La cosmologie et les philosophes
p. 485-488
Texte intégral
1La cosmologie contemporaine, qui se pose comme science de l’Univers naturel pris dans sa totalité et en tant que totalité, est une branche très originale du savoir scientifique, dont on pourrait penser qu'il retiendrait l’attention des philosophes ; or depuis sa création et son essor qui datent de plus de soixante-dix ans, il n’en a rien été, non seulement de la part des philosophes qui pensent que la science ne pense pas, mais de celle des autres. Carnap, Reichenbach, Cassirer, Russell, Brunschvicg ont été les témoins de sa naissance et de ses premiers développements ; ils n’en ont rien écrit ; Bachelard non plus bien que — je peux en témoigner — il fût tout à fait informé de ses progrès et de ses avatars. Popper et Quine auront vécu plus longtemps dans le siècle sans en dire beaucoup plus ; et l’intérêt à cet égard de générations plus récentes ne paraît guère plus grand.
2Il s’agit là, à mon avis, d’une myopie étonnante et regrettable ; mon propos n’est pas de justifier ce jugement en recourant à des arguments faciles, tirés d’une tradition philosophique peut-être trop ancienne, mais de l’appuyer sur l’examen de certains caractères remarquables de la problématique et du discours de la cosmologie contemporaine.
3Faute de temps, je devrai me borner à un tableau sommaire et allusif de l’état de cette science, ne retenant que quelques traits essentiels pour mon propos.
4— D’abord la cosmologie se réfère à l’Univers physique comme à un objet empiriquement bien défini, manifesté dans un domaine spécifique du champ de l’observation astronomique, celui d’objets très lointains, galaxies et amas de galaxies dont les distances par rapport à la terre, l’étendue et les distances relatives sont très grandes comparées non seulement aux dimensions terrestres mais à celles du système solaire : le million d’années-lumière est à l'échelle cosmologique une petite distance (alors que la lumière met huit minutes pour venir du soleil). Or à cette échelle, l’observation authentifie l’idée que l’Univers peut être considéré comme objet empirique défini, dans la mesure où la distribution de la matière et du rayonnement y manifeste des propriétés, a priori inattendues, d’uniformité et de régularité et des caractères bien définis.
5— Notamment, le rayonnement provenant des sources disséminées dans cette matière très lointaine présente un caractère remarquable, à peu près parfaitement isotrope : un décalage vers les basses fréquences exactement comparable à l’effet Doppler et dépendant seulement de la distance de la source suivant une loi linéaire. L’interprétation intuitive la plus simple en fait l’expression d’une expansion ou dilatation homogène de la matière cosmique, l’important étant que, quelle que soit l’expression théorique exacte du phénomène, il s’agit d’un mouvement ou d’une évolution affectant la totalité de l’Univers, indépendant des mouvements relatifs locaux des éléments constitutifs de cette totalité.
6— Tout cela, découvert et interprété théoriquement dans les années 1920-1930, a été remarquablement bien confirmé depuis, jusqu’à des distances beaucoup plus grandes, estimées à des centaines de millions d’années-lumière, par l’astronomie optique traditionnelle. Mais en outre, dans les trente dernières années a été découvert et activement exploré un phénomène nouveau de dimension certainement cosmologique, dans un nouveau domaine d’observation ; il s’agit d’un rayonnement de basses fréquences, d’ondes centimétriques et millimétriques, présent en tout point de la sphère céleste, remarquablement isotrope et présentant la structure du rayonnement du corps noir, ce qui permet de lui assigner une température. C’est certainement l’une des découvertes les plus surprenantes de l’astronomie de tous les temps et, du point de vue de la cosmologie, son intérêt exceptionnel tient à ce qu’elle confirme les deux hypothèses que le travail d’exploration des quarante années précédentes avait suscitées : l’Univers s’observe comme un objet bien défini ; il se présente comme étant en « mouvement » ou évolution globale. Car la seule interprétation théorique qui puisse apparemment être donnée de ce phénomène, c’est qu'il révèle un état passé de la matière cosmique beaucoup plus homogène que l’état actuel et qui comportait un rayonnement global et uniforme dont l’expansion a diminué la température jusqu’au niveau actuel voisin du zéro absolu, suivant une loi parfaitement bien établie par la physique classique.
7Il faut cependant noter que l’Univers n’est pas un objet d'observation au sens élémentaire ou primaire où les ratons laveurs ou même la lune sont de tels objets ; il n’est en effet un objet d’observation descriptible que pour autant qu’il est aussi un objet théorique et cela pour des raisons bien évidentes du genre de celle-ci : une longueur d’un million d’années-lumière ne se mesure pas par usage direct d’un instrument étalonné.
8Cet objet théorique auquel est hypothétiquement identifié l'Univers empirique est un espace-temps métrique, une variété riemannienne quadridimensionnelle, « modèle d’Univers » qui permet d’insérer les propositions portant sur l'Univers réel dans un système déductif. Cet objet théorique est recherché et construit par des procédés épistémologiques et mathématiques tout à fait classiques ; à la base de l’entreprise, il y a une théorie physico-mathématique : la théorie de la relativité générale ou théorie relativiste de la gravitation exprimée mathématiquement par les « équations d’Einstein », équations aux dérivées partielles du second ordre, exprimant localement l’interaction de gravitation par une relation entre les caractères géométriques de l’espace-temps et les paramètres caractéristiques de la matière énergie présente en chaque point. Le modèle d’Univers est obtenu par intégration des équations en utilisant comme conditions aux limites ce que l’observation fait connaître de la matière cosmique à grande échelle et à l’aide d’hypothèses de symétrie il est vrai plus fortes que ce que l’observation autorise strictement.
9So far so good, dira-t-on peut-être : ce schéma montre que la cosmologie se développe selon des démarches tout à fait classiques dans la physique théorique. Pourquoi donc les philosophes devraient-ils se déranger spécialement ? C’est que la situation change d’aspect quand on prête sérieusement attention au résultat des démarches de la science cosmologique et au caractère des solutions auxquelles ces démarches la conduisent de façon contraignante.
10Pour le comprendre, il faut d’abord noter que l’exécution complète du programme, la définition d’un modèle unique d'Univers, n’est pas possible dans l’état des connaissances. Ce que font les cosmologues, c’est de retenir une classe de modèles possibles convenant, par leurs propriétés communes, à l’Univers observé sans qu’il soit possible de déterminer complètement le choix.
11L’une de ces propriétés communes c’est l’existence d’un « temps cosmique », c’est-à-dire la définition possible d’une variable représentant le temps, partout distincte de variables d’espace et dont la mesure est identique pour tout un ensemble d’observateurs — ou repères — fondamentaux. C’est une propriété exceptionnelle dans les espaces-temps relativistes, mais elle exprime mathématiquement la réalité, dans l’Univers, d’une dimension temporelle spécifiquement distinguée des dimensions spatiales, distinction que l’observation suggère fortement, bien que les physiciens soient tentés de la nier.
12Or — et c’est là qu’apparaît l’élément essentiel de la situation — dans cette classe de modèles (dits de Robertson-Walker), le cosmologue est contraint, pour des raisons de plus en plus impérieuses, de restreindre son choix à certains modèles (dits de Friedman-Einstein) dans lesquels l’espace-temps présente un point singulier, c’est-à-dire un quadruple de valeurs des variables d’espace-temps, pour lequel aucune des fonctions qui déterminent les propriétés géométriques et physiques de la matière-énergie n’est définie, ni la densité, ni la température, ni le champ de gravitation, ni la longueur, ni la durée, etc. Et l'existence de cette singularité est objective : elle ne dépend pas du choix des coordonnées. Ce n’est pas le « vide » ni le « chaos », c’est un pur et simple non-sens physique. Car pour la science de la nature un existant doit au moins être caractérisé par les valeurs de telles grandeurs.
13Cette singularité n’est bien entendu par un non-sens mathématique ; l’existence d’un être mathématique peut en effet être conçue de diverses manières et dans différents contextes : le point singulier n’existe pas comme élément de l’espace-temps, mais il existe comme propriété bien définie de cet espace-temps : il peut être identifié par des opérations logiques convenables à des suites de points de l’espace-temps dont il est la limite, etc. Mais ces opérations logiques n’ont pas de signification physique ; la correspondance entre élément de l’espace-temps et point-événement physique est admissible ; elle n’a aucun sens dans le cas du point singulier.
14Or la correspondance entre espace-temps physique et variété riemannienne oblige, dans le cas de la cosmologie, à considérer que ce point singulier devrait avoir une position initiale dans l’Univers ; cela résulte de l’existence d’un temps cosmique géométriquement distingué et, dans ce temps cosmique, il ne peut y avoir de passé antérieur au point singulier ; car ce temps relativiste est différent du temps newtonien ; « dans » ce temps, si on peut s’exprimer ainsi, l’Univers n’a pas de passé ; un temps vide n’est rien. D’autre part dans les modèles considérés, cette singularité initiale est située à distance finie dans notre passé ; elle peut être datée par référence à des données empiriques.
15Enfin et surtout, compte tenu du schéma épistémologique qui détermine l’édification du modèle (lois universelles spécifiées par des conditions aux limites), cet instant initial devrait être l’origine d’un processus causal réel conditionnant tous les mécanismes d’interaction des éléments du réel, c’est-à-dire toute l’histoire de la nature jusqu’à celle des plus infimes planètes et de leurs plus infimes habitants.
16La cosmologie est donc conduite par la logique d’une recherche menée de façon orthodoxe (avec certes une audace assez grande, mais rationnellement de bon aloi, dans le choix des hypothèses de symétrie et de régularité) à poser comme origine de l’Univers et cause de son histoire une entité mathématique qui est un non-sens physique ou, en d’autres termes, à identifier l’origine d’un processus causal réel à une entité idéale, terme par définition inaccessible d’un processus de régression analytique.
17Les cosmologues voient cette situation, dans la logique de leur entreprise, comme problématique ; à mon avis il faudrait plutôt la considérer comme aporétique et, comme telle, elle me paraît requérir un examen philosophique sur deux plans :
- celui de la philosophie de la science : il s’agirait de regarder de près comment les cosmologues se conduisent dans cette situation, jusqu’à quel point et à quel prix ils cherchent à transformer l’aporie en problème accessible à leurs méthodes — et dans quelle mesure ils y parviennent.
- celui de la philosophie de la nature : s’agit-il d’une difficulté circonstancielle, contingente, ou d’une aporie plus fondamentale, inséparable de toute tentative poussée jusqu’à son terme pour transformer un discours empirico-mathématique en une véritable ontologie naturelle ?
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