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Théorie critique et modernité négro-africaine

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Jean-Godefroy Bidima

Introduction

Texte intégral

"...Partons de nous. Simples moyens, manipulés, dépendants, voilà quel est le lot de la plupart. Tant que les apparences sont sauves, la vérité bien cachée, les lâches et les faibles ne sont pas les seuls à rester coi. Mais sans cesse une insatisfaction se réveille qui appartient au meilleur de nous-mêmes ; elle veut marcher la tête haute et se révèle dès la jeunesse. Cesser de marcher courbé. Se tenir droit."
Ernst BLOCH.
Sapere aude ! (E. KANT).

I Enjeux

1Ce travail se veut une tentative imparfaite d'analyser les dessous des parures de ces positivités pour rendre public ce qui s’occulte et se soustrait à la discrimination rationnelle. La rationalité, une certaine rationalité, cache aussi ses dessous, ses envers et ses revers. Son envers se décline sous plusieurs figures : désublimations répressives, distorsion de la communication, glaciation des signifiants et par conséquent enfermement de la représentation, et stagnation de l'advenir du Sujet. Ces envers de la rationalité fonctionnent, soit de façon subtile, soit de manière brutale. L'exacte démarcation entre les manifestations ostentatoires d'une rationalité gauchie et ses épiphanies subtiles s'avère souvent difficile, d’où l'impératif d'examiner à partir (et au-delà) des déclamations légitimantes les "dessous" des fioritures. La suspicion de la cohérence polie, la tendance à nier le réductionnisme de l'équation réalité immédiate = Vérité totale, confèrent au vécu du Sujet une autre dimension. Evaluer ces enjeux ne se veut pas une évasion vers un "ailleurs" déplacé et décalé dans l'espace et dans le temps, mais un effort de repenser, à partir de chaque condition historique particulière, l'histoire et le Sujet en gestation. Nous nous proposons de scruter une histoire particulière sous l'angle et à l'aide d'une notion : le possible. Comment possibiliser et remettre le devenir dans notre vécu ?

2D'abord, pourquoi la notion de possibilité ? Il est d'un intérêt majeur de mettre en perspective la période historique qui nous concerne à la lumière de cette catégorie parce que notre histoire est devenue impossible. L'impossibilité est comprise ici au double sens de difficulté d'envisager un avenir humain au milieu du brouillage des repères, et de développement raffiné de l'inhumain qu'encouragent sur le plan théorique le relativisme, le scepticisme, les positivismes et le catastrophisme. La catégorie de possibilité lutte contre tout fixum qui, à travers le fétichisme de la seule présence, les ontodicées et théodicées, les statistiques et leurs courbes, occulte ce constat fondamental à savoir que le monde présent est une possibilité défigurée à transfigurer.

  • 1 G. F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, I, Paris, 1970, p. 576.

3Sur le plan historique, la catégorie de possibilité essaye de proposer l'examen des conditions et des limites d'effectuation des actes historiques. Prenons le cas des peuples dominés : à quelles conditions la libération est-elle possible pour les peuples zoulous ? S'ils doivent poser un acte historique de refus de l'oppression, à quelles limites se heurte un projet pareil ? Audace dans l'histoire, la possibilité se veut aussi conscience des limites (obstacles) de cette hardiesse. La minimisation de cette catégorie au niveau historique peut aboutir à l'abstraction dans l'analyse des actes historiques comme le dit Hegel : "moins un homme est cultivé, moins il connaît les relations déterminées des objets sur lesquels il dirige son examen, d'autant plus enclin est-il à se perdre en toutes sortes de possibilités vides. Comme c'est par exemple le cas dans le domaine politique avec ce qu'on appelle les politiciens d'estaminet"1. C'est de ces possibles que relève le "tout est possible", aussi bien comme illusion prospective du discoureur étranger aux problèmes réels, que comme illusion rétrospective du pseudo-historien qui juge le passé à partir des possibilités purement abstraites sans tenir compte des conditions réelles qui furent présentes. Pratiquement, le problème du possible implique celui de la temporalité. Si le Sujet est inséré dans la temporalité, il urge, pour ne pas tomber dans la banalité rectiligne, de penser le temps comme possibilité afin de scruter le cours des événements dans une dynamique allant de leur réalité vers leur possibilité. Les rapports entre possibilité et temporalité s'inscrivent dans l'horizon fondamental de notre agir dont l'épanouissement ne peut advenir que dans le détournement du temps des mains des sémio-chronocrates qui fixent ce qui est "d'actualité", "caduc" et "important" pour leurs intérêts. Examiner le problème du possible engage plusieurs registres : linguistique, logique, ontologique et épistémologique. Cependant il est possible de regrouper trois axes selon lesquels une réflexion sur le possible peut advenir. D'abord, les rapports possibilité et réalité. Ceux-ci peuvent s'éclaircir à partir des relations entre la possibilité et les catégories de déterminisme, de nécessité et de contingence (Aristote, Kant...). Ensuite, les relations du possible à la temporalité. Celles-ci explorent les liaisons entre le possible et le temps cyclique, comme celui des mythologies, ou la relation entre le possible et le temps ouvert du Sujet et de l'histoire (Heidegger, Sartre). Enfin, le rapport du possible à la praxis peut mettre en perspective les illusions de la "belle âme" qui vont du "tout est possible" au "il n'y a qu'à", les rationalisations et les eschatologies comme fuite en avant. Ce dernier aspect du possible pourrait promouvoir la "conscience possible" (Lukács) et anticipatrice (Bloch) au sein de toute action humaine.

  • 2 Nous ne ferons pas une étude de cette notion depuis Aristote jusqu'à la logique des modalités. La (...)

4Mais, il faut cerner cette notion de possible. Il est généralement admis que le possible est "ce qui peut être". Or, définir le possible par le verbe pouvoir, ce n'est pas le définir, car on emploie dans la définition un terme qui devrait être défini dans cette définition. De plus, une telle "définition" ne rend pas compte du sens logique de la notion. En effet, la notion de possible est fluctuante et balaie un vaste champ sémantique. Le possible est une notion temporelle : ce qui est possible se veut du domaine du futur, à la limite, du futur immédiat qui est le présent le plus lointain. Et bien que pas encore arrivé, le possible est à demi du présent. On pense le possible par opposition à d'autres notions : l'impossible, le nécessaire, le probable. Et selon la notion par rapport à laquelle elle est pensée différentiellement, l'idée de possible aura des sens différents et des variations de perspectives (l'aléatoire, le probable, le contingent, le hasard)2.

5La possibilité dont il sera question ici ne s'emploie pas à étudier les preuves de l'existence de Dieu à partir de la postulation des mondes possibles et compossibles. Elle intégrera la négativité déconstructrice du discours constitué à travers l'analyse et l'utilisation de l'imagination, du rêve et de l'utopie. Cette possibilité n’est pas seulement rivée au niveau subjectif et logique, mais se veut aussi possibilité objective d’inscription du non-encore dans l'histoire africaine. La possibilité objective implique le problème du "futur authentique", de l'utopie et surtout de la lutte contre tout ce qui tient la conscience possible en laisse. Nous nous situerons dans l'optique du possible développée par la Théorie Critique, Bloch et Lukács. Loin d'être homogènes, leurs conceptions de la possibilité ont cet avantage de n'être ni purement épistémologiques, ni métaphysiques, mais historiques, et s'il est parfois question des considérations sur l'Etre, celui-ci ne se décline pas sur le mode statique. Cette conception du possible s'adosse sur un temps ouvert qui articule le possible comme surgissement du Novum dans le réel, surgissement et, par conséquent, distance de soi-à-soi.

II Problématique

6Le problème fondamental qui oriente cette recherche est celui de l'émancipation du Sujet. Il serait un peu naïf de reposer cette question de l'émancipation du Sujet au moment où la problématique du Sujet semblerait relever d'un métadiscours légitimant l'égoïsme et le solipsisme bourgeois. Les compromissions de cette notion du Sujet avec la métaphysique idéaliste d'un côté, et sa réduction dans les théories des philosophies empiristes de l'autre, obligent à justifier pourquoi au-delà de ces égarements (et à cause de ceux-ci), il est encore possible de reposer aujourd'hui la question relative à l'émancipation du Sujet. La possibilité, et même la nécessité de reposer le problème de l'émancipation qui préoccupait l'Aufklärung découle des impératifs de l'histoire actuelle. La compétition commerciale, technologique et économique, "l'establishment" politique et ses multiples ruses, la rationalisation des décisions et des choix, la pauvreté croissante et révoltante des peuples du Tiers-Monde, les positivismes utilitaristes et leurs prouesses, la réduction de la créativité, "la fin de l'histoire" récemment annoncée se présentent comme autant de défis nécessitant une réévaluation de la place et du rôle que peut jouer le Sujet dans ce continuum historique.

7A quelles conditions aujourd'hui, le Sujet devenu Objet peut-il encore se libérer des "diktats" de l'opacité que la société lui administre ? En termes clairs, quelles sont les conditions de possibilité d'une non-réconciliation du Sujet avec la Totalité ? Cette problématique de l'émancipation à travers la non-réconciliation, au risque de paraître trop générale, se doit d'être délimitée historiquement. La question de l'émancipation du Sujet sera posée dans les termes et en fonction d'une histoire particulière, à savoir celle de l'Afrique actuelle. Le changement de mode de production, la convergence/croisement de plusieurs références symboliques, la constitution de nouveaux Etats, l'exploitation économique continue du Centre exigent un examen de la place de l'émancipation de ce Sujet dans une histoire riche en changements. Comment peut s’écrire, s'énoncer et se conjuguer une non-réconciliation entre le Sujet négro-africain et son histoire ? La question porte sur la procédure et fait référence à la question de fond qui, elle, se focalise sur les conditions de possibilité de cette procédure. Une non-réconciliation (politique, communicationnelle, artistique etc...) du Négro-Africain avec ses multiples positivités est-elle encore souhaitable et possible ?

8Ainsi posée, la question requiert pour son traitement une catégorie jouant le rôle de support théorique/pratique et un cadre épistémologique à l’intérieur duquel les articulations de cette catégorie se déploient. La catégorie qui nous conduira à la mise en perspective-jamais parfaite ni définitive-du discours et de la pratique institués en Afrique est la possibilité, le cadre épistémologique structurateur étant la Théorie Critique. La problématique se précise en ces termes : la catégorie de possibilité dans la Théorie Critique peut-elle permettre à l'exister du Négro-Africain de retrouver sa pertinence au sein des diverses méconnaissances que sécrète la réalité africaine ? La recherche du non-identique telle qu'elle est voulue par la Théorie Critique (Adorno surtout), peut-elle aider à la destruction du système répressif ? Si oui, à quelles conditions cette destruction peut-elle entamer le processus d'extension et d'éternisation de la "ratio" identitaire en Afrique ? Le problème fondamental qui se pose en Afrique aujourd'hui est celui de savoir s’il y a encore une chance de développer le domaine de la Liberté, l'espace du possible à l'intérieur duquel le Négro-Africain puisse écrire plus ou moins adéquatement son Histoire ?

  • 3 Cf. E. Hirsch, "L'école de Francfort, une critique de la rationalité instrumentale", L'homme et la (...)
  • 4 Jürgen Habermas, Théorie de l'agir communicationnel, trad. Ferry, Tome 1, Paris, 1987, pp. 71-73.
  • 5 Idem, "La scène de la terreur", trad. C. Chauvin, Esprit, n. 12, 1977, pp. 25-26.
  • 6 Herbert Marcuse, L'homme unidimensionnel, trad. Wittig, Paris, 1968, pp. 280-281.
  • 7 Idem, Vers la libération, trad. J.B. Grasset, Paris, 1977, pp. 145-164.
  • 8 Idem, Actuels, trad. J.M. Menière, Paris, 1976, pp. 78-82.
  • 9 T. Bottomore, The Frankfurt School, Londres, 1984, pp. 73-75.
  • 10 Batalov, Philosophie de la révolte, trad. Peressada, Vichnevskaia, Moscou, 1974, p. 109.
  • 11 L. Kolakowski, Maint currents of marxism, tome 3, The Breakdown, trad. Falla, Oxford, 1982, p. 381
  • 12 P. Connerton, The tragedy of Enlightenment, an essay on the Frankfurt School, Cambridge, 1980, pp. (...)
  • 13 L'ostracisme/négligence de la Théorie Critique en France a été examiné par G. Raulet, G. Hoehn et (...)

9Notre problème doit donner "ses lettres de créance". Au nom de quoi invoquer la Théorie Critique ? Celle-ci s'est voulue un examen sans complaisance de l'organisation d'une certaine rationalité à une époque bien déterminée du capitalisme occidental. Or, toute rationalité est en partie liée à une historicité particulière ; ainsi, la critique de la rationalité sous son aspect instrumental/fonctionnaliste concerne uniquement l'histoire de l'Occident. En quoi cette critique est-elle transposable ? La question peut se formuler de façon simpliste : de quoi l'Afrique se mêle-t-elle, s'il est vrai que la rationalité capitaliste et instrumentale n’a pas encore atteint là-bas un stade aussi développé et une vitesse aussi frénétique qu'en Occident ? Ne serait-il pas assez préoccupant d'analyser la réalité africaine avec les canons épistémologiques empruntés d'ailleurs et surtout d'une théorie qui pensait très peu à l'Afrique ? La Théorie Critique est en effet européocentrique. Elle se veut ouverte et fermée. Ouverte par l'exigence de déconstruire une culture devenue administration autoritaire par la considération du rapport au vécu sous le mode instrumental, curieusement, elle se ferme par son "ethnocentrisme"3. Les symboles employés pour la critique de la rationalité sont typiquement occidentaux. "Ulysse" et "Juliette" utilisés par Adorno et Horkheimer dans la Dialectique de la Raison viennent d'Homère et de Shakespeare. Habermas lui-même, malgré l’aspect (qui se veut) universaliste de sa théorie de la communication, n'accorde pratiquement pas d'importance dans son corpus au Tiers-Monde en général et à l'Afrique en particulier. Il parle d'une tribu africaine (les Azandés) pour souligner les traits différenciant la compréhension mythique de la compréhension moderne du monde. Ce qui intéresse Habermas, c'est moins l'émancipation hic et nunc des Azandés que l’explication de sa théorie de la rationalité dans sa prise de position relative au débat entre Winch et Lukes. Les Azandés y sont invoqués de seconde main, car c’est à travers les prismes de l’ethnologie inavouablement occidentalocentrique et réductrice d'E. Pritchard que Habermas parle des Azandés4. Le deuxième texte où Habermas fait cas du TiersMonde se trouve être une réponse polémique au professeur Sontheimer de Munich, publié dans la revue Merkur (Oct-1977) et republié dans Esprit (n. 12. déc. 1977) sous le titre : "La scène de la terreur". Habermas y déplore "les dégâts que la dynamique de la croissance capitaliste provoque dans les pays du TiersMonde"5. Le seul penseur de la Théorie Critique qui donne une petite place au Tiers-Monde en général et à l'Afrique en particulier est bien H. Marcuse, aussi bien dans L'homme unidimensionnel6. en passant par Vers la libération7. que dans Actuels8. Ensuite, au nom de quoi s'occuper d'une théorie dont le manque d'analyses économiques serait responsable d’une tendance au "millénarisme"9, développant une dialectique qui a été qualifiée du côté soviétique de "nihiliste"10 ? En vertu de quoi prendre comme cadre d'étude les "arrogants Francfortois"11 dont la position ambiguë vis-à-vis de l'Aufklärung "brouillerait les cartes"12 ? Pourquoi la recherche du non-identique dans l'historicité africaine devrait-elle passer par une théorie occidentalocentriste ? Ne risque-t-on pas d’aboutir à un paradoxe consistant à chercher l'autonomie de l'Africain à partir des prémisses méthodologico-politiques hétéronomes ? Enfin, après son ostracisme13, s'occuper de la Théorie Critique, n'est-ce pas la dresser contre elle-même, dans la mesure où, antisystématique, elle s'est voulue critique de toute industrie culturelle ? Les diverses et actuelles factions "benjaminiennes", "adorniennes" et "habermassiennes" illustrent cette hypostase/commercialisation de la Théorie Critique et, examiner celle-ci en la tirant vers l'Afrique serait peut-être "céder à la mode" ? Parler de la Théorie Critique est-ce régresser ?

10La légitimité de notre intérêt pour la Théorie Critique se fonde sur le caractère ouvert de celle-ci. Comme théorie née dans une histoire particulière, la Théorie Critique est périssable. Mais, comme pensée admettant la possibilité de son autodestruction et une ouverture vers le non-encore, la Théorie Critique demeure plus que jamais vivante. La ruine de la fausse cohérence de surface exige que la Théorie Critique s'éprouve par une application historique hors de son lieu d'énonciation. Que serait la crédibilité d'une théorie qui ne se soumettrait pas aux conditions de son effectuation historique ?

  • 14 Marc Jimenez, "Introduction à Présences d’Adorno," Revue d'Esthétique, Paris, 1975/1, p. 10.

11Il s'agit pour nous de dépasser ce qui pourrait être "le technocratisme de la théorie"14 articulant dans la bonne optique de l'histoire de la philosophie, les filiations, les traductions, les emprunts et les commentaires théoriques. Tout ceci rentre dans la sérénité du jeu universitaire où le philosophe ne met plus la main dans la "pâte" au moment où se joue le sort des cités. On tire, ces temps derniers, la Théorie Critique vers un "esthétisme" d'autant plus inquiétant qu'il devient un jeu élitiste de promotion administrative et universitaire dans un monde complètement disloqué par la recherche des nouveaux repères, la violence et la mort.

12La Théorie Critique était un "cri" des "exclus" qui ont connu le nazisme et l'exil. La réception de ce "cri" est bien entendu différente selon qu'on se trouve dans une "démocratie" au sein d'une culture des vainqueurs avec ses réflexes, sa suffisance, ses priorités, ou selon qu'on patauge dans une culture dominée (folklorisée). L'importance accordée au problème de la domination (concept fondamental de la Théorie Critique) est aussi variable. Il y a une saisie "intellectuelle" de la domination qui l'articule au nom des Universaux (Liberté, Droits de l'homme etc...) dans les amphithéâtres et une saisie "vitale" de la domination qui, du berceau au tombeau, marque la chair rouge et fumante d’une culture et d'un continent piétinés et exilés de la prise de parole. Il est dès lors indéniable que notre approche de la Théorie Critique ne se limitera pas à l'exégèse douillette et très tranquille, mais entend affirmer à la fois avec elle une parenté problématique, des emprunts de vocabulaire ou de méthode et une certaine pratique commune de la pensée. On pourrait objecter qu'il y a le risque de dissoudre la Théorie Critique dans un éparpillement de ressemblances et d'échos sans consistance. Peut-être. Mais il s'agit pour nous de jouer, contre une certaine pratique de l'histoire de la philosophie avec sa manie de fidélité et d'orthodoxie, la carte de la trahison, de la récupération instrumentale et du détournement de la Théorie Critique.

  • 15 Cf. L'analyse d'Henri Lefèbvre, De l'Etat, Tl, Paris, 1978.
  • 16 La positivité qui sera l’objet de la réfutation ici concernera une certaine organisation du savoir (...)

13Quatre raisons légitiment notre choix de la Théorie Critique. Elle n'est certes pas d'origine africaine, mais elle s'est d'abord dressée contre la domination dans laquelle pâtit l'homme dans son processus d'individuation et de socialisation. L'Afrique étant sur le plan mondial un continent dominé, il est d'un certain intérêt de s'approprier cette théorie comme méthode d'analyse prophylactique des "arcana dominationis". La Théorie Critique fut (et est encore) liée à la dénonciation de l'organisation de l'Etat capitaliste occidental. Or, le plus beau legs de la colonisation "vidéo-chrétienne" se nomme, dans le cadre de l’Afrique : l'Etat. Cette réalité, en plus de ses multiples fonctions, s'universalise de manière tentaculaire15 et assume parfois, en Afrique, de manière admirable, le contrôle de la société civile par les comportements suivants : le répétitif dans la quotidienneté bureaucratique, l'identification Etat-peuple, la reproduction de la peur à travers l'isomorphie du sens et la réduction de la différence à l'identité par l'association/fusion de l'hétérologique en un discours unitaire/homologique. Le principe de production du sens, de l'espace et du langage par l'Etat peut être pour les Africains le lieu et l'objet d'une interrogation fondamentale. Dans ce programme, la mise en question de la rationalisation par la Théorie Critique peut, dans une certaine mesure, permettre l'évaluation de la majorité des "vulgates" des Etats africains et de leurs modèles occidentaux qui assurent leur reproduction. L'exigence du non-identique, la redéfinition d'un nouvel espace public en Afrique, la dénonciation d'une rationalité assurant la cohérence-cohésion parfaite dans la "paix" (enfin retrouvée !) entre les tribus, nécessitent l'apport des analyses d'une théorie dont le principal adversaire est la positivité16.

14Si l'universalisation de l'Etat et le problème de la domination fondent notre choix de la Théorie Critique sur le plan politique, le problème de la "Kulturindustrie", conséquence de l’universalisation de l'aspect marchandise, justifie ce choix sur le plan esthétique. Les arts en Afrique subissent une "catharsis" et une "animation" (au sens aristotélicien). Les principes d'équivalence et d'échange assurent l'hyper-fonctionnalisme du système mondial, ces principes, appliqués aux problèmes de la représentation en art, ôtent à celui-ci les éléments de négativité destructeurs de "l'ordo". Les deux principes sus-cités jouent le rôle de "cartharticon" consistant à "purifier" l'art de son potentiel négatif. Rendus positifs (ou affirmatifs au sens marcusien), les arts en Afrique acquièrent une "âme" afin que, moyennant le principe d'échange, ils intègrent les fluctuations des circuits du Capital. La mise en perspective de la "Kulturindustrie" intéresse plus que jamais l'Afrique au moment où "la senteur sauvage" et "l'innocence adamique" de ses arts se vendent chers.

  • 17 Les problèmes historiques liés à cette espérance sont soulevés par W. Laqueur, Weimar a cultural H (...)
  • 18 M.P.L.A. (Mouvement Populaire de la Libération de l’Angola) et F.L.N.A. (Front National de la Libé (...)
  • 19 Cette crise des modèles s’est étendue en art et la majorité des tentations artistiques allèrent da (...)
  • 20 Gérard Raulet, Pour une archéologie de la post-modernité, Weimar ou l'explosion de la modernité, P (...)

15Notre choix se justifie enfin par la similitude de la situation de crise qui prévalait dans l'Allemagne weimarienne et l'Afrique post et/ou néo-coloniale. La jeune république weimarienne a connu la grande difficulté sur laquelle bute l'Afrique aujourd'hui, à savoir la concrétisation de l'espérance d'avoir une société démocratique17. La famine qui a sévi avec des grèves pendant les dernières années précédant la révolution de 1918 en Allemagne, la tension et les espérances d'une vie autre sont à peu près les mêmes réalités que les Négro-Africains vivent dans leur histoire devenue une "via crucis". La liquidation systématique du gouvernement présidentiel, la perte d'influence des partis progressistes, la dislocation de la social-démocratie dans l'Allemagne weimarienne font penser à l'évolution des Etats négro-africains qui, au lendemain des années 1960, ont abandonné les structures politiques pluralistes embryonnaires laissées (malgré eux !) par les colonisateurs pour gouverner sur le mode du parti unique. La division de la masse ouvrière à cause de la fameuse rivalité entre les deux partis de gauche (SPD-KPD) fait penser aux divisions internes entre les partis en lutte pour la même libération nationale en Afrique (par exemple le M.P.L.A et le F.N.L.A. en Angola)18. En plus des crises politiques, la période weimarienne a été riche en mises en question de la rationalité. De Weber en passant par Heidegger, Jaspers, Simmel, Korsch, Lukács, Benjamin, Bloch, jusqu'à l'Institut für Sozialforschung de Francfort, se profilait une ferme volonté de dégager les voies et moyens de repenser le modèle de la rationalité dont les plus récentes attaques remontaient alors à Nietzsche. La rationalisation (Weber), la lecture de l'Etre en termes "d'outilité"/d'étant (Heidegger), la reconsidération du concept de vie (le premier Marcuse), la systématisation de la réification (Lukács), le travail d'élaboration d'une utopie concrète (Bloch) etc... furent des symptômes d'un problème culturel beaucoup plus étendu que la simple crise de la rationalité : la crise des modèles19. L'Afrique, dans son ouverture à la modernité, se trouve confrontée à cette crise des modèles, de telle sorte que l'étude de la Théorie Critique en tant qu'aspect de la culture de Weimar ne peut qu'aider à la mise en perspective du processus de rationalisation en Afrique. La remarque de G. Raulet trouve ici toute son actualité : "la recrudescence des schémas fondamentaux conduit à se demander si nous n'avons pas affaire dans les deux cas, sous Weimar et aujourd'hui, à une même crise de rationalisation-modernisation"20.

  • 21 L'irrationalisme dans Weimar est exposé par E. Bloch à travers une critique de Spengler et Klages (...)

16La mise en perspective de la modernité dans la période weimarienne est aussi inséparable d'un autre phénomène que nous observons actuellement en Afrique, à savoir la montée de l'irrationalisme (Cf. la critique des théories de O. Spengler et Klages par E. Bloch)21. A l'heure actuelle, l'issue de la crise économique semble trouver son actualisation dans la montée de l'irrationalisme à travers les sectes syncrétiques d'origine américaine (les adventismes et pentecôtismes), asiatique (Moon) et négro-christiano-africaine (le mouvement Aladura au Nigeria, le christianisme céleste au Bénin...). La critique des irrationalismes dans la période weimarienne peut aiguillonner et inspirer, méthodologiquement parlant, la critique africaine de l'irrationalisme. Enfin, dans la culture weimarienne, le concept de Vie devient une donnée importante. Ce concept de Vie, à condition de l'articuler comme Marcuse sur l'historicité, comporte une dimension fondamentale dans la quête d'ouverture des possibles en Afrique. Cette conception de la Vie, qui vient de Dilthey, a longuement occupé Marcuse dans sa thèse et peut constituer l'un des paramètres fondamentaux dans la recherche du non-encore et du possible humain, car à quoi servirait un concept du possible et de la modernité s'il ne respecte pas le lieu du surgissement et de contradiction qu'est la vie ?

17La lutte de la logique "affirmative" (la Positivité) contre la logique de l'inachevé et du pas-encore (la Possibilité) requiert une évaluation des difficultés que renferme le traitement de ce sujet. Les difficultés d'approche sont secondées par une autre précaution méthodologique consistant à délimiter notre investigation afin d'en déterminer la méthode.

18S'agissant des difficultés relatives au traitement de la catégorie de possibilité dans sa tentative de destruction des multiples investissements de l'identitaire, il faut faire spécialement mention du problème du cadre théorique de notre étude : "la Théorie Critique" et de l'objet de cette investigation : la catégorie de possibilité. Une étude sur l'Ecole de Francfort rencontre, entre autres, deux obstacles majeurs : la détermination spécifique du statut épistémologique de son (ou ses) discours et le problème lié à l'unité de celui-ci. L'histoire de "l'Institut für Sozialforschung" nous place devant une pluridisciplinarité qui ne va pas sans difficultés, et surtout devant son option du refus des systèmes. Pollock, Grossmann, Horkheimer, Grunberg, Fromm, Newman, Adorno et Marcuse venaient d'horizons intellectuels différents : veut-on tenter de définir (au sens délimiter) l'Institut par une idée unique et structuratrice sur le plan épistémologique qu'on se retrouve devant la pluralité des méthodologies propres à chaque discipline théorique.

19La méthode utilisée par Grossmann pour analyser la loi de l'accumulation dans la société capitaliste devait probablement être différente de celle de Horkheimer dans son analyse de la Critique de la faculté de juger. Cette hétérogénéité d'approches rend ardue la saisie de l'idée centrale de l'Institut. L'Institut éparpillé, ses membres se réclamèrent de l’étiquette de Théoriciens Critiques et c'est à elle que se rattachera Habermas qui ne fut, ni au moment de la fondation, ni au moment de l'exil, un membre de l'Ecole de Francfort, contrairement à l'idée souvent avancée. Le manque d'accord sur plusieurs points entre les membres de la Théorie Critique est d’une difficulté extrême.

  • 22 Herbert Marcuse, Contre révolution et révolte, Paris, 1973, p. 108.
  • 23 Theodor W. Adorno, Théorie esthétique, trad. M. Jimenez, Paris, 1974, p. 189.
  • 24 Ibidem, "L'art est-il gai" ? Notes sur la littérature, trad. S. Muller, Paris, 1984, p. 429. En pl (...)

20Un examen succinct donne à souligner des divergences, voire des oppositions, entre T.W Adorno et Marcuse par exemple. Comparons les points de vue du dernier Adorno sur l'art et ceux du vieux Marcuse à propos du statut de la forme esthétique. Tandis que Marcuse l'abstrait, l’anhistoricise/l'autonomise jusqu'à en faire une réalité ipso-consistante regardant de haut l'histoire, Adorno, a contrario, la lie de manière consubstantielle à l'histoire, au contenu. Marcuse affirme : "la forme esthétique, c'est l'ensemble des qualités (harmonie, rythmes, contrastes) qui font d'une oeuvre un tout autosuffisant22 ", à quoi Adorno semble répliquer : "la difficulté à isoler la forme est conditionnée par l’imbrication de toute forme esthétique et du contenu... pour éviter qu'elle ne devienne victime de cette abstraction par laquelle l'esthétique de l'art réactionnaire a l'habitude de se coaliser"23. L'appréciation qu'ils font de la psychanalyse est aussi presque divergente, mais aussi leurs rapports à la littérature et à la poésie allemande classique. C'est ainsi qu'une nette opposition apparaît quant à leur jugement sur Schiller. Dans un passage fort polémique intitulé "l'art est-il gai ?", Adorno accuse Schiller de contribuer à la division sociale du travail (distinction entre métier et loisirs) ; le vers "la vie est grave, l’art est gai" conclut le prologue du Wallenstein de Schiller... Le poète officiel de l'idéalisme allemand voulait ignorer cette ruse latine. Sa maxime n'a d'autres fins que de faire la leçon. Ce qui la rend tout à fait idéologique "car elle vient renforcer la distinction bien ancrée et universellement admise entre le métier et les loisirs"24. Le point de vue marcusien est plus favorable au poète et invoque la notion de jeu chez Schiller comme une propédeutique à une libération d'Eros. Sans nier les relents idéalistes de la pensée de Schiller, Marcuse historicise la notion de jeu de celui-ci en voyant en elle "la manifestation d'une existence sans peur ni angoisse" (Cf. Eros et civilisation). D'ailleurs, l'écriture philosophique concentrique/paratactique telle qu'elle transparaît dans la Dialectique Négative, Minima Moralia, et la Théorie Esthétique d'Adorno diverge de celle plus classique de Marcuse.

  • 25 Theodor W. Adorno, Notes sur la littérature, p. 400. Prismes, pp. 205, 208.
  • 26 Ibidem, Prismes, p. 208.
  • 27 Cf. La lettre d’Adorno à Benjamin le 2 Août 1935. Benjamin, Correspondance, II, trad. G. Petitdema (...)
  • 28 Jürgen Habermas, "L’actualité de Walter Benjamin. La critique : prise de conscience ou préservatio (...)

21En plus de l'opposition Marcuse/Adorno, nous rencontrons la divergence entre W. Benjamin féru de la Kabbale Juive à travers la fréquentation de G. Scholem et Adorno, nourri de l'idéalisme allemand et de l'esprit viennois à travers l'étude de la composition musicale chez Alban Berg et l'influence qu'il subit de K. Kraus. Bien qu'ayant apprécié Benjamin au départ, Adorno reproche à sa philosophie l'aspect mystique et théologique25 qui se soude à un matérialisme (à travers la lecture de Brecht) plus ou moins empirique parce qu'ignorant la grande catégorie de médiation26. D'autres objections concernant la transposition de l'image dialectique dans la conscience, le caractère fétichiste de la marchandise, ses considérations sur les rapports infrastructure/superstructure, le statut du mythe et du texte ont été adressées à Benjamin par Adorno27. Habermas qui examine ce rapport qualifie Benjamin de "préservateur d'un passé chargé d'à-présent"28.

  • 29 Cf. Jürgen Habermas, La technique et la science comme idéologie, pp. 10-11. Les autres critiques d (...)

22Un autre clivage existe au sein de la Théorie Critique entre Jürgen Habermas et l'ancienne Théorie Critique. A Horkheimer et Adorno, il reproche d'utiliser des concepts de vérité et de théorie issus d'un usage emphatique de la Raison dérivant de la tradition philosophique, et d'occulter la "question du droit" et de la "fondation" par l'analyse des formes figées de la conscience réifiée. Cette occultation justifie le manque de projet et d'élaboration de ce que serait une conscience vraie, car le démasquage d'une fausse conscience convoque la redéfinition de la vérité. Adorno et Horkheimer n'ayant pas poussé leur analyse jusque là, leur critique manque, par conséquent, de fondement de droit. Le moi étouffé dans les enveloppes de la pensée identifiante éprouve du mal à trouver ce qui serait vraiment le non-identique dans la perspective adornienne. Habermas se fait aussi critique à l'égard de Marcuse. Le problème de la critique de la rationalité instrumentale par Marcuse constitue la cible visée par Habermas. Pour Marcuse, la rationalité technique et instrumentale est liée à la domination de façon consubstantielle, autrement dit, le projet historique de la domination épouse essentiellement la forme même de la technique. Mais Habermas admet une distinction : si la rationalité technique/scientifique fonctionne comme une idéologie légitimante, en revanche, il n’est pas tout à fait vrai que la forme de cette rationalité se conjugue essentiellement en termes de domination. La critique de cette ratio devrait descendre du point de vue formel au point de vue pragmatique29.

  • 30 Les attaques contre Benjamin se trouvent dans les textes suivants : Habermas, "L'actualité de Walt (...)

23Habermas enfin, prend ses distances vis-à-vis des thèses benjamiennes sur la philosophie de l'histoire. D'après Habermas, celles-ci font un amalgame indu entre matérialisme historique et théologie. Si Benjamin emploie le concept d'expérience concrète (Erfahrung) par opposition à celui de l'expérience vécue (Erlebnis) postulée par l'herméneutique historique de Dilthey, c'est pour mieux fustiger le concept dix-neuvièmiste de progrès obéissant à un continuum temporel vidé et sans "à-présent"30. Cependant, bien que d’accord avec Benjamin sur la critique du progrès, Habermas regrette que son concept d'histoire soit basé sur une causalité de type messianisto-mystique. Penseur de la discontinuité qu'admire Habermas, il déplore la vision pessimiste de l'histoire chez Benjamin. Pessimisme le confinant-comme les vieux Francfortois Adorno/Horkheimer-dans un négativisme défensif qui, s'il soupçonne une certaine réconciliation à travers l'expérience de la "mimesis" et l'usage de l'allégorie, ferme l'histoire à toute fondation de ce que pourrait être la vérité.

24Les divergences des membres de la Théorie Critique constituent donc une difficulté méthodologique considérable. Car non seulement chaque membre utilise dans ses textes plusieurs registres, mais aussi ceux-ci s'entrecroisent et s'opposent quand il est question de parler de plusieurs représentants de la Théorie Critique.

  • 31 Telle est par exemple chez Aristote la possibilité formelle dans les seconds Analytiques I, 3, 72b (...)

25La deuxième difficulté est liée à la notion de possible. En parlant du possible, il faut bien déterminer à quel genre de possibilité nous avons affaire, car il peut arriver que chez un seul penseur plusieurs conceptions du possible se trouvent imbriquées de telle sorte qu'il devient extrêmement difficile de les dissocier pour les distinguer.31 Le possible est ce qui n'est-pas-encore, ce qui aspire à l'Etre effectif, mais comment un Sujet, borné et situé dans l'effectivité, peut évaluer les niveaux de ce qui n'est pas encore effectif ? Ou on évalue les niveaux de possibilité dans l'effectivité, et alors le possible cesse d'être possible pour être réalité, ou bien on examine la réalité pour y déceler sa part d'irréalité (de possibilité), et alors on se retrouve en train de programmer ce qui se dérobe à toute programmation parce que nous surprenant de par son imprévisibilité. Comment dire, systématiser et catégoriser ce qui échappe à toute définition et fuit chaque fois que le Sujet veut se reposer sur une affirmation ? Comment dire le possible ?

26Une autre difficulté articule le rapport du possible au réel et au temps. Etant lié au réel, le possible présente une ambiguïté. Du possible au réel, il n'y a pas qu'une différence de degré : car si cela était le cas, pour actualiser un possible, il ne faudrait pas tant le réaliser positivement, que supprimer, éradiquer les autres possibles (ses compossibles) auxquels il est préféré. Il n'y aurait alors nulle réalisation. Il faut donc qu'il y ait une différence de nature entre le réel et le possible sans quoi le possible ne pourrait même pas être défini comme une tendance à l'existence, au réel. Le réel serait, en somme, la négation de sa pure possibilité et pas simplement une détermination qui s'ajoute à cette possibilité. Si le possible est naturellement lié au réel, comment la jonction entre les deux s'effectue-t-elle ? Vis-à-vis du temps, le possible est une relation double, c'est un rapport objectif en tant qu'il est rapport au réel, et un rapport subjectif en tant qu'il est relation de soi-à-soi. Comment se passent ces possibilisations (de soi à soi et de moi au réel) ? Et entre les deux possibilisations, quelles en sont les médiations ? Quelle "ekstase" temporelle privilégier quand on traite du possible ? Puisque l'avènement du possible obéit à l’action de possibilisation/effectuation des tendances antérieures qui s'actualisent, ne devra-t-on privilégier que le passé ? Etant entendu que c'est par l'action contradictoire du moi au sein de la réalité présente que le possible advient, le présent serait-il le plus important ? En tant qu'advenir et non-encore-Etre, le possible c'est ce qui va être effectif, dès lors, le futur ne se déclinerait-il pas comme l'instance la plus fondamentale ? Le rapport du possible au temps est donc très ambigu, en tant qu'évanescence pure et simple, il se décline comme une anti-catégorie car ne se laissant pas piéger par la limitation de la définition.

  • 32 Celle-ci n’a pas été reprise dans le texte définif et constitue l'objet d’une étude future qui, bi (...)

27Anti-catégorie qui troue le réel et se joue de lui, le traitement du possible requiert quand même dans le travail qui nous concerne une méthode. Nous utiliserons la méthode de la "négation déterminée" telle qu'elle est énoncée dans toute la Théorie Critique et surtout chez Adorno. La Négativité (vieux concept de l'Idéalisme Allemand) comme catégorie et méthode, exprime d'abord la mobilité contradictoire du réel social/naturel, ensuite, elle ruine l'assurance compacte que le Sujet fait à la facticité, et enfin, dévoile ce monde dans les termes mêmes de son inadéquation substantielle. Cette méthode se méfie de la Méthode en tant qu'ordonnancement de la cohérence, et suspecte celle-ci, car elle occulte les contradictions et l'incohérence de la vie. Cette démarche choisira même parfois l'incohérence afin de ne faire aucune concession aux "discours affirmatifs" qui, pour asseoir leur légitimité se parent de la cohérence. Notre méthode (en vérité une anti-méthode qui saisira l'anti-catégorie qu'est le possible) procédera, dans l'analyse de l'éradication du possible en Afrique, à une démarche qui s'apparente imparfaitement à la saisie fragmentaire (paratactique) d'Adorno. Il s'agira pour nous de saisir la réalité africaine par constellations. Celles-ci iront de l'examen du "faire-croire" (discours politique/idéologique) pour aboutir au discours philosophique. Se côtoient donc les analyses iconographiques32, linguistiques, politiques et philosophiques. Les propositions concernant l'avènement du possible dans la temporalité africaine suivront, elles aussi, un mode d'exposition qui tient compte de mettre en exergue le négatif. Il s'agira de proposer plusieurs voies, qui seront moins des chemins que des "images-essais".

28Les étapes de la recherche sur la catégorie de possibilité dans la Théorie Critique et ses incidences sur la modernité africaine suivront un mouvement ternaire.

29Il est question d'abord de chercher au niveau de la Théorie Critique, cadre de notre examen, comment en son sein s'articulent le jeu et la lutte entre les nécessités et l'émergence du possible et, dans cette "Ecole", à quel type de catégorie de possibilité nous avons affaire. Finalement, quelles incidences cette catégorie peut-elle avoir vis-à-vis de la temporalité et de la praxis ? Et au nom de ces incidences, quels usages historiques peut-on faire de la conception "francfortoise" du Possible ? Cette première partie sera intitulée : les enjeux de la catégorie de possibilité dans la Théorie Critique. L'exploration à ce niveau mettra en lumière le mouvement interne d'opposition qui réside à l'intérieur de la Théorie Critique entre l'affirmation d’une impossible possibilité, et la réplique d'une possibilité de l'impossible. La mise en exergue de cette opposition aura un but propédeutique et heuristique. L'exploration de cette catégorie d'ouverture nous dotera d'instruments méthodologiques pour la recherche de l'éradication du possible dans d'autres modernités, dans la mesure où les philosophèmes qui articulent cette conception du possible pourraient constituer pour nous des clés d'intelligibilité en vue d'un pouvoir-vivre-autrement dans l’histoire africaine.

30La catégorie de possibilité, une fois examinée, ses limites et ambiguïtés soulignées dans la Théorie Critique, nous procéderons avec et contre la Théorie Critique à une mise en perspective de la modernité négro-africaine. Cette exploration constituera le deuxième moment de ce travail qui, pour l'essentiel, détectera au sein de l'immanence africaine certaines pratiques et quelques discours "affirmatifs" qui n'ont de cesse que de stopper l'émergence et le surgissement du "non-encore", d'où son titre : discours "affirmatifs" et négation du non-encore : les modalités de l'éradication du possible en Afrique. La première partie avait un but heuristique et propédeutique, celle-ci se veut pratique et politique car les possibles qui nous intéressent sont bien en gestation au niveau de l’histoire et c'est dans celle-ci qu'il faut voir les diverses manoeuvres par lesquelles ces possibles sont étouffés. Plusieurs discours seront explorés pour analyser comment au sein de ceux-ci le possible est éradiqué. Nous examinerons les stratégies du discours politique et les rationalisations du discours philosophique négro-africain.

  • 33 Un reproche, assez hâtif, consisterait à croire que le fait d’employer la démarche adornienne de " (...)

31La deuxième étape de ce travail se veut pratique/politique, mais cette enquête du possible au sein de l'histoire doit déboucher sur un pro-jet. Si l’éradication du possible existe dans l'immanence négro-africaine, encore faudrait-il esquisser les voies et moyens qui libèreront au niveau subjectif/objectif les possibilités en gestation33, ce faisant, nous n'en restons pas au niveau déconstructif que la Théorie Critique nous a enseigné. Nous essayons d'esquisser un programme, de faire un pari de la libération au nom du possible d'où l'intitulé de la troisième partie : réinvestir la Théorie Critique : la possibilité et le pari de la libération. Les voies qui seront indiquées, comme la catégorie de possibilité elle-même, revêtiront un aspect ouvert, indéterminé, provisoire et révisable. L'indéterminité et la pluralité des voies (au niveau de l'espace, du temps et de l'action) auront pour but de souligner qu'un programme de sortie hors des fers de la domination se veut toujours une incomplétude, une hypothèse, et un fragment (dans la recherche de la vérité). L'essentiel de cette enquête consiste à chercher, à travers le possible, comment il est encore possible d'introduire l'oeuvre de la pensée négative dans le continuum historique africain.

32Cette dernière partie recèle un double intérêt. D'abord, elle permet de voir l'utilisation et l'historicité des catégories de la Théorie Critique dans un cadre africain. Le plus intéressant dans cette optique réside dans le chiasme qu'introduirait la Théorie Critique. Le chiasme se trouve dans l'opposition résidant entre une théorie européocentrée et des possibilités qu'elle permet d'ouvrir dans une aire non européenne. Ensuite, il y a la mise en exergue de la catégorie de possibilité comme pari. La prudence et l'humilité théoriques exigent la non-hypostase des catégories. Nous ne prétendons pas faire de cette catégorie une clé ouvrant toutes les portes, mais, posée à titre d'hypothèse, nous parions sur et avec elle pour la décrispation des catégories et la dialectisation du vécu négro-africain.

Notes

1 G. F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, I, Paris, 1970, p. 576.

2 Nous ne ferons pas une étude de cette notion depuis Aristote jusqu'à la logique des modalités. La justification est que notre traitement du possible ne se place pas sur le terrain de l'histoire de la philosophie (afin d'analyser les filiations des concepts, l'articulation des critiques et enjeux) mais, loin de mépriser celle-ci, il opère un déplacement vers la philosophie politique. Ce faisant, ce qui nous intéresse, c'est le possible objectif des actes historiques contemporains dans leurs gestations ; c'est l'histoire politique et sociale telle qu'elle se déroule avec ses empêchements et retournements. Ce déplacement vers la philosophie politique adopte pour le possible un cadre historico-anthropologique qui se réfère à la possibilité comme projet de soi. En parlant d'une histoire particulière (celle de l'Afrique), nous donnons au problème du possible le primat de la raison pratique dont parlait Kant. Nous y abordons des catégories connexes au possible : l'impossibilité (du développement), la contingence (de la contrainte), le probable (dans les voies de la libération), le réel (en tant qu'histoire africaine), le fatal (comme idéologie), les conditions objectives et subjectives (préfigurations des images-essais).

3 Cf. E. Hirsch, "L'école de Francfort, une critique de la rationalité instrumentale", L'homme et la société, n. 35-36, 1975, p. 26.

4 Jürgen Habermas, Théorie de l'agir communicationnel, trad. Ferry, Tome 1, Paris, 1987, pp. 71-73.

5 Idem, "La scène de la terreur", trad. C. Chauvin, Esprit, n. 12, 1977, pp. 25-26.

6 Herbert Marcuse, L'homme unidimensionnel, trad. Wittig, Paris, 1968, pp. 280-281.

7 Idem, Vers la libération, trad. J.B. Grasset, Paris, 1977, pp. 145-164.

8 Idem, Actuels, trad. J.M. Menière, Paris, 1976, pp. 78-82.

9 T. Bottomore, The Frankfurt School, Londres, 1984, pp. 73-75.

10 Batalov, Philosophie de la révolte, trad. Peressada, Vichnevskaia, Moscou, 1974, p. 109.

11 L. Kolakowski, Maint currents of marxism, tome 3, The Breakdown, trad. Falla, Oxford, 1982, p. 381.

12 P. Connerton, The tragedy of Enlightenment, an essay on the Frankfurt School, Cambridge, 1980, pp. 112-115.

13 L'ostracisme/négligence de la Théorie Critique en France a été examiné par G. Raulet, G. Hoehn et M.Jimenez. Les deux premiers accusent les différents plis de l'Establishment : le parti communiste, le positivisme structuraliste, le débat existentialisme/marxisme, Cf. "L'Ecole de Francfort" en France, Esprit, n. 5, 1978, pp. 139-140. La négligence idéologique de la Théorie Critique, quant à elle, prend pour cible l'occultation du débat intellectuel par les "idéologies du désir des années 70". Cf. Adorno et la modernité, vers une esthétique négative, 2è éd, Paris, 1986, p. 21.

14 Marc Jimenez, "Introduction à Présences d’Adorno," Revue d'Esthétique, Paris, 1975/1, p. 10.

15 Cf. L'analyse d'Henri Lefèbvre, De l'Etat, Tl, Paris, 1978.

16 La positivité qui sera l’objet de la réfutation ici concernera une certaine organisation du savoir. Seront "positifs" tous les discours et pratiques institués qui, non seulement distribuent une isomorphie de la rationalité et la neutralité axiologique sous-jacente, mais aussi renforcent la rationalité instrumentale. La positivité ne désigne pas seulement le positivisme, celui-ci est l'une des phases théoriques les plus sophistiquées de la positivité mais tout discours de maîtrise dont l'expression et l'exercice s'auto-légitiment et deviennent "affirmatifs" au sens marcusien. Une critique de la positivité, au sens où les auteurs de la Théorie Critique l'emploient, se veut une mise en perspective des postulats réducteurs du pluralisme politique et social, et c'est ce sens qui nous guidera dans notre examen d'une autre possibilité pour la liberté des peuples dominés. Notre critique de la positivité débusquera les nouvelles possibilités inscrites dans la réalité africaine, mais bloquées par l'histoire présente.

17 Les problèmes historiques liés à cette espérance sont soulevés par W. Laqueur, Weimar a cultural History, Londres 1973, pp. 41 et sv. Un compte-rendu très détaillé de ces troubles est élaboré par A.J. Ryder, "The German Revolution of 1918, a study of German Socialism", War and Revoit, Cambridge, pp. 99-103. M. Broszat, L'Etat Hitlérien, trad. P. Moreau, Paris, 1985. Ce dernier analyse cette révolution irrésistible vers l'Etat national-socialiste pp. 29-33. Nous ne nous occupons que de l'aspect politique de l'évolution et de la chute de la république weimarienne, toutefois nous sommes conscients de l’avertissement bien fondé de G. Castellani, L'Allemagne de Weimar, 1918-1933, Paris, 1973, p. 371 : "La chute du régime de Weimar est un phénomène spécifique et multifactoriel".

18 M.P.L.A. (Mouvement Populaire de la Libération de l’Angola) et F.L.N.A. (Front National de la Libération de l'Angola). Par ailleurs, l'alliance des milieux agraires (en 1933) avec Hitler qui leur donna l'"Osthilfe" nous fait penser à l’U.N.I.T.A (de cette même Angola) acceptant "l'aide" de l’Afrique du Sud dont les agissements n'ont rien à envier à ceux du III. Reich. L’histoire, ces derniers temps, y fait d’heureux retournements...

19 Cette crise des modèles s’est étendue en art et la majorité des tentations artistiques allèrent dans le sens de la mise en question de certains modèles : Brecht (théâtre), Musil (littérature), Eisler (Musique) avec tout le prolongement viennois (Schönberg), Fritz Lang (cinéma), S. Kracauer, etc... Simmel, mort en 1918, est inclus dans la mesure où ses théories ont influencé le cercle de Weber dans Weimar.

20 Gérard Raulet, Pour une archéologie de la post-modernité, Weimar ou l'explosion de la modernité, Paris, 1984, p. 8.

21 L'irrationalisme dans Weimar est exposé par E. Bloch à travers une critique de Spengler et Klages Héritage de ce temps, trad. J. Lacoste, Paris, 1978, pp. 294-308. Le même irrationalisme taxé de "non-contemporanéité" est critiqué par B. Schmidt, "l’irrationalisme allemand de Weimar" Weimar ou l’explosion de la modernité, pp. 287-302.

22 Herbert Marcuse, Contre révolution et révolte, Paris, 1973, p. 108.

23 Theodor W. Adorno, Théorie esthétique, trad. M. Jimenez, Paris, 1974, p. 189.

24 Ibidem, "L'art est-il gai" ? Notes sur la littérature, trad. S. Muller, Paris, 1984, p. 429. En plus des sympathies de Marcuse à l'égard de Schiller, il faut mentionner le point de vue plus ou moins mitigé du dernier Habermas sur Schiller. Cf. Le discours philosophique de la modernité.

25 Theodor W. Adorno, Notes sur la littérature, p. 400. Prismes, pp. 205, 208.

26 Ibidem, Prismes, p. 208.

27 Cf. La lettre d’Adorno à Benjamin le 2 Août 1935. Benjamin, Correspondance, II, trad. G. Petitdemange, Paris, 1979, p. 170 et sv. L'idéalisme et son historicisme sont pris à partie dans la préface à l'étude de R. Tiedemann sur Benjamin Cf. R. Tiedmann, Etudes sur la philosophie de Walter Benjamin, préface de T.W Adorno, trad. R. Rochlitz, Paris, 1987, p. 10.

28 Jürgen Habermas, "L’actualité de Walter Benjamin. La critique : prise de conscience ou préservation", trad. M.B de Launey, C. Perret, Revue d'Esthétique, n. 1, 1981, p. 113.

29 Cf. Jürgen Habermas, La technique et la science comme idéologie, pp. 10-11. Les autres critiques de Habermas se trouvent aussi dans une interview donnée à l'université de San Diego en Californie le 14 mars 1980 à l’occasion du symposium sur la pensée de Marcuse : "Psychic Thermidor and the rebirth of rebellions subjectivity", Habermas and Modernity, éd. Bernstein, Oxford, 1986, pp. 74-75.

30 Les attaques contre Benjamin se trouvent dans les textes suivants : Habermas, "L'actualité de Walter Benjamin. La critique : prise de conscience ou préservation". Revue d'Esthétique, n. 1, 1981, Toulouse 1981, p. 113. "Ideologies and Society in the post war World", interview avec Gad Freudenthal (Jerusalem 16 déc. 1977) publiée en hébreu dans Machscha, vol n. 48, 1979, trad R. Livingstone, Habermas autonomy and solidarity, Thetford, 1984, p. 54, "A philosophico-political profile", op. cit, p. 173. "Consciousness-raising or redemptive Criticism. The contemporaneity of Walter Benjamin", texte original dans Aktualität Walter Benjamins, Frankfurt am Main, 1972

31 Telle est par exemple chez Aristote la possibilité formelle dans les seconds Analytiques I, 3, 72b et la possibilité relative traitée dans les premiers Analytiques I, 19, 23a. La grande difficulté est celle de la définition des niveaux de possibilité. L'indifférenciation et même la difficulté de les dissocier sont assez visibles à travers le commentaire qu’en fait Paul Edwards, The encyclopedia of Philosophy, New York, 1967, pp. 419-423.

32 Celle-ci n’a pas été reprise dans le texte définif et constitue l'objet d’une étude future qui, bien que séparée de celle-ci, sera son prolongement.

33 Un reproche, assez hâtif, consisterait à croire que le fait d’employer la démarche adornienne de "négation déterminée" pourrait nous empêcher d’élaborer un projet. Adorno pense que seul l'art reste encore en Occident la seule instance à parler du possible, mais il souligne aussi que l'art (et donc le possible) est condamné à moyen terme à disparaître. Nous n'assumons pas ce pessimisme adornien, car nous esquissons au cours de ce travail (cf. la troisième partie) un pari pour la libération d'une immanence particulière. Un projet est une hypothèse (qui peut être vraie ou fausse) dont le mérite est de ne pas fermer l'avenir au surgissement du neuf. Qu'il s'agisse de l'art ou d'une autre pratique culturelle, nous y voyons des "Traces" pour un pouvoir-être-autrement.

© Éditions de la Sorbonne, 1993

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