel m’oblige à utiliser deux moyens de transport, le train et le métro, ce qui m’occasionne beaucoup de fatigue, de la perte de temps, et est aussi très coûteux. L’établissement de La Salpêtrière se trouvant à proximité de la gare d’Austerlitz où je descends, si vous aviez la bonté, Monsieur le directeur général, de me faire venir dans cet établissement, cela me rendrait un immense service. »

19Le mari de la requérante travaille parfois dans l’hôpital où elle demande à être mutée (Charlotte, Désirée, Francine). Dès lors, les demandes ou les interventions pour les mutations n’hésitent pas à associer deux hôpitaux voisins, La Pitié ou La Salpêtrière, Cochin ou Baudelocque, Necker ou Laënnec. Le type de travail exercé, les spécificités du service, ne sont qu’à peine évoqués, en second lieu, un peu accessoirement, comme si cela n’était pas vraiment important, comme si le directeur n’allait pas accorder crédit à une telle argumentation. Quelles que soient les raisons réelles de telles arguties, elles semblent légitimes et correspondent à une réalité. Ce qui signifie que le logement et un temps de transport réduit sont des éléments importants des conditions de vie. Les cas ne sont pas non plus rares de refus d’une promotion qui accompagne une affectation éloignée du domicile. C’est ainsi qu’Hélène, à l’obtention de son diplôme des cours municipaux d’infirmière, refuse de quitter Broca et reste deux ans fille de salle avant que, de guerre lasse, l’administration lui accorde sa promotion. Là encore, il n’y a pas vraiment spécificité de ces hospitalières quand chez Renault ne sont pas rares les départs volontaires des employées du fait de la durée du trajet entre le domicile et l’usine.

  • 24 Presque 80 % de celles dont nous connaissons l’emploi antérieur.

20Lorsqu’elles arrivent dans l’entre-deux-guerres à l’hôpital Broca, les femmes qui y sont embauchées habitent pour la plupart à Paris, dans presque tous les arrondissements (à l’exception des premier, huitième et neuvième, très bourgeois et peu équipés en établissements hospitaliers, surtout après la fermeture de l’ancien Beaujon). Sur les 547 femmes recrutées, seules seize (surtout des ASH, mais aussi des infirmières et des préposées) sont domiciliées dans l’enceinte même de l’hôpital, et cinq logent encore dans leur ancien établissement (Bichat, Tenon, Méricourt, Ivry, Cochin). Ces frêles cohortes sont un effet de la politique d’externement, mais également du niveau de recrutement, alors que c’est aux plus gradées que des logements sont imposés autant que proposés. Parisiennes, de la rive gauche pour les neuf dixièmes, et rarement éloignées des rives du fleuve pour les autres, l’axe Bastille-Porte de Vincennes étant une limite rarement franchie. Les trois quarts habitent Paris, et les trois quarts des Parisiennes (plus de la moitié du total) logent dans trois arrondissements : le 13e où il est situé, et les 14e et, surtout, 5e, dont les limites se trouvent à moins de 300 mètres de l’hôpital. L’aire proximale d’habitat des femmes de Broca est caractérisée par le voisinage de nombreux hôpitaux puisque, outre le Val-de-Grâce, Sainte-Anne, l’hôpital de la Cité universitaire, Sainte-Thérèse, Saint-Joseph et Notre-Dame-du-Bon Secours, il y a nombre d’établissements de l’Assistance publique, Cochin, La Pitié, Baudelocque, Port-Royal, Broussais, Saint-Vincent-de-Paul, La Salpêtrière et tous les services situés vers l’hôtel de Scipion. Le turn over qui fait que le personnel hospitalier, du moins au début de sa carrière, change communément d’établissement est sans doute un élément de la localisation de cette aire de Broca qui permet de parler d’un habitat largement hospitalier : près de la moitié de ces femmes24 qui y arrivent viennent d’un des sites hospitaliers de ces trois arrondissements ou, dans une bien moindre mesure, des autres établissements de la rive gauche. L’affectation est souvent, explicitement, choisie en fonction de cet élément, comme lorsque cette fille de salle de Lariboisière qui habite à la Butte aux Cailles sollicite une mutation : « Si vous pouviez m’envoyer à Cochin, Broca ou à La Salpêtrière, ça m’arrangerait […]. Je vis tout près et ça m’éviterait de rentrer tard chez moi. […] Il n’y a pas toujours de transports. » Parvenue à Broca, elle y demeure un peu plus de vingt ans, jusqu’à son départ en retraite.

  • 25 Assistance publique de Paris, État général des propriétés, Paris, APP, 1934, sans pagination. Ce n (...)

21Un dixième de ces femmes habite à moins de 500 mètres de l’établissement. Pour les autres, c’est le réseau des transports en commun qui structure leur répartition dans la ville. Le tramway jusqu’aux années 1930, les différentes lignes d’autobus et de trolleybus desservent directement la plupart des logements ; pour d’autres, qui logent à proximité de l’une de ses gares, il est nécessaire d’emprunter le chemin de fer de la Petite Ceinture qui les amène à la gare de Maison-Blanche. Le prolongement de la ligne 7 du métropolitain en 1931 détermine même une nouvelle aire de logement. Quant aux demandes de mutations pour d’autres établissements, elles sont d’autant plus fréquentes et rapides que la travailleuse habite un espace mal desservi depuis Broca. Prenons garde cependant, c’est bien l’ensemble des éléments qui doivent être pris en compte, et l’évolution sociale de la population des différents quartiers est sans doute tout aussi déterminante que l’offre de transports en commun. La conjoncture économique joue également son rôle, lorsque sévit le chômage et que ce sont des femmes qui habitent à proximité qui sont recrutées. Plusieurs travailleuses de l’hôpital peuvent loger dans le même bâtiment. Il y a ainsi vingt immeubles, dans les Ve et XIIIe arrondissements, où vivent de deux à cinq femmes de Broca, boulevard Saint-Marcel, au 72, boulevard Blanqui, au 48. Ce sont généralement des Bretonnes que l’on y trouve. À quinze ans de distance, deux d’entre elles, originaires des Côtes-du-Nord, s’installent dans l’un d’entre eux. Sommes-nous en présence de réseaux de migrations, ou bien d’un logement de type patronal ? Deux seulement de ces vingt immeubles appartiennent à l’Assistance publique qui est l’un des principaux propriétaires fonciers de la capitale25, alors que la politique patronale de logement au sein même des établissements est en recul par la pratique de l’externement.

22Reste un quart des travailleuses de Broca à habiter la banlieue. Elles sont sept sur dix dans la première couronne, neuf sur dix dans la banlieue méridionale. Il semble y avoir une périodisation de ce recrutement, avec un minimum au début des années 1920 (5 à 16 % entre 1919 et 1923), un maximum à la fin de la décennie et au début de la suivante (80 % en 1928), puis un reflux relatif avant la guerre (11 à 26 %). Les communes d’habitat de ces femmes présentent bien des caractéristiques des arrondissements où résident leurs compagnes parisiennes. Villes proches, sièges souvent d’établissements de l’AP (Le Kremlin-Bicêtre, Ivry) qui s’inscrivent parfois dans les itinéraires professionnels de ces femmes, ce sont également des communes ouvrières, qui offrent cette sociabilité populaire que nombre de leurs collègues trouvent à Paris, une sociabilité qui peut également se manifester par le fait que les voisins sont des collègues de travail. Bien sûr, ces communes sont reliées à Paris par les différents réseaux de transports en commun, et le recrutement peut être finement lié à l’histoire de certaines lignes.

  • 26 S’agit-il d’omissions ou bien ces femmes-là travaillaient-elles pour la première fois ? Les deux s (...)

23L’inscription dans la ville, c’est également la mobilité professionnelle qui fait que l’on a travaillé ailleurs avant de s’embaucher à l’hôpital, trajectoire inverse à celle que reprochait tant Bourneville à ces paysannes venues quelque temps à l’hôpital avant de trouver un vrai travail en ville. Sur les 136 soignantes de Broca dont a été étudié le dossier individuel, celui-ci n’apporte rien pour quarante d’entre elles26. Mais il est clairement indiqué que c’est leur premier métier pour 26 d’entre elles et 70 déclarent une profession antérieure. Ce qui signifie que 51 à 81 % d’entre elles ont déjà exercé hors de l’hôpital. Plus du tiers (vingt-quatre) vient de la domesticité, dont nous savons qu’elle puise largement dans le même vivier rural que l’hôpital, dix-sept ont exercé des métiers de la couture et du vêtement, sept ont été ouvrières, six ont travaillé dans le commerce et l’artisanat, et six, toutes embauchées comme filles de service, ont déjà exercé dans le domaine des soins aux malades : une infirmière – pas diplômée, pas forcément qualifiée mais se présentant comme telle – qui vient d’Angers, une garde-malade, une aide-infirmière et trois filles de service. Trois ont été cuisinières, trois employées, deux cultivatrices, une journalière et une était auparavant institutrice. En fait, sauf pour les deux agricultrices qui viennent l’une du Morbihan, l’autre du Puy-de-Dôme, il est rare que nous puissions savoir où elles ont exercé leur profession antérieure, et les quelques données que nous possédons laissent l’impression (sauf bien sûr pour les Parisiennes de naissance) qu’elles ont travaillé avant de migrer, telle cette institutrice venant en 1909 de sa Haute-Loire pour l’École des infirmières de La Salpêtrière ou ces employées de commerce qui pour l’hôpital abandonnent la boutique de leurs parents.

24Habiter Paris puisque l’on y travaille. Mais s’y marier, lorsque la tradition veut que les épousailles aient lieu là où habitent les parents de la jeune fille et qu’elles sont souvent l’occasion d’un retour, le temps de la cérémonie, au pays ? Par les mentions marginales des actes de naissance, nous pouvons savoir où s’étaient mariées 121 femmes de Broca, dont 28 Parisiennes et 4 natives d’autres communes de la Seine. Plus de la moitié des noces (64) ont lieu hors du département de naissance de la mariée, et à peine deux sur cinq (46) dans la commune où elle a vu le jour. Les trois quarts des Parisiennes de naissance et 56 % des provinciales convolent à Paris, pour les deux tiers dans les trois arrondissements les plus proches de Broca. L’ancrage dans la ville est donc notable.

  • 27 En l’absence de référence en note infrapaginale, les photographies citées sont celles des fonds de (...)
  • 28 PVCS, 27/4/1902.
  • 29 RAC, circulaires des 15/6 et 1/4/1906.
  • 30 Lettre du directeur de l’hospice des Enfants-Assistés, 3/9/1904, AAP-HP, 827 Foss.
  • 31 Notices d’Émile Jonard et Georges Jourdan, ainsi que celles d’Auguste Labrousse et Antoine Lacroix (...)

25Au début du siècle, le personnel hospitalier habite au sein même de l’hôpital. Des photographies27 montrent le dortoir des infirmiers de La Pitié ces années-là, sous les toits. Au milieu du dortoir, un homme peut se tenir debout, mais les poutres de la charpente, sur les côtés, atteignent le sol. Sur une largeur de quatre mètres, il y a des lits de part et d’autre du passage, parallèles d’un côté, perpendiculaires de l’autre. Entre chaque lit, un espace plus étroit que la largeur du lit. C’est ce que dans un mémoire le directeur général qualifie de « dortoirs difficilement qualifiables, où les lits se touchent, où l’air fait défaut, où l’on gèle en hiver alors qu’en été y règne une intolérable chaleur. […] Les lavabos n’existent pas ; il n’y a pas de water-closets, et tout le monde vit dans une promiscuité dont la morale souffre parfois, et où tout sentiment de dignité finit par s’émousser.28 » En ces années 1900, c’est le logement sur place qui est la règle, la sortie exceptionnelle et les repos rarissimes : une demi-journée toutes les deux semaines. Si les surveillants ont droit à des logements individuels, les autres agents ne disposent que de dortoirs. S’ils sont mariés, le mari dort dans celui des hommes, l’épouse dans celui des femmes. Les sorties sont strictement réglementées, que ce soit de nuit ou même pendant une période électorale29. En 1904, tout en s’assurant l’accord pour cela des organisations du personnel, la direction générale impulse une politique d’autorisation de sortie après le service. Dans certains établissements, où les agents bénéficiaient déjà d’une « permission de théâtre » mensuelle, une première tentative a lieu d’une sortie tous les deux jours jusqu’à dix heures du soir, tandis que les agents ont, le jour de leur repos hebdomadaire, la permission de 23 heures30. Chacun devait auparavant être rentré à 22 heures dans les établissements, à tel point que, pour les militants qui se rendaient aux réunions du comité directeur du Groupement amical, ancêtre des syndicats du personnel hospitalier, l’administration accordait des permissions de minuit. C’est d’ailleurs une des premières revendications syndicales que l’abolition de cette réclusion, que la possibilité de sortir sans contrainte, tout comme l’abrogation de certaines sanctions qui soulignent le caractère carcéral du régime des agents hospitaliers : au tournant du siècle, deux des peines disciplinaires applicables au personnel secondaire sont la privation de sortie et la consigne. C’est pourtant là que certains choisissent de finir leur vie : en 1900, après vingt ans de service, ils peuvent, en échange d’une partie de leur pension, être admis en qualité de « reposant », à La Salpêtrière pour les femmes, à Bicêtre pour les hommes. Être logé à l’hôpital (« hospitalisé » disent les textes de l’administration) n’empêche d’ailleurs pas la participation à la vie civique. Ainsi, à plusieurs reprises, des employés, infirmier ou plombier habitant à l’hospice, sont élus au conseil municipal du Kremlin-Bicêtre sur des listes de gauche lors des scrutins d’après la Grande Guerre31.

  • 32 Revue philanthropique, t. XIX, 1906, p. 388.
  • 33 Nourriture (650 F), habillement (80 F), logement (240 F), chauffage, éclairage et blanchissage (30 (...)
  • 34 Réorganisation…, p. 81 et 100.

26Les personnels logés s’approprient l’espace hospitalier, installent poulaillers et clapiers, adoptent parfois des chiens32. L’habitat sur place n’en est pas moins considéré comme un avantage en nature parmi d’autres. Pour les agents qui en sont privés, au début du siècle, la répartition de l’indemnité qui leur est accordée en compensation est à elle seule un budget : les 1 000 francs alloués annuellement correspondent pour les deux tiers à la nourriture et pour un quart au logement33. Le logement s’accompagne de certaines prestations. En 1907, chauffage et éclairage sont prévus en stères de bois (trois par an) et kilogrammes d’huile (huit par an). Les habitations du personnel sont peu à peu équipées, notamment du chauffage central et de l’électricité. Dans un premier temps, l’administration ne laisse les agents logés disposer de l’électricité que pendant une durée réduite, elle va même jusqu’à exiger que les ampoules soient d’un faible voltage. Puis, dès la fin de l’entre-deux-guerres, elle installe des compteurs individuels et facture la consommation si elle dépasse le quota attribué. Le directeur de l’hôpital Laënnec est néanmoins conscient des inconvénients du logement sur place, lorsque la porosité du temps de travail ne se fait pas toujours à l’avantage de l’établissement : « Les agents résidant au dehors sont plus exacts que ceux logés dans l’établissement, parce que leur arrivée et leur départ sont plus aisément contrôlés. » Mais Charles Mourier, s’il est partisan du délogement du personnel quand les nécessités du service le permettent, n’en estime pas moins qu’« il est indispensable qu’un certain nombre d’agents soient logés dans l’établissement. Il est des travaux pénibles qui ne peuvent être faits que par des hommes et pour lesquels il est bon d’avoir toujours quelqu’un sous la main. Si, par exemple, un incendie éclate pendant la nuit, la présence d’hommes sera nécessaire34 ». Certains travailleurs, notamment le chef du personnel, l’économe, le directeur doivent impérativement résider dans l’hôpital où s’exerce leur autorité, cette obligation étant compensée par la gratuité du logement, du chauffage, de l’éclairage.

  • 35 RAC, arrêté du 31/8/1903.
  • 36 Bulletin mensuel de la Société amicale des surveillants et surveillantes de l’Assistance publique (...)
  • 37 RAC, arrêté du 27/7/1908.

27Si le logement sur place est au tournant du siècle considéré comme normal, il n’en semble pas moins présenter quelques inconvénients, comme cette dépendance trop forte du travailleur. Peu à peu, on envisage une politique de dissociation du site hospitalier et de l’habitat de son personnel, que l’on nomme l’externement. S’il est promu par le règlement de 1903, ce n’est qu’avec précautions : « L’autorisation de loger hors de l’établissement ne pourra être accordée qu’autant que les besoins du service le permettront.35 » Les querelles de grade se retrouvent très vite dans les débats qu’il suscite, lorsqu’un membre de l’encadrement avance : « Si l’externement doit être pour nous une amélioration, n’en serait-il pas de même pour les non-gradés ? Nous ne le croyons pas.36 » Pour le personnel de nuit, le principe de l’externement est adopté en juillet 190837. Mesureur résume bien cette évolution, plaidant en 1909 devant le conseil municipal pour que celui-ci lui accorde quelque argent :

  • 38 C’est aussi ce que dit Lucie lorsqu’elle se met dans son intérieur, voir la lettre à sa mère à la (...)

« La vie en commun qui était une des règles fondamentales de la vie hospitalière d’autrefois est devenue lourde à porter pour la plupart de nos agents […]. Ils souffrent de manger dans des réfectoires, de coucher en dortoir. Ils ne se sentent pas “chez eux” à l’hôpital et c’est le “chez soi” qu’ils rêvent avec son intimité et son confort relatif. Ils veulent enfin en dehors des heures de service soustraire leur vie privée à toute dépendance administrative.38 »

  • 39 Et non l’« internement intégral » comme indiqué dans le sommaire du règlement, RAC, arrêtés des 25 (...)
  • 40 Gustave Mesureur distingue notamment ceux qui sont externés totalement (avec toutes les indemnités (...)
  • 41 CMA 1910, p. 10-11.
  • 42 CMA 1910, p. 20 et RAC, circulaires des 26/1, 26/3 et 1/6/1910.

28Lorsqu’est mis en place le règlement de 1910, l’extension de l’externement intégral39 – fixée aux deux tiers pour l’ensemble du personnel masculin et au tiers pour le personnel féminin – est abordée en même temps que le relèvement des traitements. En 1909, sur 7 547 agents, précise le directeur dans un texte présenté au conseil municipal, 3 102 sont externés, soit environ 41 %40. C’est en avril 1910 qu’entre en vigueur le nouveau régime de l’externement, notamment par l’octroi de nouvelles indemnités. Ils sont alors 820 agents hospitaliers à quitter leurs logements de l’intérieur de l’hôpital ; plus de la moitié résident dès lors en ville41. Les locaux libérés permettent d’améliorer les conditions d’habitat de ceux qui demeurent dans les établissements. Les logements des agents gradés sont agrandis et on installe des chambres particulières pour le personnel non gradé hébergé auparavant dans des dortoirs, sans d’ailleurs que ceux-ci disparaissent tout à fait42.

  • 43 Bulletin mensuel de la Société amicale des surveillants et surveillantes de l’Assistance publique (...)

29Une double dynamique, en partie antagoniste, est ainsi à l’œuvre. Les mutations de la société et du recrutement du personnel rendent désagréable la dimension claustrale du logement dans l’établissement. Dans le même temps, puisque se relâche l’omniprésente autorité de l’employeur sur ses agents logés et que les conditions d’hébergement deviennent convenables, un logement dans l’établissement présente de plus grands avantages. Cela peut même être une sanction que le déplacement d’office avec externement, tel celui qui est imposé à un surveillant de Bicêtre dont la femme avait envoyé moult lettres anonymes, d’injure et de dénonciation, à et sur le personnel de l’établissement : « Cette triste mégère aura ainsi tout le temps nécessaire pour méditer, à son aise, d’autres lettres anonymes sur les nombreux faits divers si communs à la vie parisienne.43 » Si la guerre ne change pas grand-chose, les recrutements de 1919-1920 sont d’une telle ampleur que le choix du logement ne peut alors pas être donné aux agents. Mais les deux types de prestation, résidence et nourriture, sont liés. Ce n’est qu’en 1922 que le personnel gradé a la possibilité d’être logé tout en optant pour le régime alimentaire externe. L’année suivante, c’est le personnel non gradé qui a le choix, avant qu’en 1925 la dissociation soit systématisée. Un rapport différent entre le temps travaillé et le temps non travaillé ne rend plus nécessaires ces facilités d’approvisionnement, qui contribuent à entretenir les travailleurs dans un statut d’assisté. Le nombre et surtout la part des agents logés continuent à régresser. Ainsi, en 1935, ce sont 105 des 650 agents de La Pitié qui sont logés à l’hôpital, pour la plupart encore en dortoir.

  • 44 Citée par S. Samson, op. cit., p. 140 ; pour le logement des agents du nouveau Beaujon, voir égale (...)

30Dans l’entre-deux-guerres, le modèle du logement par l’hôpital n’apparaît pas pour autant obsolète. Au nouveau Beaujon, deux immeubles sont prévus pour les agents, un pour les gradés, un pour le personnel subalterne. La volonté est pourtant perceptible de substituer au logement à l’hôpital le logement par l’hôpital, puisque chambres et appartements se situent dans un espace séparé de l’établissement : « L’infirmière qui a fait pendant huit heures son service à l’hôpital mérite de prendre un repos réparateur. Il faut pour cela l’éloigner de l’ambiance hospitalière ; il faut que, revenue chez elle, loin du souci de sa fonction, elle trouve son foyer dans un appartement confortable et gai… » explique une brochure de l’administration44. La possibilité d’être logé sur place est encore largement perçue comme un avantage, à tel point que des règles doivent être établies, et respectées, ainsi qu’en témoigne cette correspondance entre l’avenue Victoria et la direction de Bichat :

  • 45 Il s’agit d’Émilie.

« Il nous est signalé que Mlle […], surveillante45, sollicite un logement à l’établissement. Je vous prie de bien vouloir me faire connaître si cette surveillante est susceptible d’être logée. »

31Une semaine plus tard, le directeur se fend d’une longue explication :

« Quatre logements pour agents du personnel gradé ont été tout dernièrement aménagés dans les locaux de notre ancienne salle de garde des internes en médecine. Ces logements, dont la vacance a été portée à la connaissance des intéressés par voie d’affichage, seront attribués après le 2 juillet prochain, date extrême impartie pour le dépôt des demandes. À l’heure actuelle, 8 demandes de surveillants et surveillantes nous sont parvenues. Vous en trouverez la liste ci-jointe. Je me propose, tout d’abord, d’attribuer un logement à la surveillante de cuisine (Mme […]). En raison de la nature de ses fonctions, il paraît en effet, désirable que cette surveillante soit logée. Au surplus, celle-ci est mariée et a un enfant à charge (de 13 ans). Sur les trois logements suivants, deux me paraissent devoir être attribués, sans contestation possible, de la façon suivante, en raison de l’ancienneté et des charges de famille des candidats. »

  • 46 Lettre de la direction générale de l’AP, 19/6/1939, et réponse du directeur de Bichat, 26/6/1939.

32Une règle est avancée, où joue d’abord le nombre d’enfants, puis le statut matrimonial. Le surveillant de salubrité, qui fait partie de l’équipe incendie, est également pressenti : « En cas de sinistre survenant la nuit, la présence de ce gradé, à l’hôpital, serait très utile, tant pour diriger le service d’ordre que pour rassembler le personnel pouvant être utilisé dans la lutte contre l’incendie. » Émilie, qui finira d’ailleurs par obtenir un logement, est certes méritante, « mais une décision de ce genre, ne tenant pas compte de l’ancienneté, ne risque-t-elle pas de provoquer des réclamations de la part des candidats plus anciens ?46 ». Ce type d’habitat ne semble pas vraiment un élément d’aliénation, à tel point que, dix ans après la fin de la Grande Guerre, les syndicalistes unitaires revendiquent la possibilité d’être logé sur place pour l’ensemble des agents :

  • 47 Cahier de revendications du syndicat CGTU, novembre 1929, AAP-HP, 618 Foss 141.

« Quoique étant partisans de l’externement de tout le personnel, mais en raison de la crise des logements, nous demandons que les logements existant pour le personnel de l’intérieur des établissements soient accordés de préférence aux agents du personnel ayant une nombreuse famille sans distinction de grade.47 »

  • 48 RAC, circulaire des 27/9/1940, 14/8/1941 et 26/2/1944.

33Sous l’Occupation, des agents, logés dans des hôpitaux réquisitionnés par les Allemands, doivent en partir quand bien même ils continuent à y exercer. À Beaujon, une exception est faite pour ceux qui y sont hébergés avec leur famille ; à La Pitié, seuls les dortoirs sont évacués. En ces temps de restriction, être logé à l’hôpital, c’est également bénéficier de tous ces à-côtés qui prennent alors tant de valeur, bien que le rationnement pèse tout autant dans l’enceinte hospitalière, que l’administration réduit ses fournitures de combustible aux quantités auxquelles donne droit la carte de charbon, que les agents ne reçoivent de linge qu’en échange de points de la carte de textile. Les difficultés de transport amènent d’ailleurs les directions à aménager provisoirement des dortoirs dans certains établissements afin d’éviter aux agents qui logent loin de perdre leur temps dans des transports parfois incertains. L’instauration du couvre-feu par l’occupant en décembre 1941 rend d’autant plus nécessaire l’organisation de ces dortoirs, tandis que l’administration facilite les mutations de travailleurs qui veulent se rapprocher de leur domicile48. Et encore les désagréments des Parisiens sont-ils bien moindres, en ce domaine, que ceux que vivent leurs collègues des établissements situés dans la zone interdite, la maternité Boucicaut de Roubaix ou les hôpitaux de Berck. Il est vrai que Berck-Plage est évacué et ses bâtiments intégrés dans le dispositif allemand de défense côtière.

  • 49 Fédération des syndicats chrétiens des services hospitaliers, congrès de Paris, septembre 1945, Ar (...)
  • 50 Rapport des Inspections générales des ministères de la Santé publique, de l’Intérieur et des Finan (...)

34Au sortir des années sombres, le logement des hospitaliers parisiens est loin d’être le plus catastrophique. Le congrès de la Fédération des syndicats chrétiens des services hospitaliers émet alors le vœu que « dans un délai de cinq ans, tous les établissements existant aient supprimé tous ceux de leurs logements du personnel qui sont situés dans des bâtiments où habitent des malades (sauf les chambres d’internes et d’infirmières de garde)49 ». À la fin des années 1940, si 529 agents de l’AP habitent gratuitement dans les établissements (pour la plupart des directeurs, économes, surveillants de pharmacie, ouvriers ou contremaîtres assurant des services de garde), ils ne sont plus que 4120, à peine 6 % des effectifs, à être logés, à titre onéreux pour la plupart, par l’Assistance publique, dans les hôpitaux mais également à proximité, quelques cités ayant été construites pour le personnel en même temps que les nouveaux établissements, vers Beaujon et à Garches. Ce sont surtout les travailleurs des établissements de banlieue (Bicêtre, Ivry) qui bénéficient de ces possibilités, mais quelques hôpitaux de Paris logent encore des agents : ils sont ainsi 120 à Bichat et 221 à La Salpêtrière, dans une annexe de l’École des infirmières. Si l’on laisse de côté les 87 retraités, 18 % des agents logés le sont gratuitement en chambre à deux ou en dortoir, 54 % le sont (en payant) dans une chambre individuelle et 27 dans des appartements de deux à quatre pièces, cuisine comprise, 31 bénéficiant même d’un quatre-pièces-cuisine50. Alors qu’avant-guerre, ces logements étaient surtout réservés au personnel gradé, ce sont de plus en plus souvent des infirmières qui s’y installent, dans un contexte de forte pénurie immobilière et tandis que leur coût est peu élevé (2 000 francs annuels en 1950 pour une chambre individuelle, soit le prix d’une trentaine des repas très bon marché pris au réfectoire). Certes, l’hôpital y trouve son compte, qui en cas de besoin peut réquisitionner plus aisément ces agents.

  • 51 Cet externement aurait été assorti d’une indemnité de logement annuelle de 180 francs, la même que (...)

35Le personnel hospitalier quitte donc l’hôpital lors de ce demi-siècle où il peut y acquérir une vraie qualification. Mais les élèves infirmières doivent rester sur place avec un impératif tout autre que celui des internes dont la garde est liée aux besoins des administrés. Il était prévu lors du projet de 1902 que « les élèves stagiaires et infirmières peuvent être autorisées à ne pas loger à l’École51 ». Mais, quand la nouvelle école ouvre ses portes, le régime de l’internat qui était de règle dès l’origine se perpétue. Si la volonté est réelle de ne pas lâcher dans la jungle de la ville de toutes jeunes femmes, il ne s’agit pas d’une persistance du régime du temps du xixe siècle, mais bien d’une volonté à la fois pédagogique et d’inculcation d’une identité de métier, affirmée dès l’origine :

  • 52 Circulaire Combes (28/12/1902), voir chapitre III.

« L’internat sera préférable en principe ; il se prête mieux à l’organisation des exercices pratiques et permet davantage d’inculquer l’esprit professionnel. […] Le régime de l’internat ne doit d’ailleurs rien avoir de rigide ni de morose ; l’installation sera gaie et attrayante ; chaque élève devra avoir sa chambre séparée, meublée sans luxe, mais avec goût ; un réfectoire et une salle de bain seront exclusivement réservés aux élèves.52 »

36Chacune a en effet sa chambre dans l’école, mais n’en participe pas moins à la vie collective. Ce sont les élèves qui s’occupent de la cuisine et prennent en charge les tâches ménagères. Elles se réveillent chaque matin à 5 h 30 pour partir une heure et quart plus tard rejoindre le service hospitalier. L’extinction des feux a lieu à 20h30. Cette vie commune est favorisée par la bibliothèque et une salle de réunion. Lieu de vie, l’École l’est aussi parce qu’il n’est pas aisé d’en sortir. Les élèves, qui pour beaucoup d’entre elles sont majeures, peuvent, chaque jour, recevoir les visites autorisées, au parloir de l’école. Elles ne sortent, le dimanche, que si leurs parents ou leur correspondant local (censé présenter toutes les assurances de rectitude morale) en font la demande, et doivent être de retour avant 20 h 30. Et elles n’ont le droit de partir le samedi soir, jusqu’au lendemain à 21 heures, que pour aller voir leur famille.

  • 53 RAC, circulaire du 3/12/1904.
  • 54 RAC, circulaire du 10/8/1905.
  • 55 Rapport des Inspections générales des ministères de la Santé publique, de l’Intérieur et des Finan (...)

37Comme le logement, la nourriture fait partie des avantages en nature dont bénéficient certains agents. Ceux qui sont logés peuvent se restaurer chez eux ou au réfectoire ; là encore, la hiérarchie est bien respectée, et des salles spéciales sont aménagées pour les gradés53. Quant aux autres, ils doivent, quand ils mangent à l’hôpital, le faire dans des espaces (offices et réfectoires) et en des temps réservés à cet effet. Avant la journée de huit heures, le personnel se restaure au réfectoire pendant son temps de travail et à des horaires bien déterminés. Il a droit à une demi-heure pour le déjeuner et le dîner (à l’exception des surveillantes qui bénéficient d’une heure), un quart d’heure pour le petit-déjeuner. Quant au personnel de nuit, le repas lui est apporté dans une marmite et il se restaure, quand il le peut ou quand il le veut, à l’office. Surtout, il est interdit de sortir des réfectoires et des services hospitaliers toute nourriture. Les détournements de denrées sont une préoccupation constante, guère explicite, des directions d’hôpitaux. Gratuits ou bon marché, ces repas ne satisfont pas toujours les agents, comme l’exprime l’administration avec le sens de l’euphémisme caractéristique de ses productions écrites lorsqu’elle rapporte les griefs des « infirmiers et infirmières (gradés et non gradés) qui constituent la clientèle de la cuisine, et dont les plaintes et les exigences ne restent pas toujours dans une juste limite54 ». Les internes, sages-femmes, quelques médecins (chirurgiens surtout) et même les aumôniers sont nourris gratuitement, rançon de la présence prolongée qu’imposent les gardes. Les cantinières, les agents qui ont en charge les réfectoires, ainsi que les personnels ouvriers et hospitaliers affectés aux cuisines en jouissent également, quitte à ce que le bénéfice de ces repas gratuits soit étendu « abusivement, semble-t-il, aux chauffeurs du garage central lorsque ceux-ci participent au déchargement des denrées55 » ; leur donner de quoi se restaurer évite de les voir se servir outre mesure dans le garde-manger. En dehors de ces quelques élus (il y a quand même presque un demi-million de repas servis gratuitement en 1949), d’autres agents font pitance à l’hôpital mais doivent payer pour cela. Seul le personnel hospitalier est, jusqu’à la fin des années trente, autorisé à prendre ses repas dans les réfectoires des établissements, vieille tradition remontant, dit-on, au temps des congrégations. Mais les restrictions, les difficultés, les journées qui s’allongent, le couvre-feu, tout concourt à ce que le personnel ouvrier, puis les médecins et les administratifs, se retrouvent sur les bancs des réfectoires. En 1949, c’est plus de quatre millions de repas qui sont servis à titre onéreux aux travailleurs de l’hôpital.

  • 56 A. Nardin, « Nourrir et contrôler. Regards sur l’alimentation des personnels hospitaliers », L’app (...)

38La place accordée par l’administration à la nourriture du personnel, outre une réponse à des besoins fort naturels, s’inscrit dans une politique sociale, une politique paternaliste aurait-on dit en d’autres temps. Anne Nardin a démontré à quel point, à l’hôpital, les rapports de pouvoirs peuvent être perçus à travers les victuailles et les conditions dans lesquelles elles sont ingurgitées, lorsque seuls les médecins semblent échapper à cet ordre culinaire. Elle cite notamment une circulaire, du 23 août 1934, par laquelle le directeur annonce un deuxième service de gâteaux frais par semaine pour « les malades (adultes ou enfants), sauf contre-indication médicale, et les agents du personnel nourris […] de même que les pensionnaires des maisons de retraites et les administrés des hospices ». Aussi, n’est-elle pas surprise par le fait que, dans le cadre de la réforme de 1903, Gustave Mesureur ait pris largement en compte cette donnée : « L’objectif que l’on doit poursuivre, c’est que la table du réfectoire devienne de plus en plus la table de famille, où chacun peut manger à son appétit.56 »

39Le logement dans l’hôpital, et les repas qui sont leur corollaire, ne correspondent pas à un enfermement. La société entre bien dans l’hôpital, surtout dans les grands établissements. Elle y entre par nombre d’activités, de mille manières. Elle y entre par les visites également. Si elles sont réglementées, elles n’en sont pas moins l’occasion d’une sociabilité conséquente. Dans un texte de la dernière décennie du xixe siècle, Paul Verlaine décrit l’ambiance enjouée qui y préside :

  • 57 Supplément à mes Hôpitaux, cité par F. Salaün, op. cit., p. 158.

« Il y a des lits autour desquels j’ai vu, pas plus tard qu’hier, une bonne quinzaine au bas mot de camarades d’atelier, en dehors bien entendu de la bourgeoise et des gosses. Et c’était tellement encombrant qu’un d’entre la société, en manière d’apologie, encore que d’autres lits fussent quasiment aussi circonvenus, s’écria : “C’est rigolo. On dirait un enterrement. – Moins le bistrot”, observa doctement le malade en gaieté d’avoir tant de sympathie, peut-être un peu curieuse autour de lui.57 »

40Les visites n’étaient alors autorisées que le jeudi et le dimanche, de 13 à 15 heures. Dès 1923, elles le sont également les autres les jours à partir de 14 heures et pendant une heure.

Vies de familles

  • 58 Voir le dossier « Histoires de pionnières », Travail, genre et société, n° 4, juin 2000. Le même p (...)

41S’appuyant sur le célibat (ou le veuvage) exigé des élèves de l’école des bleues, une légende s’est imposée d’un modèle d’infirmière célibataire, un peu dans la continuité de l’état matrimonial des religieuses. Peut-être est-ce parce que la fin du xixe siècle et le début du suivant, lorsque se construit cette qualification, sont un temps de renoncement au travail des femmes mariées58. Il ne s’agit pas moins d’un surprenant contresens. Les opposants à la sécularisation mettaient en avant la préférence que des infirmières mariées auraient accordée à leur famille plutôt qu’aux malades, refusant pour épargner les leurs de se rendre au chevet des malades en période d’épidémie. C’est sur ce registre que joue, lorsque la surveillante générale de l’École des infirmières se marie, Anna-Émilie Hamilton qui se désole :

  • 59 A.-É. Hamilton, article de 1909 cité par V. Leroux-Hugon, op. cit., p. 126.

« Il est certain que toute matron [sic] d’écoles de neurses [sic] qui se marie démissionne de par ce fait même et qu’on considère comme une absurdité et comme une faute de conserver à la tête de l’école une femme qui est sous l’autorité de son mari et peut avoir des enfants.59 »

42Et les partisans de la laïcisation, inquiets de voir quelques religieuses suivre les cours des écoles de Bourneville, « adorant aujourd’hui ce qu’elles brûlaient hier », se replient sur les valeurs familiales :

  • 60 Bulletin mensuel de la Société amicale des surveillants et surveillantes de l’Assistance publique (...)

« Il y a des qualités de cœur qui font totalement défaut à la religieuse, qu’elle ne possédera jamais, qu’elle ne peut acquérir d’aucune façon, son éducation et son genre de vie étant la négation absolue de la famille et de tout ce qui s’y rattache.60 »

43La conception de l’« idéal de la bonne infirmière » énoncée ces années-là par un des proches de Bourneville ne permet pas d’équivoque :

  • 61 Discours à l’école de Bicêtre, 1904-1905.

« Nous la désirerions mariée, même mère de famille, car il est des délicatesses de sentiments pour les faibles et les enfants qui ne s’épanouissent complètement que dans le cœur des mères.61 »

  • 62 Le Progrès médical, 1922.

44Le prix Bourneville est même instauré en 1922 pour récompenser une infirmière, mère de trois enfants, et qui aurait donné toutes satisfactions lors de sa carrière62.

  • 63 Op. cit., p. 43.
  • 64 J. Gaillard, Paris, la ville (1852-1870), Paris, L’Harmattan, 1997, p. 235.

45Pour ces femmes, qui pour beaucoup sont des migrantes, la famille doit souvent se construire sur place. Dans l’enquête de Françoise Cribier, 28 % des retraités n’ont pas de famille en région parisienne63. Parmi les 408 témoins des actes de naissance de femmes de Broca, les membres de la famille mentionnés en tant que tels ne sont que cinq, tous agriculteurs témoignant de la naissance de la fille d’un parent agriculteur, tandis que la plupart sont choisis dans le milieu social et professionnel du père ou, plus rarement, sont commerçants. Si l’un des témoins vient presque toujours de l’entourage social, l’autre peut être un petit notable, employé de mairie (10) ou instituteur (48), surtout dans le monde rural. Rien de bien particulier dans ces cohortes de témoins, si ce n’est, précisément, cet ancrage qui atteste que les familles de ces filles sont bien insérées dans leur milieu, un milieu qu’elles ont quitté pour la plupart lorsqu’elles travaillent à l’Assistance publique. Certes l’hôpital n’est plus dans l’entre-deux guerres celui qui donne « refuge aux femmes célibataires pour qu’elles mettent au monde leur enfant »64. Pourtant, parmi ces célibataires venues de province accoucher dans les hôpitaux parisiens, alors que nombre d’entre elles ne donnent même pas leur nom, certaines comme Nicole deviennent nourrices à Port-Royal ou dans d’autres maternités puis, fortes de cette première expérience de travailleuse hospitalière, se font embaucher pour une autre fonction.

  • 65 RAC, circulaires des 8/10/1907 et 3/12/1903.

46Il y a la famille que l’on laisse, et surtout celle que l’on crée. Très tôt, l’administration en prend soin, lorsqu’elle énonce que les « célibataires, logés dans une chambre unique, n’ont pas besoin des mêmes quantités de chauffage que ceux qui sont chargés de famille, et qui disposent d’un logement de plusieurs pièces ». Lorsqu’il renonce, en 1903, au roulement jour/nuit pour le personnel soignant, Gustave Mesureur met en avant un élément qu’il juge juste : cette « mesure peut, en outre, avoir une répercussion fâcheuse dans leur vie de famille65 ». Et multiples sont les traces, dans les dossiers individuels, du souci que ces femmes ont des leurs tout comme de la légitimité que lui accorde l’administration. À deux reprises, à quelques semaines de partir en vacances, Charlotte obtient de retarder ses congés pour qu’ils coïncident avec ceux de son époux.

  • 66 Notamment le Bulletin mensuel de la Société amicale des surveillants et surveillantes de l’Assista (...)
  • 67 Lettre du chef du 2e bureau de l’Assistance publique de Paris, mars 1932.
  • 68 Certificat de l’interne de l’Hôtel-Dieu, 4 octobre 1934.

47La vie de famille, c’est du bonheur si l’on en croit les textes qui, dans la presse corporative de l’Assistance publique, l’évoquent66. C’est du malheur parfois. Pour Jeanne, la maternité est une tragédie. Son premier enfant naît au milieu des années 1920, quand le père est militaire. En 1925, à peine âgé de dix mois, il tombe malade. Sa mère demande une mutation afin de pouvoir s’en occuper ; faute de place, elle ne l’obtient pas et l’enfant meurt rapidement. En 1928, puis en 1935, alors en congé maladie, elle s’absente de son domicile pour aller voir son deuxième gosse, hospitalisé. Contrôlée, menacée de sanction à deux reprises, elle se défend vaillamment, à tel point qu’à la lecture d’une attestation du directeur de l’hôpital Claude-Bernard où est hospitalisé l’enfant, le chef du bureau du personnel de l’administration centrale « estime qu’il n’est pas possible de prendre une sanction67 ». En septembre 1934, la naissance du troisième enfant est suivie pour Jeanne d’une importante hémorragie, de phénomènes oculaires, d’un œdème. Puis l’amélioration de son état somatique s’accompagne de « bouffées délirantes avec hallucinations, d’idées de persécution […], de désorientation dans le temps », en l’absence d’ailleurs de tout symptôme neurologique, elle tente alors de s’échapper de l’établissement68. Lorsqu’il est question qu’elle retourne travailler à l’hôpital, elle est examinée, à La Salpêtrière, par une sommité de la psychiatrie, qui estime « n’avoir pas constaté chez elle l’existence de troubles mentaux. En conséquence, rien ne s’oppose actuellement à ce qu’elle recommence à travailler », conclut-il. Le mois suivant, il doit l’hospitaliser dans son service et elle y décède dans l’année. Ce psychiatre avait été l’élève d’un élève du psychiatre dont les travaux avaient largement porté sur la « folie des femmes enceintes » et qui en a fixé la nosographie.

48Les malheurs qui frappent la famille montrent à quel point ces femmes, et l’Assistance publique, y accordent de l’importance. C’est Alice, qui prend des congés sans solde pour soigner, quinze ans après l’armistice, son mari dont la « commotion cérébrale » du temps des tranchées l’oblige à de fréquents séjours à la campagne. Si ces femmes sont parfois frappées par la maladie, leurs proches le sont également. Quand il s’agit de l’époux, il est rare qu’elles s’arrêtent ; bien au contraire, il y a alors nécessité à trouver, ou à retrouver un emploi, et certaines s’embauchent à l’Assistance publique. Mais si c’est la mère, plus rarement le père, voire la sœur, les demandes de congé sans solde sont fréquentes. C’est bien l’économie du ménage qui fonctionne ici, lorsque les revenus du mari permettent à la femme d’aller soigner ses parents. L’administration accorde systématiquement les congés sans solde demandés en de tels cas, tout comme pour un « pieux pèlerinage » à la Toussaint lorsqu’Alice, afin d’aller fleurir les lointaines tombes de sa mère et de son enfant, signe sa demande au directeur « Votre très humble et dévouée servante ».

  • 69 D. Gardey, op. cit., p. 267.

49Chez Renault, ces années-là, les femmes quittent l’usine ou le bureau pour soigner un père, une mère, une belle-mère, plus communément que pour s’occuper des enfants69. Les congés sans traitement accordés aux femmes de l’AP leur permettent de ne pas démissionner. Alors, très souvent, elles s’arrêtent pour soigner leurs enfants. Désirée prend ainsi une dizaine de congés sans solde, de trois jours à trois mois, pour sa fillette malade. Les correspondances à ce propos sont conservées dans les dossiers individuels. Le langage de Courteline y gagne en émotion. Émilie, qui termine par ses « sentiments respectueux et dévoués » et qui obtient ses dix jours, sollicite en 1924 :

« Monsieur le Directeur, J’ai l’honneur de solliciter de votre bienveillance un congé de dix jours partant du dix-sept décembre au vingt-six décembre inclus, pour me rendre à Nevers auprès de ma mère et ma sœur malades, toutes deux alitées. J’ose espérer, Monsieur le Directeur, que vous me donnerez satisfaction, ce dont je vous serais reconnaissante. »

50Mais combien d’enfants que l’on confie à une institution ou un parent sans aller les voir, combien d’ascendants ou de collatéraux dont l’on n’a que faire ? Les sources de l’historien, en ce cas, sont muettes.

  • 70 Notice de Pierre Morel, DBMOF.
  • 71 V. Leroux-Hugon, op. cit., p. 177-182. Les effectifs féminins embauchés à La Pitié sont ces années (...)

51Il est malaisé de travailler sur la nuptialité des infirmières. Sans doute le glissement de la terminologie et le caractère uniquement féminin de la profession dès les premières années du xxe siècle nécessitent-ils l’exogamie, et des cas comme celui de cet infirmier de l’hospice d’Ivry, fils d’un infirmier et d’une infirmière de la maternité de Port-Royal, logés dans l’établissement, ne peuvent-ils être qu’exceptionnels70. Les registres d’inscription (c’est-à-dire d’embauche) du personnel de La Pitié révèlent la présence majoritaire de femmes mariées mais également, dès 1906 (c’est-à-dire avant même la laïcisation de cet établissement) à l’Hôtel-Dieu71. Les surveillantes de l’Assistance publique, en 1901 et 1902, ont pour la plupart convolé, à plus des trois quarts lorsqu’elles sont en fin de carrière (77,3 % en 1ère classe), mais moins des deux tiers lorsqu’elles débutent dans ce grade (64,1 % en 5e classe). Quant aux veuves, alors que le recrutement ne se fait pas au-delà de 30 ans, il y en a une (sur soixante) en 1901, aucune en 1909, mais environ 5 % en 1905 et en 1911 (soit dix-huit cette année). Or, elles ne sont pas nombreuses non plus (jamais plus de 5 % entre 1906 et 1914) parmi les femmes de l’Hôtel-Dieu. Et la proportion de veuves parmi les surveillantes est, au début du siècle, inférieure à 2 %.

52Sur les 547 femmes inscrites sur les registres de Broca dans l’entre-deux guerres, quatre sur dix (217) sont célibataires, et près d’une sur deux (263) est mariée, une sur dix (53) veuve, une sur quarante divorcée (9) ou séparée (5). Il y a d’ailleurs dans la situation familiale un lien avec l’emploi, explicite (c’est-à-dire qui se trouve généralement dans les lettres de demande d’embauche) au moins pour les femmes divorcées (recrutées surtout dans les années 1930), séparées, veuves, obligées de travailler pour vivre. Pour au moins 30 % des veuves, il s’agit de « veuves de guerre ayant un emploi réservé » ; celles-ci, embauchées surtout dans les années d’après-guerre – mais pas seulement –, font généralement une longue carrière, ne partant de l’hôpital que tard. En mention marginale des actes de naissance, la date du mariage de 124 d’entre elles. Elles se marient, la plus jeune à 16 ans, la plus âgée à 47, pour la plupart entre 22 et 30 ans. Beaucoup de célibataires à l’entrée à Broca, mais il ne s’agit là que d’un effet de l’âge. Si c’est le cas de 58 % des femmes embauchées à moins de 25 ans, ce ne l’est plus que de 32 % de leurs aînées. Dans l’entre-deux-guerres, la légende des femmes soignantes célibataires ne correspond à aucune réalité, alors qu’elles sont de plus en plus rares à n’être ni avoir été mariées. Il n’y a rien là de spécifiquement hospitalier.

  • 72 D. Gardey, op. cit., p. 72 et 258-260. Sur ce phénomène et l’impératif de son appréhension en rest (...)

53Le développement de l’emploi féminin dans le tertiaire se poursuit durant ces années, et ce sont les femmes mariées qui y contribuent en France tandis qu’en Angleterre, où « la barrière du mariage » est drastique, ce sont les jeunes filles qui tiennent ce rôle. La place des femmes mariées est également significative dans l’industrie, alors que dans les années vingt les effectifs industriels féminins stagnent. Ainsi, chez Renault, c’est un peu plus de la moitié des femmes qui y travaillent qui sont mariées72.

  • 73 Mais si l’on agrège les métiers de la police et de l’armée (à Paris, les pompiers sont des militai (...)

54Parmi les femmes embauchées à Broca, il y a dans l’entre-deux-guerres près d’une femme mariée sur deux. Nous connaissons la profession d’une centaine de leurs maris (102). Parmi eux, un seul commerçant, six travailleurs du bâtiment, un bourrelier et un mégissier (alors que les ateliers du cuir et du textile sont nombreux à proximité de Broca), et douze ouvriers d’autres secteurs, onze employés (sans plus de précision que l’usage de ce terme générique) dans diverses entreprises. Les deux tiers (69) exercent dans des services publics. Les travailleurs des transports, notamment ceux de la ville (11 employés de la STCRP) mais aussi des grandes compagnies ferroviaires (5 cheminots), en constituent le deuxième contingent, suivi par ceux des policiers (9), des militaires (4), des gardes républicains (2) et des pompiers (2)73. C’est pourtant l’Assistance publique qui est le principal employeur des époux, une trentaine (32) y exerçant, tous dans le personnel ouvrier ou, surtout, hospitalier. Mais nous ne sommes pas là dans des sociabilités de la qualification et, bien loin de la légende de l’infirmière convolant avec un médecin, nous pénétrons dans le domaine de l’absence de qualification. Sur les 32 épouses d’agents de l’AP, 27 sont filles de service, qui pour plus de la moitié (16) se sont mariées avec des garçons de service, comme d’ailleurs deux des cinq infirmières ; les trois autres infirmières ont épousé un chauffeur, un préposé, un surveillant. Parmi les autres maris d’ASH, les deux infirmiers, les trois ouvriers d’État, trois chauffeurs et trois préposés. Il conviendrait de faire ici la part de l’endogamie et celle du recrutement du conjoint, quel que soit son sexe. Les dossiers individuels témoignent des trois modalités : les deux hospitaliers qui s’épousent, l’hospitalier dont la femme est recrutée ou l’hospitalière dont le mari est embauché. Dans ce monde féminin, et de plus en plus féminin, l’endogamie est pour le moins malaisée, et l’est de plus en plus. Élément significatif au demeurant de l’ancrage dans le monde urbain d’un corporatisme d’autant plus difficile à construire que d’autres mondes sont connus. Signe également d’une fluidité au sein des milieux populaires. Facteur sans doute d’une émancipation féminine, puisque les époux semblent pour beaucoup choisis dans le monde ouvrier. Or, s’il est plus prestigieux d’être ouvrier qu’infirmière au tournant du siècle, la hausse du niveau de formation et de qualification des infirmières tout au long des cinq décennies qui suivent et le prestige croissant du monde de l’hôpital ont annihilé cette prééminence au début des années cinquante.

  • 74 Dont trois beaux-pères inconnus. Les effectifs sont devenus ténus et des conclusions ne peuvent êt (...)
  • 75 Encore pourrait-elle être, pour le moins, discutée, du beau-père sur les chantiers au gendre à l’u (...)

55Quel que soit le processus, le résultat est le même, et des femmes de milieux populaires, filles de paysans, surtout, ou d’ouvriers, épousent des petits fonctionnaires. La dynamique de mobilité sociale ascendante est indéniable, qui fait de l’hôpital, du moins pour les femmes, un lieu où l’on passe pour s’élever. Ce phénomène évoque ce que l’on sait, par ailleurs, sur les travailleurs des chemins de fer, et la question, plus large, est bien de ces niveaux relativement bas de qualification (mais nécessitant une assez bonne instruction générale préalable) dans un secteur des services en pleine extension, facteur semble-t-il de tels processus de mobilité sociale ascendante. La mise en perspective des professions des époux et de celles des pères des femmes de Broca est à cet égard significative. Ils ne sont ainsi que trente couples gendre/beau-père74 à avoir pu être reconstitués, mais tous signalent une indéniable progression de la situation qui, si ces effectifs n’étaient pas si indigents, serait éloquente. Sur les cinq maris ouvriers, trois sont gendres d’agriculteurs, un d’ouvrier du bâtiment ; la femme du cinquième est de père inconnu. Aucune régression, une seule stagnation75 et vingt-neuf progressions entre le père que l’on a et le mari que l’on choisit en un axe hiérarchisé père inconnu/agriculteur/ouvrier/employé ou boutiquier/ employé d’un service public. Il est possible d’en conclure à l’absence d’une viscosité hospitalière, et c’est bien un élément nouveau pour des populations en grande partie venues de la campagne où, depuis des générations, l’hérédité professionnelle était la règle.

56L’importance ces années-là du logement des femmes au sein même de l’hôpital ne laisse pas vraiment envisager l’éventualité du concubinage, pourtant courant en ce début de siècle à Paris dans les milieux populaires. En revanche, ce type d’habitat est sans doute un élément significatif de la construction d’un marché conjugal. Les enfants des agents logés s’amusent ensemble, grandissent ensemble. Voire convolent comme nous en informe cette nouvelle du Bulletin mensuel de la société amicale des surveillants et surveillantes de l’Assistance publique à Paris :

  • 76 Numéro spécial de juillet-août 1904.

« Le 30 juillet dernier a été célébré le mariage de Mlle Henriette Graby, fille de notre estimée vice-présidente, avec M. Dépommier, fils de notre collègue, Mme Dépommier, surveillante à Cochin. Avec nos meilleurs vœux pour les jeunes époux, nous adressons aux deux familles toutes nos félicitations.76 »

57Notre conception des mobilités sociales ascendantes mâtinée d’un certain déterminisme nous donne l’impression que les enfants de ces agents hospitaliers sont tirés d’affaire, ne connaîtront pas la misère de leurs parents à laquelle ont fini par échapper les travailleurs de l’hôpital. C’est faire peu de cas des tragédies de la vie, courantes. C’est la fille, à la retraite dans les années 1970, d’une soignante de l’hôpital Saint-Antoine, qui parle de sa mère, « une sainte », mariée à un ivrogne, morte à 40 ans après neuf grossesses, et dont cinq enfants ont survécu. Qui parle d’une trajectoire où elle a fini manutentionnaire après avoir été fille de salle (dans la restauration), bonne à tout faire, serveuse dans un café, ouvrière sans qualification :

« J’ai été sous la protection de l’Assistance à 13 ans, le grand Inspecteur il m’a dit, tu vas être à la campagne, tu vas garder les vaches. J’étais malheureuse, brutalisée, j’avais pas assez à manger. Mais je me disais que j’étais mieux qu’à traîner les rues. Notre père il était alcoolique, alors on était mieux à l’Assistance, même fille de ferme, surtout pour une fille, je vous en dis pas plus, vous avez compris. »

58Et puis, il y a ses regrets :

  • 77 F. Cribier, op. cit., p. 103. Le mot « cloche » signifie ici clocharde. Elle présente sa mère comm (...)

« J’ai jamais été tellement heureuse, j’ai toujours eu peur de devenir une cloche… J’aurais bien fait infirmière.77 »

  • 78 Il fut assimilé, sur proposition du directeur, à un congé allaitement et validé pour le calcul de (...)
  • 79 Lettres des 1/10/1928 et 26/1/1931.

59Seules, huit des seize femmes de Broca dont j’ai épluché les dossiers furent mères (ce qui ne signifie pas que les huit autres n’ont pas, comme le fit Irène, pris en charge l’éducation d’enfants qui n’étaient pas les leurs). Cinq n’ont qu’un seul enfant. Cela ne semble pas (sauf en termes d’arrêts maladie avant l’accouchement) affecter l’activité de ces femmes, à l’exception de Marguerite qui prend plusieurs mois de congé allaitement et de Nicole, dont l’enfant n’accepte pas d’être nourri par une autre personne et qui doit solliciter en 1935 un congé sans solde78 ; neuf ans plus tard, lorsque vient au monde le petit dernier, elle prend dix-huit mois de congé allaitement. Et c’est pourtant à sa progéniture que Nicole doit sa carrière hospitalière : embauchée à titre temporaire en 1927, elle parvient l’année suivante à conserver un poste en faisant appel à La Pitié du directeur (« Oh ! Monsieur le Directeur ! Que vais-je devenir avec mon enfant ? Sans travail en plein hiver […] Je ne suis qu’une pauvre malheureuse ») et est titularisée trois ans plus tard après une intervention du ministre de la Santé publique79.

  • 80 A. Leblanc, op. cit., p. 122-128, C. Omnès, op. cit., p. 339 et D. Gardey, op. cit., p. 264-266.

60En multipliant les sources, il est possible d’en savoir plus sur la descendance des travailleuses de Broca, ou plutôt, pour la plupart d’entre elles, sur l’absence de descendance. Sur 547 femmes embauchées à Broca entre les deux guerres, 314, près de trois sur cinq, n’ont pas d’enfant, ce qui signifie que 234 sont mères, dont 54 ont deux enfants et 15 plus encore. Et comme il s’agit de la situation à l’embauche, beaucoup termineront avec une descendance bien plus fournie (jusqu’à quatre enfants) ; dans l’entre-deux-guerres, la femme n’a pas à choisir entre être mère et travailler à l’hôpital. L’âge à la primogéniture de 147 d’entre elles a pu être calculé. L’âge moyen au premier enfant est de 22 ans, les trois quarts étant mères entre 19 et 24 ans (seules 13 ont un enfant avant l’âge de 19 ans, mais 7 leur premier après 29 ans). Les sources ne permettent cependant pas de retracer précisément leur destin maternel, aussi le malthusianisme pressenti restera à l’état de très forte hypothèse. Néanmoins, quelques éléments sont perceptibles. D’abord, la situation matrimoniale pour le moins incertaine de nombre de ces mères, célibataires pour un cinquième d’entre elles. Comme les divorcées et les séparées, les mères célibataires sont pour beaucoup (deux sur cinq) parisiennes, alors que plus de la moitié sont d’origine urbaine, signe encore de l’aubaine que représente pour ces femmes un emploi à l’hôpital. Parmi les ouvrières parisiennes, 40 % n’ont pas eu d’enfant (elles furent près d’une sur deux dans ce cas pour la génération née en 1911) : « Ce chiffre à peine croyable en dit long sur la somme de frustrations et de misères sexuelles et affectives que ces femmes ont dû supporter. » C’est le cas, chez Renault, des trois quarts des employées et « il serait possible de parler d’incompatibilité entre la condition d’employée de bureau et celle de mère d’un jeune enfant », ce qui, somme toute, relativise la portée des politiques familialistes des entreprises80. Par un nombre d’enfants bien restreint, les infirmières parisiennes semblent, en ce point, bien proches des ouvrières et des employées parisiennes de l’entre-deux-guerres.

  • 81 V. Leroux-Hugon, op. cit., p. 182.
  • 82 Bulletin mensuel de la Société amicale des surveillants et surveillantes de l’Assistance publique (...)
  • 83 Ainsi, à Broca, nous connaissons les maris d’une fille d’infirmier et de deux sœurs filles d’une i (...)

61Y aurait-il des dynasties de travailleurs de l’Assistance publique ? Il est bien sûr possible de trouver quelques exemples, comme celui de cette sous-surveillante dont le père et le grand-père paternel, la mère et la grand-mère maternelle ont fait carrière dans les hôpitaux parisiens81, de lire dans une revue professionnelle un « petit conte vécu » qui relate la conversation entre deux surveillants dont les fils rejoignent l’administration (« Alors, Jean, ton fils aussi vient de prendre du service à l’A.P. ?82 »). Mais nous savons à quel point la légende d’une hérédité professionnelle peut ne pas correspondre à la réalité, notamment pour ces emplois où l’on recrute dans le monde rural et où la carrière se fait par des formations associées à un travail assidu. Par excellence lieux de passage d’une mobilité sociale ascendante, ils se prêtent mal à héberger plusieurs générations successives et les quelques cas qui se veulent emblématiques ne prouvent rien. Peu d’hérédité professionnelle donc chez ces hommes et ces femmes dont nous connaissons les parents, voire les enfants ou les conjoints de leurs enfants : il ne semble pas que l’hôpital soit, du moins dans la première moitié du xxe siècle, un lieu où l’on s’ancre83.

  • 84 V. Leroux-Hugon, op. cit., p. 76.
  • 85 Dossier 495/270/1562, Archives du Komintern, Moscou.
  • 86 J.-L. Robert, Ouvriers et mouvement ouvrier parisiens pendant la Grande Guerre et l’immédiat après (...)

62Dès qu’elle n’appartient pas à une congrégation, la soignante a un sexe, et ne peut en faire qu’un usage débridé. « Pour soigner les malades, il n’y a dans les hôpitaux que des putes et des religieuses », explique en 1890 un député de droite84. La question est plus aiguë encore au début du xxe siècle, lorsque les sœurs ont presque disparu. Il se révèle malaisé pour l’historien, comme pour la plupart des chercheurs en sciences sociales, de travailler sur les pratiques sexuelles. Tout au plus peut-on s’intéresser aux discours tenus à leur propos. Hors des comportements matrimoniaux, il est presque impossible de connaître les fréquentations amoureuses de ces travailleurs et travailleuses. Il faut des pratiques inquisitrices comme celles de la commission des cadres du Parti communiste pour apprendre que l’amie du syndicaliste Corentin Celton, préposé à Saint-Antoine, était en 1934 infirmière à l’Assistance publique et qu’ils habitaient à moins de cinq cents mètres l’un de l’autre85. Il est également très difficile pour l’historien de saisir les sociabilités mettant en jeu la sexualité. Pratiques privées, elles lui échappent le plus communément, et sans doute les traces qu’elles laissent dans les archives sont souvent secondaires à des conflits d’un autre ordre. Ainsi, il faut que la réunion du 30 septembre 1916 du Syndicat des personnels non gradés des hôpitaux (« un syndicat très féminisé déjà puisque les femmes y sont présentes 500 sur 600 participants »86) soit amenée à traiter de l’accusation de détournement des fonds de la caisse syndicale (pour payer son loyer et ses maîtresses) portée contre le secrétaire, qui sera exclu, pour que d’autres usages soient évoqués, que des arguments différents soient avancés. Madame Sassiou, qui deviendra trésorière du syndicat, s’indigne :

« Si vous ne nous aviez pas malmenées quand nous vous avons dénoncé la plupart des faits reprochés à [ce secrétaire indélicat], toutes ces choses ne seraient pas. Chaque fois que l’une de nous allait le trouver pour quelque chose, il lui proposait de coucher avec elle ! Les camarades Leroux et Lefort ont assez protesté qu’il ne fallait pas mêler les histoires de cotillons aux questions syndicales. »

63Lefort rétorque :

« On m’a accusé à cette tribune d’avoir dit que toutes les femmes étaient des garces. Ce n’est pas vrai. J’oppose le démenti le plus formel. J’ai simplement dit que celles qui [lui] ont accordé leur faveur […] sont celles qui l’ont bien voulu ! »

64Tous deux en viennent aux mains tandis que l’assemblée s’agite et qu’une femme est expulsée de la réunion pour avoir crié « Ce n’est pas du syndicalisme cela. »

65Quant à l’administration, elle évite d’intervenir dans la vie privée de ses agents, même lorsqu’elle en est priée. Ainsi, quand la Recette commerciale écrit à l’avenue Victoria à propos d’Irène pour obtenir « l’adresse actuelle de cette débitrice et le montant de ses appointements » ou quand l’ancien logeur de Lucie sollicite son employeur (« Ayant eu comme locataire Mlle […] infirmière à l’hôpital Broussais qui est partie en me devant une petite note […] et sans adresse »), la réponse est sans appel :

  • 87 Il était écrit dans le brouillon, puis biffé : « Vous indiquer, comme vous me le demandez, l’adres (...)

« L’Administration générale de l’Assistance publique à Paris ayant adopté comme règle absolue de ne pas s’immiscer dans les affaires privées de ses agents, j’ai le regret de vous informer que je ne puis intervenir, comme vous me le demandez, auprès de l’agent féminin qui fait l’objet de votre lettre.87 »

  • 88 C. Omnès, op. cit., p. 326.

66Les ouvrières parisiennes revendiquent une identité ouvrière, étayée quotidiennement par la parole, par les échanges autour de la vie privée. Un climat de fraternité, de camaraderie, loin d’être incompatible avec la mobilité, marque profondément et donne du bonheur dans cette vie si dure. Elles estiment trouver en cela une spécificité du lieu du travail ouvrier, que celles qui ont fait l’expérience du bureau y ont cherché en vain. Ces femmes, par l’usage du « nous », s’identifient comme ouvrières. Par la fierté d’être ouvrières, par l’amour même de l’ouvrage (« C’était pas de la couture, c’était de la poésie »), par cette dignité qui caractérise le monde ouvrier, elles appartiennent bien à la classe ouvrière. Les modes de vie, de consommation notamment, ce détachement à l’égard du confort, à l’égard de la propriété, renvoient à l’appartenance ouvrière. Parfois même, le refus de promotion, le refus de parvenir signent le désir de rester dans le monde des ouvriers, dans le monde du travail manuel88. Ou la crainte d’en sortir. Cette dimension de la vie des ouvrières parisiennes, essentielle, sans la nier a priori dans le cas des infirmières parisiennes, il n’est pas possible de l’affirmer pour l’époque que j’étudie. Les témoignages écrits et oraux recueillis par Catherine Omnès en constituent la principale source, qui lui ont permis de percevoir cette caractéristique. Là encore, je suis renvoyé aux limites de mes sources.

67Il y aurait une étude à faire des associations du personnel de l’Assistance publique, groupée autour d’une activité comme l’Harmonie hospitalière (médaille d’argent au concours 1905 de Franconville) ou la Lyre musicale hospitalière, autour d’un métier comme la Société amicale des gardiens d’amphithéâtres des hospices et hôpitaux de Paris, et bien sûr les organisations syndicales. Cette histoire de la sociabilité associative hospitalière passe par les fêtes, les banquets, les soirées, les bals parfois organisés par ces associations, tel ce « banquet familial », suivi d’un bal de nuit, donné le 16 décembre 1905 par la Société amicale des surveillants pour « les noces d’argent de la laïcisation » et présidé par Gustave Mesureur, accueilli à son arrivée au chant de La Marseillaise. La Société de retraite en organise également, et à ces banquets tous s’invitent mutuellement. Dans ces associations, il est des commissions dont la fonction est, précisément, de préparer cette fête annuelle. À travers les annonces publiées dans la presse, il ne semble pas qu’il y ait dans ces pratiques des spécificités hospitalières, ou qu’apparaisse la marque d’un milieu fortement féminin. Cela me paraît être là le comportement d’un groupe professionnel sûr de lui, fort inséré dans la société. Bien des traits de cette sociabilité se trouvent dans cette première moitié du siècle chez les postiers, les cheminots, les ouvriers du livre. L’hospitalier de ce début du xxe siècle n’est plus cette lie de la société encore dénoncée peu d’années auparavant. Le bal, le banquet, l’association corporative, signes et vecteurs de légitimité, d’honorabilité, ancrent ce groupe professionnel dans la société française de la Troisième République. Seules, peut-être, certaines modalités d’action peuvent-elles renvoyer à une spécificité professionnelle, lorsque la Société amicale des surveillants et surveillantes veut ouvrir une souscription pour les victimes de la crue de 1910 et qu’un de ses administrateurs estime que là n’est pas la bonne de démarche, que les fonds suffisent pour faire face à la misère :

  • 89 Bulletin mensuel de la Société amicale des surveillants et surveillantes de l’Assistance publique (...)

« Notre dévouement, une sorte d’obole tout aussi utile en ce moment, en faisant un plus grand effort sur nous-même et en usant de tous les moyens dont nous disposons pour venir en aide aux nombreux sinistrés réfugiés dans nos hôpitaux, constituerait un apport à ce flot de bonté universelle envers les victimes de cette terrible catastrophe.89 »

68Femmes dans la ville plutôt que femmes dans la cité. Elles sont de la ville parce qu’elles y sont venues plus que parce qu’elles y sont nées. Parce qu’elles y habitent, même si longtemps elles habitent l’hôpital plus que la ville, mais lorsqu’au milieu du siècle elles logent dans l’établissement, c’est, là, politique patronale d’attachement du personnel ou obligation d’assurer la continuité du service public plutôt que les derniers feux du Grand Renfermement.

  • 90 A. Prost, « Les ouvriers orléanais dans leurs quartiers », in M. Garden et Y. Lequin (dir.), Habit (...)

69Femmes dans la ville, femmes des milieux populaires. Filles de paysans, filles d’ouvriers. Plus sans doute que les arguties vaines du débat sur les qualités intrinsèques des infirmières, c’est le marché du travail qui détermine le vivier, lorsque la petite bourgeoisie française ne se résout pas encore, et ne se résoudra pas avant longtemps, à envoyer ses filles au travail, à tolérer que ses femmes travaillent, laissant ainsi le champ libre à des phénomènes de mobilité sociale ascendante qui passent par la population féminine. Femmes d’ouvriers, femmes d’employés, femmes aussi de travailleurs hospitaliers. Là où l’absence de mixité du corps empêche l’endogamie professionnelle, c’est dans les milieux populaires urbains qui sont les leurs qu’elles trouvent mari, et laissent la fable de l’infirmière qui épouse un médecin aux romans de gare ; encore ceux-ci se terminent-ils rarement, depuis qu’ils en traitent, par des épousailles. Remarquons cependant que les maris sont souvent qualifiés, ce qui ne correspond pas aux observations d’Antoine Prost à Orléans puis dans le XVIIIe arrondissement de Paris, confirmées par d’autres travaux, qui permettent d’établir une hiérarchie à partir du travail des épouses, lorsque celles-ci travaillent à l’extérieur surtout lorsqu’elles sont mariées à des manœuvres90. Femmes, épouses et mères, car le célibat est rarement leur lot, sauf lorsque le marché matrimonial est déséquilibré après la Grande Guerre. Quant aux enfants, là encore, le comportement démographique pour le moins malthusien des infirmières et des filles des services hospitaliers parisiens n’est pas différent de celui de leurs compagnes des usines et des bureaux. Filles de la campagne, elles sont bien femmes de la ville.

70Femmes dans la ville, mais pas vraiment femmes dans la cité et c’est pourquoi il est question d’hommes dès qu’il s’agit de l’engagement. Elles sont jusqu’aux conquêtes de la Résistance privées du droit de vote, mais elles ne participent pas non plus de manière très sensible au syndicalisme naissant dans ce secteur, où ce sont surtout des hommes qui s’illustrent. Il n’y a pas vraiment dans les hôpitaux, du moins jusqu’au milieu du siècle, de syndicalisme dont il est possible d’entrevoir une dimension féminine. S’il existe quelques associations corporatives, encore mal connues, il semble bien que leur statut matrimonial ait déterminé pour ces femmes une place très discrète dans la cité. Comme si, hors de l’hôpital, et parfois au sein même de l’hôpital, le foyer était leur horizon.

71Nul doute également que la sociabilité est fort différente, entre Odette et Émilie qui entrent à l’École des infirmières tout en étant fort actives dans la vie associative et civique, et qui présentent leur choix professionnel, leur « vocation », dans cette perspective, et des femmes, Lucie, voire Nicole, échouées un peu par hasard dans les hôpitaux et qui ne manifestent que peu d’intérêt pour une activité extérieure ou même pour la dimension humaine de leur métier.

Pansements à l‘École des infirmières en 1923.

Note

1 AAP-HP, 677 Foss 3, discours de remise des prix à l’école d’infirmières de Lariboisière, 1903, et CMA 1819, p. 12, cité par CMA 1902, p. 31-32.

2 A. Leblanc, op. cit., p. 99-110.

3 Deux d’entre elles auront un enfant qui ne sera pas reconnu par son père.

4 Ma recherche dans les registres d’état civil lyonnais de l’année de sa naissance s’est révélée infructueuse.

5 G. Duby (dir.), Histoire de la France rurale, t. 4 : La fin de la France paysanne, de 1914 à nos jours, Paris, Le Seuil, 1978, p. 197. Au demeurant, nous ne savons rien de la structure des exploitations dans lesquelles ont travaillé ces pères. Des monographies de communes rurales ayant envoyé leurs enfants à la ville permettraient seules d’appréhender les facteurs de ces migrations, tant est grande l’importance « d’une sociabilité centrée sur le groupe parental et un ensemble de cousinages, d’alliances et de coteries » (R. Hubscher, « L’identité de l’homme et de la terre », in Y. Lequin (dir.), Histoire des Français xixe-xxe siècles, t. 2 : La société, Paris, Armand Colin, 1983 p. 29).

6 C. Omnès, op. cit., p. 263 et 265.

7 F. Thébaud, Quand nos grands-mères donnaient la vie…, op. cit. La loi de 1909 qui interdit le licenciement de femmes en couche ne s’applique pas aux célibataires ; nombre de domestiques l’étaient.

8 À l’époque où la distinction infirmière/fille de salle n’est pas établie. Par ailleurs, il s’agit là des déclarations à l’officier d’état civil, et une fille de salle peut fort bien se dire (ou être dite) infirmière.

9 Discours de 1880, 1894 et 1898.

10 L’Infirmier, 29/1/1899. Le même article évoque les provinciaux s’embauchant à l’AP « pour aller ensuite […] aux chemins de fer » ; les nombreuses études sur le groupe social des cheminots contredisent cette affirmation.

11 Alors que la part des natifs de ces deux départements dans la population de la Seine oscille entre 36 % (en 1872) et 41,2 % (en 1906), G. Pourcher, Le peuplement de Paris. Origine régionale. Composition sociale. Attitudes et motivations, Paris, INED/PUF, 1964, p. 21.

12 Lors du recensement de 1891, les natifs des trois départements de Bretagne occidentale et d’Ille-et-Vilaine forment 2,3 % de la population de la Seine, ibid., p. 24, et Annuaire statistique de la France (66e volume, 1961, p. 17).

13 V. Leroux-Hugon, op. cit., p. 171-175.

14 Néanmoins, le fait que le personnel hospitalier féminin soit probablement, jusqu’au recensement de 1901, et peut-être même celui de 1906, agrégé aux domestiques constitue un artefact statistique qui amplifie cette similitude et doit inciter à une certaine prudence.

15 M. Bertogne, op. cit., p. 144.

16 A. Leblanc, op. cit., p. 64-98 ; voir également les cartes par département des communes de naissance (p. 192-197) et l’évolution année par année de ces recrutements (p. 180-191).

17 C. Omnès, op. cit., p. 335.

18 Mais cinq seulement sont nées dans le proche Ve arrondissement.

19 J. Delumeau (dir.), Histoire de la Bretagne, Toulouse, Privat, 1969, p. 470.

20 Si l’émigration des Savoyards est moins importante après la Grande Guerre, la mobilité de ces populations n’est pas uniforme, lorsque certaines montagnes, certaines vallées voient leur population augmenter tandis que d’autres et les grandes villes se développent. Une approche très fine, au niveau des vallées, voire des villages et des hameaux, permettrait d’en savoir plus. La connaissance de la population urbaine passera par l’étude des campagnes dont elles viennent.

21 F. Cribier, op. cit., p. 67 et 86.

22 Sur la dimension scolaire de ce phénomène d’acculturation structurante, J.-F. Chanet, L’École républicaine et les petites patries, Paris, Aubier, 1996.

23 Sur une autre population venue à Paris pour travailler à l’Assistance publique, à la fin du xxe siècle, voir N. Absalon, Le personnel hospitalier originaire des DOM à l’Assistance publique de Paris, 1961-1987, maîtrise d’histoire contemporaine, université Paris 1, 2001.

24 Presque 80 % de celles dont nous connaissons l’emploi antérieur.

25 Assistance publique de Paris, État général des propriétés, Paris, APP, 1934, sans pagination. Ce n’est que dans la seconde moitié du siècle, pour atténuer les inconvénients de l’externement, qu’une politique de logement du personnel dans ce parc sera véritablement mise en œuvre.

26 S’agit-il d’omissions ou bien ces femmes-là travaillaient-elles pour la première fois ? Les deux sans doute, mais ce contingent important (près de 30 % du total) rend moins pertinente toute analyse.

27 En l’absence de référence en note infrapaginale, les photographies citées sont celles des fonds des Archives de l’AP-HP.

28 PVCS, 27/4/1902.

29 RAC, circulaires des 15/6 et 1/4/1906.

30 Lettre du directeur de l’hospice des Enfants-Assistés, 3/9/1904, AAP-HP, 827 Foss.

31 Notices d’Émile Jonard et Georges Jourdan, ainsi que celles d’Auguste Labrousse et Antoine Lacroix, DBMOF.

32 Revue philanthropique, t. XIX, 1906, p. 388.

33 Nourriture (650 F), habillement (80 F), logement (240 F), chauffage, éclairage et blanchissage (30 F). Cette indemnité globale est distincte de l’indemnité spéciale d’externement qui est de 180 F, RAC, arrêté du 3/8/1903.

34 Réorganisation…, p. 81 et 100.

35 RAC, arrêté du 31/8/1903.

36 Bulletin mensuel de la Société amicale des surveillants et surveillantes de l’Assistance publique à Paris, 1904, n° 1.

37 RAC, arrêté du 27/7/1908.

38 C’est aussi ce que dit Lucie lorsqu’elle se met dans son intérieur, voir la lettre à sa mère à la fin du chapitre V.

39 Et non l’« internement intégral » comme indiqué dans le sommaire du règlement, RAC, arrêtés des 25/3 et 19/5/1910.

40 Gustave Mesureur distingue notamment ceux qui sont externés totalement (avec toutes les indemnités), un peu moins d’un tiers, et ceux qui ont un régime d’externement partiel (avec allocation de la seule indemnité de logement).

41 CMA 1910, p. 10-11.

42 CMA 1910, p. 20 et RAC, circulaires des 26/1, 26/3 et 1/6/1910.

43 Bulletin mensuel de la Société amicale des surveillants et surveillantes de l’Assistance publique à Paris, n° 68, avril 1912.

44 Citée par S. Samson, op. cit., p. 140 ; pour le logement des agents du nouveau Beaujon, voir également p. 69, 124 et 113.

45 Il s’agit d’Émilie.

46 Lettre de la direction générale de l’AP, 19/6/1939, et réponse du directeur de Bichat, 26/6/1939.

47 Cahier de revendications du syndicat CGTU, novembre 1929, AAP-HP, 618 Foss 141.

48 RAC, circulaire des 27/9/1940, 14/8/1941 et 26/2/1944.

49 Fédération des syndicats chrétiens des services hospitaliers, congrès de Paris, septembre 1945, Archives interfédérales CFDT

50 Rapport des Inspections générales des ministères de la Santé publique, de l’Intérieur et des Finances, 1949-1950, AAP-HP, Foss 745, p. 151-156.

51 Cet externement aurait été assorti d’une indemnité de logement annuelle de 180 francs, la même que celle qui est offerte aux infirmières brevetées qui ne sont pas logées, RAC, arrêté du 1/5/1903. Mais ce projet initial prévoyait un concours ouvert jusqu’à l’âge de 30 ans.

52 Circulaire Combes (28/12/1902), voir chapitre III.

53 RAC, circulaire du 3/12/1904.

54 RAC, circulaire du 10/8/1905.

55 Rapport des Inspections générales des ministères de la Santé publique, de l’Intérieur et des Finances, 1949-1950, AAP-HP, Foss 745, p. 157.

56 A. Nardin, « Nourrir et contrôler. Regards sur l’alimentation des personnels hospitaliers », L’appétit vient en mangeant ! Histoire de l’alimentation à l’hôpital xve-xxe siècles, Vélizy, Douin, 1997, p. 55-81. À propos de cette phrase de Mesureur, elle écrit : « Concluons prudemment que notre directeur était quelque peu utopiste… »

57 Supplément à mes Hôpitaux, cité par F. Salaün, op. cit., p. 158.

58 Voir le dossier « Histoires de pionnières », Travail, genre et société, n° 4, juin 2000. Le même phénomène a pu être observé, au début des années 1880, pour les institutrices.

59 A.-É. Hamilton, article de 1909 cité par V. Leroux-Hugon, op. cit., p. 126.

60 Bulletin mensuel de la Société amicale des surveillants et surveillantes de l’Assistance publique à Paris, juin 1905, n° 11.

61 Discours à l’école de Bicêtre, 1904-1905.

62 Le Progrès médical, 1922.

63 Op. cit., p. 43.

64 J. Gaillard, Paris, la ville (1852-1870), Paris, L’Harmattan, 1997, p. 235.

65 RAC, circulaires des 8/10/1907 et 3/12/1903.

66 Notamment le Bulletin mensuel de la Société amicale des surveillants et surveillantes de l’Assistance publique à Paris. Les adhérents de cette société sont pères et mères de famille, ou en âge de l’être, ce qui est l’une des raisons d’un discours plus porté à célébrer l’institution familiale que celui tenu dans la presse syndicale.

67 Lettre du chef du 2e bureau de l’Assistance publique de Paris, mars 1932.

68 Certificat de l’interne de l’Hôtel-Dieu, 4 octobre 1934.

69 D. Gardey, op. cit., p. 267.

70 Notice de Pierre Morel, DBMOF.

71 V. Leroux-Hugon, op. cit., p. 177-182. Les effectifs féminins embauchés à La Pitié sont ces années-là de 60 (1901), 90 (1905), 86 (1909) et 325 (1911) personnes.

72 D. Gardey, op. cit., p. 72 et 258-260. Sur ce phénomène et l’impératif de son appréhension en restituant aux femmes leur qualité d’« agents économiques », S. Zerner, Travail domestique et force de travail : ouvrières et employées entre la Première Guerre mondiale et la Grande Crise, thèse de doctorat, université Paris X, 1985, p. 2-22.

73 Mais si l’on agrège les métiers de la police et de l’armée (à Paris, les pompiers sont des militaires), ils constituent le contingent le plus important des époux, après ceux qui travaillent à l’Assistance publique.

74 Dont trois beaux-pères inconnus. Les effectifs sont devenus ténus et des conclusions ne peuvent être tirées qu’avec précaution.

75 Encore pourrait-elle être, pour le moins, discutée, du beau-père sur les chantiers au gendre à l’usine.

76 Numéro spécial de juillet-août 1904.

77 F. Cribier, op. cit., p. 103. Le mot « cloche » signifie ici clocharde. Elle présente sa mère comme « aide-soignante », qualification qui alors n’existait pas.

78 Il fut assimilé, sur proposition du directeur, à un congé allaitement et validé pour le calcul de ses droits à la retraite.

79 Lettres des 1/10/1928 et 26/1/1931.

80 A. Leblanc, op. cit., p. 122-128, C. Omnès, op. cit., p. 339 et D. Gardey, op. cit., p. 264-266.

81 V. Leroux-Hugon, op. cit., p. 182.

82 Bulletin mensuel de la Société amicale des surveillants et surveillantes de l’Assistance publique à Paris, n° 83, novembre 1913.

83 Ainsi, à Broca, nous connaissons les maris d’une fille d’infirmier et de deux sœurs filles d’une infirmière ; elles n’épousent pas de travailleur de l’hôpital.

84 V. Leroux-Hugon, op. cit., p. 76.

85 Dossier 495/270/1562, Archives du Komintern, Moscou.

86 J.-L. Robert, Ouvriers et mouvement ouvrier parisiens pendant la Grande Guerre et l’immédiat après-guerre – Histoire et anthropologie, thèse d’État d’histoire contemporaine, université Paris 1, 1989, p. 522 et 1052.

87 Il était écrit dans le brouillon, puis biffé : « Vous indiquer, comme vous me le demandez, l’adresse de l’établissement auquel est affecté ». Lettres de créanciers des 7/5/1936 et 5/6/1929 et réponse du chef du 2e bureau pour le sous-directeur de l’AP chargé du personnel, 6/6/1929.

88 C. Omnès, op. cit., p. 326.

89 Bulletin mensuel de la Société amicale des surveillants et surveillantes de l’Assistance publique à Paris, n° 50, janvier-février 1910.

90 A. Prost, « Les ouvriers orléanais dans leurs quartiers », in M. Garden et Y. Lequin (dir.), Habiter la ville, xve-xxe siècle, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1985, p. 203-222 et « La population du XVIIIe arrondissement en 1936 », loc. cit.

Indice delle illustrazioni

Legenda Pansements à l‘École des infirmières en 1923.
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