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L’atomisme aux XVIIe et XVIIIe siècles

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Jean Salem

Quatrième partie. Atomisme et science newtonienne Newton, Diderot, Hume

Diderot et l’atomisme

Catherine Larrère

Texte intégral

  • 1 Diderot (D.), “Encyclopédie” ; in Œuvres, t. 1, Philosophie, Paris, Robert Laffont (coll. “Bouquin (...)

« On dit l’univers ; on dit un atome : l’univers est le tout, l’atome en est la partie la plus petite »1.

1Cette remarque de l’article “Encyclopédie” (de l’Encyclopédie) dit assez bien le ralliement de Diderot à l’atomisme. Mais ce succès ne conduit-il pas à vider celui-ci de son sens ?

2Le souci de Diderot, dans cet article, est celui de la langue, dont le vocabulaire est « une table assez fidèle de toutes les connaissances » d’un peuple. Dans une langue bien faite « tout a un signe », ce qui n’implique pas un dénombrement exhaustif des choses, car les mots sont signes, non de choses, mais d’idées, et la complétude s’atteint par les idées. C’est de cette façon qu’il introduit l’« univers » et l’« atome » :

« On a nommé et les abstraits et les concrets, et les choses particulières et les générales, et les formes et les états, et les existences, et les successions et les permanences. On dit “l’univers” ; on dit “un atome”. […] Depuis la collection générale de toutes les causes jusqu’à l’être solitaire, tout a son signe ».

  • 2 Diderot (D.), Pensées sur l’interprétation de la nature, § XI ; Œuvres, op. cit., t. 1, p. 564.

3L’univers et l’atome apparaissent ainsi comme des catégories logiques, permettant une systématicité des connaissances, qui s’inscrit dans l’ambition philosophique qu’exposent les Pensées sur l’interprétation de la nature : lier l’un et le tout, en une chaîne continue. « L’indépendance absolue d’un seul fait est incompatible avec l’idée de tout ; et sans l’idée de tout, plus de philosophie »2.

  • 3 Newton (I.), Optique, livre III, Question 31 (trad. fr. de J. P. Marat) ; Christian Bourgois, 1989 (...)
  • 4 Roger (J.), Les sciences de la vie dans la pensée française du XVIIIe siècle, Paris, Armand Colin, (...)

4Dans ces conditions, qu’en est-il de la théorie atomique, celle des atomes et du vide, théorie physique empruntée à l’atomisme antique (de Démocrite à Épicure et Lucrèce) et que Newton, après Hobbes et Gassendi, met à la base de la science moderne ? Newton a considéré que l’univers est composé de « particules, solides, pesantes et impénétrables » mues par le principe actif de l’attraction3. Quelle qu’ait pu être l’hostilité de Descartes à l’atomisme, sa renaissance est irrésistible et, selon Jacques Roger, la physique corpusculaire est pratiquement adoptée par tous dès la fin du XVIIe siècle4.

  • 5 Casini (P.), “Newton, Diderot et l’atomisme”, in Le matérialisme des Lumières, no spécial de Dix-H (...)
  • 6 Diderot (D.), Éléments de physiologie ; in Œuvres, op. cit., t. 1, p. 1275.

5Diderot est de ceux-là. Il connaît bien les sources anciennes de l’atomisme, comme en témoignent ses articles de l’Encyclopédie, et se rallie à la version newtonienne du mécanisme moderne5. À cette reprise de l’atomisme dans la science moderne, Diderot trouve un double intérêt, à la fois métaphysique et épistémologique, qui lui permet de soutenir des positions matérialistes et de suivre le développement scientifique, de la physique à la chimie et à la physiologie. Tout au long de la réflexion qu’il mène sur les sciences de la nature, Diderot manifeste ainsi un attachement indéfectible à l’atomisme : dans le « flux perpétuel » dans lequel se trouve une nature qui « change sans cesse » écrit-il, en 1778, dans ses Éléments de physiologie, « il n’y a que la molécule qui demeure éternelle et inaltérable »6.

6Cette constance cependant s’accompagne d’un changement décisif, qui rompt le lien entre mécanisme et atomisme. En s’intéressant à la physiologie, Diderot en vient à considérer que ce n’est pas le mouvement, mais la sensibilité qui caractérise la matière, passant ainsi d’un matérialisme mécaniste à un matérialisme vitaliste. Π pousse de la sorte le plus loin possible l’affirmation de l’hétérogénéité de la matière, ce qui pourrait expliquer que l’atomisme soit pour lui, finalement, une catégorie logique, plutôt que physique. Mais peut-on alors encore parler d’atomisme ? Quel peut être le statut d’un atomisme non mécanique ? — C’est la question que nous poserons aux trois niveaux de la réflexion de Diderot : l’interrogation métaphysique sur les principes du mouvement ; la recherche épistémologique de l’application de l’attraction newtonienne à de nouveaux champs du savoir ; le vitalisme, enfin, et ses implications morales.

I. Métaphysique

  • 7 Diderot (D.), Pensées sur l’interprétation de la nature, § XXXII, 2 ; Œuvres, op. cit., t. 1.

7L’atomisme, on l’a montré, convient au mécanisme moderne, au modèle général du choc entre des particules matérielles, parfaitement dures et en mouvement. De ce point de vue, la résistance cartésienne à l’atomisme ne pouvait être que temporaire. Adopter l’atomisme, c’est soutenir le mécanisme, comme le fait Diderot dans ses Pensées sur l’interprétation de la nature, en affirmant que « les êtres [ne sont] jamais ni dans leur génération, ni dans leur conformation, ni dans leur usage, que ce que les résistances, les lois du mouvement et l’ordre universel les déterminent à être »7.

  • 8 Roger (J.), Les sciences de la vie…, op. cit., p. 158.
  • 9 « Dès 1713, Costes [le traducteur de Newton] en faisait une propriété primitive de la matière » ; (...)
  • 10 Diderot (D.), Lettre sur les aveugles ; in Œuvres, op. cit., t. 1, p. 169.

8Avec le principe de l’attraction, et plus généralement, avec l’idée de force, Newton apporte l’idée d’un principe actif, nécessaire pour rendre compte du mouvement. À l’idée cartésienne d’une nature passive, natura naturata, qui reçoit de l’extérieur une impulsion qu’elle ne peut que transmettre. Newton oppose ainsi l’idée d’une nature active, natura naturans, dont les mouvements s’expliquent par un principe interne. À ce niveau, l’hypothèse atomiste est avant tout « une hypothèse scientifique, vite transformée en certitude et en vision générale de l’univers physique »8, qui n’implique pas de position religieuse ou morale déterminée : le déisme de Newton n’est pas suspect. Mais pour peu que l’on conçoive l’attraction, non comme un phénomène qui reste à expliquer, mais comme une propriété de la matière, comme une « force inhérente » à celle-ci9, alors cette conception d’une natura naturans, d’une force active qui se suffit à elle-même conduit facilement au matérialisme. Et c’est de cette façon que Diderot suit Newton, lorsque, dans la Lettre sur les aveugles, il place dans la bouche de Saunderson (dans la réalité, celui-ci fut le disciple fidèle de Newton, et son successeur direct à Cambridge) un discours tiré du livre V du De natura rerum de Lucrèce, qui est une profession de foi matérialiste : « le mouvement continue et continuera de combiner des amas de matière… »10.

  • 11 Diderot (D.), Principes philosophiques sur la matière et le mouvement ; in Œuvres, op. cit., t. 1, (...)

9Les Principes philosophiques sur la matière et le mouvement opposent ainsi deux thèses : celle, rejetée, selon laquelle la matière est « indifférente au mouvement et au repos » ; celle, adoptée, d’un mouvement propre à la matière. Son énoncé regroupe trois certitudes, qui portent sur les corps, sur leur nature corpusculaire, et sur celle du mouvement : « Ce qu’il y a de bien certain, c’est que tous les corps gravitent les uns sur les autres, c’est que toutes les particules des corps gravitent les unes sur les autres, c’est que dans cet univers, tout est en translation ou in nisu, ou en translation et in nisu à la fois »11.

  • 12 Rousseau (J.-J.), Émile, livre IV ; Œuvres complètes, Paris, Gallimard/Bibliothèque de la Pléiade, (...)
  • 13 Rousseau (J.-J.), Émile, livre IV ; loc. cit., t. IV, p. 584 [note].

10L’enjeu d’une telle opposition est de décider entre le spiritualisme et le matérialisme. Dans la Profession de foi du vicaire savoyard, celui-ci, au rapport de Rousseau, appuie sa conviction de l’existence de Dieu sur la thèse de l’indifférence : « Quand donc rien n’agit sur la matière, elle ne se meut point, et par cela même qu’elle est indifférente au repos et au mouvement, son état naturel est d’être en repos »12. Cette conception d’une matière homogène et divisible à l’infini, Rousseau la dit compatible avec l’attraction newtonienne : « L’attraction peut être une loi de la nature dont le mystère nous est inconnu ; mais nous concevons au moins que l’attraction agissant selon les masses n’a rien d’incompatible avec l’étendue et la divisibilité »13.

  • 14 Diderot (D.), Observations sur Hemsterhuis ; Œuvres, op. cit., t. 1, p. 727.
  • 15 Diderot (D.), Principes philosophiques sur la matière et le mouvement ; Œuvres, op. cit., t. 1, p. (...)

11Rousseau, comme Descartes, est donc de ceux qui, selon Diderot, se sont trompés, en trouvant « assez de fécondité pour suffire à tous les phénomènes dans le mouvement et la divisibilité d’une matière homogène »14. La thèse de Diderot est celle de l’hétérogénéité de la matière, qui se compose d’un nombre sans limites de particules isolées, séparées les unes des autres. Hétérogénéité, composition corpusculaire et mouvement vont ensemble. Le matérialisme est d’abord une pensée du multiple : « Si on ne s’obstine pas à considérer les choses dans sa tête, mais dans l’univers, on se convaincra par la diversité des phénomènes, de la diversité des matières élémentaires, de la diversité des forces, de la diversité des actions et réactions, de la nécessité du mouvement ; et toutes ces vérités admises, on ne dira plus : je vois la matière comme existante ; je la vois d’abord en repos ; car on sentira que c’est faire une abstraction dont on ne peut rien conclure. L’existence n’entraîne ni le repos, ni le mouvement ; mais l’existence n’est pas la seule qualité des corps »15.

  • 16 Ibid., t. 1, p. 682.

12Adopter l’atomisme, c’est attribuer aux corps, jusque dans leurs composantes élémentaires, une « force active ». L’expression revient toujours quand il s’agit d’énoncer les propriétés des atomes ou des molécules. Diderot parle ainsi de la « force intime de la molécule ». A l’opposé de l’idée d’un mouvement reçu de l’extérieur, par une matière inerte, homogène, divisible, Diderot avance celle d’une nature active, et différenciée jusque dans l’infiniment petit : « la molécule, douée d’une qualité propre à sa nature, par elle-même est une force active ». Diderot voit ainsi les corps « existants, divers, revêtus de propriétés et d’actions et s’agitant dans l’univers comme dans un laboratoire où une étincelle ne se trouve point à côté de trois molécules combinées de salpêtre, de charbon et de soufre, sans qu’il s’ensuive une explosion nécessaire »16.

  • 17 Rousseau (J.-J.), Émile, livre IV ; loc. cit., t. IV, p. 578.

13L’opposition entre les deux conceptions se globalise dans la question de l’ordre. Pour Rousseau, on ne peut pas concevoir l’ordre du monde à partir des seuls mouvements des forces particulières, le hasard et la nécessité ne suffisent pas à composer le monde : « Plus je multiplie les forces particulières, plus j’ai de nouvelles causes à expliquer, sans jamais trouver aucun agent commun qui les dirige. Loin de pouvoir imaginer aucun ordre dans le concours fortuit des éléments, je n’en puis pas même imaginer le combat et le chaos de l’univers m’est plus inconcevable que son harmonie »17.

  • 18 Diderot (D.), Pensées sur l’interprétation de la nature, § 36 ; Œuvres, op. cit., t. 1, p. 577.

14Dans ses Pensées sur l’interprétation de la nature 1753), (Diderot avait posé que sa conception de la matière excluait le chaos, et suffisait à rendre compte de l’ordre : « En ce sens général et abstrait, le système planétaire, l’univers n’est qu’un corps élastique : le chaos est une impossibilité ; car il est un ordre essentiellement conséquent aux qualités primitives de la matière »18.

15On trouve, dans ce paragraphe XXXVI de L’interprétation de la nature, des citations presque littérales de l’Optique de Newton. Diderot peut, en effet, appuyer sa conception métaphysique d’une matière se mettant elle-même en ordre, sur la conception newtonienne de corps élastiques, résistant au mouvement, et s’opposer ainsi à l’idée d’une distribution uniforme du mouvement dans toute la masse. C’est l’argumentation qu’il développe tout au long de ses Principes philosophiques sur la matière et le mouvement, où il continue la critique, présentée dans L’Interprétation de la nature, d’une mathématique impuissante à rendre compte du réel. C’est la capacité de la physique newtonienne a rendre compte de la « mécanique du monde » et à permettre des avancées significatives des connaissances qui assure la supériorité du modèle physique de l’atomisme et de l’hétérogénéité de la matière sur la vision géométrique d’une matière homogène et divisible à l’infini.

  • 19 Cf. Mensching (G.), “La nature et le premier principe de la métaphysique chez d’Holbach et Diderot (...)

16L’insistance que met Diderot sur le caractère inachevé (et inachevable) de la connaissance ne le conduit pas à faire de son matérialisme, à la différence de d’Holbach, un véritable « système de la nature ». Son dogmatisme matérialiste est inséparable d’une position épistémologique, qui l’incline, « non vers la métaphysique globalisante, mais vers l’étude des progrès de la connaissance »19.

II. Épistémologie

17Dans l’article “Encyclopédie”, Diderot note « le mouvement général » qui emporte les esprits « vers l’Histoire naturelle, l’Anatomie, la Chimie et la Physique expérimentale ». Diderot désigne les avancées les plus caractéristiques du savoir à son époque : celle qui conduit de la physique théorique, mathématique, à une physique expérimentale, reposant sur l’observation empirique et la manipulation systématique en laboratoire ; autres avancées qui, de la physique ainsi établie, mènent à la chimie, d’une part, à l’histoire naturelle et à la physiologie, de l’autre. Dans tous ces cas, les progrès suivent l’application et l’extension du modèle newtonien.

  • 20 Diderot (D.), Principes philosophiques sur la matière et le mouvement ; Œuvres, op. cit., t. 1.

18Dans L’Interprétation de la nature, Diderot expose une critique des mathématiques, qu’il reprend dans les Principes philosophiques sur la matière et le mouvement, où il attaque une conception seulement mathématique de la matière, propre à celui qui s’obstine « à considérer les choses dans sa tête ». Opposant mathématique et physique, comme le métaphysique et l’empirique, il reproche à la position qu’il dénonce de « placer une molécule dans une situation tout à fait métaphysique », de se livrer à des spéculations imaginaires, quand il faudrait toucher et manipuler la réalité des choses. « Vous ferez de la géométrie et de la mathématique », leur objecte-t-il, « mais moi qui suis physicien et chimiste, qui prends les corps dans la nature et non dans ma tête »20… Les mathématiques ne nous apprennent rien sur la nature. Les déterminations mathématiques ne saisissent ni les qualités des êtres, ni l’hétérogénéité du réel. Le calcul multiplie à l’infini des unités substituables, il ne saisit pas les êtres particuliers.

  • 21 Jacob (F.), La logique du vivant. Une histoire de l’hérédité, Paris, Gallimard, 1970, p. 50.
  • 22 Stengers (I.), “L’affinité ambiguë : le rêve newtonien de la chimie du XVIIIe siècle”, in Serres ( (...)
  • 23 Sur la théorie de la préexistence des germes, voir Jacob (F.), La logique du vivant, op. cit., cha (...)
  • 24 Diderot (D.), Éléments de physiologie ; Œuvres, op. cit., t. 1, p. 1262.

19Ce n’est donc qu’à partir d’une physique expérimentale, « qui prend les corps dans la nature », que peuvent se faire les avancées du savoir. Avec Newton, « le mécanisme change de nature, et en gagnant le monde des substances, donne naissance à une chimie »21, comme Newton lui-même l’avait envisagé à la fin de l’Optique. Au XVIIIe siècle, l’attraction newtonienne fournit le modèle de l’« affinité » (de la force qui lie les éléments entre eux) et l’on cherche à appliquer l’hypothèse corpusculaire d’une composition des éléments entre eux22. Diderot suit également la piste qui mène de la physique à l’histoire naturelle, à ce que, dans L’Interprétation de la nature, il appelle « l’explication des phénomènes qui dépendent de l’organisation » (§ XII). L’idée d’une composition élémentaire des êtres vivants s’y présente comme l’issue à l’impasse de la théorie de la préexistence des germes, seule explication de la génération que le mécanisme cartésien rendait possible23. « Qu’est-ce qu’une plante ? Qu’est-ce qu’un animal ? demande Diderot dans les Éléments de physiologie : « une coordination de molécules infiniment actives, un enchaînement de petites forces, que tout concourt à séparer »24.

  • 25 Ibid., t. 1, p. 1274.
  • 26 Diderot (D.), Entretien entre d’Alembert et Diderot ; Œuvres, op. cit., t. 1, p. 614.
  • 27 C’est la théorie de la « susception intime », des « forces pénétrantes » et du « moule intérieur » (...)

20La théorie de la préexistence des germes renvoyait à la Création l’existence de tous les germes des êtres vivants à venir, et, laissant aux lois du mouvement le soin de faire fonctionner ce qui préexistait, elle supposait nécessairement la permanence d’une même structure visible, la ressemblance du germe et de l’être développé. L’épigenèse, théorie de la génération à partir d’un mouvement interne, permet de se passer de la ressemblance : « il n’est pas nécessaire que ce que l’on appelle le germe ressemble à l’animal », affirme Diderot dans ses Éléments de physiologie25. L’argument en faveur d’une telle conception est celui de l’impossibilité d’une division à l’infini. La préexistence des germes, explique Diderot dans l’Entretien entre d’Alembert et Diderot, est « contre l’expérience qui chercherait inutilement ces germes dans l’œuf et dans la plupart des animaux avant un certain âge ; contre la raison qui nous apprend que la divisibilité de la matière a un terme dans la nature, quoiqu’elle n’en ait aucun dans l’entendement, et qui répugne à concevoir un éléphant tout formé dans un atome, et dans cet atome un autre éléphant tout formé, et ainsi de suite à l’infini »26. Au fantasme d’une mise en abyme, Diderot oppose ainsi la réalité de la composition corpusculaire. A la suite de Buffon, il reprend donc l’hypothèse de la « molécule organique », qui applique l’atomisme newtonien dans le domaine du vivant et permet de concevoir le développement comme une épigenèse, comme un mouvement où les molécules se lient entre elles, sans qu’une forme leur soit imposée de l’extérieur27.

  • 28 Diderot (D.), Pensées sur l’interprétation de la nature, § 58 ; Œuvres, t. 1, op. cit., p. 596.

21Diderot, cependant, ne développe pas l’explication épigénétique de la reproduction, combinaison de « molécules organiques » qu’associe « un moule intérieur ». Ce qui retient son attention philosophique, dans cette application du modèle corpusculaire newtonien, c’est la conception du divers, de l’hétérogène, qu’elle autorise. « L’indivisibilité absolue de la matière » va de pair avec son hétérogénéité : « les éléments doivent avoir des différences essentielles ; sans quoi tout aurait pu naître de l’homogénéité, puisque tout y pourrait retourner »28.

  • 29 Ibid., § 36, no 2 ; Œuvres, op. cit., t. 1, p. 576-577.
  • 30 Diderot (D.), Observations sur Hemsterhuis ; Œuvres, op. cit.,. t. 1, p. 727.

22Toute avancée vers des domaines nouveaux de connaissance apparaît comme une avancée vers une hétérogénéité croissante. L’Interprétation de la nature applique au problème de la composition des corps un modèle mécanique de la composition des forces29. Les Principes philosophiques sur la matière et le mouvement insistent sur l’hétérogénéité des éléments qui se composent ainsi, rajoutant, aux principes mécaniques auxquels s’en tiennent les cartésiens, « l’attraction, l’affinité, et les cinq éléments divers ». Passer de la physique à la chimie, c’est apercevoir des raisons nouvelles d’hétérogénéité, et on en trouvera encore d’autres, pour rendre compte de la complexité du réel : « Et combien ne sont pas encore plus à leur aise les philosophes à qui les opérations du laboratoire ont appris à reconnaître beaucoup d’autres forces, actions, propriétés, etc. »30.

  • 31 Diderot (D.), Pensées sur l’interprétation de la nature, § 58, no 3 ; Œuvres, op. cit., t. 1, p. 5 (...)

23Mais si l’orientation vers une hétérogénéité croissante est indéniable, il faut cependant en distinguer deux sortes : l’hétérogénéité chimique de la diversité des éléments, d’une part, celle qui sépare, d’autre part, l’organique (ou le vivant), de l’inerte (ou du brut). La conviction de l’hétérogénéité de la matière brute et de la matière vivante a conduit Buffon à parler de molécules « organiques », éléments propres aux compositions du vivant. C’est sur cette position que se termine L’Interprétation de la nature : « Si l’on jette les yeux sur les animaux et sur la terre brute qu’ils foulent aux pieds ; sur les molécules organiques et sur le fluide dans lequel elles se meuvent ; sur les insectes microscopiques, et sur la matière qui les produit et qui les environne, il est évident que la matière en général est divisée en matière morte et en matière vivante »31.

24Dans ses œuvres ultérieures, Diderot remet en question cette séparation.

III. L’atomisme vitaliste et sa portée morale

  • 32 Diderot (D.), Correspondance, éd. établie par Georges Poth ; Paris, Éd. de Minuit, t. II [1956], p (...)
  • 33 Lettre du 10 octobre 1765, à M. Duclos, Correspondance, op. cit., t. V [1959], p. 141.
  • 34 Ibid.

25Dans une lettre à Sophie Volland, du 15 octobre 1759, Diderot affirme l’irréductibilité du vivant et du mécanique : « il n’en est pas de vivre comme de se mouvoir, c’est autre chose »32. C’est alors que, dans un souci d’unité, il va substituer la sensibilité au mouvement et étendre la vie à toute la matière : « la sensibilité est une propriété universelle de la matière »33, écrit-il en 1765. Diderot tente d’introduire cette propriété sur le modèle du mécanisme, par analogie avec l’inertie, ce qui implique, comme dans sa distinction de l’énergie cinétique et potentielle (in nisu), une distinction de la puissance et de l’acte. Il voit la sensibilité comme une « propriété inerte dans les corps bruts, comme le mouvement dans les corps pesants arrêtés par un obstacle ; propriété rendue active dans les mêmes corps par leur assimilation avec une substance vivante »34.

  • 35 Diderot (D.), Entretien entre d’Alembert et Diderot ; Œuvres, t. 1, op. cit., p. 613.

26C’est en effet en se référant à la nutrition et à l’assimilation que Diderot, dans le Rêve et dans l’Entretien avec d’Alembert, expose la continuité de l’inerte au vivant : du marbre broyé, à la terre, où se forme l’humus, aux plantes qui s’en nourrissent, aux animaux qui les mangent, c’est la continuité de l’assimilation qui assure l’unité de la matière. « Vrai ou faux, remarque Diderot, j’aime ce passage du marbre à l’humus, de l’humus au règne végétal, et du règne végétal au règne animal, à la chair »35.

  • 36 Diderot (D.), Le Rêve de d’Alembert ; Œuvres, op. cit., t. 1, p. 631.
  • 37 Diderot (D.), Éléments de physiologie ; Œuvres, op. cit., t. 1, p. 1276.

27Or étendre de la sorte la sensibilité à la matière, c’est en affirmer la radicale diversité : « Dans cet immense océan de matière, pas une molécule qui ressemble à une molécule, pas une molécule qui ressemble à elle-elle-même»36. C’est à cause d’une telle diversité que l’atome devient une catégorie logique. Il désigne, pour chaque domaine étudié, l’élément dernier considéré (et dont il faut poser la réalité), mais, selon les domaines, on ne parle pas de la même chose. Dans les Éléments de physiologie, ce que Diderot nomme « molécule sensible », est l’aboutissement de « la génération descendante par division » et « montre sous cet état une action prodigieuse »37 : cela ressemble assez à une cellule. En même temps qu’il affirme l’unité de la matière (et donc la continuité de mêmes formes d’explication), la diversité constatée par Diderot favorise et justifie la constitution de domaines séparés du savoir, d’une certaine indépendance des disciplines.

  • 38 Voir : Roger (J.), Les sciences de la vie…, op. cit., p. 614-682.

28Diderot, dans cette affirmation de la sensibilité universelle de la matière, s’inspire des travaux de Bordeu. Celui-ci, contre l’interprétation plus mécaniste de Haller, avait fait de l’irritabilité des fibres nerveuses une forme de la sensibilité. Diderot le suit sur ce point38. Bordeu appartenait à l’école de Montpellier qui avait poursuivi une tradition médicale de recherche empirique, à l’écart des grands courants idéologiques qui divisaient alors le mécanisme (entre partisans de l’épigenèse, comme Buffon, et ceux qui tenaient pour la préexistence des germes, comme Bonnet) ou s’opposaient à lui. Jusque là, les oppositions au mécanisme conduisaient soit au spiritualisme (avec Leibniz ou Maupertuis) soit à un animisme aux relents aristotéliciens, comme avec Stahl. Suivre Bordeu, c’était sortir du mécanisme, du point de vue épistémologique, sans pour autant en quitter l’esprit : celui d’une opposition résolue à toute forme de spiritualisme, autorisant des positions matérialistes.

  • 39 Diderot (D.), Réfutation d’Helvétius ; Œuvres, op. cit., t. 1, p. 798.

29Sans doute, comme Diderot le reconnaît dans sa Réfutation d’Helvétius, l’attribution à la matière d’une sensibilité universelle reste-t-elle hypothétique : « Il faut en convenir, l’organisation ou la coordination de parties inertes ne mène point du tout à la sensibilité, et la sensibilité générale des molécules de la matière n’est qu’une supposition, qui tire toute sa force des difficultés dont elle débarrasse, ce qui ne suffit pas en bonne philosophie »39.

30On ne peut donc pas dire que Diderot propose, avec l’atomisme vitaliste auquel le conduit son appréhension croissante de la diversité de la nature, une véritable alternative au paradigme mécaniste. Il s’agirait plutôt de trouver, dans les arguments vitalistes d’une sensibilité de la matière conçue sur l’analogie du mouvement, de quoi poursuivre, sur un nouveau terrain, et sur de nouvelles questions, le débat, entre matérialisme et spiritualisme, qui s’était développé, dans un premier temps, comme un débat entre deux interprétations, cartésienne et newtonienne, du mécanisme.

  • 40 Rousseau (J.-J.), Émile, livre IV ; Œuvres complètes, op. cit., t. IV, [1969], p. 584-585.

31Dans la Profession de foi du vicaire savoyard, Rousseau s’était élevé contre l’idée d’une matière capable de sentir, dont Locke avait admis la possibilité, et que l’on pouvait considérer, avec Helvétius, comme un principe matérialiste : « Quand un philosophe viendra me dire que les arbres sentent et que les rochers pensent, il aura beau m’embarrasser dans ses arguments subtils, je ne puis voir en lui qu’un sophiste de mauvaise foi, qui aime mieux donner le sentiment aux pierres que d’accorder une âme à l’homme »40.

  • 41 Rousseau (J.-J.), Émile, livre IV ; loc. cit., t. IV, p. 577.
  • 42 Diderot (D.), Le Rêve de d’Alembert ; Œuvres, op. cit., t. 1, p. 611.

32C’est à ce point que Diderot reprend le débat, au début de son Entretien avec d’Alembert. « Il faut que la pierre sente » affirme, en ouverture Diderot à d’Alembert, qui proteste : « Cela est dur à croire ». Le débat, qui reprend ainsi, entre spiritualistes et matérialistes, revient sur la question centrale, celle de la nature du mouvement. La distinction de l’acte et de la puissance, celle de « la force vive » et de la « force morte », est l’analogie qui permet de passer du mouvement à la sensibilité. « L’idée du mouvement n’est autre chose que l’idée du transport d’un lieu à un autre »41, avait affirmé Rousseau. « Le transport d’un corps d’un lieu à un autre n’est pas le mouvement, ce n’en est que l’effet. Le mouvement est également et dans le corps transféré et dans le corps immobile », objecte Diderot alors que d’Alembert enchaîne : « Cette façon de voir est nouvelle »42 – pour mieux souligner l’importance de cette formulation de l’énergie potentielle.

  • 43 Ibid., t. 1, p. 634.
  • 44 Ibid., t. 1, p. 634.

33Esprit ou matière ? Faut-il supposer Dieu ? C’est le même débat, apparemment, qui se continue. « Croyez-vous Mademoiselle qu’il soit indifférent de nier ou d’admettre une intelligence suprême ? »43, demande Bordeu à Mlle de Lespinasse. C’est cependant vers une autre question, que l’examen va se déplacer, celle « de mon unité, de mon moi », selon Mlle de Lespinasse. Si le « fait » en est « clair », la raison doit en être apportée par les partisans matérialistes de l’épigenèse, ceux qui « n’admettent qu’une substance et qui expliquent la formation de l’homme ou de l’animal en général par l’apposition successive de plusieurs molécules sensibles. Chaque molécule sensible avait son moi avant l’application ; mais comment l’a-t-elle perdu, et comment de toutes ces pertes en est-il résulté la conscience d’un tout ? »44.

  • 45 D’Holbach, Système de la nature, ou des lois du monde physique et du monde moral, 1770, p. 49.

34On passe ainsi de la métaphysique à l’anthropologie, une anthropologie où Diderot tente de tirer les conséquences psychologiques et morales de son atomisme vitaliste. A l’époque moderne, l’atomisme permet de dégager les implications morales du mécanisme physique, en fournissant une analogie, celle de l’atome et de l’individu. « L’hypothèse épicurienne », adoptée par Hobbes, à l’instar de Gassendi, vient à l’appui de son individualisme moral : les individus sont conçus comme des corps vivants, soumis à la loi mécanique de l’inertie, dont le correspondant moral est le principe de l’autoconservation, qui rend compte des mouvements de tout individu, chacun agissant indépendamment des autres, mû par les nécessités de sa propre conservation. D’Holbach reprend cette même référence à l’inertie, pour rendre compte de l’individualisme moral, dans un système unique. Cette tendance des êtres à la conservation, explique-t-il dans le Système de la nature, « Newton l’appelle force d’inertie, les moralistes l’ont appelé dans l’homme amour de soi »45.

  • 46 Diderot (D.), Le Rêve de d’Alembert ; Œuvres, op. cit., t. 1, p. 637-638.

35C’est cet individualisme que Diderot remet en cause, car l’unité de l’individu lui semble problématique. D’Alembert, parlant dans son rêve, comme aux limites de la philosophie (hors des limites de la sienne, en tout cas), met précisément en question l’analogie atomistique de l’individualisme moral, à la Hobbes, ou à la d’Holbach : « Et vous parlez d’individus, pauvres philosophes ! laissez-là vos individus ; répondez-moi. Y a-t-il un atome en nature rigoureusement semblable à un autre atome ? — Non. —Ne convenez-vous pas que tout tient en nature et qu’il est impossible qu’il y ait un vide dans la chaîne ? Que voulez-vous dire avec vos individus ? Il n’y en a point, non, il n’y en a point… Il n’y a qu’un seul grand individu, c’est le tout. Dans ce tout, comme dans une machine, dans un animal quelconque, il y a une partie que vous appellerez telle ou telle : mais quand vous donnerez le nom d’individu à cette partie du tout, c’est par un concept aussi faux que, si, dans un oiseau, vous donniez le nom d’individu à l’aile, à une plume de l’aile… »46.

  • 47 Diderot (D.), Le Rêve de d’Alembert ; Œuvres, op. cit., t. 1, p. 638.
  • 48 Ibid., t. 1, p. 627 : « Le monde, ou la masse générale de la matière, est la grande ruche ».
  • 49 Diderot (D.), Le Rêve de d’Alembert ; Œuvres, op. cit., t. 1, p. 627-629.
  • 50 Voir Jaisson (P.), La fourmi et le sociobiologiste, Paris, Odile Jacob, 1993.

36Ce qui s’oppose à l’idée d’individu, c’est d’abord une façon de pousser jusqu’au bout le principe des indiscernables, qui interdit de parler d’« un » (d’unités substituables), pour ne dire que le multiple. Le principe des indiscernables, qui avait été invoqué par Leibniz, pour écarter l’atomisme, devient une raison de l’admettre, mais affirmer les atomes, alors, c’est, principalement, affirmer le multiple. Dire la divisibilité infinie serait revenir à l’un. C’est ensuite, qu’entre les deux extrêmes posés par l’article “Encyclopédie”, l’univers – ou le tout – et l’atome, l’individu, qui n’est pas un indivisible, représente une unité problématique. Le Rêve le montre par deux métaphores, celle de l’araignée, celle de l’essaim d’abeilles. Dans le premier cas, l’individu ne peut être distingué du réseau de relations dans lequel il se trouve, dont il n’est qu’une partie : « Sa tête, ses pieds, ses mains, tous ses membres, tous ses viscères, […] ne sont, à proprement parler, que les développements grossiers d’un réseau qui se forme, s’accroît, s’étend, jette une multitude de fils imperceptibles », affirme Bordeu. « Je suis un peloton de points sensibles, que tout presse sur moi et que je presse sur tout », commente et résume Mlle de Lespinasse47. L’essaim d’abeilles, d’autre part, est pris comme métaphore du monde48, et pose le problème du niveau d’unité ou d’intégration : celui qui prendrait l’essaim pour un seul animal se tromperait sans doute, ce ne sont qu’animaux contigus. Mais, de contigus, ils peuvent devenir continus, et ne former qu’un. Se réunissant, ou se redécomposant, l’essaim d’abeilles est une bonne image de l’unité problématique49. Ces deux images sont des métaphores classiques (et même des arguments) de la critique de l’individualisme atomiste et mécaniste. On retrouve aujourd’hui la première dans les conceptions systémiques, qui affirment la priorité de la relation sur les termes. L’essaim d’abeilles est une référence sociobiologique, qui remet en cause l’unité de l’individu en la dépassant vers une unité englobante – une société d’insectes faisant corps – ou en la renvoyant aux unités qu’elle englobe (les différents membres ou parties), en même temps qu’on met en continuité une unité organique et une coopération sociale50. Cela ne fait certes pas de Diderot un sociobiologiste avant la lettre, mais cela montre clairement qu’il est sorti des formes classiques, mécanistes, et individualistes, de l’atomisme. Attribuer une sensibilité universelle à la matière, même si cela se fait à partir d’une analogie avec le mouvement, conduit à se poser d’autres problèmes que ceux qui se posaient au sein du mécanisme, et à les traiter avec d’autres instruments, métaphores ou concepts.

  • 51 Diderot (D.), Le Rêve de d’Alembert ; Œuvres, op. cit., t. 1, p. 634.

37Présupposée lorsque l’on fait de l’atome le modèle de l’individu et du mouvement la loi de sa conduite, l’unité du moi fait problème lorsque l’on abandonne le mécanisme. A la question de l’unité de tous les « mois » moléculaires en un seul, s’ajoute celle de la permanence d’une même unité dans le temps. Diderot l’attribue à la mémoire, qui relie les unes aux autres les « impressions sensibles » : « c’est la mémoire de toutes ces impressions successives qui fait pour chaque animal l’histoire de sa vie et de son soi »51.

  • 52 Voir Locke (J.), Essai philosophique concernant l’entendement humain, livre II, chapitre 27, et le (...)
  • 53 Rousseau (J.-J.), Émile, livre IV ; loc. cit., t. IV, p. 590.
  • 54 Plus mécaniste que Diderot, Rousseau montre dans la première partie du Discours sur l’origine de l (...)

38La position de Diderot peut être comparée à celle de Locke, qui avait fait reposer l’identité de la personne sur la continuité de la conscience52, mais aussi à celle de Rousseau qui, dans la Profession de foi, présente une position proche de celle de Locke : « L’identité du moi ne se prolonge que par la mémoire, et […] pour être le même en effet, il faut que je me souvienne d’avoir été »53. Rousseau et Diderot rejettent une vision atomistique, mécaniste, de l’individu, et cherchent à définir l’unité du moi hors des principes de l’inertie54. Mais leurs positions philosophiques divergentes les conduisent à des conclusions morales opposées.

  • 55 Rousseau (J.-J.), Émile, livre IV ; loc. cit., t. IV, p 584
  • 56 Ibid., t. IV, p. 591.
  • 57 Ibid. [Profession], t. IV, p. 604.

39Pour Rousseau, les matérialistes ne se donnent pas un argument de plus en faisant commencer la pensée à la sensibilité, car si la sensation est bien un effet corporel, la sensibilité, parce qu’elle renvoie à l’unité d’un être sensible, est irréductible à la matière ou au corps, qui se divise : « Les parties sensibles sont étendues mais l’être sensible est indivisible et un ; il ne se partage pas, il est tout entier ou nul : l’être sensitif n’est donc pas un corps »55. En conséquence, l’unité de l’individu et du moi dépend de la capacité à se défaire des passions, et ne s’atteint qu’après la mort, quand « délivrés des illusions que nous font le corps et les sens, […] nous serons uniquement occupés à comparer ce que nous avons fait avec ce que nous avons dû faire »56. Position essentiellement anthropologique, puisque la survie de l’âme n’est pas l’accès à une réalité supérieure, mais la pleine affirmation de soi, de son identité : « J’aspire au moment où, délivré des entraves du corps, je serai moi sans contradiction, sans partage, et n’aurai besoin que de moi pour être heureux »57. On peut se demander, cependant, si cette conception de l’histoire du moi et de son unité suffit à surmonter les difficultés de la dualité corps/esprit.

  • 58 Diderot (D.), Lettre à Sophie Volland, 15 octobre 1759 ; in Correspondance op. cit., t. II, p. 284

40Diderot, à l’opposé, ne voit pas dans la mort, la possibilité d’atteindre la pleine unité du moi, mais la dispersion matérielle des molécules sensibles : « Ô ma Sophie, il me resterait donc un espoir de vous toucher, de vous sentir, de vous aimer, de vous chercher, de m’unir, de me confondre avec vous, quand nous ne serons plus ! S’il y avait dans nos principes une loi d’affinité, s’il nous était réservé de composer un être commun, si je devais dans la suite des siècles refaire un tout avec vous, si les molécules de votre amant dissous venaient à s’agiter, à se mouvoir et à rechercher les vôtres éparses dans la nature ! Laissez-moi cette chimère ; elle m’est douce ; elle m’assurerait l’éternité en vous et avec vous »58. L’atomisme de Diderot, ici, est décidément lucrétien : c’est celui d’un monde en flux perpétuel, qui se renouvelle sans cesse, dont la fécondité incline celui qui l’admire à écrire des hymnes à Vénus.

41Mais le matérialisme amoureux de Diderot, en donnant à chaque molécule une identité, un moi, une mémoire, n’est-il pas l’affirmation d’un moi en extension, qui bien loin de se saisir dans le repli d’une intériorité, pose que seule existe l’extériorité ?

Notes

1 Diderot (D.), “Encyclopédie” ; in Œuvres, t. 1, Philosophie, Paris, Robert Laffont (coll. “Bouquins”), 1994, p. 376.

2 Diderot (D.), Pensées sur l’interprétation de la nature, § XI ; Œuvres, op. cit., t. 1, p. 564.

3 Newton (I.), Optique, livre III, Question 31 (trad. fr. de J. P. Marat) ; Christian Bourgois, 1989, p. 343.

4 Roger (J.), Les sciences de la vie dans la pensée française du XVIIIe siècle, Paris, Armand Colin, 1963 (2e éd. : 1971), p. 158.

5 Casini (P.), “Newton, Diderot et l’atomisme”, in Le matérialisme des Lumières, no spécial de Dix-Huitième siècle, no 24, 1992, p. 29-37.

6 Diderot (D.), Éléments de physiologie ; in Œuvres, op. cit., t. 1, p. 1275.

7 Diderot (D.), Pensées sur l’interprétation de la nature, § XXXII, 2 ; Œuvres, op. cit., t. 1.

8 Roger (J.), Les sciences de la vie…, op. cit., p. 158.

9 « Dès 1713, Costes [le traducteur de Newton] en faisait une propriété primitive de la matière » ; cf. Roger (J.), Les sciences de la vie…, op. cit., p. 459.

10 Diderot (D.), Lettre sur les aveugles ; in Œuvres, op. cit., t. 1, p. 169.

11 Diderot (D.), Principes philosophiques sur la matière et le mouvement ; in Œuvres, op. cit., t. 1, p. 681. — Diderot distingue entre énergie cinétique et potientielle (in nisu).

12 Rousseau (J.-J.), Émile, livre IV ; Œuvres complètes, Paris, Gallimard/Bibliothèque de la Pléiade, t. IV [1969], p. 574.

13 Rousseau (J.-J.), Émile, livre IV ; loc. cit., t. IV, p. 584 [note].

14 Diderot (D.), Observations sur Hemsterhuis ; Œuvres, op. cit., t. 1, p. 727.

15 Diderot (D.), Principes philosophiques sur la matière et le mouvement ; Œuvres, op. cit., t. 1, p. 685.

16 Ibid., t. 1, p. 682.

17 Rousseau (J.-J.), Émile, livre IV ; loc. cit., t. IV, p. 578.

18 Diderot (D.), Pensées sur l’interprétation de la nature, § 36 ; Œuvres, op. cit., t. 1, p. 577.

19 Cf. Mensching (G.), “La nature et le premier principe de la métaphysique chez d’Holbach et Diderot” ; in Le matérialisme des Lumières, op. cit., p. 117-136.

20 Diderot (D.), Principes philosophiques sur la matière et le mouvement ; Œuvres, op. cit., t. 1.

21 Jacob (F.), La logique du vivant. Une histoire de l’hérédité, Paris, Gallimard, 1970, p. 50.

22 Stengers (I.), “L’affinité ambiguë : le rêve newtonien de la chimie du XVIIIe siècle”, in Serres (M.) éd., Éléments d’histoire des sciences, Paris, Bordas, 1989, p. 297-320.

23 Sur la théorie de la préexistence des germes, voir Jacob (F.), La logique du vivant, op. cit., chapitre 1 : “La structure visible” ; et : Roger (J.), Les sciences de la vie…, op. cit., 1e partie, chapitres III et IV.

24 Diderot (D.), Éléments de physiologie ; Œuvres, op. cit., t. 1, p. 1262.

25 Ibid., t. 1, p. 1274.

26 Diderot (D.), Entretien entre d’Alembert et Diderot ; Œuvres, op. cit., t. 1, p. 614.

27 C’est la théorie de la « susception intime », des « forces pénétrantes » et du « moule intérieur » par laquelle Buffon étend un modèle newtonien au vivant. — Voir Roger (J.), Les sciences de la vie…, op. cit., p. 542-557.

28 Diderot (D.), Pensées sur l’interprétation de la nature, § 58 ; Œuvres, t. 1, op. cit., p. 596.

29 Ibid., § 36, no 2 ; Œuvres, op. cit., t. 1, p. 576-577.

30 Diderot (D.), Observations sur Hemsterhuis ; Œuvres, op. cit.,. t. 1, p. 727.

31 Diderot (D.), Pensées sur l’interprétation de la nature, § 58, no 3 ; Œuvres, op. cit., t. 1, p. 597-598.

32 Diderot (D.), Correspondance, éd. établie par Georges Poth ; Paris, Éd. de Minuit, t. II [1956], p. 282.

33 Lettre du 10 octobre 1765, à M. Duclos, Correspondance, op. cit., t. V [1959], p. 141.

34 Ibid.

35 Diderot (D.), Entretien entre d’Alembert et Diderot ; Œuvres, t. 1, op. cit., p. 613.

36 Diderot (D.), Le Rêve de d’Alembert ; Œuvres, op. cit., t. 1, p. 631.

37 Diderot (D.), Éléments de physiologie ; Œuvres, op. cit., t. 1, p. 1276.

38 Voir : Roger (J.), Les sciences de la vie…, op. cit., p. 614-682.

39 Diderot (D.), Réfutation d’Helvétius ; Œuvres, op. cit., t. 1, p. 798.

40 Rousseau (J.-J.), Émile, livre IV ; Œuvres complètes, op. cit., t. IV, [1969], p. 584-585.

41 Rousseau (J.-J.), Émile, livre IV ; loc. cit., t. IV, p. 577.

42 Diderot (D.), Le Rêve de d’Alembert ; Œuvres, op. cit., t. 1, p. 611.

43 Ibid., t. 1, p. 634.

44 Ibid., t. 1, p. 634.

45 D’Holbach, Système de la nature, ou des lois du monde physique et du monde moral, 1770, p. 49.

46 Diderot (D.), Le Rêve de d’Alembert ; Œuvres, op. cit., t. 1, p. 637-638.

47 Diderot (D.), Le Rêve de d’Alembert ; Œuvres, op. cit., t. 1, p. 638.

48 Ibid., t. 1, p. 627 : « Le monde, ou la masse générale de la matière, est la grande ruche ».

49 Diderot (D.), Le Rêve de d’Alembert ; Œuvres, op. cit., t. 1, p. 627-629.

50 Voir Jaisson (P.), La fourmi et le sociobiologiste, Paris, Odile Jacob, 1993.

51 Diderot (D.), Le Rêve de d’Alembert ; Œuvres, op. cit., t. 1, p. 634.

52 Voir Locke (J.), Essai philosophique concernant l’entendement humain, livre II, chapitre 27, et le commentaire d’Étienne Balibar : “Sujet, individu, citoyen. Qu’est-ce que l’homme au XVIIe siècle ?”, in L’individu dans la théorie politique…, op. cit., p. 269-275.

53 Rousseau (J.-J.), Émile, livre IV ; loc. cit., t. IV, p. 590.

54 Plus mécaniste que Diderot, Rousseau montre dans la première partie du Discours sur l’origine de l’inégalité, que les principes de l’inertie suffisent à rendre compte de la conservation du vivant, et, plus particulièrement, de celle du vivant humain. Mais ces règles physiques n’ont pour lui aucune portée morale. Il faut faire appel à autre chose pour rendre compte de la conscience et de l’identité personnelle.

55 Rousseau (J.-J.), Émile, livre IV ; loc. cit., t. IV, p 584

56 Ibid., t. IV, p. 591.

57 Ibid. [Profession], t. IV, p. 604.

58 Diderot (D.), Lettre à Sophie Volland, 15 octobre 1759 ; in Correspondance op. cit., t. II, p. 284.

© Éditions de la Sorbonne, 1999

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