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Théorie critique et modernité négro-africaine

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Jean-Godefroy Bidima

Avertissement

Texte intégral

  • 1 Dinouart, L'art de se taire, 1771, 2. éd, 1987, p. 132.
  • 2 Ibidem, p. 149.

1L'abbé Dinouart (1771) las des multiples publications qui, à son époque, se voulaient spécialisées en tout, mit en garde contre une espèce de maladie qui consistait à écrire et à vouloir être auteur. Cette maladie de se faire imprimer saisissait les jeunes gens qui sortaient du collège et tous ceux qui croyaient avoir raison sur tout ce qui s'énonce. "Pourquoi vous précipitez-vous, emportés par la passion d'être un auteur ? Attendez, vous saurez écrire quand vous saurez vous taire"1 Cette "maladie d'être auteur" a deux conséquences dans certains cas : le narcissisme et la marchandisation. Etre lu, c'est désormais être visible et, par conséquent l'hystérisation de l'écriture est parfois liée au narcissisme et à l'individualisme qui constituent les signes de l'infantilisme et de l'autolâtrie autoritaire. Ecrire peut aussi, dans ce monde rongé par l'industrie culturelle (Adorno) et le principe de rendement (Marcuse), satisfaire à la marchandisation. Publier, c'est entrer dans le processus de communication ordonné par les lois du marché où la pensée devient une marchandise. Devenir auteur serait-il autre chose que livrer une marchandise à un public consommateur (lecteur) et, par là, prouver sa liaison au processus du marché ? Ecrire, c'est entrer dans l'ordre du discours. Mais publier, ne consisterait-il pas aussi à produire un discours ouvrable (comme une boutique) qui soit à la fois matière à réflexion et salaire ? Alors, faudrait-il ne plus écrire et publier ? Certes non ! Dinouart donne une bonne règle. En s'énonçant de manière paradoxale, elle constitue à la fois une remarquable pédagogie de la retenue, une discipline de la réserve et une poétique du silence : "on ne doit jamais cesser de retenir sa plume, si l'on a quelque chose à écrire qui vaille mieux que le silence"2.

2Ce qui nous incite aujourd'hui à briser le silence, c'est la reconsidération du possible devant l'impossibilité et l'imprévisibilité de notre histoire. Le brouillage des codes, des prévisions et des pronostics, devrait bien nous inviter à analyser toute catégorie, toute théorie et toute historicité du point de vue de leur possibilité et de leur ad-venir.

  • 3 Max Horkheimer, Théorie Critique, Paris, 1978, p. 362.

3Nous avions choisi de travailler sur le problème du possible en prenant comme cadre d'étude la Théorie Critique de l'Ecole de Francfort. Ce qui nous intéresse ici c'est l'articulation du problème de la domination et du temps. Horkheimer, dans une saisissante formule dit qu'il "ne peut s'empêcher de penser qu'à chaque instant, à divers endroits de la terre il y a des hommes qui sont martyrisés et qui doivent vivre dans les conditions effroyables... Et c'est sûrement une tâche de la Théorie Critique que de dénoncer cela "3. Cette critique des figures de la domination s'applique à la modernité négro-africaine.

4Du point de vue de la démarche, il s'agit de faire une "lecture de" la Théorie Critique, mais celle-ci ne trouve son complément qu'à travers une "lecture avec" la Théorie Critique. La "lecture de" la Théorie Critique est une sorte d'examen, à l'intérieur d'une philosophie, des problèmes liés à ses options et paradigmes. Cette démarche peut se proposer de relever les ambiguïtés, de démasquer les continuités et discontinuités, de briser les totalités et de recomposer les médiations. Cependant, puisque toute théorie a un rapport avec l'histoire, la lecture d'une catégorie n'aura quelque pertinence qu'en s'appuyant sur l'histoire en train de se faire. La lecture du réel historique africain s'opérera avec la Théorie Critique afin d'analyser les multiples coagulations de la logique identitaire. Comment faire advenir dans l'effectivité négro-africaine le non-identique (Adorno) et la logique du possible ? Quelles sont les conditions d'émergence de l'impossible possibilité ? Comment faire venir à l'Etre le non-encore ?

  • 4 Ce travail a été réduit et réécrit par endroits. L'appareil critique a été allégé. Certains dévelo (...)

5Ces questions ont constitué l'ossature de ce travail4 qui introduit une certaine façon d'entrevoir le problème du rapport entre la théorie et l'histoire. La Théorie Critique était européocentrique, cela lui a été reproché. La plupart de ses commentateurs actuels restent enfermés dans l'occidentalo-judéo-christianocentrisme. Tout se passe comme si le discours de la Théorie Critique n’était pertinent, et ses philosophèmes efficaces, qu'à l'intérieur de sa propre tribu. Déconstruire cette "vision tribaliste" de la Théorie Critique consiste pour nous à l'arracher de l'académisme et de l'européocentrisme pour qu'elle soit jouée (et déjouée) sur l'espace public africain comme une partition dont on notera les accélérations, les silences, les syncopes, les discontinuités et les vibrations. Ce faisant, nous conduisons la Théorie Critique vers un ailleurs où désormais le destin de la vérité (ou de la plausibilité) se jouera non pas dans la seule appréhension de la modernité africaine, ni dans la seule Théorie Critique, mais dans le "va-et-vient" entre celle-ci et celle-là, et dans l'incertitude de "l'entre-deux".

6La Théorie Critique est une critique de la raison identitaire qui n'a pas écrit sa critique de la raison pratique. La "structure d'appel" (Appellstruktur) que sécrète la Théorie Critique serait d'ébaucher sa critique de la raison pratique au sein des modernités particulières.

7La modernité a produit un univers concentrationnaire des théories et le résultat est toujours le même. Le marxisme chosifié ne porte plus ses fruits et a sécrété des enclaves. Le Christianisme et l'Islam, s'ils n'ont pas tenu la "promesse de bonheur", ont néanmoins édifié un monde de mots d'ordre où Tordre ronge le mot. Le libéralisme économique qu'on nous présente comme LA VOIE s'est mué depuis longtemps en un cynisme ombilical où chacun amasse en grattant un petit orifice d'où plus rien ne sort, pas même le plaisir. Le grand mot de culture n'est devenu qu'un alibi pour justifier tous les snobismes, tandis que l'efficacité organisationnelle a donné lieu à la prolifération monstrueuse des administrations qui, rongées par la cancérisation paperassière, légifèrent, s'enferrent et laissent faire. Sans parler de toutes les "démocratisations" qui ne sont que jeu verbal et prémisses de guerre. Les mots-jouets-marchandises ne sont plus verbe et vie mais des engins de mort produisant des petits Stimuli qui minent le cheminement du Sujet. La Théorie Critique nous permet de dire NON à ce mensonge de la modernité. Celle-ci est un processus où chaque création est l'avenir de ses potentialités. Ce qui veut dire que rien n'est joué, tout se joue et se trouve en gestation. Au-delà de la logique négative nous préconisons quelque chose qui serait comme une "docta spes africana". Celle-ci se veut à la fois "image-essai" et "image-souhait" (Bloch) dont les contours sont encore "sans qualités" (Musil).

8D'emblée, nous pouvons savoir que notre itinéraire sera difficile, accompagné de ratages, fondé sur des reprises, des réajustements, et des tâtonnements sur un chemin où la lumière et le vent arrivent de biais tout en jouant avec des ombres fugitives. Un vent et une lumière que l'histoire africaine ne maîtrise qu'assez difficilement tant les réseaux sémantiques et répressifs légifèrent, légitiment et rationalisent. Ecrire sur l'Afrique étant nous-mêmes impliqués dans cette aventure en tant que Nègres brisés-par le poids de la souffrance et par le croisement des paradigmes-relève du paradoxe. En qualité de Nègres scolarisés/falsifiés, nous sommes doubles chaque fois que nous prenons la plume. En notre for intérieur se trame quelque chose d'inacceptable, d'inassumé qui est parfois en nous plus que nous-mêmes, nous confond, nous dépasse et nous attend au tournant : l'exclusion ! On nous dit intégrés, mais nous comprenons cette intégration comme une antiphrase. Parfois, on a réussi à nous le faire croire, mais dans cette aventure, nous sommes confrontés au vieux personnage du "double" ; nous voici suivis ou précédés de notre propre ombre, nous essoufflant à la suivre ou tendus vers le message qu'elle nous crie : "dégagez-vous ! ". Se dégager et aller de l'avant serait peut-être la dernière chance. Notre exclusion du monde est paradoxalement notre chance, car elle nous délivre de la culpabilité des cultures qui ont pour seule loi le principe de rendement.

  • 5 "Lorsqu'on entend dire : "ce livre est un vrai scandale", il faut commencer par demander : et pour (...)
  • 6 F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, trad. M. Robert, Paris, 1958, p. 38.

9Peut-être que ce livre sera "scandaleux"5. Il existe certainement des "gardiens du temple" qui, tels les pharisiens, sont beaucoup plus soucieux de la "lettre" que de "l'esprit". Un certain pointillisme s'étonnera de l'utilisation assez hardie de la "négativité" adorno-marcusienne, de la "critique" horkheimienne, de "l'espace-public" habermassien et de la "docta spes" biochienne, mais qu'importe si la "lettre" a été trahie, pourvu que "l'esprit" (la volonté de lutter contre la logique identitaire) de la Théorie Critique soit sauvegardé ! L'esprit de la Théorie Critique se moque des mignardises et fioritures de la "lettre", ce qui lui importe c'est le sort de ceux qui écrivent leur histoire avec du sang. "De tout ce qui est écrit, je n'aime que ce que Ton écrit avec son propre sang. Ecris avec ton sang : et tu sauras que le sang est esprit"6.

10Ce livre ne prétend pas céder à la sotériomania (il ne propose aucun Messie), il ne se situe pas dans le ressentiment (c'est de ta faute !) ou dans la mauvaise conscience (c'est de ma faute !), il ne cherche pas une identité nègre (la négritude et ses divers avatars), ni un développement à rattraper, il est tout simplement "hors jeu", un pari pour le possible. Pari qui indique Tincomplétude et l'inachèvement de l'histoire africaine. Il ne s'agira pas de fonder un "futur authentique" (E. Bloch) sur le choix entre Etre et Devoir-être, Avoir et Etre, mais entre l'Immédiateté et la Possibilité, la modernité de l'identique et celle du nonencore. C'est une question éthique, anthropologique, ontologique et actuelle.

Notes

1 Dinouart, L'art de se taire, 1771, 2. éd, 1987, p. 132.

2 Ibidem, p. 149.

3 Max Horkheimer, Théorie Critique, Paris, 1978, p. 362.

4 Ce travail a été réduit et réécrit par endroits. L'appareil critique a été allégé. Certains développements concernant les rapports entre Habermas, Ricoeur, Gadamer et Apel ont été éliminés. Toute la partie esthétique qui étudiait les rapports entre l'image et le pouvoir a été mise de côté.

5 "Lorsqu'on entend dire : "ce livre est un vrai scandale", il faut commencer par demander : et pour qui ?". Ernst Jünger, L'auteur et l'écriture, tome 2, trad. H. Plard, Paris, 1988, p. 37.

6 F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, trad. M. Robert, Paris, 1958, p. 38.

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