Savoirs et philosophie à Paris dans la première moitié du XVIIe siècle
|Troisième partie. Un mode de pensée en crise
Chapitre 9. Les centuries et l’histoire des sciences
Texte intégral
1 – La science absente
1On pourrait en effet être a priori tenté d’estimer, et ceci pour plusieurs raisons finalement convergentes, que l’étude du corpus constitué par les Centuries ne représente pour l’histoire des sciences qu’un intérêt fort limité.
2Ceux qui s’y sont exprimés ne sont en effet d’abord et très généralement en rien des penseurs originaux : « érudits », « beaux-esprits » au sens que le siècle donnait à ces termes, hommes cultivés voire très cultivés, ils se sont toutefois contentés de rapporter ou de reprendre à leur compte des conceptions ou des théories élaborées par d’autres et dont ils ont simplement assuré, conformément aux intentions dominantes qui ont présidé à l’organisation des Conférences, un rôle de vulgarisation.
3En conséquence, on ne peut les créditer de la moindre innovation ou découverte opérée dans l’ordre théorique en général et dans l’ordre scientifique en particulier, comme on ne peut les identifier ou les mettre exactement sur le même plan que ceux qui, au même moment, qu’il s’agisse de Galilée, de Descartes, de Harvey, de Roberval, de Fermat, de Gassendi, de Mersenne même, ont participé activement au mouvement des sciences de leur époque. D’autant que l’ignorance, ou du moins l’absence au moins apparente d’intérêt à l’égard de ce dernier, renforcé par le relatif archaïsme de la culture qu’ils ont diffusée, paraît les en éloigner encore davantage.
4Cette dernière impression doit être toutefois partiellement corrigée. L’étude typologique des Conférences a d’abord révélé qu’il a tout de même été traité au total un nombre relativement important de problèmes scientifiques au sens que nous donnons aujourd’hui à ce terme. D’autre part, on peut constater qu’ont été débattues au cours des Conférences quelques-unes des questions qui se posaient alors à toute la communauté scientifique : il est de ce point de vue significatif que l’une des toutes premières conférences ait été consacrée, le 24 octobre 1633, à la question « du mouvement ou repos de la terre » et il est encore plus significatif que cette conférence, conformément au titre qu’elle s’était donnée, ait été l’occasion d’un débat contradictoire au cours duquel les arguments respectifs en faveur du géocentrisme et de l'héliocentrisme se soient équilibrés, preuve que les membres de l’académie de Renaudot étaient, au moins en certains domaines, dûment informés de l’état des connaissances en ce qui concernait en l’espèce l’un des grands débats théoriques du moment. Et les conférences qui ont été consacrées au phénomène des parhélies, aux éclipses du soleil et de de la lune, aux comètes comme celles qui furent l’occasion de faire le point sur le problème du calcul des longitudes ou sur celui des tremblements de terre ou du phénomène de l’écho autorisent une conclusion identique.
5Il faut donc admettre qu’en bien des domaines : en astronomie, en physique, mais aussi en biologie ou en médecine, les Centuries reflètent fidèlement l’état réel des connaissances sur chacun des problèmes précis qui ont donné lieu à information et à débat. Quand bien même certaines interventions se sont contentées de reproduire fidèlement des parties entières de l’œuvre d’Aristote et paraissent faire la preuve que leurs auteurs ignoraient que différents progrès avaient pu être accomplis depuis lors dans la connaissance des phénomènes naturels, cette méconnaissance est loin pourtant d’être générale et d’autres interventions témoignent à l’inverse que ces progrès s’étaient diffusés et que certains au moins des conférenciers en étaient parfaitement informés.
- 1 Il convient d’inclure dans cette catégorie de sujets tous ceux dont nous avons déjà signalé à quel (...)
- 2 La position de Descartes sur ce point est, on le sait, complexe. Voir Discours de la Méthode, 6e p (...)
6Toutefois, ceci ne retranche rien au fait que, aussi attentifs que quelques orateurs aient pu se montrer à l’égard du mouvement contemporain de la science, ils n’en étaient pas pour autant les initiateurs. Surtout, cet intérêt peut apparaître, si l’on envisage les Centuries dans leur globalité, en partie – voire largement – contrebalancé par le fait qu’il ne constitue pas pour autant, ainsi que l’étude de la typologie des Conférences l’a montré, le thème de préoccupation majeur de la totalité des membres de l’assemblée. Soucieux, de par leur attachement à une conception encyclopédique du savoir, de prendre en compte tous les modes de manifestation de la vie intellectuelle, les orateurs du Bureau d’Adresse, tout en se tenant pour certains d’entre eux informés de l’évolution et du progrès des connaissances dans le domaine scientifique, n’ont pas, en raison de la dispersion de leurs centres d’intérêt qui a résulté de cet attachement comme de la sorte de mise à niveau des problèmes à laquelle ils ont procédée en traitant indistinctement de questions dont il est difficile de prétendre qu’elles avaient toutes partie liée au problème de la constitution de la science mécaniste1, véritablement et sans doute pas du tout perçu ce qui, tout autant que le progrès ponctuel des connaissances marquait cette évolution à savoir son ordonnancement autour des questions liées à cette constitution, questions qui ne sont jamais posées en elles-mêmes ni pour elles-mêmes. A aucun moment n’est posé par exemple le problème de savoir si la science doit se constituer de préférence par la voie de la déduction a priori, comme le prescrit Descartes au même moment2, ou par la voie de l’expérimentation, comme l’estiment au contraire ceux qui gravitent autour de Mersenne, pas plus que n’est posé le problème de la valeur de la science c’est-à-dire du type de connaissance auquel elle permet d’atteindre. Il est vrai que ces débats n occuperont véritablement le devant de la scène philosophique que postérieurement à la fin du cycle des Conférences. Le Discours de la Méthode date certes de 1637 et Descartes y pose bien dans la sixième partie le problème de savoir selon quelle voie la science doit préférentiellement se constituer mais ce n’est qu’à partir de 1648, lorsque Pascal abordera le problème du vide et le traitera par le moyen de la méthode expérimentale, que ces débats vont véritablement se formuler. Il serait donc sans doute injuste de reprocher aux membres de l’académie de Renaudot de les avoir ignorés. En revanche, tout laisse à penser qu’ils ne paraissaient guère prêts à les aborder dans la mesure où l’on ne peut découvrir dans les Centuries la moindre esquisse de ces problématiques et l’évolution qui s’est dessinée au long du cycle des Conférences peut également renforcer le sentiment qu’ils étaient en train de passer à côté du vaste mouvement de recomposition dans l’ordre intellectuel qui s’accomplissait au même moment.
7Enfin, autant et plus encore sans doute que tout ce qui précède ne permet d’établir en ce qui concerne l’importance aussi bien quantitative que qualitative que les membres de l’académie de Renaudot ont accordée à la question de la science à proprement parler, ce qui tend à exclure les Centuries du champ de l’histoire des sciences, c’est inversement l’intérêt passionné qu’elles révèlent pour des questions qui paraissent se situer aux antipodes de toute problématique authentiquement scientifique ou du moins de ce qui est généralement aujourd’hui reconnu comme tel.
8Nous avons déjà relevé plusieurs indices de l’espèce de fascination exercée sur les conférenciers par tout ce que la rationalité moderne en général et la rationalité scientifique en particulier a irrécusablement invalidé et exclu du champ de la culture savante. D’une part, les conférences qui ont été consacrées à débattre de telles questions représentent une proportion globale fort importante par rapport au nombre total des sujets qui furent traités.
- 3 Ainsi en a-t-il été du problème de savoir si le son des cloches chasse les esprits malins, des sib (...)
9D’autre part, ces thèmes de réflexion n’ont pas été seulement abordés en des occasions ponctuelles mais sont revenus pour la plupart d’entre eux plusieurs fois au cours des Centuries de façon récurrente3, révélant ainsi une constance de préoccupation qui signale aussi à sa façon l’importance que l’académie de Renaudot a pu attacher à des problèmes théoriques qui ont désormais perdu toute pertinence. Et non seulement l’intérêt ainsi manifesté à l’égard de ce type d’interrogation n’a pas connu de fléchissement au cours des neuf années qu’a duré le cycle des Conférences, mais on éprouve même le sentiment qu’il s’est accru et renforcé au détriment de l’intérêt suscité par des questions « authentiquement » scientifiques. Le cinquième volume des Centuries n’a pas en effet ainsi pour seule caractéristique d’avoir rassemblé proportionnellement le plus grand nombre de débats sur des sujets qui ont été progressivement rejetés dans la catégorie des croyances irrationnelles, mais il est aussi celui d’où toute interrogation sur des sujets précis de physique, d’astronomie ou de biologie, etc., a quasiment disparue puisqu’on ne peut guère trouver plus de cinq ou six thèmes de conférences qui puissent mériter d’être rangés dans cette catégorie.
- 4 Ce « buveur d’eau », avant de susciter les hypothèses les plus diverses, a d’abord fait l’objet, d (...)
10En outre, que ces questions dont on peut s’étonner qu’elles aient pu retenir et captiver l’attention des hommes les plus cultivés de leur époque aient sans aucun doute revêtu à leurs yeux une importance majeure, se trouve confirmé par le fait, déjà souligné, que ce sont précisément celles qui ont donné lieu au plus grand nombre de débats et donc aux comptes rendus les plus longs. C’est en effet ce qui n’était, du moins en juge-t-on ainsi aujourd’hui, qu’un très banal illusionniste, le « beuveur d’eau de la foire Saint Germain »4, qui a été l’occasion, ainsi que nous l’avons déjà souligné, du compte rendu le plus long (douze pages) et huit orateurs se sont succédés pour tenter de proposer une explication de ses remarquables particularités. Mais la licorne, le bézoard ou les sibylles notamment ont également retenu longuement l’attention des orateurs.
11Enfin, ce sont aussi incontestablement parmi les très nombreuses questions qui furent abordées, celles qui ont provoqué non seulement les débats les plus longs, les plus recherchés mais aussi les plus intenses et les plus animés, aux antipodes des confrontations fort rituelles et formelles auxquelles ont donné lieu bien des questions de morale par exemple.
12Or la constance de ces interrogations, encore accrue par leur caractère réitératif, pourrait inviter à ne voir finalement dans une vaste partie des Centuries qu’une sorte de sottisier, dont le seul intérêt serait de permettre de se faire une idée très précise, puisqu’elles les rassemblent à peu près toutes, de ce qui constituait alors le fonds des croyances les plus répandues, croyances dont les titres des conférences déjà reproduits ont par avance fourni quelques exemples et révélé la diversité et la variété, mais que le détail des interventions accroît singulièrement.
- 5 « L’apport scientifique de la Renaissance », op. cit., p. 51.
13Document d’ordre quasi ethnologique, mettant le lecteur en présence des différents modes d’expression d’une mentalité devenue progressivement étrangère à la culture savante occidentale, les Centuries fourniraient ainsi et en même temps la preuve que la « crédulité sans bornes » qui, selon A. Koyré, caractérisait les penseurs de la Renaissance5, demeurait encore vivace parmi ceux qui, dans la première moitié du xviie siècle, apparaissent comme tout aussi dépourvus d’esprit critique que bien des philosophes du siècle précédent. Or, si l’on mesure le progrès accompli dans la voie de la rationalité moderne à la capacité à mettre en œuvre un rationalisme critique, dont l’effet est de se déprendre de cette mentalité, il est incontestable que pour cette raison aussi, beaucoup de membres du Bureau d’Adresse, dans la mesure où ils ont continué à assurer la diffusion très avant dans le xviie siècle de croyances étrangères à cette forme de rationalisme, n’ont en aucune façon œuvré à ce progrès mais l’auraient tout au contraire plutôt freiné.
14En conséquence, hormis les quelques domaines où les Centuries permettraient de découvrir une certaine correspondance avec le mouvement des idées scientifiques et philosophiques dont elles étaient contemporaines et offriraient ainsi le moyen d’apprécier l’étendue de l’aire de diffusion de ces idées, elles ne pourraient tout au plus qu’intéresser négativement l’histoire des sciences, en permettant de prendre la mesure de tout ce qui leur a manqué pour participer de façon véritablement active à ce mouvement, ou bien encore de juger de l’écart qui a pu exister à une certaine époque entre l’élite intellectuelle et la pensée « moyenne » des couches cultivées de la société.
2 – L’intérêt spécifique des centuries
15Toutefois, s’il est possible de concevoir et de pratiquer une histoire des sciences qui ne se limite pas à la recherche dans le passé des manifestations, des traces voire des anticipations de la rationalité scientifique contemporaine mais qui s’efforce aussi de prendre en compte la genèse de cette rationalité et qui, à cette fin, n’invalide pas a priori les différentes démarches intellectuelles qui s’en distinguent aussi bien que les théorisations auxquelles ces dernières ont pu conduire, mais au contraire s’efforce de découvrir à quel type de rationalité elles correspondaient afin de mieux comprendre à la fois contre quoi et comment une rationalité nouvelle a pu se constituer, l’étude des Centuries peut prétendre intéresser une telle histoire.
16En réalité, l’intérêt que peut représenter cette étude apparaît comme étant à la fois spécifique et pluriel, et pluriel en raison du fait que c’est à plus d’un titre que ce corpus présente une certaine spécificité.
17Il constitue d’abord un document doublement singulier en ce qu’il donne à découvrir et à explorer non pas la pensée d’un individu mais celle d’un groupe d’individus qui, d’autre part, ont rempli au sein de la vie intellectuelle de leur époque la fonction modeste de vulgarisateurs de savoirs et non la fonction plus prestigieuse d’inventeurs ou d’innovateurs. La méthode novatrice des Conférences, qui ont voulu être un instrument de diffusion d’une information plurielle permet en effet de trouver rassemblées, résumées et rapportées des pensées qui, tout en étant d’abord celles d’individus singuliers, revêtent, une fois réunies au sein de ce corpus un caractère dès lors collectif, encore accru et renforcé par l’anonymat des interventions.
18Les Centuries offrent en effet la particularité de permettre d’explorer une sorte de pensée collective qui est ici en l’espèce celle qui a appartenu en propre à ceux qui participaient au plus près au mouvement de la vie intellectuelle, par l’intérêt et la curiosité qu’ils manifestaient à son égard, sans être pour autant ni les diffuseurs patentés des formes officielles et institutionnalisées de la culture ni les éléments moteurs de son renouvellement.
- 6 Françoise Balibar, Galilée, Newton lus par Einstein. Espace et relativité, Paris, 1984, p. 10. Voi (...)
19Cette frange particulière de la population cultivée dont la caractéristique était de connaître à l’époque une extension remarquable, est celle-la même qui est incarnée par Sagredo, « esprit ouvert et libre de préjugés, qui représente l’honnête homme »6, dont la présence symbolique à titre d’interlocuteur du Dialogue concernant les deux plus grands systèmes du monde, témoigne qu’elle apparaissait désormais comme liée, d’une manière qu’il reste justement à déterminer, au mouvement de la vie intellectuelle.
20Car si les membres du Bureau d’Adresse n’ont pas surestimé l’importance de la tâche qu’ils s’étaient à eux-mêmes assignée, il serait tout à la fois faux et injuste de les réduire au simple rôle de medium investis d’une unique fonction de transmission passive des connaissances. En réalité, sans être des innovateurs, ils ne se sont pas contentés d’être les instruments de la diffusion de ces dernières mais ils ont témoigné, en plusieurs circonstances, et incontestablement parmi eux certains plus que d’autres, de leur capacité à adopter à leur égard une attitude réflexive, lorsqu’ils ont été par exemple conduits à produire la justification théorique en vertu de laquelle ils acceptent de tenir pour vraies ou rejettent au contraire comme fausses certaines d’entre elles.
21A ce titre, les Centuries sont donc aussi le lieu où il est possible de découvrir quels sont les différents modes de pensée, les différentes configurations épistémologiques qui ont organisé les savoirs, commandé la mise en œuvre de certaines catégories de pensée comme de certains types de raisonnement, toutes choses qui sont certes lisibles ailleurs puisque toutes les œuvres de l’époque en sont autant de témoignages et de lieu d’expression, mais qui apparaissent avec peut-être d’autant plus de clarté qu’elles sont ici rassemblées et, en outre, que les conférenciers ont eux-mêmes tâché de produire leur élucidation.
- 7 Geoffrey E. R. Lloyd, Pour en finir avec les mentalités, Cambridge, 1990, trad. française, Paris, (...)
22Car le caractère collectif et anonyme des Centuries n’a pas eu pour effet de produire le nivellement des modes de pensée qui s’y sont exprimés, modes de pensée qui se révèlent en fait tout aussi hétérogènes qu’étaient divers les courants de pensée qui ont été répertoriés. Or si cette hétérogénéité présente un premier intérêt en ce qu’elle contribue à confirmer qu’il est nécessaire de procéder à l’invalidation, comme vient de le faire Geoffrey Lloyd7, d’une conception simpliste de la notion de mentalité, celle qui consiste à désigner sous ce terme une manière homogène et unifiée de penser, de raisonner ou de croire, propre à une culture ou aux différents groupes qui en sont autant de sous-ensembles, elle présente en outre un intérêt beaucoup plus fondamental, beaucoup plus essentiel, qui tient à une autre particularité des Centuries, celle de leur situation historique qui les rend contemporaines, ainsi que nous l’avons déjà plusieurs fois souligné, du grand mouvement de restructuration intellectuelle corrélatif de la constitution de la science moderne. De sorte qu’elles donnent aussi à voir comment cette restructuration s’est accomplie, à sa façon particulière, non pas chez un individu ou, plus fondamentalement, dans une œuvre mais au sein d’un groupe. Non pas par l’un ou l’autre de ses artisans majeurs, mais à un niveau plus modeste, même s’il ne convient pas d’exagérer la distance qui a pu séparer les orateurs (plus que le public) des Conférences du Bureau d’Adresse de ceux que l’histoire a ultérieurement désignés comme les protagonistes majeurs du mouvement de la vie scientifique et philosophique de l’époque. Et que si l’on est en droit d’affirmer que le champ intellectuel que donne à découvrir les Centuries est un champ périphérique d’un centre occupé par ces derniers, il faut tenir cette périphérie pour une périphérie immédiate, une proximité parfois à la limite de l’indistinction.
23L’absence en effet de participation directe des individus qui constituaient ce groupe à ce mouvement de restructuration ne signifie pas pour autant qu’ils n’y ont pas été d’une certaine façon mêlés. Les différents modes de pensée que rassemblent les Centuries ne sont pas en effet seulement juxtaposés mais aussi, de par leur situation historique particulière, confrontés et affrontés au cours des seuls véritables débats ou du moins des débats les plus marquants auxquels aient donné lieu les Conférences, débats dont les enjeux avaient bien, à leur façon, partie liée au mouvement de constitution de la science moderne. Si l’on peut éprouver d’abord le sentiment d’un décalage considérable entre ceux qui, au même moment, constituaient la pointe avancée de la recherche scientifique et les membres de l’académie de Renaudot qui s’interrogeaient sur des problèmes situés apparemment aux antipodes de ceux que se posaient les premiers en ne se souciant semble-t-il avant tout que de savoir pourquoi ceux qui sont mordus de la tarentule guérissent au son des instruments musicaux ou pourquoi on acquiert de la beauté à manger de la chair de lièvre, ce sentiment s’estompe lorsque l’on découvre à l’analyse des débats que ces questions ont suscités, qu’ils rejoignaient, d’une certaine façon, ce qui était en jeu dans le travail des premiers, car au-delà de la diversité apparente des questions qui ont provoqué ces débats, c’est une seule et même grande question qui est inlassablement posée, celle de la confrontation de formes différentes de la rationalité, celle d’une part qui va être invalidée par le mouvement des idées scientifiques et philosophiques et celle qui va devenir la forme reconnue et dominante de la rationalité occidentale. A travers ces débats peut donc se découvrir comment s’est opérée, en cette période et selon des modalités particulières, cette transition vers un type de rationalité nouvelle, qui n’est pas à proprement parler, ainsi que nous le verrons, la rationalité scientifique moderne mais qui possède avec celle-ci une parenté suffisante pour avoir été capable de produire à son égard un phénomène d’adhésion parmi un public assez large et garantir ainsi son succès autant qu’assurer sa domination.
24En d’autres termes, ce que l’on peut ainsi découvrir dans les Centuries c’est comment, au plan très particulier où elles se sont situées, se sont produits des débats qui ne sont pas exactement ceux autour desquels s’affrontaient les artisans de la constitution de la science mécaniste, mais qui ont bien eu, en dépit des apparences, partie liée au mouvement de cette constitution. Car, s’il serait excessif de prétendre que sans eux celui-ci n’aurait pas eu lieu, il est tout de même possible d’affirmer qu’en permettant à une certaine forme de rationalité de devenir hégémonique, ils ont suscité à l’égard de la science moderne en train de naître un phénomène d’adhésion de plus en plus généralisée qui a été capable d’assurer son succès.
Notes
1 Il convient d’inclure dans cette catégorie de sujets tous ceux dont nous avons déjà signalé à quel point ils ne furent pas porteurs d’enjeux théoriques essentiels.
2 La position de Descartes sur ce point est, on le sait, complexe. Voir Discours de la Méthode, 6e partie notamment.
3 Ainsi en a-t-il été du problème de savoir si le son des cloches chasse les esprits malins, des sibylles, des problèmes posés par l’astrologie judiciaire, de l’efficacité des philtres, de la métempsychose, du « nouement d’éguillette », de la guérison magnétique des plaies du corps, des talismans, des années climatériques, etc., tous problèmes qui ont été plusieurs fois abordés au cours de différentes conférences.
4 Ce « buveur d’eau », avant de susciter les hypothèses les plus diverses, a d’abord fait l’objet, dans le compte rendu qui lui a été consacré, d’une très longue présentation destinée à faire valoir ses remarquables performances. En résumé, on peut se contenter d’indiquer qu’il possédait la particularité, après avoir bu plusieurs verres d’eau ordinaire, de rejeter des eaux de couleur et de nature différentes (eau d’oranger, eau de rose, eau de vie), comme de propulser en l’air l’eau ingurgitée avec la force d’un jet d’eau. Il faut ici souligner que ce « buveur d’eau » n’a pas uniquement captivé l’intérêt des membres de l’académie de Renaudot. C’est le tout-Paris des doctes et des érudits qui s’est interrogé à son propos ainsi qu’en témoigne la réponse faite par Descartes à Mersenne qui l’avait questionné à son sujet. Loin de manifester un étonnement excessif au récit des prouesses du buveur d’eau, Descartes s’est contenté d’en proposer une explication dont on ne peut prétendre qu’elle soit vraiment satisfaisante, mais qui dit suffisamment qu’il n’y a pour lui, en ces prouesses, qu’un habile subterfuge : « Pour le buveur Italien, il faudrait voir la chose pour en bien juger ; mais sur le rapport que vous en faites, je dirais qu’il doit avoir un trou sous le menton qui lui est resté de quelque blessure, et que c’est par là qu’il fait passer ses liqueurs. » (Descartes à Mersenne, 11 mars 1640, A. T., III, p. 42.) On découvre en outre que la collection Dupuy contient le texte de la 229e Conférence du lundi 5 mars 1640. (Paris, Bibliothèque nationale, Ms Fr, collection Dupuy, 550, p. 213) ce qui prouve que les frères Dupuy avaient partagé la curiosité de Mersenne (et qu’ils pouvaient aussi occasionnellement s’intéresser aux publications de l’académie de Renaudot, même si cet intérêt a été sans doute exceptionnel puisque on ne découvre aucune autre publication de Renaudot (hormis certains extraits de la Gazette) dans la collection Dupuy. Les éditeurs des Œuvres de Descartes, qui signalent la présence du texte de la conférence dans la collection Dupuy, soulignent également que la Logique de Port-Royal (2e édition, 1664) évoque encore, vingt ans plus tard, le cas du buveur d’eau, mais d’une manière, on peut le constater, qui témoigne des progrès de l’influence exercée entre temps par le rationalisme cartésien : « On demande encore, écrivent les auteurs de la Logique, quel pouvait être le secret de ce buveur d’eau, qui se fit voir à Paris, il y a vingt ans, et comment il se pouvait faire, qu’en jetant de l’eau de sa bouche, il remplit en même temps cinq ou six verres différents, d’eau de diverses couleurs. Si on s’imagine que ces eaux de diverses couleurs étaient dans son estomac, et qu’il les séparait, en les jettant, l’une dans un verre, et l’autre dans l’autre, on cherchera un secret que l’on ne trouvera jamais, parce qu’il n’est pas possible ; au lieu qu’on a qu’à chercher, pourquoy l’eau, sortie en même temps de la même bouche, paraissait de diverses couleurs dans chacun de ces verres : et il y a grande apparence, que cela venait de quelque teinture, qu’il avait mise au fond de ces verres. » (A.T,. X, p. 474, note a). Enfin, le succès posthume du buveur d’eau a été décidément considérable puisque le texte de la 229e conférence a fait l’objet en 1931, à l’occasion du tricentenaire de la publication de la première Gazette et dans le but de rendre hommage à Renaudot, d’une réédition. Cette petite publication reproduit en outre le texte de deux autres conférences : « Si les grosses têtes ont plus d’esprit que les autres » et « De la mandragore » (Le Beuveur d’Eau de la Foire Saint Germain, Angers, (Mme Mauret), 1931.
5 « L’apport scientifique de la Renaissance », op. cit., p. 51.
6 Françoise Balibar, Galilée, Newton lus par Einstein. Espace et relativité, Paris, 1984, p. 10. Voir également A. Koyré, Etudes galiléennes, Paris, p. 212.
7 Geoffrey E. R. Lloyd, Pour en finir avec les mentalités, Cambridge, 1990, trad. française, Paris, 1993.
© Éditions de la Sorbonne, 1997