Version classiqueVersion mobile

Savoirs et philosophie à Paris dans la première moitié du XVIIe siècle

 | 
Simone Mazauric

Introduction générale

Texte intégral

11632 : Galilée fait paraître à Florence le Dialogo supra i due massimi sistemi del mondo. 1634 : Mersenne publie les Mécaniches de Galilée ainsi que les Questions théologiques, physiques, morales et mathématiques. 1637 : le Discours de la Méthode paraît à Leyde, sans nom d’auteur, mais chacun sait qu’il est l’œuvre de Descartes. 1638 : Galilée publie les Discorsi. 1639 : Mersenne fait connaître les Nouvelles pensées de Galilée. 1641 : Descartes choisit de faire paraître les Meditationes de prima philosophia et en 1642, Gassendi publie le De Motu Impresso.

2Ces quelques dates indiquent à l’évidence que les décennies 1630-1640, et c’est devenu un truisme que de le souligner, ont été en Europe occidentale un moment majeur de l’histoire de la pensée scientifique et philosophique, celui où, de façon concordante mais non concertée, par le truchement de ces œuvres fondatrices, ont été énoncés les principes de la nouvelle rationalité scientifique qui, en rupture tout à la fois avec la rationalité aristotélicienne et la rationalité renaissante, a constitué l’acte de naissance de la science moderne. En substituant à l’image d’une nature magicienne celle d’une nature ordonnée mathématiquement, en se détournant d’une physique qualitative au profit d’une physique quantitative, en expulsant les qualités sensibles d’une matière désormais réduite à l’étendue et dans laquelle ne subsistent, à titre de qualités réelles, que la figure et le mouvement, la nouvelle représentation mécaniste de l’univers a libéré la pensée scientifique des impasses dans lesquelles celle-ci se fourvoyait et ouvert la voie d’un progrès sans précédent dans la connaissance de la nature.

3Or, au moment même où cette mutation de la rationalité s’est accomplie sous l’impulsion de ceux que l’histoire retient pour en avoir été les artisans majeurs, prenait naissance en France, avec plusieurs décennies de retard sur l’Italie, un phénomène qui a donné sa physionomie spécifique à la vie intellectuelle du premier xviie siècle français : l’apparition puis la multiplication des assemblées savantes, des cénacles d’érudits auxquels ont participé et que parfois même ont fondé (comme l’a fait Mersenne), quelques-uns de ces savants-philosophes, mais où se retrouvaient plus généralement tous ceux qui, passionnés par tout ce qui touchait au mouvement de la vie intellectuelle, entendue en son sens le plus large, tentaient d’y participer à leur façon.

4Cette participation demeure toutefois mal connue, car l’on ne possède que des indications le plus souvent fragmentaires sur ces cénacles privés qui cultivaient par ailleurs volontiers le secret. Tout à l’inverse, en publiant les comptes rendus de leurs réunions publiques, les Conférences du Bureau d’Adresse, fondées en 1632 à l’initiative de Théophraste Renaudot, ont offert, par le moyen de ce document exceptionnel que représentent les Centuries des questions traitées au Bureau d'Adresse, un moyen privilégié de découvrir toute une part de la vie intellectuelle du premier xviie siècle français, qui n’est pas celle que donnent à connaître les œuvres de Descartes, Mersenne ou Gassendi, mais celle plus cachée, car plus difficile d’accès ou plus volontiers négligée, de leurs contemporains beaucoup moins prestigieux et qui, magistrats, officiers royaux, médecins pour la plupart, ne prétendaient à rien d’autre qu’au simple statut de « curieux » ou d’amateurs instruits.

  • 1 F. Nietzsche, Considérations inactuelles, Aubier-Montaigne, p. 245.

5On peut certes se poser la question de savoir quel intérêt peut représenter pour l’histoire des idées et de la pensée philosophique l’étude de ce que furent les centres d’intérêt, les interrogations, les savoirs ou les démarches intellectuelles mises en œuvre par ceux qui n’ont produit ni des théories originales ni des connaissances inédites et dont on peut dès lors estimer qu’ils ne méritent à aucun titre d’être tirés de l’obscurité dans laquelle cette histoire les a confinés. L’exploration de cette interface de la vie intellectuelle du premier xviie siècle français n’est-elle pas justiciable du reproche de relever d’une attitude de vénération excessive à l’égard du passé et de ce « goût maniaque des vieilles choses »1 qui a pour effet de s’efforcer pieusement de n’en rien laisser perdre, au risque de surestimer la valeur et l’importance de documents que la résurrection dont ils sont l’objet ne parvient pas pour autant à arracher à leur statut d’œuvres mineures ?

6Il est vrai que l’étude que nous nous proposons est bien d’abord motivée par l’ambition de contribuer, par l’intermédiaire de l’inventaire méthodique d’un corpus qui n’a été jusqu’à présent que très partiellement exploité (puisqu’il n’a été utilisé que pour illustrer des travaux dont il n’a jamais constitué le centre d’intérêt majeur), à dresser un état des lieux plus complet de la vie intellectuelle de cette époque.

7Cette étude nous paraît toutefois susceptible de revêtir une dimension autre que patrimoniale. Car autant il convient de ne pas surestimer l’intérêt que peut représenter ce supplément d’inventaire, autant il nous semble juste de lui reconnaître le mérite de donner à découvrir un type d’intellectualité qui, pour aussi éloigné qu’il puisse paraître au regard des formes plus maîtrisées, plus achevées, voire plus profondes qui ont fini par passer pour incarner la pensée de l’époque, n’en fait pas moins tout autant partie de celle-ci et permet par là-même de la mieux connaître si l’on veut bien précisément ne pas la réduire à ses modes de manifestation les plus éclatants. D’autant que ceux-ci peuvent ainsi bénéficier, par un effet de mise en perspective, d’un éclairage nouveau.

8Car en permettant de découvrir ce qu’a été, à côté de la pensée des élites intellectuelles, ce que Ton pourrait en quelque sorte désigner comme une sorte de pensée « moyenne », celle des milieux de culture de la société française, cette étude offre le moyen de constater que, contrairement à ce qu’une certaine forme d’illusion rétrospective donne trop souvent à croire, la pensée d’une époque ne constitue pas une totalité homogène, et qu’il est simplificateur de prétendre l’identifier et la réduire à celle que l’Histoire a fini par en retenir. Il apparaîtra ici en particulier avec évidence qu’il n’a pas suffi qu’aient été publiés le Dialogue et le Discours de la Méthode pour que le mécanisme s’érige en mode de pensée dominant et soit accueilli favorablement très au-delà du cercle étroit de ceux qui ont été capables d’en saisir immédiatement le sens et la portée, et que les systèmes de pensée hérités d’un passé plus ou moins lointain ont continué à fournir pour beaucoup des grilles d’analyse et d’interprétation du réel jugées, pour un temps encore, parfaitement satisfaisantes.

  • 2 Gérard Simon, Képler astronome astrologue, Paris, 1979.

9Constat qui invite non seulement à tenir pour hasardeuses les périodisations de l’histoire des idées qui ont tendance à négliger les effets de chevauchement et le fait que continuent à cœxister, durant le moment même où une mutation fondamentale est en train de s’accomplir, des systèmes de pensée fort hétérogènes, mais qui permet en outre de mieux mesurer l’écart qui a séparé ici en l’espèce les avancées théoriques accomplies par ceux qui ont constitué l’aile marchante de la révolution scientifique et philosophique et la façon dont ces avancées ont été ou non perçues et reçues dans le milieu érudit, c’est-à-dire dans le milieu de ceux qui ont accompagné cette restructuration sans l’avoir mise en œuvre, et de mieux prendre conscience, ce faisant, de ce qui a fait la force et l’originalité des premières. Mais l’approfondissement de ce constat doit aussi permettre de contribuer à réévaluer, d’une manière spécifique, même si elle est fondamentalement très proche de celle selon laquelle a procédé Gérard Simon2, à ce qui a fait longtemps figure de concept-clé de l’histoire des sciences, à savoir la notion de « rupture épistémologique » et de contribuer par là-même à une meilleure connaissance des processus de la transition intellectuelle.

10Enfin, si les orateurs du Bureau d’Adresse peuvent à certains égards être tenus pour des personnages secondaires et restés de surcroît anonymes de l’histoire des idées, cette étude peut offrir l’occasion de mieux mesurer le rôle qu’ils ont pu jouer (et au-delà d’eux le rôle qu’a pu jouer le milieu érudit en général) dans un processus qui s’est déroulé certes en partie sans eux mais dans lequel ils sont également intervenus à leur manière, qu’il reste évidemment à déterminer.

11La démarche que nous avons adoptée pour étudier ce corpus a été en grande partie déterminée par l’originalité très marquée qui est la sienne.

12Les Centuries sont en effet d’abord une œuvre collective, qui a été produite dans un milieu à la fois intellectuel et social très particulier et dans des circonstances historiques précises qu’il nous a paru impossible de ne pas prendre en considération de manière approfondie.

  • 3 L’expression est empruntée à Claire Salomon-Bayet, L’institution de la science et l’expérience du (...)

13Document qui éclaire tout un pan de la vie intellectuelle du premier xviie siècle français, celle qui s’est développée avec une remarquable intensité au sein de ce milieu très singulier qu’ont été les assemblées savantes et dont la fondation a précédé « l’institution de la science »3 par la création des académies officielles, les Centuries ne peuvent être appréhendées indépendamment de l’analyse du phénomène spécifique sur lequel elles portent témoignage. En déterminant les origines historiques et sociologiques de ce phénomène, en mettant en évidence le besoin spécifique auquel a répondu, en cette période déterminée, la création de ces réunions informelles de lettrés en général – et les Conférences du Bureau d’Adresse en particulier – en mettant en un mot l’accent sur l’enracinement historique du type d’intellectualité que les Centuries donnent à analyser, il est alors possible d’éclairer aussi bien le contenu que la forme de ce document, et de mieux comprendre à la fois l’ambition qu’elles poursuivaient et les limites des démarches intellectuelles qui s’y révèlent.

14Une circonstance plus particulière ne peut pas, d’autre part, ne pas être prise en compte si l’on veut véritablement saisir tous ces aspects : cénacle fondé à l’initiative de Théophraste Renaudot, les rapports de clientèle que celui-ci a entretenus avec le Cardinal de Richelieu ont conféré à son académie, et à la différence des autres cercles privés créés à la même époque, une sorte de quasi officialité qui oblige à s’interroger sur la nature exacte des liens que cette assemblée a noués avec le pouvoir politique, liens dont il paraît difficile de faire abstraction dans la mesure où ils éclairent en partie le contenu des Centuries.

15Produit par excellence d’un milieu et d’une époque, les Conférences se signalent également par leur dimension collective et par leur caractère anonyme.

16En rassemblant dans un même document les interventions de tous ceux qui ont constitué le noyau actif de l’académie de Renaudot, les Centuries donnent en effet à découvrir non pas la pensée d’un individu singulier mais celle d’un groupe ou d’un milieu, dont l’anonymat de ceux qui l’énoncent accentue le caractère collectif, et permettent ainsi de cerner la façon dont « on » pense à Paris, dans le milieu cultivé, dans les dernières décennies du premier xviie siècle. Comment « on » pense, c’est-à-dire selon quelles formes, traditionnelles ou plus modernes, en fonction de quels centres d’intérêt, à partir de quelle références majeures ; ce qui constitue au demeurant autant de repères pour tenter d’apprécier en même temps comment, porteuses de l’ambition qui a impulsé ce mouvement de contestation du traditionnalisme et de l’immobilisme des institutions chargées officiellement de transmettre le savoir, l’ambition d’être un lieu ouvert à l’innovation dans l’ordre intellectuel, les Conférences du Bureau d’Adresse ont pour leur part su ou pu concrétiser celle-ci.

17Enfin, en recueillant la pensée d’un milieu, les Centuries en révèlent toute la complexité et la richesse. Car cette pensée collective n’est pas pour autant uniforme ni univoque. Tout à l’inverse, en se voulant un lieu libéralement ouvert à l’expression des courants d’idées les plus divers, ostensiblement pluralistes, les Conférences ont rassemblé la plupart des tendances différentes voire divergentes entre lesquelles se partageait une vie intellectuelle dont les centres d’intérêt ont été par ailleurs inépuisablement variés. Ce qui confère un intérêt majeur aux Centuries – véritable microcosme donnant à voir en réduction et offrant une vue synoptique sur une totalité qui peut rarement être appréhendée dans sa globalité – se paie toutefois en retour d’un inconvénient majeur, celui de décourager toute tentative d’en proposer une étude exhaustive.

18Il a donc fallu opérer des choix et privilégier certains aspects tout en négligeant volontairement ceux qui ne nous paraissaient pas indispensables pour atteindre l'objectif fondamental que nous nous étions fixé : analyser la façon dont les bouleversements qui se sont produits dans Tordre scientifique et philosophique durant les années où se sont déroulées les Conférences du Bureau d’Adresse ont eu ou non un écho, se sont ou non également produits, et si oui dans quelle mesure et sous quelle forme hors du cercle étroit des élites intellectuelles, et dans ce milieu très particulier qu’ont été les assemblées savantes, ou du moins au sein de Tune d’entre elles. Autant de questions qui renvoient en dernière instance à celle de savoir quel rôle spécifique elles ont pu jouer au sein de ce processus. Nous avons par conséquent largement négligé bien d’autres informations que livrent également les Centuries sur la façon dont ce milieu se situait par rapport à des problématiques qui restent, eu égard à cet objectif essentiel, tout à fait annexes mais qui ont constitué néanmoins des thèmes privilégiés et très souvent débattus – on peut ainsi découvrir, pour n’en donner qu’un exemple, de nombreux éléments d’une réflexion de caractère anthropologique qui s’énonce en particulier à partir d’une interrogation sur le langage – et qui laissent ouvert un champ de recherche ultérieur que nous nous donnons pour objectif prochain d’explorer.

19C’est donc selon une triple démarche : historique, thématique et en dernier lieu plus proprement épistémologique que nous allons aborder l’étude de ce corpus.

Notes

1 F. Nietzsche, Considérations inactuelles, Aubier-Montaigne, p. 245.

2 Gérard Simon, Képler astronome astrologue, Paris, 1979.

3 L’expression est empruntée à Claire Salomon-Bayet, L’institution de la science et l’expérience du vivant, Paris, 1978.

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention contraire.

Cette publication numérique est issue d’un traitement automatique par reconnaissance optique de caractères.
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search