Chapitre I. Strategies du “faire-croire” dans l’espace public africain : “La colonisation du monde-vecu”
p. 137-172
Texte intégral
1La recherche des discours et pratiques de répression qui n'ont de cesse que d'étouffer l'éclosion du non-identique en Afrique exige une mise au point. Celle-ci devra montrer en quoi le registre politique concerne le sujet qui nous intéresse, à savoir l'exploration du concept de possibilité dans la Théorie Critique et l'ouverture de la modernité africaine face au possible. Ensuite, la mise au point devra faire voir l'importance épistémo-politique d'une pareille recherche. Enfin, il serait nécessaire, eu égard à la multiplicité des paramètres que peut engendrer tout discours sur le (ou la) politique, de situer le lieu à partir duquel évoluera notre interrogation de la réalité politique africaine. Qu'est-ce qui justifierait une analyse de la politique en Afrique au regard du concept de possibilité dans la Théorie Critique ? D'abord, la grande tâche de la Théorie Critique (contrairement à la Théorie traditionnelle) est de mettre en rapport la mission discriminante de la Raison vidée de son aspect formaliste/instrumental, et les contenus historiques des actions humaines. Le rattachement de la Raison à l'histoire exige une enquête sur les déformations de l'activité rationnelle sur la vie politique, et s'occuper de la Rationalité en politique suppose une mise en perspective des multiples rationalisations par lesquelles la répression trouve advenir et permanence. La Théorie Critique s'occupe de penser la domination en commençant par celle du concept, et dévoile, à travers l'immédiateté des rapports, les multiples médiations par lesquelles la loi trouve son élaboration, son inscription, sa souscription et sa proclamation. Elle (la Théorie Critique) veut déchirer la cohérence de surface afin qu'au creux des failles ainsi produites, il puisse germer un futur avec avenir et devenir. Mais alors, une analyse de la réalité politique africaine dans ce sens ne peut être que fort importante, dans la mesure où le brouillage des codes, la dépravation du langage et l'inflation des textes sont devenus en Afrique des pratiques normales dont le socle est, d'un côté, l'héritage du bureaucratisme occidental, et de l'autre, le vieil attachement aux pratiques dogmatiques. Penser le problème du possible et se poser la question de la relation des Sujets à la loi nous semble conforme à la ligne tracée par la Théorie Critique. Mais il faudrait lever un paradoxe qui risquerait de se glisser dans l'appréciation de l'éradication du possible dans la politique africaine. La recherche que nous entreprenons est orientée par une hypothèse de travail, à savoir établir comment le discours de l'identité s'investit dans la réalité politique africaine. Une question se poserait : comment la politique, art du possible par excellence, peut être en même temps discours de l'identité, comment résoudre ce paradoxe qu’un art du possible manque de possible ? Il existe un usage opportuniste du possible qui justifie le profitarisme et l'arrivisme de la onzième heure, et un usage dialectique qui en fait une catégorie heuristique dans la recherche du non-encore (élaboré ou pensé...). Une fois cette distinction soulevée, il nous est loisible de circonscrire le lieu de notre interrogation.
2L'imposition des textes autogénétiques et régulateurs, la bureaucratie et ses lieux (où tous les conscrits apprennent à se mentir à l'aise), le mythe de la rationalité et de l'a-sexualité des lois incitent aujourd'hui en Afrique à une analyse politique du point de vue des investissements. Cette analyse sera, pour être spécifique, une pathétique du politique examinant la majeure partie des "pathé" par lesquels le devenir-esclave s'effectue. Autrement dit, notre interrogation se place, non pas sur le plan de l'analyse des constitutions, mais sur celui qui lit les politiques africaines sous l'angle de l'imaginaire. Il s'agira de voir les rapports entre la politique et le problème du DESIR. Rapports à l’intérieur desquels on examinera la reproduction du pouvoir ; mais "comment le pouvoir pourrait-il se reproduire, si ce n'est sexuellement ? Où il y a reproduction, il y a sexe..."2 Il serait donc important d'inspecter les rapports qui peuvent subsister entre la sexualité et la politique en Afrique. L'importance de cette approche est qu'elle peut permettre de voir, au-delà des dénégations, les diverses sublimations et désublimations répressives qu'on retrouve au niveau négro-africain. Politique, sexualité et désir, l'axe de cette recherche touche au régime général de la croyance. Et quand nous parlons de croyance, nous n'entendons pas le sens étroit de croyance religieuse, mais l’investissement par lequel l'imaginaire s'accouple avec la loi. Interroger le noyau sexuel de l'ordre, c'est aussi lire les hiéroglyphes sociaux par lesquels les institutions politiques africaines (ou autres) utilisent et produisent : crédulité, homogénéité et stabilité. Les hiéroglyphes sociaux en question sont les "mythèmes" par lesquels le "faire-croire" prospère. Ce champ couvre-outre le problème du désir, de la loi, de la sexualité et du mythe-la problématique générale du langage. Pourquoi la problématique du langage ? Parce que, justement, l'enjeu est dans le "parler", on ne dialogue pas avec la Loi, on la fait parler à travers la classification, la glose, l'interdiction, la prescription, et la répétition. La Loi ainsi transcrite dans le vécu quotidien et inconscient des Sujets négro-africains, transforme ceux-ci en caisses de résonance. Que les Sujets soient le lieu sur lequel s'inscrit la Loi, ou tout simplement les résonateurs de la Loi, on ne peut, quand on veut étudier les niveaux, les franges, et les atouts des pouvoirs en Afrique, faire l'économie de la question du langage en général et du dire en particulier. D'où parle-t-on ? La question du lieu de la parole, lieu entendu ici comme "l'ensemble des déterminations qui fixent (les) limites... circonscrivent qui et de quoi il... est possible de parler"3. A qui parle-t-on ? Quelles médiations et représentations se profilent entre le lieu d'énonciation et le destinataire ? Quelle est la nature du lien qui unit et/ou sépare le Sujet négro-africain et la Loi comme proclamation (la fonction publicitaire de la loi), et comme Texte (expression d'un contexte opaque) ? Cette série de questions n'épuise certes pas le champ bigarré du politique en Afrique, mais sert de préalable à l'orientation de notre interrogation qui sera centrée sur deux axes.
3Le premier explorera les questions de méthode concernant les approches actuelles en matière de politique africaine. L'ouverture de l'espace public africain a eu de multiples approches, mais toutes (ou la plupart) se révèlent être des approches fonctionnalistes qui, bien loin d'explorer les liturgies étatiques sous l'angle de l’imaginaire, croient trouver dans la combinatoire fonctionnaliste des constitutions et des décrets le vrai concernant l'Etre de l'Etat, son paraître et sa permanence. Il s'agira donc d'évaluer, d’une part, en quoi l'enseignement et le langage du Droit apparaissent aujourd'hui en Afrique comme "positifs", et d'autre part, d'exposer comment les traités de science politique en Afrique ne parlent de la politique qu'en tant que combinatoire. Le deuxième axe concernera l'approche "pathétique" faisant appel à l'imaginaire. Cette partie s'intitulera : lieux et niveaux de l'imaginaire en politique : l'obturation des discours et pratiques indiquants et constituants. Il est question d'analyser la base libidinale de la "politique africaine" à travers laquelle se lit la potestas ligandi. La problématique du langage nous place dans l'aire de la distorsion de la communication dans l'espace public, problème fortement étudié par Habermas et par K.O Apel. Dans le cas africain qui nous occupera, il sera question :
Des problèmes de contrat de parole traitant des multiples stratégies d'occultation (séduction/persuasion) et des divers infléchissements et translations entre le faire-croire et le devoir-faire.
Des stratégies d'englobement qui font passer très rapidement le discours de la Loi en discours moral et inversement. Toute cette analyse aura un seul but, à savoir montrer comment le manque d'une théorie productrice et critique des représentations a fait place à des théories politiques comme représentations productrices de dépolitisation.
I.1. L'approche fonctionnaliste versus l'approche imaginaire : une critique épistémo-politique de la politique africaine
I.1.a. Saisies idéalistes du Droit et de la politique
4Comment saisit-on le Droit et la politique dans les traités et manuels de science politique et de Droit concernant l'Afrique ? De manière positive ! C'est bien celle-ci qui rive la recherche du politique et du Droit dans la saisie des simples Faits. On discute sur les formes de gouvernement, les constitutions, les rapports entre le Droit coutumier et le Droit moderne... Il manque dans ces saisies la dimension de "l'inconscient du politique", selon la belle formule de Pierre Kaufmann4. La dimension inconsciente est occultée au profit de la dénonciation des faits (multipartisme/monopartisme, intégrité/corruption, tradition/modernité, épargne/gaspillage, abondance/pauvreté, lenteurs administratives/efficacité). Le problème de tous ceux qui critiquent5 en politique africaine a été et reste une espèce de journalisme qui relate les faits du pouvoir, les stratégies des chefs africains et les foyers de résistance, etc... La recherche du rapport fondamental qui lie les Sujets (au niveau conscient et inconscient) à l'autorité reste inexplorée, tout se passe comme si la question de La Boétie sur la servitude volontaire ne se posait pas, à savoir comment la majorité des sujets arrivent à signer un pacte implicite au point d'aduler et d'aimer le pouvoir. Quel est le rapport de l'illusion politique et du désir en Afrique ? Quelles sont les modalités du déploiement de l'illusion juridique et du problème de la culpabilité ? Comment, et au nom de quoi, s'opèrent les divers déplacements de la culpabilité ? Autrement dit, comment l'Etat en Afrique et la société civile se passent-ils les rôles ? Tantôt l'un est bourreau, tantôt l'autre est victime et inversement ? Comment et pourquoi fabrique-t-on des "groupes sociaux sublimés"6 ? Au lieu de poser ces questions, répondre étant un autre problème, les politologues posent plutôt, comme ligne fondamentale de recherche, les faits, et eux seuls. Prenons quelques échantillons représentatifs.
5L'un des spécialistes de la politique et du Droit africains, P.F Gonidec, constitue pour nous une sorte "d'idéal-type", car les analyses et les enseignements méthodologiques de ce juriste ont longtemps influencé les chercheurs en politique et Droit africains francophones. Dans un ouvrage intitulé "Les systèmes politiques africains"7, Gonidec s'emploie à faire une sorte d'autopsie de la politique africaine. Dans cette entreprise, il est question de l'analyse des forces, du discours, des structures et de l'action politiques. S'agissant des forces politiques, l'auteur, selon le bon principe positiviste, s'arrête à l'établissement des typologies et des facteurs générateurs des forces politiques. Ce qui est occulté et/ou non examiné à ce niveau, c'est la prise en considération du contenu inconscient de ces forces politiques. Dans la section II du Chapitre II de la première partie, Gonidec, avec ingéniosité, analyse ce qu'il qualifie de forces politiques manifestes et de forces politiques latentes. En parlant de ces dernières, on se serait attendu à voir un exposé des diverses modalités structurant les relations inconscientes entre le désir, le discours, l'activité des citoyens et le "faire-croire". Ce qui nous est donné, c'est un exposé des rapports entre les dirigeants africains, la CIA et autres Services Spéciaux. Si on regarde la partie relative au discours politique, nous retrouvons de longs exposés sur le panafricanisme, le nationalisme, le non-alignement, l'africanitude, etc... Est soigneusement éludée, l'analyse des stratégies discursives d'hibernation par lesquelles la production, l'interprétation, et la diffusion du discours politique s'affinent. Il n’analyse pas ce qui se passe (peu importe le discours, que ce soit le panafricanisme, la négritude, le nationalisme, etc...) dans l'espace public africain, quand un Je et un Tu s'échangent des énoncés d'ordre politico-normatifs.
6En somme, l'analyse de Gonidec reste positiviste, car en dehors des combinaisons du discours institué (constitutions, idéologies de libération, codes juridiques, acteurs et groupes de pression), nous ne savons rien des pratiques et de toute la dynamique instituante (investissements/désinvestissements...). Les recherches ultérieures de Gonidec n'ont pas fait mieux, il en reste à l'analyse de la constitutionnalité8. Bien plus, comment s'articulent dans une même constellation historique les notions de force, de discours, de structure et d'action ? Quand ces notions s'appliquent aux formations historiques négro-africaines, quelle est leur valeur relativement à leur pertinence théorique/pratique ? La notion de force en politique africaine ouvre (et/ou couvre) sur un champ très fécond. Elle renvoie à des investissements qui peuvent indiquer comment, au sein de l'espace public négro-africain, se fait le jeu de transfert des charges et d'identifications. Quand une force politique se mobilise pour revendiquer et/ou conserver le pouvoir politique, comment s'organise son capital symbolique et affectif ? Comment se produisent les circulations énergétiques (fixations objectales, déplacement des charges, sublimations/désublimations des buts) ? S'agissant de l'action politique, comment la dialectique entre investissements conscients à une représentation et contre-investissements (passifs ou actifs) pourrait parfois “expliquer” pourquoi à tel moment l'action politique est accélérée, ou stoppée. Pourquoi tel groupe, pourtant non opprimé, passe à un certain moment à une action violente alors que le groupe opprimé fait l'inverse ? Quelles sont les modalités par lesquelles des groupes arrivent à une formation réactionnelle qui se traduit en Afrique par l'investissement d’un groupe à un objet autre que le pouvoir politique ? Quant aux discours politiques qui, en Afrique comme ailleurs, sont lourds d'implicites9, il est possible, pour mieux comprendre les modalités de l’action, de surprendre la gestation des discours à l’interstice de leur cotextualité et de leur contextualité. Et cette entreprise exige l’intégration dans l’analyse politique des mécanismes de défense comme la dénégation.
7Dans l'arène politique et dans toutes les chefferies administratives, les Sujets agissants n'osent affirmer une évidence, à savoir qu'ils veulent "jouir" du pouvoir. Les barguignages des nominations, les retournements d’alliance, les tentatives de renversement des pouvoirs ont pour vérité le "vouloir-jouir". Mais dans ces sphères, tous proclament leur oblativité. Le discours d'oblativité et du sacrifice nous introduit déjà dans un univers mystique.
8Du côté de ceux qui font de l'anthropologie juridique, rien n'a été fait pour intégrer la dimension de l'inconscient du politique dans l'analyse juridico-politique en Afrique. Un colloque tenu à l'université de Paris I10 prouve à quel point il y a une méprise de l'imaginaire instituant dans l'analyse du Droit. Dans une communication faite par le Président de la Cour Suprême du Sénégal, nous voyons "in actu" comment l'analyse africaine du Droit évite de poser le problème de l'imaginaire instituant, et surtout, comment, à travers le Droit, on mure l'essence du Nègre (si on peut parler d'essence concernant l'homme qui est liberté, projet et surgissement !) dans la mythologie de la sacralité. Le Président de la Cour Suprême pose comme postulat la religiosité consubstantielle du Nègre : "... Dans la tradition nègre africaine, essentiellement spiritualiste..."11 et, continue sans sourciller, en déclarant que "le Droit africain ne se présente pas comme un ensemble de règles autonomes par rapport aux moeurs, à la morale ou à la religion. Les règles religieuses ou métaphysiques et les règles juridiques se mêlent avec une prédominance très nette des principes normatifs auxquels se soumettent... tous les membres de la communauté et dont la conservation est confiée à la sagesse des anciens et des "personnages"12. Cette déclaration est un parfait exemple d’occultation idéologique. D'abord il y a une ferme volonté de ne pas laïciser l’exercice du Droit africain (le Droit européen dans ses tactiques, ses réflexes, sa nomenclature et sa méthodologie, s'est-il vraiment laïcisé ? Nous ne posons qu'une question, mais Pierre Legendre, lui, doute !). Deuxième masquage : ce Droit n'est pas associé à la production économique, il est une superstructure autonome, et finalement, aucune place n'est donnée à l'inconscient du juridique. Pourquoi y a-t-il lien, code, etc ?...Ces questions ne sont pas abordées, ce qui est présenté c'est bien la religiosité incurable du Droit nègre et les retombées de celui-ci sur les divers aspects de la jurisprudence.
9La dérive idéaliste du Droit et de la politique africains trouve son point culminant dans la publication de J.F Bayart sur L'Etat en Afrique, la politique du ventre13. Ce livre a un avantage, celui de prendre le problème politique par le bas : l'auteur laisse de côté les problèmes de constitutionnalité, pour déchiffrer, à grand renfort de références historiques, le statut actuel de l'Etat post-colonial en Afrique. S'y trouvent entremêlés un peu de Balandier (le versant anthropologique), un rien de Foucault (on ne cesse ces derniers temps chez les politologues africanistes et africains de parler de la "gouvernementalité" en Afrique !14) et un zeste de Gramsci (la notion d'hégémonie). Mais bien que la méthode de Bayart soit contestable comme le démontre Copans15, il a quand même le mérite de rompre avec le discours africaniste de la négritude et des grands discours sur la constitutionnalité. Reste qu'il est dans la même lancée que ceux qui, en Afrique, n'ont jamais voulu se pencher sur "l’inconscient du politique". Bayart aurait pu chercher avec son sous-titre "la politique du ventre", comment et surtout pourquoi, au niveau inconscient de l'imaginaire populaire camerounais, il y a eu association de la politique et du ventre. Dans l'économie symbolique du désir, que représente le ventre ? Un creux ? Un trop plein ? Et puisqu'en amont le ventre renvoie à un trou (l'oralité) et qu'en aval nous retrouvons un autre trou (banalité), pourquoi associe-t-on politique, analité et oralité à un certain moment de l'histoire ? L'analité et l'oralité étant des stades qui ont une signification particulière dans le développement d'un Sujet, pourquoi les associe-t-on à une société africaine qui prétend s'émanciper ? L’imaginaire populaire indiquerait-il par là les phénomènes de régression, de contre-investissements de la sphère politique au profit du sur-investissement de la sphère privée ? Pourquoi, si on veut vraiment faire la "politique par le bas", s'interdit-on de poser des questions qui sont relatives aux "arcana imperii" en interrogeant la constellation "libido imperandi"-"libido manducandi" à travers le désir ? Au lieu de ne rester qu'à la constatation paresseuse des faits du pouvoir, des "coups" de ceux qui "agissent par le bas", et des prétendues "indocilités", il faudrait peut-être interroger ce qu'il y a encore de plus bas -parce qu'étant le lieu de la liaison la plus profonde entre un Sujet et les registres de l'imaginaire et du symbolique- à savoir le désir. Le politique "par le bas" consisterait, nous semble-t-il, à examiner, non pas ce que "bricolent" les opprimés au niveau explicite/factuel, mais à scruter à travers les strates des pouvoirs le véritable bas-fond qui est cette région dangereuse et improbable de l'inconscient. Regarder ou "faire la politique par le bas" signifierait alors analyser non seulement des alliances entre les partis, les conférences nationales souveraines, les rapports Etat/société civile, mais aussi les multiples copulations entre les pouvoirs et le désir. En invoquant la "politique ventriloque", le problème doit se placer au niveau de cet englobant qui structure parfois l'agir social. Comment s'articulent dans l'espace politique africain les diverses modalités du désir que sont le "conatus" (désir productif des peuples africains de persévérer dans l'être-libre), la "cupiditas" (désir de happer tout sous son commandement) et la libido (désir de jouir de tout y compris du pouvoir) ? Le thème de "politique par le bas" qu'utilise le collectif dirigé par Bayart Le politique par le bas, (Paris, 1992), est un emprunt foucaldien (Cf. Histoire de la sexualité, vol. 1, Paris, 1976). En intégrant cette démarche foucaldienne, Bayart et son équipe ne répondent pas à deux questions. Comment insérer la théorie du pouvoir anonyme de Foucault dans une histoire africaine où le pouvoir étatique est massivement présent ? Comment récupérer l'analyse foucaldienne sans lever l'hypothèque de la fondation de sa théorie politique ? Toute volonté de savoir est une volonté de pouvoir, toute prétention à la vérité est une ruse du pouvoir d'après Foucault, or, sa théorie politique tend à surprendre généalogiquement les liens des micropouvoirs. Cette entreprise a la prétention de savoir la production du pouvoir et, comme toute volonté de savoir, elle se veut aussi un pouvoir. Comment utiliser Foucault et, si on évite la superficialité, sans lever cette hypothèque ? Résumons de manière détaillée la méprise des juristes et politologues qui s'occupent de l'Afrique.
10Les saisies politiques de la réalité africaine précitées souffrent de plusieurs insuffisances au double plan méthodologique et politique. Au niveau méthodologique, bien qu'il s'agisse des recherches sur l'histoire africaine, une méprise de l'histoire est évidente, dans la mesure où ces discours font le jeu de l'occultation de la fantasmatique du désir ; ce sont des discours dont la logicité et l'ordonnancement se hissent au niveau normatif mais qui, en fait, restent les chiffres visibles d'un discours auto-référentiel, auto-télique et par conséquent de légitimation. Les cantonnements dans les formes de constitution et les formes de gouvernement sont des abstractions qui ne descendent pas au plus profond des Sujets. Qu'il y ait socialisme africain ou non, qu'il se constitue un nouveau capitalisme dans la grande rapine des investissements économiques ou non, qu'on soit en multipartisme ou non, le problème du rapport du Sujet aux emblèmes de la loi et aux montages de ceux-ci demeure entier. Pour l'instant, ce qui reste, c'est la "damnatio memoriae". La première grande méprise concerne le problème de l'absence d'interrogation sexuelle de l'Etat. Tous les critiques sont muets sur la nature sexuelle de l'ordre. L'absence d’interrogation sexuelle de l'Etat en Afrique participe à une logique bien idéologique, il s’agit à travers l'esquive de cette question, de suggérer la neutralité de cette instance. Si l'Etat n'a ni sexe, ni tribu, ni nature (et encore moins de justification véritable), il faudrait donc conclure (au sens de cette suggestion de la neutralité) qu'il est au-dessus de tout soupçon de partialité. Pourquoi solliciter une interrogation sexuelle de l'ordre politique africain ? Tout simplement parce qu'au niveau des investissements, l'Etat est ce qui proclame l'amour pour ses Sujets, et aussi dans la mesure où ceux-ci ne crient, ne critiquent parfois que si cet amour arrive à manquer. Les Négro-Africains, dans leur critique de l'Etat, n'ont jamais préconisé la disparition pure et simple de celui-ci ; ce qu'ils critiquent c'est le mauvais fonctionnement de l'Etat, c'est le manque d'égards et d'amour pour eux. Leur critique (fort symptomatique) ressemble à bien des égards à la névrose d'abandon qu’éprouve l'enfant lorsqu'il se rend compte que l'attention est beaucoup trop portée sur le puîné. Il s'agit donc d'une affaire et d'une question d’amour et d'amour revendiqué, en un mot d'une affaire de "pathos". En matière d'amour, il est possible, et cela n'a pas été fait, d'entreprendre une interrogation sexuelle de la politique africaine. Nous ne nous proposons pas de savoir quel est le sexe des acteurs politiques, cela se laisse voir facilement, mais de poser la question de l'identité sexuelle des Etats africains. Les Etats africains sont-ils de sexe masculin ou féminin ? L'identité sexuelle ? La question serait banale si elle ne nous permettait pas de lire au-dessus, au-delà, et dans les plis (l'Etat s'articule aussi en plis) de l'Etat les diverses copulations de celui-ci avec les systèmes tribaux patriarcaux. Comment s’investit la croyance, dans les esprits des citoyens à travers le concept fort patriarcal (et par conséquent répressif !) mais naïvement prisé par les Droits constitutionnels africains, à savoir la Patrie ? Pourquoi ne dirait-on pas Matrie, pourquoi Pater et non Mater ? Quelle est la signification profonde de cette contradiction consistant à donner à la Patrie une connotation féminine : la mère patrie ? l'Etat serait-il androgyne ? S'il était androgyne, alors comment s'est effectué le passage entre cette bipolarité et son caractère massivement patriarcal ? Et s'il est féminin, quelles sont les médiations par lesquelles la perversion du féminin en masculin s'est opérée ? Au-delà de cette question de l'identité sexuelle se dégage un problème hautement politique, celui de la généalogie. Ce problème de la généalogie-pas celle étudiée par les ethnologues, historiens et autres sociographes-se précise par la question générale du lien. Comment se conçoit, se vit, et se fantasme la notion de lien dans l'imaginaire négro-africain ? Et comment cette notion de lien-à travers la généalogie tribale et les montages juridiques modernes-essaye-t-elle de trouver sa concrétisation, et qu'en est-il du Sujet (qui vit un double statut dans cette notion de lien, en même temps sujet du lien et "objet" à lier) ? Enfin, quelles sont les déterminations, ou plutôt les catégories qui structurent cette notion de lien ? Cette question fondamentale du lien (question aussi bien éthique que juridique), nullement abordée par les politologues africains et africanistes, peut aussi déboucher, au-delà des questions du Sujet et des catégories, sur une évaluation du problème du langage, car, après tout, le lien passe par les signes. Le lien à travers le langage suppose non seulement l'examen des textes (les juristes sont déjà très affairés pour commenter les canons de la loi qui est prescrite dans les coeurs et se présente comme texte), mais encore celui du réseau des contraintes qui structurent aussi bien la "scène énonciative" que le "rituel énonciatif". Autrement dit, les politologues africains et africanistes n'ont pas assez théorisé sur la façon dont, en politique africaine, se pose le problème de la communication sous l'angle de la deixis. Tout énoncé politique se réalise dans une situation que définissent les coordonnées spatio-temporelles. Le Sujet (l'élite africaine) réfère son énoncé, au moment de l'énonciation, aux participants à la communication (les autres citoyens) et au lieu où est produit l'énoncé. Mais alors, qu'est-ce qui se passe en politique africaine quand un "Je" s'adresse à un "Tu" dans un "ici" et dans un "maintenant", qu'est-ce qui est émis, transféré, occulté ou dévoilé, comment s'articule le "faire-croire" appelé à devenir un devoir-faire ? A partir de cette notion de deixis, il est possible de faire travailler le problème de reproduction de la scène énonciative en politique africaine. Autrement dit, comment, d'une part, un discours produit sa scène énonciative en captant et en réutilisant d'autres énoncés et, d'autre part, quelles sont les règles explicites et implicites qui structurent la dite reproduction ?
11Le troisième axe de recherche négligé par les recherches en politique africaine concerne une réflexion substantielle sur le problème de la représentation. Pourquoi choisissons-nous ce thème ? Parce qu'il fait office, comme en peinture, de "figure de bord", dans la mesure où il est situé à la frontière du champ juridico-politique, à la lisière de l'idéologie, et à l'intérieur de l'arène philosophique16. Nous laissons de côté l'acception très utilitariste pour penser la représentation non comme un lieutenant, mais comme un lieu à travers lequel le faire-croire trouve son effectuation. C'est la théorisation de cette notion fondamentale de représentation qui manque aux politologues et aux juristes privatistes et publicistes africains17.
12Tout en récusant l'usage utilitariste/instrumental de la notion de représentation dans l'analyse de la politique africaine, à cause de son caractère trop empirique, nous ne préconisons pas un concept de représentation qui ne soit qu'une forme vide, un pur "flatus vocis". Une telle conception se retrouve par exemple chez les analystes du langage. Pour ceux-ci, la formalisation est en effet une représentation, et la formalisation concerne le langage. Puisque la formalisation porte le plus souvent sur les relations sémantiques (désignation, signification, vérité, etc...) qui jouent un rôle essentiel dans le fonctionnement d’un langage. La grande question dans cette optique sera de savoir comment un système d'expression peut avoir valeur de signification, autrement dit, comment les relations sémantiques sont-elles possibles ? Une autre question apparaît : quels sont les critères du formel ? Le formel est de l'ordre de la représentation. Essayons de prendre un exemple. Chez Wittgenstein (dans le Tractatus et même dans les Investigations philosophiques), il est question de la possibilité du langage. Dans le Tractatus, le problème de la forme occupe une place fondamentale, puisqu'il est au coeur même de sa "théorie de l'image" (picture theory) qui constitue la théorie de la signification propre au Tractatus. Les Investigations philosophiques font intervenir la notion de "jeu de langage” et, relativement, celle de "règle constitutive". Mais ici, la question de la forme réapparaît, puisqu’un "jeu de langage" est comme une "forme de représentation"18. Cette conception épistémologique de la représentation n'est pas celle dont l'absence est visible chez les politologues africains, ce qui leur est reproché c'est le manque d'une réflexion théorique/pratique adéquate sur ce qui motive fondamentalement tous les micro-consensus par lesquels les marchands d'histoires piquantes sur l'Afrique conservent leur clientèle. Et, comme le souligne très justement Umberto Eco, "le pouvoir vit grâce à mille formes de consensus minuscules ou moléculaires"19 ; ainsi, s'il arrive qu'on détruise la base des micro-consensus, l'idéologie sur laquelle se fonde le système d'imposition ne tarde pas à entrer en crise. Or, ce qui est à la base de la méconnaissance du système d'imposition, c'est bien l'ignorance des rapports avec la production de l'extériorité et la production de soi. La représentation semble être l'une des matrices par lesquelles le devenir-esclave se propage et s'autogénère.
13L'absence d'une réflexion profonde sur la représentation conduit-chez les critiques du pouvoir en Afrique-à une erreur de perspective et d'évaluation. Tous ceux qui critiquent le pouvoir en Afrique supposent deux choses. D'abord que le pouvoir a un cœur, un noyau qu'il suffirait de corrompre pour que les choses aillent mieux. C'est une conception organiciste du pouvoir qui pense que le pouvoir en Afrique est uniquement une affaire de gouvernement et qu'il faudrait juste changer ce cœur (le gouvernement, soit à travers un coup d'Etat, soit à travers des élections ou une autre modalité) pour qu'il y ait liberté dans l'espace public et, quand on critique l'Etat en Afrique, on s'en prend généralement au pouvoir étatique. Ce qui est occulté dans cette démarche, c'est une critique rigide de tous les micro-consensus par lesquels l'hétéronomie devient pérenne20. Mais, tout en critiquant cette théorie sous-jacente au traitement du politique en Afrique, nous devons tout de suite-afin de ne pas tomber dans la théorie du pouvoir sans visage qui existe chez Michel Foucault-postuler l'exigence du déplacement de la critique organiciste du "cœur de l'Etat" vers les pouvoirs périphériques. L'opérationnel serait une double stratégie articulant la critique de l'Etat et celle des micro-pouvoirs dont la scène énonciative et la pratique de reduplication du discours/pratique ne peuvent se séparer. Pourquoi avions-nous associé psychanalyse et politique ? Etait-ce céder à la mode et jouer les Nègres qui répètent le petit catéchisme hâtivement appris et mal maîtrisé dans les théories et méthodologies en vogue ? Comment parler du possible sur le plan politique en termes d'inconscient quand nous savons que d'un côté le discours politique s'articule de manière prédicative, et que de l’autre, l'inconscient est un fond antéprédicatif sur lequel l'excédent de l'expression se détache ? Si l'inconscient qui est la condition de tout discours est "non-discours", hétérogénéité absolue et l'irréprésentable qu'on ne peut que comprendre et non expliquer, dans quelle mesure l’utiliser dans l'analyse politique qui, elle, relève du domaine du discours ? Comment ouvrir le champ du politique en recourant à la psychanalyse freudienne quand celle-ci s'appuie sur un historicisme de type déterministe (le passé explique ce qui se déroule dans le présent) ? Pourquoi parler du possible en Afrique en invoquant une psychanalyse aussi déterministe ? Et, parler de l'inconscient peut devenir un moyen de l'immobiliser et de s'en rendre maître ! Pourquoi esquisser l'analyse du temporel (le politique) avec l'intemporel ou l'atemporel (l'inconscient) ?
14L'utilisation de la notion d'inconscient dans l'analyse politique a pour but de nous sortir de la tête les notions et la morale du pouvoir (ce qui n'est pas réalisable en une génération ni même en deux). Nous tendons vers une société où tout doit être contrôlé. En postulant (comme le firent en Occident W. Reich, Marcuse et P. Legendre) l'intrusion de l'analyse politique en Afrique du point de vue de l'inconscient, nous nous inscrivons en faux contre cet implicite qui hante aussi bien les tenants du pouvoir politique que leurs critiques en Afrique, à savoir que le pouvoir (lequel ?) est le Bien/Mal suprême. Le pouvoir politique veut contrôler la société civile, et celle-ci veut contrôler le pouvoir politique (vive l'éthique du contrôle !). Le domaine de l'inconscient dont Freud postulait l'existence remet donc en question les notions occidentales de contrôle, puisque l'inconscient-malgré une certaine psychanalyse-ne saurait être contrôlé. On peut apprendre à l'écouter, à le percevoir, à en devenir conscient, mais celui-ci demeure, de par sa nature même, incontrôlable. L'inconscient se définit par l'absence de principe d’identité. Dans l'inconscient, un désir peut transférer sur un autre une partie de son énergie. Il s'opère alors un jeu qui défie toute logique identitaire. La psychanalyse est prise ici comme une hypothèse et sert moins à donner une explication générale du social qu'à éclairer (où à obscurcir !) le champ du politique en se basant sur ce qui se passe de contrôle.
I.1.b. L'enseignement
15Il est aussi fort significatif de voir comment s'opère une hypostase du Droit. Mais le Droit positif dans ce continent (surtout en Afrique Noire francophone) se réduit au replâtrage idéologique du Droit bourgeois occidental21. Pour mieux soulever cet aspect conservateur de la considération du Droit en Afrique, il faut d'abord prendre une précaution en précisant que le Droit des pays africains francophones n'est que l'appendice du Droit français, ainsi tout le conservatisme du Droit français se retrouve-t-il dans ce Droit dit africain (qui demande à être remodifié). Le conservatisme se retrouve à plusieurs niveaux. D'abord sur le plan de la nomenclature22, avec un langage surcodé, il peut entreprendre moult omissions volontaires sur les rapports des Sujets à la référence au nom de laquelle se dit et se promulgue la loi. Bien plus, le Droit en Afrique maintient la structure sociale pyramidale de par l'enseignement23. "Les... facultés de droit sont conçues pour célébrer le culte du droit grâce auquel la société pourra fonctionner. Le culte est organisé sur la base d'une cellule hiérarchique d'initiation..."24 Il n'existe pas, le plus souvent, une autonomie ou mieux une initiative de la part des enseignants qui ne sont pas de rang magistral. Ceux-là sont confinés à la répétition presque servile (servile, parce que, compte tenu de la cooptation instituée en vue de l'agrégation des facultés de Droit, les assistants, futurs assistés au concours, devraient bien plaire et se faire dociles) du cours magistral mué en référent immuable. Comme le remarque très justement le collectif Pour une critique du droit : "les programmes des études de droit sont immuables malgré une certaine autonomie des universités dans ce domaine. Les méthodes d'enseignement n'ont guère varié depuis le XIXe siècle. Le cours magistral reste l'institution pédagogique centrale des ex-facultés de droit"25.
16Souvent la conception de la loi y est très idéaliste. Cette conception est aussi celle qu'adopte l'Etat en Afrique et parfois en France. Dans cette optique, le Droit est parfois assimilé à la loi et celle-ci est le résultat de la volonté générale qui est l'expression même de la Raison. Droit, loi, volonté générale, Raison, ces quatre pôles définissent l’énonciation idéaliste du Droit bourgeois et son excroissance tropicale. Cette trajectoire est répressive dans la mesure où elle suggère que le Droit est l'expression même du langage universel d'une Raison (ajoutons atemporelle et désincarnée !) qui ne souffre pas de partialité. Au-delà de la forme pédagogique, plusieurs problèmes de fond se posent, comme celui de l'autonomisation ou plutôt l'atomisation du Droit.
17Dans leurs cours, le plus souvent les juristes français et africains présentent l'Etat comme une "personne morale" dotée de souveraineté. Du coup -en présentant cet enseignement aux étudiants- ils évacuent toute l'épaisseur des conflits et des relations sociales qui sous-tendent l'Etat. Celui-ci devient aux yeux des étudiants une unité abstraite/formelle qui occulte la dimension réelle de tout Etat, à savoir : une unité de la diversité. L'Etat comme "personne morale"-outre l'unité abstraite que cette notion postule-, peut dans une certaine mesure légitimer les régimes autoritaires, car au-delà de l'universalité/unité abstraite, se trament des jeux obscurs sur le plan du pouvoir.
18L'enseignement idéologique est fort bien complété par la fabrication de la caste d'une élite néo-coloniale jouant un rôle de régulateur de la reproduction du "stare decisis" ! Le culte du Droit est organisé comme une secte initiatique (l'idéologie une fois schématisée n'est-elle pas une secte qui coupe (secare) les individus de la base sociale de leurs représentations, et qui découpe (atomise) le réel pour mieux le contrôler ?), dans laquelle les rapports de pouvoir symbolique existent et perdurent. En Afrique francophone, une fois de plus, les facultés de Droit fonctionnent sous un mode patriarcal : "Au sommet, le père-Colonel-doyen. A la base, le fils-deuxième classe-étudiant. Entre les deux, une hiérarchie complexe. Au total, les catégories suivantes : l'étudiant de premier cycle, l'étudiant de deuxième cycle, l'étudiant de doctorat, l'assistant, le chargé de cours... le maître de conférences, le professeur, le doyen. Reste l'étudiant de capacité, mais il ne fait pas véritablement parti de la famille-régiment. En quelque sorte lumpen-étudiant, il n'a droit qu'aux miettes de l'enseignement juridique... Les rapports pédagogiques sont marqués par cette hiérarchie..."26. Une chose est à signaler -puisque nous traitons des rapports hiérarchiques et de violence symbolique- c'est que, à un niveau moins élevé, le fonctionnement d'une faculté de Droit mime souvent la forme de l'Etat autoritaire à cause de la violence symbolique27.
19De par son vocabulaire, de par sa forme d'enseignement, le Droit, qui n'est plus en Afrique "jus", mais revêt plutôt le sens de "lex", se constitue comme un facteur de stabilisation et de momification de l'imaginaire. A quoi reconnaît-on une présentation idéaliste d'une réalité ? L'approche idéaliste d'une institution sociale coupe celle-ci de sa base matérielle. Cette approche isole et ne saisit pas la réalité comme un noeud de déterminations contradictoires entre lesquelles s'insèrent plusieurs médiations. Cette approche ignore le point de vue de la Totalité (Lukács) et manifeste une véritable indifférence vis-à-vis de tout ce qui concerne les liaisons entre l’institution donnée et la production/reproduction de la vie matérielle. Comment se présente dès lors l'enseignement ou plutôt l’exposition du Droit ? Relie-t-elle celui-ci en tant qu'institution aux procès de production matérielle en Afrique ?
20D'abord, la présentation du Droit en Afrique francophone ne fait pas cas de la production/reproduction matérielle ; bien sûr, le code civil traite de la production/reproduction de la vie, mais tout cela est surtout hypostasié et subsumé sous le concept de contrat. Dans cette notion, nous voyons de manière inversée le problème de la détermination. Par cette présentation, le Droit prime et fonde les rapports matériels et non l'inverse, autrement dit, le Droit et ses canons sont des normes autonomes qui légifèrent, ordonnent, classent et informent la Totalité sociale. Ce qui est occulté à travers la primauté du Droit, c'est la transformation du rapport économique en rapport juridique, donc le camouflage du premier par le second. La dite mystification se veut, sans le dire, permission et condition du développement des rapports marchands (et de pouvoir) dans la logique du Capital. Contrairement à ce que le Code civil préconise, "ce ne sont pas les individus qui s'affirment librement, dans la libre concurrence, c'est le capital qui est mis en liberté..."28.
21Ensuite, non seulement la notion de contrat cache un relent d'idéalisme, mais aussi la notion d'humanisme qu'aime à exalter le Droit civil napoléonien (qui est ressassé sous les tropiques) se révèle être un avatar de cette conception répressive du Droit. Historiquement, dans la genèse du Code civil, le Droit a été présenté comme ce qui exprime la nature raisonnable de l'homme. Mais cette présentation du Droit qui paraît exalter la liberté et la volonté humaines, cache une conception du Droit comme système autonome, "moteur actif", et création volontaire de l'homme. La conception du Droit comme système autonome occulte que "le Code civil est un système de contraintes qui renvoie à un contexte socio-économique très précis et à une prise de position politique (ou plutôt anti-politique) philosophiquement fondamentale"29. Historiquement, c’est avec la codification du Droit que celui-ci semble avoir pris une certaine autonomie vis-à-vis de ses fondements économiques. Tout se passe aujourd'hui comme si c'était le Droit qui fondait les rapports et circuits économiques unilatéralement30. Les Droits africains francophones se présentent alors comme une sophistication d'un langage épuré et idéalisé qui, bien que traitant des problèmes empiriques, occulte l'existence d'intérêts réels, de tensions entre les individus, respectivement aux intérêts de classe. Il devient donc tout à fait normal que la formulation de la Loi qui en découle soit de nature idéaliste.
22Il faut bien préciser qu’à ce niveau, notre critique ne porte plus seulement sur la Loi telle qu'elle est énoncée en Afrique noire francophone, mais aussi sur la Loi en tant que genre discursif qui détermine, par la production d'un contrat de parole (entre les énonciateurs et les destinataires), les réalisations discursives particulières au sein de l'espace public. "Le discours de la loi est le fait d’une instance communicante... qui a pouvoir de légiférer ou... qui est investie de ce pouvoir... Ce sujet communicant n'est en fait qu’une entité abstraite qui englobe tous les partenaires liés par la loi... Ainsi, l'instance communicante n'est pas représentée par un sujet particulier... mais par un sujet collectif dont la figure peut être, selon les cas, la société (à travers ses codes civil et pénal), l'institution (qui se définit par telle ou telle reglémentation juridique ou administrative), etc..."31. Il devient fort visible que le genre discursif de la Loi opère à ce premier niveau une hypostase, dans la mesure où l'instance communicante est souvent une sorte de "on" inclusif et légiférant, englobant les divers protagonistes (le je, le tu et le il de l’acte du langage) dans une symbiose douteuse qui ne se préoccupe pas des niveaux de langage. Tout est compris dans la Loi et "ça" concerne tout le monde. Peut être faudrait-il revenir sur le sens de légiférer pour mieux comprendre cette structure hypostasiante de la Loi. Légiférer c'est dire, dire la Loi. Ce qui suppose l'institution d'une scène narrative sur laquelle le rôle des acteurs est réglé de façon contraignante, car ils sont justifiés dans et par la loi et sont sanctionnés s’ils se trouvent hors-la-loi. Dans ce "dire-la-loi", l'énonciateur se trouve quasi effacé, car l’instance productrice de ce discours se trouve être un sujet collectif. Le destinataire de ce dire n’est pas impliqué dans une marque quelconque (la Loi paraît le plus souvent être édictée pour tous et l’énonciateur de cette Loi fait croire qu'il en est aussi destinataire, car s'il lui arrive d'aller hors-la-loi, il peut subir des sanctions, du moins, le fait-il croire !), tout le monde paraît être destinataire.
23De cet agencement discursif, nous pouvons extraire une attitude idéologique consistant à inscrire l'énonciateur et le destinataire dans une énonciation délocutive dont nous savons qu'elle opère comme si le texte parlait de lui-même, hors de tout assujettissement à un énonciateur particulier. Dans ce discours de la Loi, au-delà des franges des toges et des bonnets des juristes, c'est la Loi qui parle, et elle sans plus, suggérant ainsi à tous ceux qui sont liés au contrat de parole dans l'espace public africain son caractère neutre et asexué. Ce comportement délocutif fait usage de plusieurs modalités assertives (autorisation, interdiction, obligation, possibilité, appréciation, déclaration) dont la particularité est qu'elles appartiennent à d'autres comportements (allocutif, pour l'autorisation et l'interdiction, élocutif pour les autres). Mais en même temps certaines injonctions sont utilisées sous un paraître délocutif, c'est-à-dire sous forme impersonnelle qui cache les intérêts subjectivistes (il est interdit de... il est possible que... il est décidé que...).
24Le discours du code civil en Afrique noire francophone pourrait donc devenir l'une des multiples modalités par lesquelles les pratiques instituantes sont étouffées avant leur naissance. Les possibles en gestation y sont reglémentés et encadrés avant même leur effectuation. Les bavardages savants sur la démocratisation des sociétés africaines, le vernis révolutionnaire des intellocrates africains, les agencements théoriques sur les causes et les mécanismes de régulation des Etats africains occultent une réalité, à savoir que le discours de la Loi juridique en Afrique est, d'abord et avant tout, un système de communication des intérêts. Le code civil en Afrique (et ses dérivés, le code pénal, le code de commerce, etc...), dans son interprétation/application, serait l'exemple-type de la pensée identifiante. Le code civil identifie les Etres au sein de l'espace public, les classe, les marque et les démarque. C'est une fermeture du possible dans une catégorisation d'autant plus répressive en Afrique qu'elle n’est pas vécue comme emprisonnement dans la définition.
25L'approche identifiante occulte donc tout ce qui est du côté de l'imaginaire, des investissements, des transferts, et enfin des dénégations. Sur le plan de la méthode, la science politique et le Droit en Afrique s'occupent uniquement du fonctionnement factuel en négligeant l'art, la sexualité, bref l’imaginaire. C'est ce qui se vérifie dans la manipulation/pétrification des pratiques constituantes.
1.2. Lieux de l'imaginaire : l'obturation des pratiques indiquantes et constituantes
26Il nous est loisible de conclure partiellement que les discours soi-disant critiques du statu-quo en Afrique sont en fait l'une des multiples modalités de la pensée identifiante, classificatoire, en un mot de la "pensée affirmative" (au sens marcusien). Parce qu'on ne peut faire une critique du politique en occultant tout ce qui relève du pathos, celui-ci indiquant que c'est aussi du côté profond de l'imaginaire qu'il faut peut-être chercher une grille de clarification partielle et provisoire des multiples stratégies de l'occultation du non-identique (au sens où l'entend Adorno) en Afrique. Ne s'en tenir qu'aux faits observables, réduire les représentations aux manifestations empiriques serait se méprendre en politique, car la dimension de la croyance est grande32. L'analyse de l'imaginaire en politique africaine aurait pu adopter le traitement de plusieurs registres. On aurait pu par exemple chercher sur le plan visuel et sur le plan iconographique, le statut des armoiries et des drapeaux qui pourraient statufier le Sujet afin d'élever la stature de l'Etat. La question aurait pu se formuler comme suit : quel est le statut des emblèmes dans les Républiques africaines, autrement dit, comment l'emblématique envahit, anime, et investit le champ de l'espace public négroafricain ? Comment dans l'in-signifiance première, l'emblème peut-il avoir une efficacité symbolique/réelle ? Et quelle est la fonction de l'emblème dans les ruses de l'Etat concernant le brouillage des codes dans les réseaux de communication ? Mais nous ne nous occuperons pas pour l'instant de l'aspect symbolico-politique de ces emblèmes, ce qui nous intéresse ici, c'est de voir comment, à partir de la base libidinale, s’opère l'éradication de la possibilité de penser une autre histoire.
I.2.a. La base libidinale
27Du corps. Comment mettre sous forme de discours le corps, si ce n'est en procédant à certaines métaphores : le corps comme lieu d'inscription de la loi, le corps comme texte à déchiffrer, le corps comme structure etc... ? Et quand on traite de la métaphore du corps, est-ce encore le corps ?
28Eparpillé dans le flux du temps et stabilisé dans l'espace, le corps est devenu aujourd'hui ce par quoi, ce avec quoi, et ce contre quoi la "colonisation du monde vécu" dont parle Habermas s'inscrit dans la temporalité. L'interrogation philosophique négro-africaine a largement oublié de traiter des rapports du corps au pouvoir dans ce continent. Il eût été intéressant de voir, dans une perspective moins anthropologique, l'auto-représentation du corps par des Sujets qui, par ailleurs, vivent sur le plan psychologique une scission entre les paradigmes du mode de production ancestral et les effets d'une modernité fort galopante. Comment, à l'intérieur d'un Sujet fantasmant, mais scié en deux, se présente et se représente le corps ? Les anthropologues se sont occupés de la dimension esthético-mystique33, mais cette perspective ne va pas au fond des liens qui unissent "hic et nunc" la corporéité, la temporalité, la praxis et les "arcana imperii". La démission des philosophes négro-africains concernant la réflexion sur le corps laisse la voie ouverte à des phénomènes "pathologiques" récupérés par une psychiatrie qui, parfois, sert de caution légitimante aux intérêts du Capital. La psychiatrie en Afrique adopte, toute honte bue, l'internement autoritaire des "fous" comme en Occident. Alors que dans les us et coutumes locaux, le "fou" reste auprès des siens. On ne lui impose pas la séparation/séquestration, ni un "statut de fou", il vit dans le monde "normal", à la limite, il "est normal" puisqu'il reste dans un monde sans séquestration. Actuellement, avec la crise économique en Afrique, prolifèrent les phénomènes de l'altération de l'image du corps et la dysmorphophobie. On y repère plusieurs délires (étrangeté : certains pensent que leur corps a été "volé" par quelqu'un d'autre, possession : d'autres croient en une influence à distance sur leur corps ; et dysmorphophobie : on se fait une fixation anxieuse sur un membre de son corps qu’on déteste...). Ces délires sont récupérés par des religions qui voient ainsi leur clientèle augmenter. Les philosophes africains auraient pu, à travers ces phénomènes, poser le problème du regard de soi et d'autrui au corps. S'il y a dysmorphophobie, c'est parce que je vois mon corps et que celui-ci est vu. Autrement dit, les philosophes africains n'ont pas exploré cette dimension du visible par rapport au corps dans leur culture : comment s'opèrent les "entrelacs", les "chiasmes" et en un mot la problématique de "l'implexe" telle que l'énonça M. Merleau Ponty ? Si "mon corps comme chose visible est contenu dans le grand spectacle", et si"... mon corps voyant sous-tend ce corps visible, et tous les visibles avec lui, il y a insertion réciproque et entrelacs de l'un dans l'autre..."34. Comment, dans la relation corps-visibilité, s'inscrivent les stratégies d'une obscure domination ? Du problème des "possessions et des rites", problème relevant de l'anthropologie et de la psychologie, nous passons à une formulation générale du problème du corps et de la vue, et du corps à autrui. Avant de procéder à une interrogation politique du corps en Afrique Noire, il est important de situer le lieu de notre questionnement et surtout la manière dont il se fera. Pour cela, nous emploierons une méthode séméiologique débouchant sur une évaluation politique. Nous partons d'un postulat fondamental, à savoir que le corps est malade et, en tant qu'institution malade, il faut apprendre à faire parler le corps ; cela revient à jeter un regard soigneux et attentif qui doit déterminer les symptômes et les signes, car le corps malade parle par des symptômes et signes qu'il faut détecter. Comment, à travers le corps, se conjuguent et se lisent la plupart des hiéroglyphes sociaux par lesquels le corps est soumis à la rationalité instrumentale et au principe de rendement ? Les corps s'inscrivent, se font marquer, et le premier niveau à travers lequel on étudiera en Afrique les rapports du corps au pouvoir concerne les marques35.
29La Loi, quand elle s'énonce, doit s'inscrire sur un espace et celui-ci devient un texte. La manière de s'inscrire peut signifier le marquage. Marquer un corps, c'est d'abord le constituer en texte en le démarquant des autres corps et surtout de sa condition première afin de le faire entrer dans le régime du signifiant. Marquer un corps, c'est ensuite le "marquer" au sens où un joueur marque son adversaire au football, à savoir le surveiller. Les marques du corps regorgent de significations. Parfois le marquage fut une affaire d'esclaves (cf. l'esclavage aux Amériques), mais aussi il traduisait le moyen par lequel le corps accède à la dignité et à la beauté (cf. les scarifications esthétiques dans certains groupes humains en Afrique ; par exemple les Beti du Sud du Cameroun). Mais le problème que nous voulons soulever concerne l'intrusion de la ratio fonctionnaliste dans l'économie du corps en Afrique. Nous laissons de côté le problème généalogique de la constitution juridico-historique des institutions réificatrices du corps, étude à la Foucault qui aurait pu être utile. Nous ne nous occuperons pas de voir les transferts de culpabilité à travers le corps : l'étude du phénomène de "l'aveu" à travers la production de "l'homo-docilis" dans l'administration politique du corps a déjà été faite par Foucault36. Nous n'allons pas, enfin, faire une étude socio-politique sur les diverses métaphores que peut inspirer le corps en tant qu'objet vu et objet/sujet d'écriture37.
30Pour voir comment l'instrumentalisation du corps se réalise en Afrique, il faut faire remarquer que le discours sur le (ou du) corps s'avère souvent impossible, car son évidence égare : tantôt j'ai un corps, tantôt je suis un corps, entre ce "je suis" et ce "j'ai" s'installe le plus souvent une tension à l'intérieur de laquelle se loge "ce quelque chose" qui serait en fait la saisie du corps. C'est cette ambiguïté même du corps qui se traduit dans son "se montrer". Parfois il fait honte et on le cache avec des vêtements, autant pour le faire oublier que pour le mettre en valeur. Il peut fasciner et alors on le met en exergue pour lui trouver un sens qui lui aurait été confisqué. Parce que vivant, le corps est aussi contemporain de sa propre mort et exprime par là son caractère énigmatique et paradoxal. Mais, dans cette énigme, il faut bien voir comment la pratique de la maîtrise se fait en Afrique. La maîtrise du corps peut désigner deux choses. D’abord, le pouvoir de contrôler quelque chose ou quelqu'un. La maîtrise se réfère comme pouvoir à un espace, à un territoire de contrôle et à un objet à contrôler considéré dès lors comme une machine (ce terme réunit autour de lui les notions de machinerie et surtout de machination). Dès lors se tisse une machination où l'oeil doit balayer cet espace pour que ce dernier reste net, c'est le "Panoptique" de Bentham si remarquablement analysé par Michel Foucault38 et, en somme, c'est l'entreprise de l'organisation. Ensuite, la maîtrise peut aussi désigner une appropriation progressive de qualité et d'expérience, elle signifie maturation, développement, intégration. Cette maîtrise se réfère au temps et à l'intériorisation personnelle.
31Mais en Afrique, quand il s'agit du corps il faut plutôt se tourner du côté de la première forme de maîtrise. Dans ce continent, le corps est transformé au premier chef en un signe, en une forme symbolique que l'on consomme. Les publicitaires et modélistes ont fait, de nos jours, de l'exotisme une valeur esthétique/commerciale et, puisqu'il faut bien faire passer les tenues au marché de la mode, on utilise les mannequins "de couleur"... Un appel est donc lancé à travers les capitales africaines pour l'acquisition des jeunes filles dont la morphologie doit épouser les canons commerciaux préalablement définis selon les lois de l'imaginaire commercial occidental. "J'aurai ta peau", cet impératif du Capital atteint donc son but dans cette espèce de réduction de la morphologie de la négresse en une morphologie stéréotypée, définie ailleurs, et sur papier. Son corps devient sans forme, ou plutôt il doit avoir une forme réglée et modelée selon les impératifs commerciaux. Réification de la forme du corps et expropriation de son corps, car il faudrait coïncider avec les mensurations. Bien sûr, la réification atteint son acmé lorqu'on utilise (afin de rendre les produits de consommation très proches des Nègres) l'image du corps noir pour faire la publicité de certaines marques de marchandise. Quand la douceur d'une poitrine, la souplesse d’une taille, l'esprit d'un sourire ne sont offerts au regard que pour vanter l'efficacité d'une marque, quand les longues jambes couvertes par une dentelle équivoque (en pays chaud !) s'écartent, quand une bouche purpurine et les fesses s'entrouvrent et semblent proposer, au propre comme au figuré, une nouvelle issue, c'est l'annexion de la libido par le logos economicus. A ce niveau, le corps devient doublement aliéné. Si le corps noir d'une jeune femme vante la marque de friteuses (dans les pays qui n'ont pas la pomme de terre comme nourriture principale), ces friteuses sont des outils et le corps devient l'outil de l'outil. Cette "outilisation" (utilisation ?) pose un problème classique de la philosophie marxienne, à savoir celui du fétichisme.
32Le corps devient structuré comme un fétiche. Etant devenu une représentation dans le processus du marché, le corps fonctionne comme un leurre dans la mesure où le principe même de tout fétiche c'est de se donner pour ce qu'il n'est pas. Plus qu'un leurre, le corps stéréotypé devient non pas ce lieu de la pensée à la convergence duquel l'approfondissement de notre spatialité et de notre temporalité se fait jour, mais bien le lieu du principe d'échange (échange entre notre désir et tous les manques créés, troc entre notre crédulité et la cupidité du Capital, échange enfin entre nos investissements et les ruses du Capital), de compétitivité et de performativité. Un lieu qui, finalement, fait oublier la violence symbolique structuratrice du processus d'accumulation capitaliste dans le Tiers-Monde. Tout en sécrétant cet oubli, ce lieu opère une négation ; le corps se nie comme puissance érotique pour s'asservir au Capital.
33Plusieurs points concernant le corps et sa soumission en Afrique n'ont pas pu être abordés, par exemple le mouvement effréné vers les produits cosmétiques,39 le transfert de culpabilité vis-à-vis du désir, et le marquage étatique concernant le sport. Toujours est-il que cette réification du corps individuel se transmue en réification du corps social. Il se peut que les diverses manutentions qui martyrisent le corps conduisent le Négro-Africain à élaborer une sorte d'esthétique de la souffrance où, comme les personnages du "Radeau de la Méduse" de Théodore Géricault, on pourra lire à travers le corps la tension entre souffrance et espoir, naufrage et sauvetage. Tout cela pourrait se traduire par la question : comment perdre la face et rechercher un visage ? Pourquoi le visage ? Parce que c'est la seule partie du corps qui soit dotée de la vue, mais qui ne se voit pas, contraignant le Sujet dès lors à s'en remettre à une médiation ! Autrement dit, comment dans l'espace public négro-africain envisager et dévisager le visage d'autrui ? Tout y est si double et si trouble !
34Il serait très intéressant pour nous d'indiquer brièvement la place exacte du visage dans l'économie symbolique du corps humain. Le visage jouit d'une luminosité que ne partage aucune partie extérieure du corps. Après s’être séparé du sein de sa mère, le nouveau-né perçoit d'abord les visages comme les signes de l'autre et l'un des gages de sa future identification. Dans ce cas précis, le visage devient fascinant et significatif, car il autorise la relation à l'autre par où doit passer toute humanisation. Et aussi, le visage est le seul endroit du corps humain à avoir plusieurs orifices40. Plus que d’autres parties du corps, le visage est le lieu de l'échange et de la réversibilité : bouche pour s'aboucher l'autre, parole faite pour l'écoute et la réplique, sourire moqueur ou accrocheur, regard regardé par lequel chacun exprime le peu de lui-même qui soit échangeable et l'ambigu regret de ne point dire plus ou d'avoir trop dit... Masqué pour le rituel, couronné pour le pouvoir, ou caché par un voile de chasteté, le visage joue et se joue de ces facettes, et par conséquent, demeure le lieu du pouvoir. En politique, le visage est déguisé pour laisser passer ce qu'il ne livre pas, et les visages des protagonistes politiques nagent dans l'ambiguïté, dans la mesure où ils ne peuvent être envisagés ou dévisagés, de n'être jamais eux-mêmes. La logique instrumentale véhiculée par l'accession de l'Afrique à la modernité n'est certes pas le seul fondement de la réification de la libido, entrent aussi en ligne de compte les divers paramètres anthropologiques.
II.2.b. Généalogie, mythe : l'Etat et la filiation
a) Le registre mythologique
35L'Etat se veut souvent ontogénétique, il fait surgir l'Etre, mais, pour se rendre crédible, il lui faut une fondation affective et historique. Cette fondation devra, bien sûr, être solide, mais aussi et surtout, se baser sur la falsification de l'histoire et l'atemporalité des mythes fondateurs. D'abord le mythe : comment sert-il à mobiliser les affects pour l'inscription de la loi étatique41 ? Un exemple nous est fourni au Rwanda (nous choisissons le Rwanda à cause des massacres inter-ethniques qui ont ensanglanté ce pays il y a de cela quelques années). Le propre du mythe est d'expliquer l'ordre existant en termes de discours historique et de le justifier par référence à une base morale ou métaphysique42. Tous les moyens étant bons pour le groupe dominant de justifier son hégémonie... Un mythe rwandais légitime ainsi l'hégémonie des Tuutsi sur les deux autres tribus principales du Rwanda à savoir les Hutu et Twa. Un jour Imaana (Dieu), voulant imposer une épreuve à un Tuutsi, un Hutu et un Twa des temps cosmogoniques pour savoir à qui il confierait le pouvoir sur les autres, donna à chacun d'eux un pot de lait avec mission de le garder soigneusement durant la nuit. Le glouton Twa ne sut pas contenir sa soif, le Hutu s'endormit et renversa son lait, seul le Tuutsi put présenter son lait le lendemain matin à Imaana (Dieu). Depuis lors, le Tuutsi peut commander aux Hutu et Twa. Bien compris par la colonisation Belge, ce mythe a servi à asseoir un pouvoir colonial en "fabriquant" une bourgeoisie Tuutsi, ce qui, par voie de conséquence, a amené quelques années plus tard des haines et massacres tribaux durant lesquels l'Etat est apparu aux deux communautés comme le sauveur43 et le modérateur.
36A propos du changement politique, s'observe un mouvement en deux séquences :
la translation allant de la contestation mythico-religieuse à la révolte politique.
le second s'étend de la révolte politique à l’attentisme mythico-religieux.
37L'étude brève de ces deux séquences sert à préciser comment, à travers les mythes de salut, se répand en Afrique un attentisme politique destiné à dépolitiser les populations. Ces dernières, au lieu de détecter dans leur histoire en devenir les latences et tendances qui feront advenir le "Novum" dans l'effectivité, s'en remettent au téléologisme d’une histoire hétérodirigée par l'avènement d'un "Soter" qui, en fait, est une des modalités du "Fatum".
38Contestation mythico-religieuse et révolte politique. La négociation de l'ordre colonial a revêtu plusieurs figures, mais la figure mythico-religieuse est pour sûr la plus prééminente. Pour mobiliser, il a fallu des idéologies de salut. Quelques grands mouvements sont à signaler : l'Ethiopisme, le Sionisme, les Mau-Mau et les Kimbanguistes.
39Parmi les mouvements (mythes) de salut qui se sont développés en Afrique du Sud vers la fin du XIXe siècle figure l'Ethiopisme, remarquable par son activisme de type eschatologique44. L'Ethiopisme est fondé sur l’exaltation des valeurs traditionnelles africaines aristocratiques avec une référence spéciale à l'Ancien Testament. Influencée par l'Eglise copte d’Abyssinie (d'où le nom d'Ethiopie qui désigne tout simplement l'Afrique), cette Eglise entretient le mythe du "peuple noir élu de Dieu", ce qui permet au nom de cette élection de combattre les Blancs. Les "Eglises Sionistes", quant à elles, se réfèrent à l'Eglise américaine, la Christian Apostolic Mission in Zion City (Illinois), et au mont Sion pris comme emblème de libération. L'élément cultuel dominant est celui d’un Christ noir qui, investi d'un pouvoir divin, célèbre les rites d'initiation. La lutte pour l'expulsion des étrangers revêt autant d'importance que la lutte contre la sorcellerie45. A la même époque au Kenya s'est développé le mouvement mythico-religieux Mau-Mau qui, en tant que mythe de salut, constituait une réponse violente à l'ordre colonial britannique46. La grande observation sur ces mythes de salut est qu'ils se transforment en idéologie de rupture parce qu'ils mobilisent les conduites et comportements humains dans cette entreprise de contestation coloniale. Mais après les indépendances, les mythes de salut ont été presque vidés de leur charge subversive, ce mouvement de désamorçage a commencé peu avant les indépendances, de telle sorte que l'évolution s'est opérée du mythe de salut à la révolution politique et de celle-ci à l'attentisme politique.
40De la révolte politique à l'attentisme religieux et mythique. Parallèlement à l'irruption sur la scène politique de mouvements religieux de salut, se forment des mouvements messianiques qui opèrent une évolution allant de l'activisme à l'adventisme. Deux exemples nous sont fournis, le mouvement "Aladura" au Nigeria et le Matsouanisme au Congo. Concernant le mouvement "Aladura", il faut mettre en exergue le fait que ce mouvement naît à une époque fort troublée de l'histoire de la région Yoruba : la grippe de 1918, la peste (1924-1926), la chute du cours du cacao vers les années 1930. En 1920, Moses Orimolade, qui dit avoir été guéri de son infirmité, fonde le mouvement. La fraternité devient donc la société des chérubins et séraphins et Moses Orimolade prend le nom de "Baba Aladura" (le père des priants). Cette "religion", basée sur le mythe de la regénérescence du Noir fut pendant la colonisation fort active, mais elle s'abandonne maintenant à la simple "adoration", à l'attente de la venue du "Royaume".
41Le même changement de paradigme s'observe dans le Matsouanisme, courant mythico-religieux fondé par André Matsoua47.
42A l'intérieur de celui-ci se forge une vision du monde apocalyptique48 dont le thème central est la croyance au retour imminent de Matsoua qui viendra instaurer un monde nouveau. Ce messianisme est un syncrétisme de christianisme, de judaïsme et de gaullisme ! Le messianisme matsouaniste a une conception chrétienne du Messie comme le "déjà-venu" et une conception juive du même Messie comme "encore-attendu”. Dans les cultes matsouanistes, les deux dimensions sont inextricablement liées : Matsoua/Messie a été (la dimension du déjà-venu) et reviendra (la dimension adventiste)49. Matsoua, de son vivant, fonda ce mouvement qui fut beaucoup plus syndical (l'Amicale) que religieux. En tant que mouvement de rupture, le messianisme matsouaniste se situe sur le plan de l'adventisme (l’attente pure) où l'aspect mythique dominant (le retour de Matsoua) renvoie à la contemplation béate d'un au-delà d’une part, et à l'attente futuriste de l'instauration d'une ère paradisiaque avec Matsoua comme "sauveur" d'autre part. La négation du pouvoir temporel par les Matsouanistes s'explique par l'attitude de retrait du monde et d'évasion vers l'imaginaire. A travers ces mythes et ces messianismes, nous avons les types mêmes de la dépolitisation et de l'apolitisation50. Dans ces messianismes, le rôle du mythe sert, non pas à inciter à l'action, mais à attendre avec foi et espérance le Royaume qui sera instauré51. Sous couleur de revalorisation des croyances nationales, l'Etat-Parti unique en Afrique noire tolère donc ces mythes qui sont ses adjuvants dans sa tâche de dépolitisation et d'éradication du possible, mais il utilise aussi des affects généalogiques.
b) Le problème de la généalogie
43L'imaginaire négro-africain ne se sent jamais à l'aise que quand il s'agit d'entrer dans les méandres des généalogies et des Filiations dont la complexité étonne toujours.
44Cependant, cette tendance à accentuer les problèmes des filiations a servi à soutenir les pratiques autoritaires sous couvert de conservation de la tradition. Ce qui a aussi donné lieu à un nationalisme étroit, d'autant plus exigu qu'il légitimait tout "ad defensionem natalis patriae"52. C'est à ce niveau qu'il faut voir comment la généalogie joue un rôle capital pour fonder une hégémonie. Un cas nous est donné en Ethiopie. Les Amhara (tribu éthiopienne) se disent héritiers de la gloire des civilisations tigréennes (le Tigré est une région éthiopienne) et aussi parce qu'ils descendent (ce qui serait, paraît-il, faux) de la reine de Saba53.
45Le Negus : "Ras Tafari", alias Hailé Selassié, fut couronné en 1930. Sa popularité lui vint de sa lutte contre l'Italie mussolinienne et surtout de son alliance avec les forces alliées. Son auréole internationale se justifiait par le fait qu'il aurait été l'un des descendants du Roi Salomon et de la Reine de Saba54. Pour bien systématiser la légende de Hailé Sellassié "Rois des Rois", la couronne éthiopienne mettait en exergue les classifications de l'abbé Tayé datant des années 1920. D'après ce prêtre éthiopien copte, l'Ethiopie est composée de quatre tribus principales : Orit, Kam (ou Ham et parfois Coush), Sem (ou Yoktan) et enfin Israël. Les fils d'Orit descendent d'Adam et disparaissent avec le déluge. Suivent les fils de Coush qu'on appelle en Ethiopie Kemant, Woyto, Skandella...55. Arrive alors la génération de Sem, asiatiques qui traversèrent la Mer Rouge, ils sont Sabéens, Tigréens, et Agaziens. Un des leurs, Axoumis, aura dans sa descendance la Reine de Saba. Les fils d'Israël se mêlèrent donc aux filles de Sem et de ces unions naîtront les descendants amhariques qui sont et "doivent" être les maîtres d'Ethiopie56.
46Il faut tirer un certain nombre de conclusions sur la situation ainsi créée.
47a) Nous assistons à une légitimation a priori de l'autorité au nom de la généalogie. “L'Au Nom de" implique le rapport à la référence (Legendre), b) Au nom de cette référence, on gouverne par le mythe. La référence présente d'un côté l'élection et, de l'autre, la malédiction. Les Amhariques, fils de Sem et d'Israël, participent, de par la filiation (on dirait génétiquement), aux prérogatives du "peuple élu", alors que les descendants de Coush sont noyés, de par leur filiation, dans la malédiction du peuple déchu.
48Les catégories d'élection et de malédiction étant sur le plan symbolique fort autoritaires, le clergé copte essayait, autant que faire se peut, d'accentuer son enseignement sur l'élection et la malédiction divines. Mais ce qu'il faut tirer de cette alliance objective entre le pouvoir politique laïc, le mythe de la généalogie et le clergé, c'est bien une manipulation de la temporalité par une étatisation de la mémoire. L'avenir (des peuples) y est presque mécaniquement et ontogénétiquement déterminé par le passé. La réactivation de cette généalogie installe les peuples éthiopiens dans un schéma historique de type nécessitariste et hiérachiquement ordonné. Dans cette histoire se trouvent évacuées les modalités par lesquelles une pensée du possible peut s'exprimer, à savoir l'alternance (du pouvoir politique), et l'altercation (dans le continuum historique). La légitimation à travers cette généalogie est l'une des modalités d'embastillement de l'imaginaire. Ce qui se trouve étouffé, c'est l'imagination en tant que pro-jet contestataire, pratique de dysfonctionnement des totalités compactes, et démesure dans un monde où la seule mesure est la réification des uns et la jouissance des autres.
49L'Etat autoritaire en Afrique s'occupe bien de l'imaginaire et se veut selon la formule de François Fourquet "capteur"57. Il capte et assimile les forces de la Nation afin de mobiliser et canaliser. Le mythe dans sa version messianique et le problème de la généalogie constituent les médiations, mieux, les lieux par lesquels l'interrogation de l'imaginaire dans la politique africaine peut se faire. Mais interroger l'imaginaire du politique dans ce continent revient à explorer au niveau des investissements, "les espaces de capture" par lesquels la rationalité identifiante et étatique trouve son avenir. L'un des lieux de ces investissements est bien la communication.
I.3. La distorsion de la communication en Afrique : une approche pragmatique
50Il serait méthodologiquement fécond pour l'intelligibilité de la distorsion de la communication de se servir d'un modèle qui nous permette d'analyser partiellement la confiscation du dire/faire. Nous optons pour l’aspect pragmatique qui, sans négliger les autres aspects de la communication, dirige celle-ci vers la modification des comportements. Ce modèle, pour être plus précis, est adopté par Habermas, Apel, et dans une certaine mesure, Francis Jacques. Il se spécifie comme modèle d'interlocution. Celui-ci se veut une tentative de conceptualisation de la relation entre le discours et la situation historique qui entoure sa production. Ce modèle est né d'une réflexion sur un certain nombre d'analyses élaborées par différents auteurs dont Austin. Celui-ci distingue l'acte locutoire : "simple production d'une phrase dotée d'un sens et d’une référence"58, l'acte illocutoire, qui accomplit quelque chose en l'énonçant et qui entraîne "une certaine transformation des rapports entre interlocuteurs"59 et, enfin, l'acte perlocutoire qui produit un effet sur le destinataire en dehors de toute convention ou de tout rituel social. L'intérêt de la pensée d'Austin est de nous mettre en possession d'une conceptualisation permettant de saisir les rapports du discours et de l'action.
51Mais pour être plus juste, c'est à Marx qu'il faudrait revenir pour penser la liaison entre le discours et l'action, car pour lui, il y a un lien entre les représentations et la pratique. Le concept d'idéologie dominante chez Marx nous permet de prendre conscience d'un problème important : celui de la circulation des énoncés au sein de la société60.
52Le modèle de l'interlocution à partir duquel nous interrogeons le rapport entre le langage et la politique en Afrique est celui qui tient compte de la permutation des rôles dans la situation dialogale. Si, en effet, l'émetteur façonne son message à la mesure de son destinataire, ce dernier doit bien, à un moment ou à un autre, avoir émis un message indicatif par lequel l'instance énonciatrice "taillera" le message. C'est cette relation très particulière entre émetteurs et destinataires, et cette circulation des énoncés qui caractérisent l'espace d'interlocution. Dès lors, plusieurs opérations de brouillage du réseau sont possibles dans l'espace public africain61.
II.3.a. De la confiscation du dire/faire : le déni d'interlocution
53De la confiscation de l'instance énonciative à la création du référent unique. La valeur performative du discours nous permet d'interpréter les politiques africaines dans le sens d'une pragmatique de la communication, autrement dit, comme des discours qui accomplissent des actes et déploient des effets sur une situation historique donnée. Le premier effet des discours politiques en Afrique Noire francophone, consiste en la privation/confiscation de l'espace du discours-par espace du discours, nous entendons l'ensemble des positions possibles où l'objet du discours peut se loger-il est certain que dans une situation monopolistique, l'espace se réduise en fait à une seule position. Cette confiscation a eu comme corollaire la création d'une figure référentielle, autosuffisante et "causa sui".
54Soulignons d'abord dans le cadre de cet espace (à dessein rétréci) que tout discours politique en Afrique Noire (quelque soit son genre : polémique, didactique, prophétique etc...) est un appel des gouvernants aux gouvernés et réciproquement. Posons ensuite une distinction, dans l'espace inter-énonciatif négro-africain, entre un je énonçant et le je communiquant (celui qui énonce n'est pas toujours en politique celui qui communique), et entre un tu destinataire et un tu interprétant62. Comment confisque-t-on la scène énonciative dans l'espace politique africain ?63
55La première modalité de la confiscation de la scène énonciative consiste en Afrique au brouillage et à l'effacement des instances énonciatives. Un brouillage est opéré entre celui qui énonce et celui qui communique. L'exemple le plus marquant étant pour les chefs d'Etat des régimes militaires et chefs des Partis uniques, de dire que ce qu'ils énoncent est communiqué par une instance dont ils ne sont que des mandataires, autrement dit, dans leur propos ils séparent le je énonciateur et le je communiquant. Un exemple vient du Togo : "... au nom de tous les membres du bureau politique national que vous venez d'installer, je tiens à remercier tout un chacun de vous de la confiance que vous avez placée en nous..."64. Tout se passe dans ce discours d'Eyadéma comme si, lui, n'était qu'un JE qui énonce/prononce et, le véritable je qui communique étant le bureau politique. Ce qui est brouillé/occulté c'est la coïncidence et même l'identité entre l'énonciateur et le je communiquant. Cette communication est bien celle d'un je (Eyadéma) qui énonce et communique ses ordres. Ce brouillage entre l'instance communiquante et l'instance énonçante fait partie de la première modalité de la confiscation de la scène énonciative. Mais celle-ci prend plus d'ampleur avec la stratégie d'effacement. Cette dernière se fait de deux manières par le masquage et par la simulation. Par le masquage, le locuteur (ici le politicien ou l'intellocrate africain) cherche à effacer de son discours les marques qui permettraient de le classer dans tel groupe, et de mettre son discours au compte de telle ou telle idéologie. Mobutu incarne avec brio cette tactique : "la révolution Congolaise n'a rien à voir avec celle de Pékin, de Moscou ou de Cuba. Elle n'est pas fondée sur des théories toutes faites, ni sur des doctrines empruntées...65
56Ce masquage traduit un souci de neutralité et d'indépendance qui sont de pures dénégations, car contrairement à l'affirmation de Mobutu selon laquelle, sa révolution répudie "aussi bien le capitalisme que le communisme"66, le Zaïre a une économie de marché. Le masquage du topos du discours s'accompagne souvent d'une manoeuvre pernicieuse de simulation. Dans celle-ci, on emprunte le vocabulaire d'un groupe qui n’est pas le sien, pour tenir le discours de son groupe en le faisant apparaître comme le discours d'autrui. Mobutu nous en offre encore un exemple. S'adressant au peuple congolais il dit : "vous avez cru aux promesses aussi alléchantes que fallacieuses des politiciens... voyez comment ils vous ont récompensés ! Vous avez été cruellement punis pour avoir mal placé votre confiance..."67. Ce discours est celui que peut tenir un simple citoyen non politicien reprochant aux autres d'avoir accordé créance aux sirènes politiques. Or Mobutu, politicien, fait semblant de tenir un discours contre les politiciens alors que lui-même fait partie de la classe politique. Il tient le discours du groupe d'en face, il ne tient pas ce discours, en fait, il le simule.
57La deuxième modalité de la confiscation de l'instance énonciative concerne les statégies du contrat de parole. Celui-ci est défini comme l'ensemble des contraintes qui codifient les pratiques socio-langagières, ces contraintes sont les fruits de la production et de l'interprétation de l'acte du langage. En fait c'est une sorte "d'implicite codé" qui fait que dans un café quand on dit au "garçon" : "une bière s'il vous plaît !", il apporte une boisson et non un cercueil. Entre le client et le serveur se joue un contrat implicite de parole. Or, dans la politique africaine, le contrat de parole, ce rite socio-langagier, est déterminé par celui qui a le statut social le plus élevé dans la hiérarchie (militaire, clerc, intellectuel, politicien). Dans les rapports entre l'élite et les autres citoyens s'installe un contrat de parole largement défavorable à ces derniers. Dans le cadre socio-institutionnel négro-africain, les législateurs ont le statut de "possesseurs du savoir" et le simple citoyen celui de "non-possesseur du savoir". Ce contrat de parole imposé arrive souvent à des situations ubuesques : le législateur aura encore beau vouloir persuader le citoyen que, lui, ne sait pas tout, mais le contrat de parole (le contrat de croyance) qui le lie au citoyen ne lui permet plus d'être "non-possesseur du savoir", il est tout simplement légitimé d'avance. A part cette légitimation a priori, il se produit aussi une autre sous-modalité de la confiscation de la scène énonciative, consistant à produire une espèce de violence symbolique perverse. Il arrive dans l’espace public qu'une "autorité", ou mieux, "une excellence", s'éclipse, laisse les autres s'exprimer et au bout d'un certain temps, dévoile son statut (de Docteur, de Colonel, de Révérend Père, de Commissaire etc...) d'autorité, imposant ipso facto un nouveau contrat de parole qui le légitime a priori. La confiscation de la scène énonciative s'accompagne de la production d'un référent unique garant suprême de tout dire et de tout faire.
58La production de l'émetteur-privilégié et la constellation des destinataires. Pour qu'il soit la référence unique, l'Etat post-colonial se constitue en émetteur privilégié éliminant de par le fait même des émetteurs concurrents. Et quand ceux-ci résistent, on les travestit. Comment l'Etat-Parti unique se produit-il comme émetteur privilégié ? Par deux opérations de réduction. D'abord la réduction des destinataires. Il pourrait exister trois sortes de destinataires dans l'horizon du langage politique. D'abord les destinataires nominaux, cette catégorie contient des personnes que le discours désigne explicitement comme destinataires dans les adresses liminales, en général les hauts dignitaires et les membres de la bureaucratie... (A Monsieur le Consul etc...). Ensuite, les destinataires naturels sont ceux qui ne sont pas cités de manière liminaire, autrement dit, l'ensemble des citoyens vers lequel le discours est dirigé. Il existe enfin le groupe des destinataires dits latéraux constitué par tous ceux que l'Etat ne nomme pas (les partis d'opposition, les groupes marginaux de pression etc...). A partir de cette situation pluraliste, où vérité et mensonge se disputent l'ordre social, le choix des destinataires tel qu'il apparaît dans les adresses liminales est un indice des liens d'interlocution qui déterminent la structure du contenu du message. Toujours est-il que, dans le discours parénétique (exhortant à la vertu) de l'Etat post/néo-colonial, celui-ci réduit ces trois destinataires pour n'en faire qu'un seul. Les discours sur le patriotisme, le nationalisme, le Panafricanisme, fonctionnent pour gagner ces trois couches dont on ignore magnanimement la divergence des intérêts. La réduction des destinataires a pour corrolaire, celle des émetteurs. Dans plusieurs discours, l'Etat se réfèrait à son rôle de producteur et d'émetteur de messages. La principale caractéristique/prérogative était d'émettre des messages vrais et efficaces. Il s'opérait une réduction au silence des autres émetteurs et il lui est arrivé d'avoir des conflits d'émission (par exemple le fameux conflit entre l'Eglise Catholique et le gouvernement Zaïrois vers les années 1970).
59Outre ces réductions des destinataires et émetteurs, s'était érigée en Afrique, en ce moment là, la constitution de la référence unique par le mauvais usage de la citation. Adorno avait préconisé, dans le cadre d'une écriture discontinue et paratactique, l'usage de la citation, ou mieux d'un recueil de citations qui mettra en branle l'écriture continuiste et répressive. Mais cette mission de la citation est complètement inversée dans le discours politique négro-africain. Pour bien comprendre le gauchissement idéologique de la citation, et pour mieux voir comment la citation dans certains cas contribue à créer la référence unique, il faut procéder à une définition linguistique et à l'énumération de ses fonctions.
60La citation constitue une classe de propositions distinctes grâce à l'astuce typographique des guillements. Jakobson définit le discours cité (oratio) comme "un énoncé à l’intérieur d'un énoncé, un message à l'intérieur d'un message"68. C'est l’intégration dans un texte d'un autre texte déjà produit. Insérer une citation, c'est reproduire un texte déjà-là, c'est incorporer un discours passé dans un discours présent, c'est aussi l'incorporation dans le discours citant du discours d'un autre émetteur. La première fonction de la citation dans le cas des discours politiques est celle de rattachement à un passé, au déjà-écrit. Ce qui, en soi, ne semble pas mauvais. Rattachée à un émetteur autre que le citant, la citation confère à l'information qu’elle véhicule le prestige et l'autorité dont jouit son auteur. Autrement dit, la fonction de rattachement se complète d'une fonction de renforcement qui donne à l'information une plus-value d'autorité dans la mesure où le message du citant est rattaché à un émetteur dont l'autorité est incontestée dans la communauté de communication. Le discours citant indique le référent et, dans les stratégies langagières au sein de l’espace interlocutif, se joue sur le plan symbolique la production du sens. Tout discours a un référent et, en ce sens, la citation a un rôle louable. Mais le problème dans l'usage de la citation, c'est l'effacement de la notion d'écart qui doit résider entre un "déjà-dit" et un discours en train de se faire. Le gommage de l'écart introduit la constitution/introduction de l'Absolu dans la référence. La citation devient non plus l'écart fécond entre le "déjà-dit" et "l'à-dire", mais le support de l'homophonie. Un support qui donne être, consistance, orientation et signification devient "sublime". "On n'a jamais vu gouverner une société... sans en appeler aux impressionnantes constructions de l'Au nom de, au nom duquel le système d’organisation produit son effet légitime, l'effet juridique. Ainsi brille la Référence, sous d'innombrables versions de l'idole..."69. Le renforcement de cette référence a quelque chose de centralisateur et de bureaucratique, si la référence est rendue absolue, les Sujets entrent immédiatement dans la modalité du langage qui est le silence. Le seul discours producteur de sens étant celui de la Loi, on ne dialoguera pas avec la Loi au risque de produire un non-sens, on la respecte et on l’applique. Dans l'Etat non pluraliste en général "non seulement il n'y a pas, de la part des Sujets, la moindre possibilité de parole pleine ou creuse, mais il n'y a pas de parole du tout, si la communication (avec qui ?) transite nécessairement par la ritualisation légaliste, laquelle est là pour porter les Sujets à destination sous le contrôle des juristes..."70
61En définitive, dans l'espace d'interlocution négro-africain, il y a un véritable déni d'interlocution dans la mesure où il y a confiscation du dire et par conséquent du faire à travers les diverses modalités de la confiscation de la scène énonciative, la réduction des émetteurs et la création de la référence absolue. Mais ce désir d'interlocution marche avec une dynamique de production de la réalité, d'une certaine réalité et par conséquent de la fiction.
I.3.b. La nouvelle "Captatio benevolentiae" : la production des effets de fiction et des effets de réel
62L'ancienne rhétorique qui, à un certain moment s'est voulue "technè", a procédé par les cinq opérations très connues qui furent : l'inventio (trouver quoi dire), la disposino (mettre un ordre à ce qu'on a trouvé), l'elocutio (mettre des ornements aux mots), l'actio (jouer le discours comme un acteur) et enfin la memoria (recourir à la mémoire). Parmi ces opérations, nous choisissons la dispositio dont l'un des procédés est l'exorde. Dans celle-ci, on trouve la "captatio benevolentiae" qui est "une entreprise de séduction à l'égard des auditeurs..."71. Sans toutefois adopter les mêmes procédés, la "captatio benevolentiae" est devenue un moyen politique par lequel le langage renforce "l'asylum ignorantiae" en Afrique Noire.
63Les discours politiques en Afrique produisent une situation de manque pour un certain être. La prise de conscience du manque invite le Sujet à chercher, mieux, à devenir l'agent d'un faire (quête). Celui-ci consiste à essayer de combler ce manque (objet de quête) et parvenir à un certain résultat qui est une réussite ou un échec. On fait donc croire que c'est l'objet de la quête qui détermine en creux le manque. Le discours le plus typique est celui que tous les régimes tenaient sur le développement. Le discours politique énonce/produit un discours du manque de développement. Ceci provoque une prise de conscience de ce manque chez les Négro-Africains qui, sur le plan fantasmatique et réel, chercheront à combler ce manque. Mais dans cette tension entre le manque ainsi créé et le Nègre désirant le combler, s'inscrivent de multiples stratégies de domination, dans la mesure où la définition du manque et les modalités de le combler échappent au Sujet invité à le combler.
64Mais pour mieux se faire accepter, une fiction est produite. Il s'agira toujours pour les technocrates d'amorcer un raisonnement inductif. Leurs propositions se construisent ainsi : a) si vous voulez R (R représente l'objet de la quête), alors P(M), (P caractérise ici le discours/proposition de légitimation et M, le manque d'objet de la quête), puisque P(M) --> R. De manière un plus détaillée l'acte de persuasion se décomposera comme suit :
Vous ne pouvez pas ne pas vouloir R, puisqu'il s'agit pour le politicien tropical de prévoir une objection possible : "R ne m'intéresse pas", au cas où le destinataire ne se sentirait pas concerné par l'objet de la quête. Remplaçons R par indépendance ou l'unité nationale : "le M.P.R. proclame que son but est de libérer les Congolais et les Congolaises de toutes les servitudes et d'assurer leur progrès..."72. Jouant sur les affects, les Congolais dans ce cas précis ne pouvaient pas ne pas vouloir l'indépendance, on crée donc un manque et un désir d'indépendance.
Si on ne peut pas ne pas vouloir R, on nous garantit que seul P(M) nous permettra d'obtenir R. Il s'agit d’effacer chez le destinataire la possibilité de penser à un autre moyen possible d'atteindre R, et il y a incitation à la survalorisation de R. R symbolisait l'indépendance et, P(M) dans ce cas symbolise le Parti unique le M.P.R. (Zaïre). Pour avoir l'indépendance, il n'y a pas d'autres moyens que de passer par le Parti, car seul, il peut assurer la cohésion nationale devant la multiplicité des langues et des tribus (le grand argument ! ! !). Pour passer à un régime démocratique, il ne faut passer que par une "conférence nationale souveraine".
65La "captatio benevolentiae" en Afrique n'oublie pas une autre modalité du langage qui est le silence et son adjuvant le secret. Il y a en Afrique Noire, puisque la publicité n'est pas faite en matière de politique, la construction fort assidue du silence. Rappelons quand même que politiquement le secret a quelque chose de malsain : "Toutes actions relatives au droit d'autrui dont la maxime n'est pas susceptible de publicité sont injustes"73. On a insisté dans la littérature, concernant Mallarmé, sur la poétique du silence, d'un silence qui serait éloquent en tant qu'il constitue l'une des modalités de la parole, une sorte de tendance et le point de tension entre le "dit" antérieur et "l'à-dire" futur. Mais dans l'espace public africain, le silence est parfois retrait. Dans cet espace à l'énonciation confisquée pèse parfois un silence qui est désertification, exténuation et anéantissement du langage. L'idée essentielle qui se dégage serait que le silence en Afrique, au lieu d'être une modalité de la parole (le silence n'est-il pas la parole espacée d'elle même ?), est scission et séparation de soi à soi. C'est peut-être Kantorowicz qui caractérise bien le double lien qu'il y a entre silence et mystère et entre ceux-ci et les "arcana imperii"74. Ne pas garder le silence (garder au sens fort de surveiller, ne pas laisser s'échapper...) constitue le principal sacrilège. Et dans la sphère du sacrilège nous entrons dans le sacré, le pouvoir en Afrique est-il autre chose que du sacré ? Mais ce silence imposé, fonctionne fantasmatiquement à l'aide du culte du secret. Nous savons la fonction mobilisatrice du secret et la sécrétion par celui-ci d'un implicite qui anime et fait agir aussi bien l'émetteur du secret que les multiples destinataires de celui-ci, pensons ici à ce que dit Lacan à propos de la fonction mobilisatrice de l'implicite renfermé dans le secret (cf. le Séminaire sur la "lettre volée"). En Afrique, la construction du silence et la pesanteur du secret dans l'espace public ont abouti à une sorte d'expression qui est devenue toute une culture : la rumeur. Celle-ci est produite et sécrétée par les pouvoirs (qu'on ne nous prête pas ici une conception étriquée de ce pouvoir, celui-ci désigne aussi bien la sphère étatique que les divers groupes de pression qui peuvent aussi manipuler la rumeur).
66La modalité de récupération de cette anti-culture est celle de la dissimulation du lieu de l'énonciation et de la diffusion (au sens de rendre diffus) des termes de l'énoncé. Le scénario est semblable à celui décrit par Pascal dans la première et la deuxième Provinciale. Afin de signaler Monsieur Arnauld à la vindicte du peuple, et pour rendre acceptable la condamnation du même Arnauld par les Docteurs de la Sorbonne, les jésuites se cachaient et se confondaient avec la foule. Ils proclamaient tout en étant déguisés, que Monsieur Arnauld était contre le pouvoir prochain. Mais sur la définition de ce qu'était le pouvoir prochain rien n'était dit : "... étant tous unis dans le dessein de perdre M. Arnauld, ils se sont avisés de s'accorder de ce terme de prochain, que les uns et les autres diraient ensemble, quoi qu'ils l'entendissent diversement, afin de parler sur un même langage, et que par cette conformité apparente ils puissent former un corps considérable, et composer le plus grand nombre pour l'opprimer avec assurance..."75. Le peuple ainsi averti, les Docteurs pouvaient condamner en toute impunité. Cette tactique des élites à se confondre dans la foule et à créer la rumeur est fort usitée en Afrique. On simule, en diffusant dans l'espace d'interlocution un évènement imminent, afin de rendre naturelle la production du silence et du mystère.
67Le silence certes est imposé, mais dans une certaine mesure, il serait parfois beaucoup plus utile que la parole. Et les acteurs de l'espace public négro-africain pourraient bien signifier leur histoire, le plus souvent par le recours à ce fond anté-prédicatif constitué par le silence. Faire de la politique ne signifie pas seulement savoir parler mais aussi savoir se taire. Le silence dans son rapport au politique et au Sujet aurait dans ce cas trois enjeux : onto-linguistique, poétique et politique. Merleau-Ponty écrivait : "notre vue sur l'homme restera superficielle tant que nous ne reconnaîtrons pas, sous le bruit des paroles, le silence primordial"76. Par cette pensée, il est suggéré que c'est ce fond silencieux (où le mot est pensé avant son énonciation) qui fait du mot une ouverture, un avènement et un évènement. Dans cette perspective, le silence est parlant en tant qu'il constitue le fond anté-prédicatif sur lequel l'excédent de la parole se détache. Tout sens (politique, éthique...) est inséparable du silence77. Au-delà de cet aspect onto-linguistique, le silence est un "art de faire" qui consiste à faire taire la parole pour laisser "parler" le silence. Il y a sur le plan de l’action, toute une politique du silence qui conjugue la prudence et l'art de saisir les occasions. Dinouart pense que le silence est une composante de l'éloquence et déplore que "la fureur de parler, d'écrire sur la religion, sur le gouvernement, (soit) comme une maladie épidémique dont un grand nombre de têtes sont frappées... les ignorants comme les philosophes... on ne peut passer pour bel esprit, pour philosophe, qu'autant qu'on parle..."78. Contre cette "parlerie", on peut opposer un silence qui n'est pas désertion, démission et conspiration, mais circonspection : " le premier dégré de la sagesse est de savoir se taire ; le second, de... parler peu et de se modérer dans le discours ; le troisième est de savoir beaucoup parler, sans parler mal sans trop parler..."79.
68Si par la parole on peut résister à un ordre politique contraignant, un certain silence le fait mieux que la parole, comme le montre le film de Jean-Pierre Melville sur la période d'occupation nazie en France : " le silence de la mer". A ce niveau, le silence a une fonction poïético-dramatique dans l'espace public. Il permet-comme résistance et création-de relancer le processus de l'action (drama) dans la koinè. Politiquement, le silence permet de déjouer la rationalité instrumentale qui happe/instrumentalise l'intellectuel en Afrique. L'intellectuel se définit souvent comme le porte-parole de son peuple. Mais, la mentalité fonctionnaliste qui voudrait que chaque être fût jugé à l'aune de son utilité considère l'intellectuel comme un dépôt de certitudes et de pensées. A chaque situation, l'intellectuel, tel un distributeur automatique des billets, doit "pondre" une solution. Il y a la “crise” et, les intellectuels qui ont intégré cet habitus fonctionnaliste se croient obligés de "pondre" des solutions. En se considérant (en se laissant considérer) comme distributeur automatique des certitudes et solutions, l'intellectuel porte-parole devient "souffle-parole", au double sens de celui qui souffle au peuple ce qu'il doit dire, et de celui qui souffle (au sens d'éteindre) la flamme qu'est la parole du peuple. Le silence dénoncerait donc cette notion d'intellectuel-coffret d'un langage congélé et disponible qu'on sort à chaque occasion. Le silence en tant que fond incontrôlable peut être une modalité de résistance à cette logique instrumentale. Le statut de l'intellectuel entrera alors dans la catégorie de possibilité : il sera celui qui peut servir à quelque chose ou à rien du tout ! Le silence de l'intellectuel brisera la logique instrumentale mais aussi la "sotériomania"80 qui fait de l'intellectuel un agent d'une sorte de théologie messianique. L'intellectuel face à la crise se croit investi de l'apostolat.
69Chercher le non-identique, débusquer tous les voiles par lesquels la réduction des Sujets en simples instruments des pouvoirs se pérennisé, nous a exigé de plonger dans les deux univers les plus flous de l'espace public africain à savoir : le domaine de la libido et celui de la communication. Ces lieux que nous avions interrogés ne sont pas les seuls par lesquels le fonctionnalisme et la domination effacent une pensée du possible, d'autres lieux existent, mais ce qui nous préoccupait était de voir comment fonctionnent ces "arcana dominationis". Toutefois une interrogation subsiste concernant le problème de la croyance et des investissements en politique : "... il arrive que les gens écoutent les discours officiels comme un bruit conventionnel. Au balcon de son palais, le roi fait des phrases ; ses sujets, eux, en rient tout bas ou dorment ; le roi le voit bien et le grand vizir... s'en aperçoit aussi. La cérémonie ne s'en déroule pas moins dans un ordre impeccable et, au moment de prendre congé, tout le peuple s'incline bien bas"81. Question : pourquoi les vaincus s'inclinent toujours ? Pourquoi, malgré les moyens multipliés pour rendre la communication diaphane dans l'espace public nous n'aboutissons pas à la transparence des énoncés au sein de l'espace d'interlocution ? Le discours politique peut encore être suspecté de sous-entendus, d'ambiguïtés, de forclusion et même de mauvaise foi, mais comment un discours qui, de par sa vocation, se veut démystificateur, en l’occurrence la philosophie, peut-il, lui aussi, devenir un discours contre le possible en Afrique, comment, sous couvert de rationalité, le discours philosophique africain a glissé vers la rationalisation d'un réel en pleine décomposition ?
Notes de bas de page
2 Pierre Legendre, Jouir du pouvoir, Paris, 1976, p. 120.
3 Michel de Certeau, La culture au pluriel, Paris, 1974, p. 268.
4 Pierre Kaufmann, L'inconscient du politique, Paris, 1988.
5 Nous pensons ici à Jean-François Bayart, L'Etat en Afrique, la politique du ventre, Paris, 1989.
6 Voir Kaufmann, op. cit, III.
7 Pierre F. Gonidec, Les systèmes politiques africains, 2è éd, Paris, 1978.
8 Pierre F. Gonidec, A. Bockel, L'Etat Africain, 2è éd, Paris, 1985.
9 Lire l’analyse de Catherine Kerbrat Orecchioni, L'implicite, Paris, 1986.
10 Collectif, "Sacralité, croyances, pouvoir et droit en Afrique", Cahiers d'anthropologie juridique, 1981. Univ. de Paris I.
11 Ibidem, p. 152
12 Ibidem, p. 154
13 Jean F. Bayart, op. cit.. Il est à signaler que le sous-titre : "politique du ventre" est une expression camerounaise (comme le reconnaît Bayart !) qui a été fabriquée par l'imaginaire instituant féminin dont nous signalions déjà l’existence dans un article publié en 1987, voir Jean-G. Bidima, "L'art négroafricain des "sans-espoir", Raison Présente, no 82, Paris, 1987.
14 Cf. Le no 37 de Politique Africaine, "Economie alimentaire", p. 96 et sv.
15 J. Copans, "La banalisation de l'Etat africain, A propos de l'Etat en Afrique de JF. Bayart", Politique Africaine, no 37, mars 1990.
16 Bien sûr, les économistes emploient ce terme de représentation dans un sens très fonctionnaliste. Chez les gestionnaires, il désigne un professionnel de la distribution qui a pour mission de proposer ou de passer des contrats pour le compte des entreprises. Et dans un sens plus étroit, c'est un salarié mandaté pour les intérêts de l’entreprise (lire à ce sujet, L'Encyclopédie de la gestion, Paris, tome 1, 1989, pp. 45-46, directeurs P. Joffre, Y. Simon). En Droit, la notion de représentation comporte plusieurs significations selon qu'il s'agit de la représentation d'une chose, d'une institution ou d'une personne. S'agissant d'une chose, on parle de représentation quand on l'exhibe à titre de preuve, c'est ce sens qu'on emploie pour présenter à un tribunal l'original d'un testament. Le second sens de représentation en Droit se définit comme "action consistant pour une personne investie à cet effet d'un pouvoir légal, judiciaire ou conventionnel (représentant) d'accomplir, au nom et pour le compte d'une autre incapable ou empêchée (le représenté), un acte juridique dont les effets se reproduisent directement sur la tête des représentés". (G. Cornu, Vocabulaire juridique, Paris, 1987, p. 692). C'est aussi dans ce sens qu'on parle de mandat, de procuration, d'administration et de gestion des affaires. Ce sens juridique de la représentation comporte au moins un avantage et un inconvénient. L'avantage résiderait dans le fait que cette notion de représentation présuppose un transfert de pouvoir, une sorte d'aliénation du pouvoir. L'inconvénient serait cependant l'utilisation très fonctionnaliste de cette notion ; la représentation est d'abord une fonction qu'on exerce et qu'on fait excercer.
17 Bien sûr, ils rédigent des "Sommes" sur la représentation du peuple dans les parlements, bien entendu, les économistes africains parlent de représentations s'agissant des problèmes posés par les sociétés multinationales en Afrique, mais ni les uns ni les autres ne se dérangent pour s'élever au niveau du concept afin de penser le concept de représentation.
18 Cf. L. Wittgenstein, Investigations philosophiques, trad. Klossowski, Paris, 1961, p. 167.
19 Umberto Eco, La guerre du faux, trad. M. Tanant et P. Caracciolo, Paris, 1985, p. 225.
20 En Europe, la Nation n'a pas surgi du Capital marchand de manière mécanique. Nation et Etat se sont construits comme les deux termes d’un processus dialectique de convergence de créativités multiples. En Afrique, les conditions du même processus étaient inexistantes : l'Etat a été imposé par une décision extérieure à la formation sociale. Il essaye d'imposer à son tour une nationalité abstraite et non sélectionnée par les hasards et les déterminations d'une longue histoire commune ; cet Etat artificiel dont on n'a pas fini de subir les méfaits, fut et est toujours critiqué, mais ce qui ne se fait pas trop, c'est une micropolitique qui, laissant la politique des appareils de côté, se tourne vers ces micro-consensus qui peuplent la "société civile" en Afrique.
21 Un universitaire gabonais, Pambou, dans un style très général, écrit tranquillement : "les dimensions du corps social constituent le moule dans lequel se coule le droit". Ainsi, le droit contribue à sa formation. Comme l'écrit M. Virally "le droit est... une technique, un ensemble de procédés mis à la disposition des hommes pour parvenir à certains résultats... En plus de ce rôle de transformation, le droit assure également une fonction d’accélération mentale. Il ne saurait en être autrement... Observez et analysez les règles juridiques applicables dans une société, vous y découvrirez une certaine manière de penser de ceux qui la composent, cette manière, en évoluant, entraîne la mutation de la société elle-même", G. Pambou Tchivounda, Essai sur l'Etat Africain postcolonial, Paris, 1982, p. 16. Cette citation appelle au moins deux remarques. D'abord, le Droit est un facteur de progrès et de dynamisme. Ensuite, c'est bien lui qui détermine la marche et l’évolution de la société et non l'inverse. Sur le premier constat, il n'est pas sûr que le Droit soit absolument dans une société le facteur de son avancement, puisque, dans une certaine mesure, le Droit cimente, réglemente, conserve le "stare decisis" (le déjà-décidé, le déjà-dit, le déjà-statué, bref le déjà). En aucun cas le Droit ne s'occupe de l'advenir, du "nondum". Or, entre la catégorie du "stare decisis" et celle du "nondum", le progrès d'une société est subordonné à la mise en place d'un dispositif permettant, non pas de conserver le déjà, mais d'anticiper et de faire advenir dans la réalité les multiples gestations du non-encore. Nous ne nous permettrons pas dans cette analyse du Droit fortement schématique d'évoquer la filiation dogmatique du Droit contemporain à travers les survivances biblistes et romano-canonistes. La question du "unde" ? (d'où ça vient ?) est totalement absente chez les juristes africains. Pourquoi ceux-ci négligent l'emblématique et l'indicible comme références fondatrices avec lesquelles joue tout système normatif ? Comment se trament la mise en ordre et la mise en scène de la loi ? Comment le texte juridique procède à la capture sociale du désir ? Nous n’irons pas jusqu'à dire que " le fondement du droit c'est l’imbécillité, les juristes n'ayant pas la prétention de penser, mais... de tenir les emblèmes de la loi" (Legendre, L'empire de la vérité, Paris, 1983, p. 26). Mais il se peut que les techniques légalistes de contrôle, d'accords, de contrats, de preuves, paraissent d'une profondeur qui ressemble fort à la légèreté.
22 Les systèmes juridiques africains emploient, comme d'ailleurs leurs modèles français, un langage abscons et d'une vétusté ostentatoire. Il y a des archaïsmes lexicaux qu'on peut très bien éviter pour rendre un tout petit peu explicite le texte et le discours juridiques. Dans certains codes civils africains, on peut encore trouver des substantifs comme "serviteur, octroi, à la diligence de, faire diligence", des embrayeurs comme "Dame, Sieur". Ces termes peuvent très bien être remplacés par "Employé, autorisation, sous la responsabilité de, prêter attention à", ou tout simplement "Madame, Monsieur". Certaines prépositions, locutions prépositionnelles et adverbes, "céans, attendu que", peuvent être très bien remplacés par "ici”. Il en va de même en ce qui concerne certains adjectifs et verbes : "afférent" : remplaçable par "qui se rapporte à" ; "sis" : remplaçable par "situé” ; "diligenté par" : remplaçable par "mené par".
23 Plusieurs penseurs ont postulé que le code civil français, tel que nous le connaissons, n'est qu’une excroissance du jeu bourgeois où tout est orchestré pour une structure sociale pyramidale. Cf. A. J. Arnaud, Essai d'analyse structurale du Code Civil Français, Paris, 1973.
24 Collectif, Pour une critique du droit, Grenoble, 1978, p. 98.
25 Ibidem, p. 77.
26 Ibidem, pp. 98-99.
27 La plus grande violence étant l'Agrégation de Droit (brevet du pouvoir institutionnel dans une société majoritairement analphabète !). "Sur le plan du vécu, l'agrégation de droit (concours strictement interne, contrairement à l'agrégation en lettres et sciences humaines et en sciences) engendre dans les... facultés un despotisme et une atmosphère peu propices au travail scientifique... Entre les professeurs agrégés et les autres enseignants se nouent des liens personnels de dépendance... liée à une conception élitiste du recrutement, l'agrégation permet d'isoler et de différencier les juristes" (Cf. le collectif cité, p. 100).
28 K. Marx, Principes d'une critique de l'économie politique, tome 2, Paris, 1964, pp. 294-295.
29 A. J. Arnaud, op. cit, pp 149-150.
30 Désormais "ces rapports deviennent -dans la conscience- des concepts... les concepts qu'ils en ont sont dans leur tête des concepts fixes : le juge, par exemple, applique le code, et c'est pourquoi il considère la législation comme le véritable moteur actif. Idée du droit. Idée de l'Etat. Dans la conscience ordinaire, la chose est placée la tête en bas", K. Marx, F. Engels, L’idéologie Allemande, Paris, 1978, p. 76.
31 P. Charaudeau, Langage et discours, p. 134.
32 A. Grosser affirme : "Les chefs politiques ne croient évidemment pas tout ce qu'ils disent, mais c'est fausser complètement l'analyse que de les supposer purement cyniques, agissant en fonction d'une vision pleinement "scientifique" de la réalité. Hitler croyait au judaïsme international. Himmler croyait à la race. Léonid Brejnev ne joue pas à être communiste... Le pape ne joue pas à évoquer le Christ quand il considère la réalité politique. Chaque "décideur" a son mécanisme de sélection, de coloration, de transformation, bref de représentation du monde environnant... "L'explication politique, 2è éd, 1984, p. 103. Souligné par nous.
33 Nous pensons ici à la thèse de Christine Buhan, La mystique du corps, Paris, 1979.
34 M. Merleau Ponty, Le visible et l'invisible, Paris, 1967, p. 182.
35 Cette approche ne s'occupera pas du corps comme "enveloppe" de tissus, cette conception est celle de l'histologie. Il ne sera pas pris non plus, comme "un volcan", dans lequel les chaînes enzymatiques et les cycles de synthèses, les catabolismes et anabolismes s'enchaînent. Cette conception du corps-volcan est celle de la biochimie. Une autre image du corps à rejeter sera celle du corps "machine", où ce dernier est considéré comme un ensemble de pièces-détachées, avec des seuils d'intensité, des potentiels d'action et de repos, de pompe cardiaque et de filtration rénale. Nous choisissons plutôt l'image du corps-miroir de la société.
36 Une telle étude avait déjà été faite par Jean-Thierry Martens, Ritanalyses, 1, Paris, 1987.
37 Cf. Histoire de la Sexualité, tornei, La volonté de savoir, Paris, 1976, pp. 79-80
38 M. Foucault, Le Panoptique, précédé de "l'oeil du pouvoir", Paris, 1977.
39 Il faut quand même signaler, à propos du maquillage et de l’Afrique, que celle-ci subit un diktat d'un moi-idéal imposé par la mode. Le maquillage participe au "sans cesse" qui permet au sujet maquillant d'avoir l'illusion d’un renouvellement. Avec le maquillage, le corps du maquillant ne revient à soi que sous le mode d'une identité répressive. Autrement dit, le corps maquillé, désigné au regard des autres, désigné désirable parce qu'étant déjà désirant, le maquillant cherche en Afrique une identité qui est identification au "qu'en dira-t-on".
40 Sur le plan symbolique, il serait intéressant d'étudier la symbolique du trou à travers le visage qui absorbe, intègre, et aussi élimine !
41 Il faut d'abord préciser qu'en Afrique le mythe est écartelé entre une exigence fondatrice et la pression de la modernité. En tant que modèle archétypal, il se pose "ne varietur", et pourtant il ne saurait faire fi des pressions issues des tensions sociales et de la concurrence des mythes nouveaux (par exemple les mythes eschatologiques issus du syncrétisme entre le christianisme, l'islam et les croyances traditionnelles). Cette scission à l'intérieur du mythe ouvre une béance à l'intérieur de laquelle se loge la logique identitaire.
42 Cf. M. D'hertefett, "Mythes et idéologies dans le Rwanda ancien et contemporain", The Historian in tropical Africa, Londres, 1964.
43 Si le mythe dans une certaine mesure légitime l'ordre établi par les pouvoirs autocratiques, une objection pourrait venir, consistant à évoquer les cas où les mythes ont, de par leur élan, contribué au renversement de l'ordre établi. Ce qu’il faudrait surtout saisir c'est la fonction praxique du mythe.
44 Cette église se voulait une réponse voilée contre la situation de discrimination exercée par les Blancs. Au sein de l’Ethiopisme, il faut distinguer l’Ethiopisme à proprement parler et les Eglises dites sionistes. L'Ethiopisme fut créé en 1892 par un certain prophète Magena qui s'est séparé de l'Eglise Episcopalienne Américaine.
45 La première de ces Eglises fut créee dans la région du Natal en 1911 par Isaiah Shembe (qui se proclama le Christ Noir) dont les fidèles exercèrent une vigoureuse contestation politique. Notre présentation de ces mouvements est forcément schématique.
46 Le plus redoutable de ces mouvements fut le "Watu Wa ngu" (le peuple de Dieu !) dans lequel tous les adeptes se considérèrent comme des "arathi" (prophètes !). S'appuyant sur des textes bibliques, ses Fidèles revendiquent leur origine divine de "peuple élu" sur le modèle de l'identification avec la tradition juive. Ils professent la libération du Kenya, tout en postulant l’avènement imminent du royaume de Dieu. Dans ce cas précis, on est en présence d’un mythe composite (mythe d'identification, d'anéantissement) dans lequel la Bible et la croyance traditionnelle sont en interférence permanente.
47 Enrôlé dans l'armée française et baptisé catholique, ce Congolais connut la prison pour avoir monté une association des Africains aux idées nationalistes. Il mourut en prison. Ses compagnons, dont certains avaient des rapports avec les Kimbanguistes (autre courant messianique au Congo Belge), fondèrent le Matsouanisme.
48 Lire à cet effet M. Sinda, Le messianisme Congolais, Paris, 1972.
49 On remarque ce syncrétisme dans leurs liturgies ; on trouve sur l’autel des Eglises, à côté des fleurs et des bougies, une couverture rouge associée au poignard et la photographie de Matsoua, le tout dominé à l'arrière-fond par le symbole V (celui de la victoire) formé de branches sur lesquelles est fixée la croix de Lorraine.
50 Ce sont des mythes intériorisés dans lesquels les récits ne se sont point émancipés de la référence au premier narrateur. Celui-ci devient pour la temporalité (tout se mesure à l'aune de l’avant-Matsoua...), et pour l'activité, le référentiel absolu. C'est Matsoua qui est le dépositaire du vrai langage, du discours différentiel et alternatif au monde inique.
51 Nous retrouvons les mêmes mouvements avec la même hypostase de l'intériorité en Côte-d'Ivoire : la religion du "Deima", le Christianisme céleste et le Harrisme.
52 Vieux principe de légitimation politique employé en France au moyen-âge (XIVe siècle) par Philippe IV pour contraindre le clergé à lui verser des subsides cf. E. Kantorowicz, Mourir pour la patrie, Paris, 1984, pp. 119 et sv. Mais Kantorowicz indique que la doctrine du "pro natalis patriae mori" était théologique. Elle fut utilisée par St Thomas d’Aquin qui reprenait aussi bien “l’amor patriae" chez Cicéron que chez St Augustin. La mort "pro patria" était une espèce d’oblativité, une "caritas". Lire de Kantorowicz, Les deux corps du roi, Paris, 1989, pp. 172-199.
53 Curieusement et en dépit de la chute du Négus, la révolution éthiopienne marxiste s’est appuyée sur ce mythe pour justifier/légitimer l’hégémonie des Amhara. Le cas le plus typique étant la mythification/légitimation de Hailé Selassié. Celui-ci n’était pas seulement un autocrate, mais, autour de lui, se sont tissés plusieurs mythes destinés à légitimer son pouvoir, et sa personne a servi de caution au mouvement "rasta" qui a donné naissance à la musique "Reggae".
54 "Par sa renommée à l’étranger, Hailé Selassié perpétua en plein XXe siècle le mythe salomonien... lui seul, à vrai dire, s’en veut le représentant...".
55 Toutes ces tribus doivent être au bas de l’échelle sociale parce qu’elles sont issues de la lignée des maudits.
56 Après avoir chassé le Négus, ceux qui gouvernent dans la Junte militaire sont Amhariques et prétendent (avec l’appui du clergé chrétien copte) que : "au nom de leur filiation sémite", ils ont le droit de pouvoir sur les autres peuples maudits comme les fils de Coush. Ces temps derniers,Mengistu a été chassé, plusieurs provinces se sont autonomisées, mais la guerre n'est pas finie.
57 F. Fourquet, "L'accumulation du pouvoir ou le désir d’Etat", Revue Recherches, Paris, 1982.
58 J.L. Austin, Quand dire c'est faire, Trad. Gilles Lane, Paris, 1970. Cette présentation d’Austin est nécessairement schématique, p. 119.
59 O. Ducrot et T. Todorov, Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Paris, 1972, p. 428.
60 De longs développements sur la notion de vraisemblance chez Genette ainsi que la dimension pragmatique que suggèrent les fonctions jakobsoniennes du langage ont été ici abandonnés.
61 Les critiques du brouillage de la communication dans l’espace public négro-africain et les réserves que nous émettons vis-à-vis de l’Etat concernaient-au moment où on écrivait ces chapitres-l’Etat-Parti unique. A l’heure actuelle, les pays africains on adopté un “pluralisme” politique et une “démocratisation” qui avancent au milieu de plusieurs problèmes. Cependant, bien que quelque peu d'inactualité, ces chapitres permettent de voir ce que fut l'Etat autoritaire dans ce continent, l'histoire peut connaître des phénomènes de régression.
62 Pour plus d'informations sur cette distinction, lire P. Charaudeau, Langage et discours, Paris, 1985, p. 35 et sv.
63 Le problème de l'énonciation n'est pas facile à définir chez les linguistes. Ceux-ci le reconnaissent et pensent qu'elle (l'énonciation) n'est ni du côté syntaxique, ni du côté sémantique, peut-être du côté pragmatique... mais ce n'est pas sûr, ce qui est sûr en tout cas c'est "qu’on a tendance à rejeter dans l'énonciation tous les phénomènes qui n'ont pas encore trouvé une position satisfaisante dans la théorie linguistique..." Cf. D. Maingueneau, Initiation aux méthodes d'analyse du discours, Paris, 1976, p. 99.
64 Eyadema, "Discours programme prononcé lors du congrès constitutif du Rassemblement du Peuple Togolais", C. Feuillet, Le Togo en général, Paris, 1976, p. 147.
65 Mobutu, Paroles du Président, Kinshasa, 1968, p. 29.
66 Ibidem, p. 30
67 Ibidem, p. 31
68 R. Jakobson, Essais de linguistique générale, trad. Ruwet, Paris, 1987, p. 177.
69 P. Legendre, Le désir politique de Dieu, Paris, 1988, p. 47.
70 Idem, Jouir du pouvoir, Paris, 1976, p. 159.
71 R. Barthes, "L'ancienne rhétorique, aide-mémoire", Communications, no 16, 1970, p. 215 et sv.
72 Mobutu, Le Manifeste de la N'sélé, 20 Mai 1967, Kinshasa, p. 6.
73 E. Kant, Projet de paix perpétuelle, trad. Wismann, La pléade, T 3, Paris, p. 377.
74 Kantorowickz, Mourir pour la patrie, Paris, 1984.
75 Pascal, Les provinciales, Oeuvres complètes, Paris, 1963, p. 373.
76 M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, 1945, p. 24. Il y a chez Wittgenstein tout un vaste rapport entre le silence et le langage. Les thèmes de limite du langage et de l'indicible circonscrivent ce rapport. Le silence y est perçu comme ce qui, étant la condition du dire, ne peut pas être dit.
77 Cette politique du silence est exprimée par Baltasar Gracian, quand il recommande de se retenir le plus souvent de parler (Cf. L'Homme de cour, trad. A. de la Houssaie, Paris, 1987, p. 108). Quant aux rapports entre la ruse, la politique, l'occasion, le silence et la prudence, lire B. Gracian, L'homme universel, trad. Courbeville, Paris, 1991, p. 145. Ce passage qui traite de la "manière en tout" sera repris et commenté par V. Jankelevitch, Le Je-ne-saisquoi et le presque-rien, tome 1, la manière et l'occasion, Paris, 1980.
78 Dinouart, op. cit, pp. 57-58.
79 Ibidem, p. 63.
80 Maladie bénigne qui s'empare des têtes vaniteuses et des braves coeurs. Affection contagieuse (qui touche les politiques, les intellectuels et les banquiers) dont les manifestations font croire au malade qu’il est porteur d'un grand message, d'un grand destin et d'une action sublime dans son histoire. Etat d'un être qui a renoncé à son inutilité et à sa contingence.
81 P. Veyne, Le pain et le cirque, Paris, 1976, p. 665.
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