Version classiqueVersion mobile

Savoirs et philosophie à Paris dans la première moitié du XVIIe siècle

 | 
Simone Mazauric

Deuxième partie. Repérages : formes, sources et thèmes des conférences du bureau d'adresse

Introduction

Texte intégral

  • 1 Voir supra, première partie, p. 82.

1Les cinq volumes des Centuries des questions traitées ez Conférences du Bureau d’Adresse constituent un corpus de textes dont l’intérêt réside d’abord dans son exceptionnalité même, qui tient à deux causes. Parmi toutes les assemblées savantes qui se sont constituées dans la première moitié du xviie siècle, seules les Conférences du Bureau d’Adresse ont publié les comptes rendus de leurs réunions. Les académies qui ont imité leur exemple l’ont fait beaucoup plus tardivement dans le siècle : les deux volumes des Conversations de l’Académie Bourdelot datent respectivement de 1672 et de 1674 et les différents volumes des Conférences académiques et oratoires recommencèrent à être publiés, quant à eux, qu’à partir de 1661. Les Centuries constituent donc le seul document direct et complet que nous possédions sur la vie académique dans le premier xviie siècle français, le mode de fonctionnement ainsi que la nature des questions qui furent traitées dans les autres assemblées de savants ne pouvant être induits qu’à partir de témoignages indirects et fragmentaires. Car les dimensions même de ce corpus : cinq volumes in 4° de près de deux mille pages en tout sont tout aussi remarquables et en font un document d’une ampleur inégalée qui restitue dans sa quasi intégralité ce que fut durant neuf ans « la vie quotidienne » de l’académie de Renaudot, et dont on est loin de posséder l’équivalent non seulement pour la même période mais également pour les périodes postérieures aux Conférences puisque les ouvrages précédemment cités se sont contentés de proposer une sélection de questions traitées et ne peuvent en conséquence offrir qu’une image partielle des formes selon lesquelles se déroulaient les séances académiques ainsi que des contenus qui y furent échangés. Le Gallois a par ailleurs à l’évidence accompli un véritable travail de réécriture des « conversations » qui en altère la valeur documentaire. En revanche, si un travail similaire a pu être également accompli par Renaudot, il est resté toutefois beaucoup plus discret et si, en outre, il fut bien précisé que seules les interventions qui le « mériteraient »1 auraient l’honneur du compte rendu, la sélection ainsi opérée ne nous paraît pas avoir été de nature à donner une image tronquée et faussée des séances, car cette sélection s’est selon toute probabilité exercée exclusivement à l’encontre d’interventions dont l’intérêt n’était que fort limité, la présence en dépit de ces précautions de quelques considérations tout à fait insipides nous permettant de le supposer.

2Les Centuries constituent donc un document unique en son genre, dont la valeur documentaire est d’autant plus grande qu’elle dépasse le cadre de leur objet propre. En effet, elles renseignent, au-delà de celui-ci, sur ce qu’a pu être la vie académique en général, que nous ne pouvons connaître par ailleurs que par des indications très fragmentaires. Il serait certes imprudent de généraliser sans précaution à la vie académique dans son ensemble les conclusions auxquelles l’étude des Centuries peuvent permettre d’atteindre. Du fait que chaque académie de l’époque avait sa spécificité propre, il résulte en effet que les Centuries ne renseignent d’abord que sur elles-mêmes. Toutefois, toute inférence formée à partir de leur étude ne paraît pas pour autant interdite et encore moins celle qui consisterait à voir en elles un moyen de découvrir tout un pan de la vie intellectuelle du premier xviie siècle français qui n’est pas celle de ses représentants – philosophes ou savants – les plus illustres, mais celle des couches les plus cultivées de la société française de l’époque et qui fournissaient les membres de l’académie de Renaudot. Elles permettent en conséquence d’appréhender en quelque sorte la pensée « moyenne » des contemporains de Descartes, de Gassendi, de Pascal, en révélant, à travers les problèmes qu’ils ont traités, la manière dont ils les ont abordés, les références à partir desquelles ils les ont résolus, leurs centres d’intérêt majeurs, les savoirs qu’ils détenaient, les démarches intellectuelles qu’ils mettaient en œuvre. L’absence de spécialisation des Conférences du Bureau d’Adresse dans un domaine précis de la connaissance, le fait qu’elles aient balayé en quelque sorte tout le champ des savoirs de l’époque, le fait également qu’elles aient rassemblé des individualités diverses dont on ne peut malheureusement, en raison de l’anonymat imposé, apprécier ni même seulement estimer le nombre, ont contribué en effet à en faire une sorte de microcosme, pour emprunter aux conférenciers Tune de leurs images favorites, dans lequel s’exprimaient et se résumaient les principales tendances qui composaient alors la vie intellectuelle, et sur laquelle, dès lors, elles constituent une source d’informations incomparable.

  • 2 Voir E. Thuau, op.cit.

3Il serait certes en ce cas encore imprudent de procéder à une inférence simple des unes à l’autre. Sans même tenir compte du fait que la vie intellectuelle ne se réduisait pas à l’époque à sa seule dimension académique et continuait à exister sous des formes plus traditionnelles hors des académies, deux faits surtout interdisent d’imaginer que les Conférences du Bureau d’Adresse offrent un abrégé parfaitement fidèle de cette partie de la vie intellectuelle qu’elles sont censées restituer. Le premier est l’interdiction imposée et sans doute volontiers acceptée par les orateurs eux-mêmes, d’aborder des sujets d’ordre théologique ou politique. Or Ton sait à quel point en ce temps de Contre-Réforme ou, comme l'on dit de préférence aujourd’hui, de Réforme catholique, les problèmes théologiques étaient à Tordre du jour : en les soustrayant à la discussion, il est incontestable que c’est une part non négligeable des débats théoriques du temps qui est dérobée à notre investigation. De la même façon que Ton ne peut espérer trouver trace des querelles qui opposaient, en cette période de constitution de la monarchie absolue, les partisans et les adversaires de la « raison d’Etat »2, les ultramontains et les gallicans, et qui constituaient l’un des axes majeurs autour desquels s’ordonnait la pensée politique de l’époque.

  • 3 Voir R. Pintard, Le libertinage..., op.cit.
  • 4 Voir supra p. 95.

4De plus, au-delà des effets directs de ce qu’il faut bien appeler une censure, il convient de prendre en compte les effets d’auto-censure induits par le caractère public des conférences. Si des opinions religieuses même parfaitement orthodoxes n’étaient pas, du moins en principe, autorisées à s’exprimer, à plus forte raison c’est tout un courant de pensée dont R. Pintard a traqué les manifestations silencieuses et éminemment discrètes3 qui ne pouvait courir le risque de s’énoncer publiquement et ouvertement en un lieu que fréquentaient, de l’aveu même de Renaudot, « les plus sévères censeurs des grands corps de l’Etat et des compagnies souveraines »4. Il serait en conséquence méthodologiquement inconséquent de prétendre par exemple mesurer l’impact du libertinage dans les esprits à l’aune de sa présence plus que discrète dans les Centuries, pas plus qu’on ne saurait estimer, par le même moyen, l’importance véritable de courants de pensée ou de prises de positions jugées à l’époque comme très proches de ce même libertinage.

5Tout ceci ne remet pas pour autant en cause la valeur documentaire des Centuries à condition précisément que Ton prenne soin de l’apprécier avec toutes les pondérations nécessaires et l’analyse de leur contenu devrait permettre de tracer la configuration particulière du champ qu’elles donnent à découvrir.

6Il s’agira donc d’une part d’essayer d’apprécier dans quelle mesure les Conférences du Bureau d’Adresse ont atteint l’objectif essentiel qu’elles s’étaient à elles-mêmes assigné : instituer une forme d’échange intellectuel en rupture avec les modes institutionnels de diffusion du savoir. Mais aussi et inséparablement le plus souvent, car ces deux voies d’approche ne sont pas toujours rigoureusement dissociables, de tenter de cerner ce que fut la réalité pluri-tendancielle de la vie intellectuelle du premier xviie siècle français. Diversité des centres d’intérêt entre lesquels celle-ci se partageait, mais aussi diversité des courants de pensée qui la traversaient et la composaient.

7Ce sont ces composantes qui doivent d’abord être identifiées, répertoriées dans une démarche quasi anatomique en même temps que doit être évaluée leur importance respective. La diversité des intervenants présente de ce point de vue un double avantage : elle donne d’abord à voir, comme en raccourci, ces diverses composantes tout en permettant de mesurer les différents rapports de force qui se nouaient entre elles. Car une approche purement descriptive ne peut suffire à appréhender la réalité d’un champ culturel qui se structurait non seulement statiquement mais aussi dynamiquement, de par les différents types de rapports qui se nouaient entre ses différentes composantes, soit qu’elles se juxtaposaient ou se combinaient, soit qu’elles s’affrontaient et se heurtaient. Car ce champ théorique pluriel était traversé de conflits dont les enjeux, pour n’être pas toujours explicitement énoncés étaient toujours clairement présents et qui, pour aller vite, se résumaient en fait à un seul grand enjeu, celui de la modernité, sous les différentes formes que celle-ci était susceptible de revêtir à ce moment de l’histoire des idées. Les Conférences du Bureau d’Adresse sont en effet contemporaines, nous le soulignions dès le départ, d’un moment particulièrement important de cette dernière, celui du passage d’une tradition intellectuelle caractérisée tout à la fois par des objets, des concepts, des méthodes, des valeurs à un tout autre type de rapport théorique au réel pour lequel ces objets, ces concepts, ces méthodes perdent toute pertinence. Les Centuries permettent ainsi de découvrir comment, à travers l’analyse de leur rapport à la modernité alors en voie de constitution, cette mutation intellectuelle a pu être vécue par ceux qui n’en étaient pas les acteurs et qui, par bien des aspects, peuvent sembler être restés très en retrait par rapport à elle, et leur étude peut en dernière instance contribuer à la connaissance des processus de la transition intellectuelle, qui, observée chez ceux qui en furent bien davantage les témoins que les protagonistes, apparaît comme beaucoup plus lente, complexe, voire contradictoire qu’on ne serait porté à le penser lorsqu’on l’étudie chez ces derniers.

Notes

1 Voir supra, première partie, p. 82.

2 Voir E. Thuau, op.cit.

3 Voir R. Pintard, Le libertinage..., op.cit.

4 Voir supra p. 95.

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention contraire.

Cette publication numérique est issue d’un traitement automatique par reconnaissance optique de caractères.
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search