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Savoirs et philosophie à Paris dans la première moitié du XVIIe siècle

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Simone Mazauric

Deuxième partie. Repérages : formes, sources et thèmes des conférences du bureau d'adresse

Chapitre 6. Enseignements et incertitudes de la typologie

Texte intégral

1L’étude des contenus que diffusèrent les Conférences du Bureau d’Adresse peut être conduite selon plusieurs directions. On peut d’abord tenter de déterminer quels furent les différents domaines du savoir qu’elles explorèrent et ceux, parmi ces derniers qu’elles privilégièrent. Or cette première approche confirme ce que l’analyse précédente pouvait laisser prévoir, à savoir que leurs animateurs, quelle qu’ait pu être par ailleurs leur volonté de marquer leur indépendance à l’égard des traditions intellectuelles les mieux établies, demeuraient à bien des égards fortement marqués par celles-ci et contribuèrent dans une large mesure à en assurer la pérennité et la reproduction bien plus qu’ils ne furent les instruments de leur subversion.

1 – Enseignements de la typologie

2Renaudot s’attendait, ainsi que nous l’avons souligné, à ce que le lecteur des Centuries s’étonnât de la « bigareure » des questions dont on débattit au Bureau d’Adresse, entendant par là qu’elles furent traitées de la façon la moins ordonnée, la moins systématique, la moins méthodique possible. Toutefois cette « bigareure » peut très bien s’entendre aussi de l’extrême variété de ces mêmes questions dont la caractéristique première, et c’est ce qui frappe particulièrement à la lecture ne serait-ce que de la table des matières des différents volumes, est d’avoir touché pratiquement à tous les domaines du savoir, hormis bien entendu ceux qui avaient été a priori exclus de la discussion (et encore la tentation de s’y aventurer ne fut-elle pas totalement écartée et ce en particulier dans le domaine de la théologie). Les Conférences ont de ce fait exploré un champ théorique très étendu et parcouru en tous sens cette spacieuse carrière que Renaudot voulait ouvrir aux investigations des membres de son académie.

  • 1 Première Centurie...,1e, 2e et 3e conférences.
  • 2 Ibid., 9e, 11e et 21e conférences.
  • 3 Ibid., 10e et 41e conférences.
  • 4 Ibid., 4e, 15e et 46e conférences.
  • 5 Seconde Centurie...,52e conférence.
  • 6 Première Centurie...,43e conférence.
  • 7 Ibid., 20e et 37e conférence.
  • 8 Ibid., 14e, 38e et 49e conférences.
  • 9 Quatrième centurie...,207e conférence et Seconde Centurie...,100e conférence.
  • 10 Troisième Centurie...,165e conférence.
  • 11 Quatrième Centurie...,278e conférence.
  • 12 Première Centurie..., 42e conférence et Seconde Centurie..., 89e conférence.
  • 13 Cinquième Centurie..., 309e conférence.
  • 14 Seconde Centurie..., 58e conférence.
  • 15 Première Centurie..., 39e conférence.
  • 16 Ibid., 36e conférence.
  • 17 Troisième Centurie..., 128e conférence.
  • 18 Seconde Centurie..., 81e conférence.

3En dressant la typologie des différents sujets traités au cours des neuf ans au long desquelles se déroulèrent les trois cent quarante-six conférences dont on possède les comptes rendus, il est possible de donner une idée plus précise de leur diversité puisque l’on constate que l’on y aborda aussi bien des problèmes de métaphysique (De l’être, Des principes, Des causes)1, de philosophie morale (Qu’est-ce qui fait l’homme sage, S’il est plus aisé de résister à la volupté qu’à la douleur, pourquoi les hommes sont-ils plus enclins au vice qu’à la vertu)2, d’astronomie (Du mouvement et du repos de la terre, Des comètes)3, de physique (Du mouvement perpétuel, De l’écho, Du vide)4, de mathématique (Du poinct)5, d’alchimie (De la pierre philosophale)6, de géographie physique (De l’origine des fontaines, Du tremblement de terre)7, de médecine (Du siège de la folie, Du circuit ou accès des fièvres, S’il y a des remèdes spécifiques à chaque maladie)8, de biologie (Lequel est l’aîné de deux jumeaux, Des hermaphrodites)9, de botanique (Des truffes et champignons)10, de zoologie (Du ver à soie)11, de linguistique (De la diversité des langues, D’où vient la diversité des noms propres)12, de grammaire (Du galimatias)13, d’esthétique (De la peinture)14, d’économie (Si la permutation est plus commode que l’achat ou la vente)15, de société (Du réglement des pauvres)16, de démonologie (Des incubes et des succubes, et si les démons peuvent engendrer)17, de pratiques divinatoires (De la chyromancie)18, etc.

  • 19 Troisième Centurie..., 114e conférence.
  • 20 Première Centurie.., 19e conférence.
  • 21 Cinquième Centurie.., 319e conférence.
  • 22 Seconde Centurie..., 90e conférence.
  • 23 Cinquième Centurie..., 340e conférence.
  • 24 Voir supra, première partie.

4Or cette première esquisse typologique témoigne d’une part de l’immense curiosité et de l’appétit de savoir du public des Conférences, manifestement prêt à s’intéresser à tout et confirme également que ces dernières désiraient avant tout répondre à un besoin d’information qu’elles s’efforcèrent de satisfaire en traitant avec bonne grâce aussi bien de la voie lactée19, du flux et reflux de la mer20 que du bégaiement21, de la chasse22 ou de l’antipéristaze23. Mais elle révèle aussi et surtout de la part des membres de l’académie de Renaudot d’une ambition d’encyclopédisme qui apparente plutôt celle-ci aux académies renaissantes qu’à celles qui se créeront à sa suite. En choisissant en effet de ne pratiquer aucune exclusive, en refusant de se cantonner dans l’étude d’un domaine précis du savoir, les orateurs du Bureau d’Adresse ont prolongé dans les premières décennies du xviie siècle une tradition intellectuelle certes fort ancienne mais qui d’un point de vue académique avait été pratiquée aux origines de ce mouvement et qui n’allait pas tarder à être abandonnée, comme nous avons pu le voir précédemment, pour céder la place à une tendance à la spécialisation. Tendance à la spécialisation qui correspondait en fait à l’émergence de nouvelles pratiques intellectuelles dont l’originalité devait se marquer en ce que elles allaient tendre de plus en plus à constituer le savoir en disciplines distinctes, chacune dotée d’un objet propre et relevant de méthodes spécifiques d’observation et d’analyse. Par leur vocation encyclopédique nettement marquée, les Conférences du Bureau d’Adresse apparaissent en conséquence comme plus proches des premières académies néo-platoniciennes de la Renaissance ainsi que de celles qui, en France, en furent les héritières, tout autant que du Cabinet des frères Dupuy, très marqué également par la tradition renaissante, que des académies privées ou officielles qui se sont constituées dans les années soit immédiatement soit plus lointainement postérieures et qui ont pratiqué une spécialisation qui est allée grandissant, ainsi que les appellations, (pour les académies officielles s’entend), dont elles firent l’objet, et qui attribuaient à chacune d’elles son objet propre24, en témoignent à l’évidence.

  • 25 Seconde Centurie..., 74e conférence.
  • 26 Ibid., 87e conférence : « Si l’immortalité de l’âme peut se démontrer par raisons naturelles. »
  • 27 Ibid., 95e conférence.
  • 28 Première Centurie..., 28e conférence.
  • 29 Troisième Centurie..., 149e conférence.
  • 30 Ibid., 103e conférence.
  • 31 Sur les cabinets de curiosités voir Roland Schaer, L’invention des musées, Paris, 1993, pp. 21-23.
  • 32 Cette absence du sens de l’ordonnancement rigoureux n’avait rien à l’époque d’exceptionnel. Il suf (...)

5Mais ce qui surprend tout autant lorsque l’on découvre la liste des questions dont on débattit au cours de ce long cycle de conférences et lorsque l’on essaie de les ordonner et de les classer, ce n’est pas seulement la prétention ostensible des orateurs de balayer la totalité du champ du savoir et de proposer une vue synoptique de l’ensemble des connaissances humaines, c’est aussi leur capacité à traiter avec apparemment le même sérieux et la même conviction des sujets dont l’intérêt théorique ne paraît pas devoir se situer exactement sur le même plan et à débattre ainsi aussi bien de la navigation et des longitudes25, de l’immortalité de l’âme26 que des étrennes27, du cocuage28, de la chevelure29 ou des fards30. Or, par leur ambition encyclopédique, aussi bien que par leur refus au moins apparent d’instaurer une hiérarchie entre les différents domaines du savoir, les Conférences du Bureau d’Adresse ne s’avèrent pas seulement les héritières de la tradition renaissante mais marquent tout autant leur pleine appartenance à l’âge baroque. En effet, par cette double capacité dont on fait preuve leurs animateurs à conduire leur réflexion dans tous les domaines, des questions les plus métaphysiques aux questions le plus triviales, et ce avec une absence totale du sens de la méthode, du classement rigoureux, elles ont aussi bien manifesté quelque chose du foisonnement dans la création des formes qui a caractérisé l’esthétique baroque qu’elles ont présenté une profonde similitude avec ce en quoi l’esprit de leur époque s’est le mieux traduit et concrétisé, à savoir la constitution des cabinets de curiosités31 c’est-à-dire de ces assemblages hétéroclites des objets les plus divers, qui exprimaient la même curiosité universelle, le même désir de totalisation mais aussi la même ignorance des exigences de la classification et de la hiérarchie que peu à peu la raison classique, si l’on adopte ici la terminologie de Michel Foucault, allait imposer32.

6Il est vrai que ce caractère des Conférences peut s’expliquer en partie par la fonction qu’elles s’étaient assignées dès le départ, celle d’être un vecteur de la diffusion du savoir auprès d’un public en grande partie non averti, et qui venait autant se divertir que s’instruire, et qui ne souhaitait peut-être pas que fussent toujours systématiquement abordées « les questions les plus intriguées de la science et de la philosophie », public qui fut donc sans doute en partie responsable de cet éparpillement de la réflexion. Mais celui-ci correspondait aussi sans nul doute au goût véritable des conférenciers et, plus profondément encore, à la configuration de l’univers intellectuel qui était le leur et dont l’analyse, à laquelle nous procéderons ultérieurement, nous permettra de saisir en quelle façon il en était bien un élément structurel.

7Il convient toutefois de ne pas en surestimer l’importance et ne pas se croire autorisé à conclure que les membres de l’académie de Renaudot ne manifestaient aucune préférence et n’opéraient aucune sorte de discrimination entre les différents problèmes qu’ils abordèrent successivement et l’on peut tenter de déceler ce qui résuma leurs principaux centres d’intérêt et d’interpréter ensuite ces orientations préférentielles.

  • 33 Cinquième Centurie..., p. 53.

8Que les orateurs du Bureau d’Adresse n’aient pas établi le principe d’une stricte équivalence entre le problème métaphysique des causes et celui du galimatias par exemple, c’est ce que suggère à l’évidence l’intervention du premier orateur qui doit traiter de ce second sujet et qui se croit obligé d’en justifier longuement le choix en commençant par faire remarquer qu’« encore que les monstres soient haïs des hommes, et que la nature les desavoue, comme ses bastards : la Physique ne laisse pas d’en traiter : Et bien que la peinture soit principalement destinée à réprésenter les beaux et agréables objets : elle s’employe neantmoins quelquefois aux grotesques : soit pour imiter la nature en toutes choses, et ne laisser rien d’inaccessible à son pinceau. De mesme la Conférence qui s’est voüée aux choses sérieuses, se doit aujourd’hui divertir sur le Galimathias qu’on luy a donné pour sujet : sans doute, pource que les doctes raisonnemens qui s’y font d’ordinaire en langage poli, ont fait croire qu’elle se trouveroit empeschée à parler d’une chose qui luy est du tout inusitée»33. Or rien n’empêche de supposer que d’autres sujets ont pu susciter des sentiments comparables, même s’ils n’en firent pas toujours état, chez ceux qui n’eurent pas vraiment le choix de les traiter.

  • 34 Première Centurie..., 12e, 41e, 14e, 33e, 38e, 18e, 19e et 20e conférences.

9D’autre part, si contrairement à leurs intentions premières, les conférenciers se révélèrent incapables de s’astreindre à un traitement méthodique des questions, ils choisirent toutefois, tant que l’on traita deux sujets par conférence, de pratiquer une alternance non pas systématique mais du moins fréquente, entre un premier sujet qui pouvait être indifféremment un sujet de métaphysique, de physique, d’astronomie, de médecine, etc., et un second qui s’avérait alors dans tous les cas être un sujet de morale. Ainsi, après avoir débattu « de trois soleils », on se demanda « s’il peut y avoir un amour désintéressé », après « des comètes », il fut question de savoir « si le pardon vaut mieux que la vengeance », après avoir traité « du siège de la folie », on s’interrogea pour savoir « quel est le plus enclin à l’amour, l’homme ou la femme ». De la même façon, après « Des somnambules », « Du circuit ou accès des fièvres », « De l’origine des vents », « Du flux et reflux de la mer », « De l’origine des fontaines », ont été successivement débattues les questions suivantes : « Quelle est la plus excellente des vertus morales », « De l’amitié », « Pourquoi personne n’est content de sa condition », « Du point d’honneur », « S’il y a une ambition louable »34. Or, cette alternance est trop fréquente (on la relève environ soixante-quinze fois alors que cent seize conférences traitèrent successivement deux sujets), pour être le seul fait du hasard et elle s’explique sans doute par la volonté de réaliser un certain équilibre entre des questions de nature certes diverses, puisqu’il peut s’agir aussi bien de physique, d’astronomie que de médecine par exemple, mais qui ont pour point commun de relever du domaine de la connaissance et de revêtir un incontestable intérêt théorique, et des questions de philosophie morale qui pourraient avoir été choisies dans le but d’opérer un effet de délassement par rapport aux précédentes. Non que celles-là excluent par principe un intérêt de cet ordre mais pour la raison qu’elles ont été dans la majorité des cas traitées de telle sorte que celui-ci n’apparaît guère. A l’appui de cette interprétation, on peut constater que le premier sujet est le plus souvent traité plus longuement que le second, et donc de manière plus détaillée et approfondie, ce qui tendrait à confirmer qu’on lui accordait plus d’importance.

10On peut également, à la lecture des comptes rendus, éprouver le sentiment que tous les sujets n’ont pas suscité exactement la même ferveur et la même passion de débattre les uns que les autres et que si certains offrirent l’occasion d’échanges dans lesquels se perçoivent la force de la conviction et la conscience de l’importance des enjeux qu’ils impliquaient, d’autres ne donnèrent lieu qu’à des confrontations d’avis qui suggèrent l’impresion d’avoir été quasiment rituelles et machinales et où ces enjeux n’apparaissent pas clairement, voire semblent inexistants, ce qui est précisément le cas de la plupart des questions morales. La longueur très variable des comptes rendus ainsi que le nombre lui aussi variable des intervenants tend également à confirmer l’intérêt différentiel qu’ont pu susciter chez les différents orateurs les divers thèmes dont ils eurent à débattre bien qu’on ne puisse en toute rigueur établir une corrélation stricte entre ces différents facteurs et un type précis de sujet. On peut en effet constater qu’aussi bien en ce qui concerne la longueur des comptes rendus que le nombre des intervenants, les plus longs pour les premiers et les plus nombreux pour les seconds peuvent se rencontrer à propos des sujets les plus divers.

  • 35 Première Centurie..., 3e, 4e et 1re conférences, Seconde Centurie..., 53e conférence, Troisième Ce (...)

11Ainsi, si l’on examine à nouveau la liste des conférences dont les comptes rendus ont été les plus longs : Du beuveur d’eau de la foire Saint Germain, Des armoiries, De l’iris ou arc-en-ciel, Si la stérilité vient plus communément du côté des hommes que des femmes et au contraire, Des frères de la Rose-Croix, Lequel est l’aîné de deux jumeaux, Pourquoi les mulets ne peuvent engendrer, Lequel est le plus fort de l’honneur ou de l’amour, Pourquoi les corps morts saignent en la présence de leurs meurtriers, De l’extase, De la licorne, S’il est malsain de dormir après dîner, Du bézoard, Des Sibyles, Lequel est à préférer de la mort naturelle ou civile, Si l’homme a plus de bien que de mal en ce monde, Comment les esprits agissent-ils sur les corps, Si l’immortalité de l’âme se peut démontrer par raisons naturelles et Quelle est la meilleure secte des philosophes, et si l’on dresse en parallèle la liste des conférences qui ont suscité le plus grand nombre d’interventions : Des causes en général, De la matière première (dix interventions), De la fin de toutes choses, S’il y a plus de cinq sens extérieurs, Comment l’entendement émeut la volonté (neuf interventions), De la ressemblance, De l’origine des vents, De l’origine des fontaines, Des songes, De la physiognomie, Pourquoi les hommes désirent naturellement savoir, Laquelle est à préférer de la grande ou petite stature, De la fortune, Pourquoi fait-il plus de vent sur la mer que sur terre, Du beuveur d’eau de la foire Saint Germain, Lequel est le plus difficile, ou à l’homme de bien de faire le mal ou au méchant de faire le bien, S’il vaut mieux se contenter d’un seul ami que d’en avoir plusieurs, Le sage se doit-il quelquefois mettre en colère (huit interventions)35, l’on constate à l’évidence qu’une corrélation est impossible à établir. Tout au plus peut-on relever la présence très discrète des questions de morale au sein de cet ensemble.

  • 36 Première Centurie..., 38e conférence, Seconde Centurie..., 98e conférence.
  • 37 Seconde Centurie..., 75e, 76e et 80e conférences.
  • 38 Première Centurie..., 15e conférence.
  • 39 Seconde Centurie..., 83e conférence, Troisième Centurie..., 132e conférence.
  • 40 Troisième Centurie..., 105e et 107e conférences.
  • 41 Première Centurie..., 31e conférence.
  • 42 Cinquième Centurie..., 341e conférence.
  • 43 Quatrième Centurie..., 218e conférence.
  • 44 Première Centurie..., 15e et 46e conférences.
  • 45 Seconde Centurie..., 52e conférence.
  • 46 Première Centurie..., 3e conférence. Seconde Centurie..., 88e conférence.

12En conséquence, seul un repérage typologique plus précis que le précédent peut attester plus sûrement au sein d’un ensemble a priori très disparate et éclaté, la présence d’un principe de différenciation et de hiérarchisation des sujets. Si l’on tente ainsi d’estimer la répartition respective des différents sujets entre les différents types de savoir, on peut alors constater une nette préférence pour les sujets de médecine qui viennent largement en tête (soixante environ), sujets qui peuvent se différencier en sujets de pathologie générale (Du circuit ou accès des fièvres, Des causes de la contagion36), de pathologie particulière (De la lèpre, De la rage, De l’épilepsie37), de physiologie (Combien peut être l’homme sans manger38), d’hygiène (Du bain, S’il faut plus dîner que souper39), de thérapeutique (De la saignée, S’il est bon de se servir de remèdes chimiques40). L’étendue et la variété de ces sujets tend à prouver que le domaine de la médecine fut ainsi consciencieusement exploré. En concurrence avec les sujets médicaux, viennent les questions de morale (cinquante environ), et qui ont pu varier à l’infini autour de quelques grands thèmes généraux : l’attitude qu’il est souhaitable d’adopter à l’égard des passions par exemple (S’il vaut mieux être sans passion que les modérer41) et se différencier ensuite en questions plus précises et plus ponctuelles (Le sage se doit-il quelquefois mettre en colère42.) Les problèmes de physique viennent ensuite (trente environ) et peuvent également être distingués en problèmes généraux (Comment se font la mixtion et la génération et en quoi elles diffèrent)43 et en problèmes très précis (De l’écho, Du vide44.) Ce sont d’ailleurs les seconds qui l’emportent largement. A côté des questions de physique, il est possible de faire figurer les problèmes de géographie physique (dix environ), d’astronomie (dix également), de chimie/alchimie (neuf). La biologie a suggéré des questions diverses (quatorze environ), qui ont été aussi bien des questions de botanique, de zoologie que de tératologie. Au sein de cet ensemble scientifique, on ne trouve en tout et pour tout qu’une seule question de mathématiques, au sens que nous donnons aujourd’hui à ce terme (Du poinct45) Et au-delà de cet ensemble, on peut en constituer un autre qui regroupe les sujets de métaphysique et de philosophie (une trentaine environ), et qui ont eux aussi oscillé des questions les plus générales aux plus particulières (Des causes en général ou Quelle est la meilleure secte des philosophes46)

  • 47 Première Centurie..., 34e conférence, Cinquième Centurie..., 333e conférence, Quatrième Centurie.. (...)
  • 48 Première Centurie..., 43e conférence, Troisième Centurie..., 106e conférence.

13Les orateurs ainsi que le public ont également manifesté un goût assez prononcé pour bon nombre de questions qui relèvent de ce que l'on range aujourd’hui dans la catégorie de l’irrationnel, du merveilleux ou du fabuleux, questions qui touchaient aussi bien à la démonologie, ainsi que nous l’avons déjà indiqué, qu’aux pratiques divinatoires ou qui s’efforçaient d’élucider des phénomènes particulièrement insolites (De la lycanthropie, Comment ceux qui sont mordus de la Tarentole guérissent par le son de quelque instrument Musical – Du coq et si son chant épouvante les lions47) Au total, ce type de sujets a suscité plus de trente questions et un intérêt incontestable, qu’attestent la longueur souvent inhabituelle du compte rendu de ces conférences (on en relève un grand nombre dans la liste des comptes rendus les plus longs) ainsi que l’animation particulière des débats qu’elles ont soulevés. Enfin, un nombre encore relativement élevé de conférences (une vingtaine environ) ont été consacrées à ce que nous avons déjà dénommé des problèmes de société et qui ont inclus des questions aussi diverses que le problème de la création des Monts-de-piété ou celui de l’instruction des femmes (Du Mont-de-Piété, S’il est expédient aux femmes d’être savantes48) Au-delà de ces champs d’interrogations les plus volontiers parcourus, les sujets se dispersent en différents domaines qui, chacun, ne regroupe plus qu’un petit nombre de sujets (ainsi en est-il des sujets de grammaire ou d’esthétique par exemple.)

  • 49 Discours de la Méthode, op. cit., pp. 7-8. Voir également infra troisième partie.
  • 50 Première Centurie..., 47e conférence.
  • 51 Seconde Centurie..., 70e conférence.
  • 52 Cinquième Centurie..., 303e conférence.
  • 53 Ibid., 329e conférence.
  • 54 Voir infra, troisième partie.

14Cette approche typologique quantitative plus précise que la précédente suggère quelques commentaires. Elle confirme d’abord très nettement que tout en s’étant largement ouvertes aux interrogations les plus diverses, les Conférences ont toutefois privilégié un certain type de questions et parmi elles, en tout premier lieu, les questions médicales. La prédominance de celles-ci s’explique aisément par le fait que Renaudot était médecin et que la diversification de ses activités ne l'a jamais conduit, on le sait suffisamment, à se détourner de sa vocation première. Elle permet également d’attester la présence en nombre important de médecins parmi les membres de l’assemblée en même temps qu’elle paraît justifier l’inquiétude et tout à la fois accréditer l’accusation de la Faculté de médecine de Paris de voir se dresser en face d’elle une faculté rivale. On peut également relever l’importance non négligeable des questions scientifiques si l'on regroupe dans cette catégorie les problèmes touchant à la physique, à l’astronomie, à la chimie, à la biologie, etc., et que l'on y inclut ou non les questions médicales. Ce qui frappe toutefois, c’est l’extrême rareté en ce domaine des préoccupations mathématiques, qui ont été presque totalement négligées. Ceci n’est pas vraiment pour étonner, si l’on se rappelle à quel point le cursus traditionnel des études accordait peu de place (il suffit d’évoquer les regrets que Descartes a formulés à ce sujet49) à cette discipline. En revanche, les orateurs ont volontiers disserté sur « la vertu des nombres »50 et développé complaisamment ce thème en diverses occasions, que ce soit à propos des « années climatériques »51, ou à propos « des divers termes de l’accouchement des femmes » lorsqu’il s’agit d’expliquer « pourquoy les enfants vivent plutost à sept mois qu’à huict »52, ou en s’interrogeant pour savoir « si les Ecroüelles se guérissent par l’attouchement d’un septiesme garçon et pourquoy ? »53, témoignant en cela d’un goût beaucoup plus prononcé pour l’arithmologie fantastique que pour les mathématiques à proprement parler. Or on peut sans doute déceler dans ce constat l’une des raisons des difficultés qu’ont éprouvées les conférenciers à s’ouvrir aux aspects les plus novateurs de la modernité54. Toutefois, quoiqu’il en soit de la place qui fut accordée aux questions mathématiques, cela ne remet pas en cause l’importance globale des préoccupations scientifiques de l’académie de Renaudot, qui n’autorisent pas pour autant à parler d’orientation scientifique dominante dans la mesure où elles sont largement contrebalancées par des préoccupations philosophiques ou morales tout aussi importantes, du moins quantitativement parlant et quoiqu’il en soit ici aussi par ailleurs de l’intérêt véritable qu’ont pu susciter ces dernières. Tout ceci confirmerait donc l’absence de spécialisation véritable de cette assemblée et montrerait assez bien combien la tradition humaniste demeurait puissante et équilibrait encore une orientation scientifique qui ne l’emportait pas clairement. Tout au plus peut-on déceler les prémisses de ce qui a été l’évolution immédiatement ultérieure de la vie intellectuelle. Dans le processus de transformation de cette dernière, qui a conduit « des humanistes aux hommes de science », cette académie apparaît comme désireuse de tenir les deux bouts de la chaîne et comme marquant le moment d’une sorte d’hésitation entre ces deux orientations qui se sont scindées ultérieurement, par quoi se manifeste clairement sa position transitionnelle.

2. Incertitudes de la nomenclature proposée

15Enfin, cette typologie appelle un dernier commentaire qui porte sur son caractère, il faut le reconnaître, en partie approximatif. Elle peut certes être tenue pour globalement exacte et sa relative imprécision ne remet pas en question la validité des conclusions qui viennent d’en être tirées. Toutefois, il nous paraît important de souligner à quel point sa constitution se heurte dans la pratique à des difficultés d’importance et de signification variables, difficultés qui, dans la mesure où elles ne peuvent pas toutes être résolues de façon également satisfaisante, expliquent son caractère certes partiellement mais aussi définitivement approximatif.

16En fait, la principale difficulté que rencontre la constitution de la typologie des Conférences, et qui surgit à des occasions diverses, tient au fait que si, pour un grand nombre de sujets, ne se pose pas le problème de déterminer le type de connaissance dont ils relèvent et s’il est donc possible de les identifier et de les cataloguer sans hésitation comme des sujets de morale, de médecine, de physique, etc., ces identifications se révèlent infiniment moins assurées pour un nombre certes limité de sujets mais qui n’en soulèvent pas moins, pour certains d’entre eux, des problèmes théoriques tout à fait essentiels.

17Ces incertitudes dans la répartition des sujets entre les différents domaines du savoir relèvent de causes de différente nature et ne sont pas toutes également significatives.

  • 55 Quatrième Centurie.
  • 56 Première Centurie.

18Le libellé sibyllin de quelques titres de conférences laisse d’abord en effet parfois perplexe. C’est le cas de l’énoncé du sujet de la 220e conférence : « Si Momus n’était pas plus à reprendre que la nature qu’il reprenait de n’avoir pas fait une fenêtre au cœur »55 ou celui de la 32e conférence : « Si l’amour qui descend est plus fort que celui qui monte »56. Seule la lecture du compte rendu de chacune de ces deux conférences peut permettre de découvrir qu’elles ont toutes les deux posé une question de morale, la première celle de savoir si la transparence des pensées et des sentiments est dans tous les cas souhaitable, et la seconde si l’amour des parents à l’égard de leurs enfants est plus grand que celui des enfants pour leurs parents. Il s’agit là toutefois d’une difficulté mineure, qui tient au fait que certains thèmes de la rhétorique morale de l’époque s’énonçaient sous des formes alors familières à tous mais qui sont devenues peu à peu désuètes, ce qui les rend aujourd’hui incompréhensibles.

  • 57 Seconde Centurie...,51e conférence.
  • 58 Troisième Centurie...,104e conférence.
  • 59 Quatrième Centurie.

19L’imprécision de certaines formulations ou leur caractère trop elliptique peuvent également provoquer une certaine indécision quant à la détermination du genre dont relèvent certains sujets, mais en ce cas encore, la lecture du compte rendu rend possible une attribution assurée. La question « Par où faut-il commencer l’année »57 s’avère ainsi poser une question d’astronomie, et l’on peut constater que la conférence consacrée au tabac58 soulève de son côté une question médicale puisque le tabac y est considéré comme une plante médicinale, dont il convient de débattre de ses éventuelles vertus thérapeutiques. Le titre de la 264e conférence, « Des nègres »59, rend également perplexe car il est assez difficile de deviner a priori sous quel angle cette question va être abordée. Mais la lecture du compte rendu permet en ce cas encore une attribution certaine puisque l’on y découvre que cette conférence a traité des causes physiques de la négritude, envisagée uniquement à titre de « curiosité » biologique.

  • 60 Troisième Centurie...,149e conférence.
  • 61 Seconde Centurie...,95e conférence.
  • 62 Ibid., 90e conférence.

20Toutefois bien d’autres attributions s’avèrent définitivement incertaines et ce pour des raisons beaucoup plus fondamentales. D’une part, la lecture des comptes rendus ne permet pas toujours de répondre aux interrogations qui naissent de la formulation elliptique des énoncés. Il est ainsi impossible de cataloguer de façon assurée la question « de la chevelure »60 puisque l’on découvre qu’elle a été abordée au cours de la même conférence à la fois sous l’angle moral (la barbe, qui a été incluse dans le thème de la chevelure, y est considérée comme un indice de la sagesse de celui qui la porte), sous l’angle culturel (il s’est aussi agi de montrer qu’en ce qui concerne la longueur des cheveux et le port de la barbe les coutumes ont varié au cours du temps), et sous l’angle médical (il s’est agi alors de proposer d’adapter la longueur des cheveux aux différentes constitutions du cerveau), de sorte que ce sujet peut être indifféremment considéré comme un sujet de morale, de sociologie historique ou de médecine. Or, cette même difficulté se rencontre en plusieurs autres circonstances et tient à des causes identiques. La question « des étrennes »61, comme celle « de la chasse »62, relèvent toutes deux de cette même catégorie de sujets dont on ne sait trop a priori dans quelle catégorie les ranger et dont on ne le sait pas davantage à la lecture des comptes rendus, puisque ceux-ci découvrent la même pluralité des points de vue à partir desquels la question a été abordée. On constate ainsi à propos des étrennes que les intervenants oscillent entre une approche historico-sociologique et donc purement factuelle de cette coutume et le problème de sa légitimité morale. La même hésitation se fait jour à propos de la chasse où il est question aussi bien de savoir si ce divertissement doit être jugé licite et honnête que de recenser par le menu, et selon une approche purement informative et descriptive, les différentes façons de le pratiquer.

  • 63 Cinquième Centurie..., 313e conférence.
  • 64 Ibid., 319e conférence.
  • 65 Ibid., 323e conférence.
  • 66 Première centurie...,17e, 18e, 21e, 24e, 30e et 49e conférences, Seconde Centurie..., 66e, 73e, et (...)

21Dans d’autres cas à l’inverse, où l’on croit l’attribution très assurée, la lecture des comptes rendus peut soit révéler la même pluri-appartenance d’un même sujet à plusieurs catégories du savoir, soit obliger à modifier radicalement l’attribution première. Ainsi croit-on pouvoir ranger sans hésitation la question des comètes dans la catégorie des sujets d’astronomie, et celle du tonnerre dans celle des sujets de géographie physique, tandis que la question de savoir « si la santé peut se communiquer »63, ou celle « du bégaiement »64 ou du « tintement d’oreille »65 apparaissent a priori comme des questions indubitablement médicales. Or, de fait, ces attributions vacillent à la lecture des comptes rendus puisqu’on y découvre que la question des comètes a relevé aussi bien de l’astronomie que de l’astrologie, dont la distinction n’était pas encore faite, que le tonnerre a été préférentiellement traité comme un phénomène naturel mais a été aussi interprété comme un signe de la présence et de la volonté divines, et que si le bégaiement a été considéré avant tout comme un problème de pathologie médicale, il n’en a pas moins donné lieu également à des considérations aussi bien linguistiques (ce qui se justifie certes partiellement) que morales (ce qui est plus surprenant). Ainsi certains sujets s’avèrent-ils en toute rigueur inclassables du fait que les conférenciers n’hésitaient pas à pratiquer en plusieurs circonstances ce que l’on pourrait appeler un « mélange des genres » que l’on retrouve, à des degrés plus ou moins importants dans des sujets divers (Des diverses façons de porter le düeil – De l’origine des vents – Des songes – Du ris – Des embaumemens et mumies – Si les larmes viennent de faiblesse – De l’ivrognerie – Du tremblement de terre – De la navigation et des longitudes – Des eaux minérales – De la voie lactée, par exemple66)

  • 67 Michel Foucault, Les mots et les choses, Paris, 1966, p. 13.

22Cette hybridation, ce mélange des genres, c’est-à-dire cette tendance à entremêler les différentes approches dont un même problème peut être l’objet sans les distinguer explicitement et sans marquer clairement le passage de l’une à l’autre peuvent être interprétés de deux façons différentes. D’une première façon, ils peuvent être considérés comme une pratique intellectuelle qui témoigne elle aussi mais sous une autre forme du même défaut du sens du classement qu’imposera peu à peu la raison classique et qui aura pour conséquence un partage strict entre les différents domaines du savoir qui n’autorisera plus ces glissements subreptices d’un registre à un autre. Mais ce défaut du sens du classement, de l’ordonnancement méthodiques peut être plus profondèment interprété comme l’un des modes de manifestation de l'épistémè (au sens où Michel Foucault emploie ce terme67) particulière qui sous-tend la pensée de certains des orateurs, dont on peut déceler par ailleurs bien d’autres modes d’expression, et qui constitue la raison dernière et la plus fondamentale des difficultés auxquelles se heurte la constitution de la typologie des Conférences. En analysant en effet les raisons pour lesquelles celle-ci se révèle en bien des cas fluctuante et incertaine, on découvre ou plutôt on a la confirmation du fait que toute typologie est historique pour la raison précisément qu’elle est inséparable d’une épistémè qui commande toute classification du savoir. Or, parce que les épistémès ne sont pas elles-mêmes immuables et éternelles, plus précisément parce que comme Michel Foucault l’a montré, l'épistémè qui caractérise la culture occidentale a connu des ruptures et des discontinuités, les typologies qu’elle a pu successivement commander présentent le même caractère d’historicité. Et les difficultés que l’on rencontre à vouloir constituer la typologie des Conférences tiennent précisément au fait que celles-ci ont partie liée à une configuration épistémologique que nous analyserons ultérieurement de façon beaucoup plus précise mais dont nous pouvons dire pour l’instant qu’elle était largement héritée de la Renaissance, épistémè que la constitution de la science moderne allait rendre caduque mais qui demeurait suffisamment prégnante encore pour rendre compte de la présence de ces sujets sur lesquels achoppe l’effort de constitution d’une typologie rigoureuse.

  • 68 Première Centurie..., 24e conférence et Seconde Centurie..., 81e conférence.
  • 69 Première Centurie..., 30e conférence. Quatrième Centurie..., 248e et 253e conférences, Troisième C (...)
  • 70 Les zoophytes ne désignaient pas à l’époque des animaux dont les formes évoquent celles des plante (...)
  • 71 Ces tentatives de localisation du paradis terrestre n’avaient rien, à l’époque, d’exceptionnel. El (...)

23C’est cette configuration épistémologique particulière qui permet ainsi de comprendre pourquoi les comètes et le tonnerre peuvent être saisis et interprétés à la fois comme des faits relevant d’une recherche dans l'ordre de la causalité naturelle et comme des signes justiciables d’une herméneutique, sans qu’il y ait entre cette double appréhension ni contradiction ni conflit. Qui permet également de comprendre pourquoi la question de savoir si la santé peut se communiquer a pu donner lieu à des considérations médicales aussi bien qu’à une longue intervention qui constitue une sorte de florilège des croyances les plus irrationnelles. Que le tintement d’oreille n’ait pas du tout été abordé sous un angle médical mais uniquement à titre de pratique divinatoire (il s’agit en effet seulement de savoir si ce phénomène prévient véritablement que quelqu’un, ami ou ennemi selon que c’est l’oreille droite ou l’oreille gauche qui tinte est en train de parler de nous). Que l'on ait pu tenter de trouver une explication naturelle et donc de traiter comme une question scientifique le problème de savoir pourquoi ceux qui sont mordus de la tarentule guérissent au son des instruments musicaux. Qui permet d’expliquer la présence de sujets devenus en quelque sorte inclassables : Quel est le plus noble des cinq sens ? Quelle est la plus noble partie de notre corps ?68, car elles n’ont de sens qu’au sein d’une épistémè qui privilégie une appréhension qualitative des phénomènes naturels, à laquelle était en train de se substituer une approche purement objective et quantitative de ces derniers. Qui permet enfin d’être conscient que les classifications auxquelles on est tenté de procéder ne coïncident pas nécessairement, voire pas du tout, avec celles que les orateurs auraient eux-mêmes proposées. Ainsi, si le paradis terrestre, la licorne, le Phénix, les zoophytes ou « plant’animaux »69 participent pour nous d’une géographie ou d'un bestiaire « fabuleux »70, il n’en était pas du tout de même aux yeux de ceux pour qui le paradis terrestre était une réalité qu’il importait de s’efforcer de situer géographiquement en un point précis du globe (ce que tentent de faire quelques-uns des participants à cette conférence71) ou pour qui la licorne ou le Phénix relevaient de la zoologie au même titre que les zoophytes relevaient d’une discipline intermédiaire entre la zoologie et la botanique.

  • 72 Première Centurie..., p. 242.
  • 73 En réalité, les orateurs se révèlent très partagés sur cette question. Si le premier et le quatriè (...)

24Il convient toutefois d’ajouter que plus encore que l’étude typologique des Conférences ne dévoile, par les différents problèmes qu’elle soulève ainsi, la présence d’une épistémè par bien des aspects étrangères à celle qui va à la fois rendre possible et résulter de la constitution de la science moderne, elle permet de saisir le moment du passage de l’une à l’autre, du « partage » pour emprunter une fois encore à Michel Foucault, car en ce cas aussi l’étude du contenu des conférences permet de constater qu’il n’est pas tout à fait exact de prétendre que pour les orateurs du Bureau d’Adresse le paradis terrestre relevait purement et simplement de la géographie comme la licorne et le Phénix relevaient purement et simplement de la zoologie. Si cette proposition est vraie pour certains d’entre eux, pour d’autres la question se pose justement de savoir s’il ne conviendrait pas de renoncer, comme l’avaient déjà fait, rappelle un orateur, certains Pères de l’Eglise, à une lecture littérale de la Bible72 et d'interpréter métaphoriquement la notion de paradis terrestre en abandonnant ainsi toute prétention à le localiser spatialement73, comme d’autres encore récusent radicalement l’existence de la licorne ou du Phénix et les excluent ainsi de la zoologie. En réalité, de tels sujets s’avèrent pour les conférenciers eux-mêmes largement problématiques, et à travers les débats, les controverses qu’ils suscitent, se lisent les hésitations, les troubles qui naissent de la rencontre et de la confrontation entre deux configurations épistémologiques, celle qui est sur le point d’être abandonnée mais qui marque encore fortement sa présence et les prémisses de celle qui va lui succéder. Or le fait même qu’il y ait eu ainsi confrontation et débat interdit de ranger les Conférences du Bureau d’Adresse d’un seul côté de la ligne qui partage ces deux voies et en fait bien plutôt un moyen par excellence, et c’est ce qui en fait aussi tout l’intérêt, de lire in concreto comment ont été accomplis, dans cette catégorie particulière de la population lettrée de l’époque que les Conférences permettent de découvrir, ce partage et cette transition.

Notes

1 Première Centurie...,1e, 2e et 3e conférences.

2 Ibid., 9e, 11e et 21e conférences.

3 Ibid., 10e et 41e conférences.

4 Ibid., 4e, 15e et 46e conférences.

5 Seconde Centurie...,52e conférence.

6 Première Centurie...,43e conférence.

7 Ibid., 20e et 37e conférence.

8 Ibid., 14e, 38e et 49e conférences.

9 Quatrième centurie...,207e conférence et Seconde Centurie...,100e conférence.

10 Troisième Centurie...,165e conférence.

11 Quatrième Centurie...,278e conférence.

12 Première Centurie..., 42e conférence et Seconde Centurie..., 89e conférence.

13 Cinquième Centurie..., 309e conférence.

14 Seconde Centurie..., 58e conférence.

15 Première Centurie..., 39e conférence.

16 Ibid., 36e conférence.

17 Troisième Centurie..., 128e conférence.

18 Seconde Centurie..., 81e conférence.

19 Troisième Centurie..., 114e conférence.

20 Première Centurie.., 19e conférence.

21 Cinquième Centurie.., 319e conférence.

22 Seconde Centurie..., 90e conférence.

23 Cinquième Centurie..., 340e conférence.

24 Voir supra, première partie.

25 Seconde Centurie..., 74e conférence.

26 Ibid., 87e conférence : « Si l’immortalité de l’âme peut se démontrer par raisons naturelles. »

27 Ibid., 95e conférence.

28 Première Centurie..., 28e conférence.

29 Troisième Centurie..., 149e conférence.

30 Ibid., 103e conférence.

31 Sur les cabinets de curiosités voir Roland Schaer, L’invention des musées, Paris, 1993, pp. 21-23.

32 Cette absence du sens de l’ordonnancement rigoureux n’avait rien à l’époque d’exceptionnel. Il suffit de consulter la table des matières des Questions inouyes de Mersenne (Paris, 1634) ou de ses Questions théologiques, physiques, morales et mathématiques (Paris, 1634) pour découvrir un autre exemple de cette capacité à traiter pêle-mêle des questions de nature fort différentes. L’exception en ce domaine est bien plutôt Descartes qui prétend constituer méthodiquement le savoir.

33 Cinquième Centurie..., p. 53.

34 Première Centurie..., 12e, 41e, 14e, 33e, 38e, 18e, 19e et 20e conférences.

35 Première Centurie..., 3e, 4e et 1re conférences, Seconde Centurie..., 53e conférence, Troisième Centurie..., 120e conférece, Première Centurie..., 5e, 18e, 20e, 21e, 23e, 39e et40e conférences, Seconde Centurie..., 54e conférence, Troisième Centurie..., 159e conférence, Quatrième Centurie..., 229e et 288e conférences, Cinquième Centurie..., 316e et 341e conférences.

36 Première Centurie..., 38e conférence, Seconde Centurie..., 98e conférence.

37 Seconde Centurie..., 75e, 76e et 80e conférences.

38 Première Centurie..., 15e conférence.

39 Seconde Centurie..., 83e conférence, Troisième Centurie..., 132e conférence.

40 Troisième Centurie..., 105e et 107e conférences.

41 Première Centurie..., 31e conférence.

42 Cinquième Centurie..., 341e conférence.

43 Quatrième Centurie..., 218e conférence.

44 Première Centurie..., 15e et 46e conférences.

45 Seconde Centurie..., 52e conférence.

46 Première Centurie..., 3e conférence. Seconde Centurie..., 88e conférence.

47 Première Centurie..., 34e conférence, Cinquième Centurie..., 333e conférence, Quatrième Centurie..., 245e conférence.

48 Première Centurie..., 43e conférence, Troisième Centurie..., 106e conférence.

49 Discours de la Méthode, op. cit., pp. 7-8. Voir également infra troisième partie.

50 Première Centurie..., 47e conférence.

51 Seconde Centurie..., 70e conférence.

52 Cinquième Centurie..., 303e conférence.

53 Ibid., 329e conférence.

54 Voir infra, troisième partie.

55 Quatrième Centurie.

56 Première Centurie.

57 Seconde Centurie...,51e conférence.

58 Troisième Centurie...,104e conférence.

59 Quatrième Centurie.

60 Troisième Centurie...,149e conférence.

61 Seconde Centurie...,95e conférence.

62 Ibid., 90e conférence.

63 Cinquième Centurie..., 313e conférence.

64 Ibid., 319e conférence.

65 Ibid., 323e conférence.

66 Première centurie...,17e, 18e, 21e, 24e, 30e et 49e conférences, Seconde Centurie..., 66e, 73e, et 74e conférences, Troisième Centurie..., 110e et 114e conférences, Cinquième Centurie..., 319e conférence.

67 Michel Foucault, Les mots et les choses, Paris, 1966, p. 13.

68 Première Centurie..., 24e conférence et Seconde Centurie..., 81e conférence.

69 Première Centurie..., 30e conférence. Quatrième Centurie..., 248e et 253e conférences, Troisième Centurie..., 164e conférence.

70 Les zoophytes ne désignaient pas à l’époque des animaux dont les formes évoquent celles des plantes, mais des êtres intermédiaires entre la plante et l’animal.

71 Ces tentatives de localisation du paradis terrestre n’avaient rien, à l’époque, d’exceptionnel. Elles n’avaient rien, non plus, de « fantaisistes ». Bien au contraire, Jean Delumeau montre comment, dès la Renaissance et plus encore tout au long du xviie siècle, cette question a fait l’objet d’une approche qui se voulait scientifique. On est en effet en droit, affirme-t-il, « de parler d'une rationalité” et d’une “scientificité” des nombreux travaux qui prirent le paradis terrestre comme objet “historique”. Ils se voulaient, certes, apologétiques. Mais cette théologie “positive” entendait intégrer les méthodes les plus sûres de l’exégèse et les acquis les plus récents de la géographie et de l’histoire. » (Une histoire du paradis, Paris, 1992, pp. 191-192. Voir sur ces diverses tentatives de localisation plus particulièrement le chap. VIII : « Les recherches sur la localisation de paradis terrestre (xvie-xviiie siècle) ». L’on retrouve la plupart des hypothèses alors proposées dans les interventions des orateurs du Bureau d’Adresse).

72 Première Centurie..., p. 242.

73 En réalité, les orateurs se révèlent très partagés sur cette question. Si le premier et le quatrième s’en tiennent à une interprétation littérale de la Bible, ce qui ne rend pas pour autant la localisation plus aisée, le second affiche un scepticisme un peu narquois face aux diverses hypothèses auxquelles celle-ci a pu donner lieu et le troisième oscille entre la tentation de « prendre cette histoire en un sens mystique » (p. 242) et celle, à laquelle il finit par se résoudre, de la prendre « à la lettre » (p. 243), ce qui n’exclut pas toutefois pour autant de sa part quelque interprétation. Sans doute faut-il tenir compte, pour apprécier correctement cette hésitation, du fait que la Réforme catholique avait proscrit toute interprétation allégorique de la Bible et que la position officielle de l’Eglise se résumait dans la déclaration de Suarez : « La doctrine catholique, rappelait-il, est que le paradis que Dieu planta au début fut un lieu terrestre et que tout ce qui a été dit de sa création doit être entendu au sens propre ou littéral. Cette affirmation est de foi et prouvée par l’Ecriture. » (Cité par J. Delumeau, op. cit., p. 194.)

© Éditions de la Sorbonne, 1997

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