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Philosophies de la nature

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Olivier Bloch

Quatrième journée

Sur la philosophie de la nature d’A. N. Whitehead

Maurice Elie

Texte intégral

1L’intérêt actuellement manifesté pour les philosophies de la nature se porte également sur la philosophie d’Alfred North Whitehead (1861-1947), si l’on en juge par les traductions déjà publiées, ou en cours de publication : Aventures d’idées (traduction J. M. Breuvart et A. Parmentier, Cerf, 1993), Process and Reality (à paraître en 1994), The Concept of Nature (en préparation) ; et il faudrait tenir compte d’anciennes traductions (La fonction de la raison, par exemple). Le présent travail se fondera essentiellement sur The Concept of Nature, ainsi que sur la philosophie spéculative développée dans Process and Reality ; quelques éléments seront empruntés aux Principles of Natural Knowledge, à Science and The Modern World ainsi qu’à Aventures d’idées.

2A. N. Whitehead a vécu et enseigné d’abord à Cambridge et à Londres, puis à Harvard. Sa longue carrière a fait de lui le contemporain de découvertes scientifiques décisives, et s’il est d’abord connu comme co-auteur, avec Bertrand Russell, des Principia mathematica, il s’est ensuite occupé de philosophie des sciences physiques et, en un sens plus large, de philosophie « cosmologique », dont Process and Reality représente la part spéculative. On pourrait donc se poser la question de la continuité ou de la discontinuité d’une pensée d’abord purement « épistémologique », qui serait exposée dans The Concept of Nature ou dans Science and The Modem World, pour devenir plus largement philosophique (spéculative, éthique, esthétique et même pédagogique) dans Process and Reality, Adventures of Ideas, The Aims of Education, etc. Sur ce point, A. Parmentier parlait, dans Whitehead et le problème de Dieu, de « (...) cette métaphysique (...) précédée d’une philosophie de la nature à laquelle elle reste liée (...) » (Beauchesne, 1968, p. 14), et Whitehead lui-même écrit, dans les Principles of Natural Knowledge : « nous nous occupons uniquement de la nature, c’est-à-dire de l’objet de la connaissance perceptive, et non de la synthèse du sujet connaissant avec l’objet à connaître. Cette distinction est ce qui maintient exactement la séparation de la philosophie naturelle avec la métaphysique » (1919, Dover, N. Y., 1982, vii) ; distinction également présente au début du Concept of Nature.

3On peut cependant se demander si la philosophie de Whitehead ne constitue pas tout entière une « philosophie de la Nature », que l’on a parfois comparée à celle de Bergson, qui s’épanouirait en Philosophie de l’Histoire et de l’Esprit, et qui permettrait donc de retrouver certaines constantes de toute philosophie de la nature : changement, procès, « avancée créatrice », etc. Les Principles of Natural Knowledge et The Concept of Nature veulent « poser les bases d’une philosophie de la nature, qui est la présupposition nécessaire d’une physique théorique réorganisée » (Préface du Concept of Nature, trad. A. Parmentier, p. 55 de son Whitehead). Les références aux données de la physique entrent dans la constitution de Process and Reality ; la « Cosmologie » spéculative qui en résulte intègre donc la physique à cette métaphysique spéculative.

4Disons aussitôt que le grand thème de cette philosophie de la nature est celui de la « bifurcation » de la nature, entre une nature qualitative, perçue, « vécue », et une nature « conçue », abstraite, mathématisée, bifurcation à laquelle la philosophie whiteheadienne entend précisément apporter une réponse. Sur ce point, comment ne pas penser à d’autres réflexions, comme celles de Russell dans L’analyse de la matière (« le monde physique est, à première vue, si différent du monde sensible qu’il est difficile de voir comment l’un peut procurer de l’information sur l’autre », etc., Payot, 1965, 1, 1) ; d’E. Schrodinger dans L’Esprit et la Matière (« (...) on croit aisément que les théories rendent compte des qualités sensibles ; ce qu’elles ne font bien sûr jamais », Seuil, 1990, p. 240) ; d’E. Husserl (par exemple dans Chose et Espace : « L’appréhension du monde propre à la science a beau s’éloigner considérablement de celle de l’expérience pré-scientifique (...) », PUF, 1989, p. 27), etc. Il existe incontestablement un « esprit du temps » qui, après la Naturphilosophie du XIXe siècle allemand et la critique de Mach, est commun à des penseurs du XXe siècle, d’abord formés aux sciences, mais ayant ensuite remis en question l’image scientifique du monde, penseurs dont A. N. Whitehead fait précisément partie.

5Une autre appartenance doit évidemment être évoquée, celle de Whitehead à la philosophie de langue anglaise. Autour de lui, gravitent les noms d’Alexander, Bradley, Santayana, etc., sans parler des philosophes anglais du passé, Locke, Hume, Berkeley, auxquels Whitehead se réfère surtout dans Process and Reality. Un autre auteur de langue anglaise, R. G. Collingwood, écrivit à son tour sur le sujet, dans The Idea of Nature (1945), en remarquant que « Whitehead, en suivant sa propre ligne de pensée, reconstruisit par lui-même la conception aristotélicienne de Dieu comme moteur immobile, initiant et dirigeant la totalité du procès cosmique par l’amour de Lui » (p. 170). Dans sa Préface à cet ouvrage de Collingwood, T. M. Knox rappelle d’ailleurs que Collingwood avait fait part à un ami de son intention de s’attaquer « à un problème qui n’avait jamais été résolu, celui de la Philosophie de la Nature » ! Mais Collingwood consacre lui-même un paragraphe à Whitehead, et il n’est pas sans intérêt, quitte à en compléter ensuite l’inventaire, de noter les points essentiels qu’il retient de la pensée de son prédécesseur.

6Pour Collingwood, Whitehead a d’abord parlé des processus naturels en termes d’« events » ou événements (auxquels les « Actualities », ou « Actualisations », feront suite dans Process and Reality) ; d’organismes, c’est-à-dire de structures dans lesquelles le tout prime sur les parties ; d’« avancée créatrice » ; de l’interdépendance de l’espace et du temps ; d’« objets éternels » (et Process and Reality montrera comment ils effectuent leur « ingression » dans le flux temporel) ; et il conclut sur le refus de Whitehead, de « considérer l’esprit comme quelque chose d’entièrement différent de la nature (...) ».

7Quant à la thèse de la « bifurcation ». Whitehead pose, dès la Préface du Concept of Nature, que la philosophie naturelle des temps modernes est « de part en part traversée par le sophisme (ou l’erreur, fallacy) de la bifurcation (...) » et même « que si le lecteur se laissait aller au travers insidieux de la bifurcation, plus un seul mot de ce que j’ai écrit ici ne demeurerait intelligible ». F. Cesselin avait déjà attiré l’attention sur ce thème de la bifurcation de la nature dans un article de la Revue de métaphysique et de morale de janvier-mars 1950 (55e année, no 1). Et, très judicieusement, il y citait d’abord un passage du Principle of Relativity : « Si nous désirons éviter cette regrettable bifurcation, nous devons concevoir notre connaissance du monde apparent comme une expérience individuelle de quelque chose de plus que personnel ». Dans The Concept of Nature, le chapitre premier traite des rapports de la nature et de la pensée, mais déjà la Nature y est simplement définie comme « ce que nous percevons au moyen de nos sens » ; Whitehead remarque aussi que « la pensée de la Nature diffère de la perception sensorielle de la Nature » ; enfin, que « l’acceptation dogmatique de la logique aristotélicienne », en portant à l’extrême « la tendance à postuler un substrat pour tout ce qui est révélé par la sensation » serait « à l’origine des concepts scientifiques modernes de matière et d’Éther (...) ».

8Ces préliminaires étant posés, les théories de la « bifurcation de la nature » font aussitôt l’objet du chapitre II, et Whitehead leur oppose que « pour nous, la lueur rouge du coucher du soleil fait tout autant partie de la nature que les molécules et les ondes électriques grâce auxquelles les hommes de science expliquent le phénomène », et que « c’est à la philosophie naturelle de se demander de quelle manière sont reliés ces éléments de la nature ». Comment ne pas penser ici à la distinction établie au contraire par G. Bachelard entre l’opinion, qui traduit les besoins en croyances, et la science, qui énonce le réel par un nécessaire détour théorique et instrumental ? Et, à l’inverse, comment ne pas songer à la protestation de M. Henry, dans La Barbarie ou dans Voir l’invisible, sur Kandinsky, où il évoque « la nature galiléenne dont on a exclu les qualités sensibles (...) » ? (p. 235). (Mais il y dit aussi que l’enseignement que Kandinsky tira de la meule de foin de Monet, « rejoignit celui que lui procurait la lecture de Niels Bohr : la réalité physique n’a pas de substance (...) » (p. 32) ; or, Whitehead fait bien prévaloir, lui aussi, la relation sur la substance, et le « passage » de la nature sur l’« objet »).

9Si Whitehead refuse la substance aristotélicienne, en même temps qu’il tient la perception de la lueur rouge du soleil comme appartenant à la même nature que les ondes et les électrons, il analyse aussi les « problèmes » liés à la théorie de la bifurcation de la Nature. Dans cette théorie, « la nature causale est ce qui agit sur l’esprit, et l’esprit est la cause de la nature apparente ». Cette conception ne se limite donc pas aux interactions causales internes à la nature, mais postule une action de la nature sur l’esprit, qui lui est pourtant étranger (et pour Hegel, comme on sait, la Nature était déjà l’« Autre » de l’Esprit, et que l’Esprit voudrait reconnaître).

10Pour Whitehead, nous nous trouvons en fait placés nous-mêmes face à une nature divisée en termes de qualités d’une part, et de molécules ou d’énergie d’autre part. Et il faut également tenir compte de l’idée que nous nous faisons du temps et de l’espace, et d’abord celle du temps et de l’espace absolus : nous situons les événements « dans » le temps. Il s’agit là d’une relation d’« occupation » ; il en est de même pour l’espace. Mais, alors qu’on exprime la relation d’occupation dans l’espace pour les objets, on ne le fait pas pour les événements, qui constituent pourtant la seule réalité. Nous postulons une connaissance de l’espace et du temps en eux-mêmes, indépendamment des événements qui y ont lieu. En définitive, dans cette « bifurcation » de la nature causale et de la nature apparente, nous ne voyons pas que l’esprit est absent de la chaîne des causes physiques (et physiologiques), qui occuperaient l’espace et le temps, et la nature apparente est conçue à son tour comme un produit de l’esprit, sous l’action de la nature causale.

11Dans ce chapitre du Concept of Nature portant sur cette bifurcation ou division en deux natures, Whitehead s’exprime rapidement sur les théories relativistes de l’espace et du temps, pour conclure qu’elles aboutissent à « un ensemble de rapports apparents entre éléments apparents. La nature apparente est un songe, les relations apparentes de l’espace sont celles d’un songe, et l’espace est celui de ce songe ». Mais il est beaucoup plus explicite quand il en vient à parler des « additions psychiques » constituées par les « qualités secondes » héritées de Locke, « qui représentent seulement le mode sur lequel notre esprit perçoit la nature ». Pour lui, il s’agit là de la « forme historique » de la théorie de la bifurcation. Il admet cette sorte de sens commun, qui vient conforter l’essentialité des qualités premières, telles que la solidité et l’inertie ; mais, comme le fit Berkeley, il montre que si l’on retranche la couleur de la réalité, il faut alors en faire autant de l’inertie.

12On voit donc que la philosophie de Whitehead consiste pour une part en une pensée des qualités sensibles, certes non élaborée « phénoménologiquement » à la manière de Husserl, mais qui participe du même souci de traiter aussi bien du destin de la science que de celui du « monde-de-la-vie ». Mais on ne peut selon lui s’en tenir à la solution qui consiste à soutenir que « les molécules et l’éther de la science sont de nature purement conceptuelle » et qu’ainsi, il n’y aurait bien « qu’une seule nature, la nature apparente, tandis que les atomes et l’éther ne seraient que les noms attribués aux termes logiques constituant les formules entrant dans les calculs ». Si les lois scientifiques sont vraies, les molécules et les électrons doivent être de réels facteurs de la nature, et non de simples abstractions (sur ce point, on pourrait donc parler d’une « réalisme » quant à la nature des éléments constitutifs de la théorie scientifique). Mais, parallèlement à cette assertion portant sur les constituants de la « matière », il faut tenir compte de la thèse relative aux « objets éternels » dans Process and Reality. Comme leur nom l’indique, ce sont des idéalités de type platonicien, mais qui tirent tout leur sens de leur « ingression » dans le processus naturel. S’il n’y a pas de substance, support d’attributs, il n’y a pas d’élément, dans le monde de Whitehead, qui puisse subsister sans relation aux autres facteurs du procès universel qu’il nomme la « concrescence » dans Process and Reality.

13Après cette présentation d’ensemble, il convient d’énoncer les « éléments naturels » qui font l’objet du chapitre V, 11e partie, des Principles of Natural Knowledge. Ce sont les « entités » : événements, « objets percevants » objets des sens, objets de la perception et objets scientifiques. Whitehead parle bien d’« objets », et non de sujets de la perception. Sans insister outre mesure sur ce point de vocabulaire, on peut quand même remarquer qu’il implique une « objectivité » de la perception, qui annonce les « préhensions » de Process and Reality, où il sera simplement question de « percipients » (un « objet » peut donc en saisir un autre — le sujet proprement dit se constituant lui-même en sa « concrescence » dans P.R. —, et la « préhension » au sens large étant donc un fait de nature, dont la « présentation immédiate » ou « immédiateté présentationnelle » n’est qu’un cas particulier, la préhension sur le mode de l’« efficacité causale » étant bien plus essentielle aux yeux de Whitehead). L’« objectivité » dont il a été fait mention, signifie seulement que cette « saisie » d’une entité actuelle par une autre qu’est la « préhension », est déjà à l’œuvre dans le monde physique. Dans Adventures of Ideas, Whitehead dira qu’« il existe une analogie entre le transfert d’énergie d’occasion particulière à occasion particulière dans la nature physique et le transfert de tonalité affective (affective tone), avec son énergie émotionnelle, d’une occasion à une autre dans une personne humaine »). On voit que cette analogie répond à la bifurcation entre la nature physique et le « vécu » de la nature humaine ; car l’expérience y est « vécue » comme l’exprime, dans une autre aire linguistique, l’« Erlebnis » de la langue allemande. Mais, du côté de la physique, Whitehead tient compte de la synthèse de Maxwell ; chaque particule semble étendre son influence jusqu’aux confins de l’univers ; la philosophie devait intégrer la notion de champ et, chez Whitehead, le champ devient un champ organique, lié à l’énergie. Il faut cependant ajouter que Γ « objectivité » reconnue dans la sphère physique (et qui désigne seulement le « transfert d’énergie »), ne s’oppose pas au « principe subjectivite » de Process and Reality, dans lequel les sujets en cours de constitution deviennent essentiels : « en dehors des expériences des sujets, il n’y a rien, rien, rien, absolument rien » (p. 254). Ce qui constitue vraiment le monde, ce sont donc les « events » du Concept de Nature (ils sont « les faits ultimes de la nature » et deviennent les « actualisations » de Process and Reality). Dans son Introduction aux Aventures d’Idées, J. M. Breuvart écrit que l’on devrait définir la philosophie de Whitehead comme une « philosophie de l’acte ou de l’actualité (...) ». L’« Actuality » de Whitehead est Actualisation, toujours en train de devenir ; elle est autoconstituante et exprime le « passage » de la Nature. Comme l’écrit A. Parmentier dans son Whitehead, « si la science a raison, nous ne percevons jamais des choses, mais seulement des événements » (p. 51). Les Principles of Natural Knowledge définissent les events comme des « corrélais de la relation homogène fondamentale de l’« extension ». Chaque événement s’étend sur les autres événements qui en font partie, et les autres événements s’étendent sur chaque événement qui en fait partie ». Et « il en résulte que l’espace et le temps expriment les relations entre événements. Les autres éléments naturels qui ne sont pas des événements ne se trouvent dans le temps et l’espace que de façon dérivée, c’est-à-dire en raison de leurs relations aux événements » (p. 61). L’événement lui-même ne « change » pas, mais il « passe » et ne revient jamais. The Concept of Nature confirme le « passage des événements et l’extension des événements les uns sur les autres (...) » (p. 34), et précise que « la continuité de la nature consiste en celle des événements » (p. 76). Par la suite, les « entités actuelles » de Process and Reality, aussi appelées « occasions actuelles », seront dites « choses réelles finales dont est constitué le monde », « autocréatrices », et « sujets » de leur « propre immédiateté » (P.R., I, II). En outre, par suite de l’« extension », qui devient le « continuum extensif » dans Process and Reality, l’événement y devient un « nexus d’occasions actuelles, interconnectées selon une figure déterminée (...) ». C’est-à-dire que Whitehead conçoit le monde actuel comme forme de « sociétés » d’entités actuelles, car une occasion actuelle isolée n’est qu’un « type-limite » d’événement comportant seulement un membre unique (P.R., II, 2).

14A ces entités actuelles sont opposés les « objets », dont les objets éternels « rangés sous le nom de « sensibles » constituent la catégorie inférieure (...) » (P.R., p. 114). De manière générale, « les objets éternels sont les purs potentiels de l’univers ». Dans The Principles of Natural Knowledge, Whitehead les distingue clairement des événements. Ces derniers ne peuvent se trouver qu’en un seul lieu et un seul temps, et sont constitués de parties, alors que les objets sont des unités (mais, dans The Concept of Nature, apparaît aussi la critique de ce que Whitehead nommera le sophisme de la « localisation simple », par lequel science et philosophie ont cm que tout objet se situait en un lieu et en un temps uniques). Les événements sont « appréhendés » dans la perception la plus courante, alors que les objets sont « reconnus ». Il en résulte que « la continuité de la nature doit être cherchée dans les événements, alors que les propriétés atomiques de la nature résident dans les objets ». Aussi Whitehead oppose-t-il la continuité de l’Éther, « complexe d’événements », aux « atomes et molécules qui sont des objets scientifiques » (P.N.K., p. 62-67). À quoi l’on pourrait objecter que l’Éther est tout autant un « objet scientifique » que les atomes et les molécules. Whitehead entend donc par « Éther » le milieu que tout un chacun appréhende comme complexe d’événements, seuls réels et actuels. D’ailleurs, les objets doivent être mis en relation avec ces actuels que sont les événements. Les objets sont porteurs des « permanences reconnues dans les événements, et sont reconnus comme identiques dans différentes circonstances » (par exemple, telle qualité chromatique). Le même objet peut également être reconnu comme relié à divers événements, et « le même objet identique à soi se conserve au sein du flux des événements ». Par soi, l’objet est donc indifférent au flux temporel : « considérez une tache rouge. En elle-même, en tant qu’objet, et indépendamment d’autres facteurs d’attachement, cette tache rouge, simple objet du présent acte de perception, ne dit rien du passé, ni du futur. Sa nature propre ne révèle ni comment elle naît, ni comment elle disparaîtra, ni même s’il fut un passé ou s’il y aura un futur » (Aventures d’Idées, p. 237).

15Dans The Concept of Nature, Whitehead complète la présentation des objets, en se demandant en quel sens ils sont, ou non, purement « intellectuels ». Pour lui, il n’y a pas, en fait, de récognition « sans un accompagnement intellectuel de comparaison et de jugement ». Mais il use pourtant du terme de récognition « pour la relation non-intellectuelle dans la perception (...) ». Dans Process and Reality, il revient sur l’idée que la philosophie doit correspondre à l’expérience de chacun ; mieux, il y dénonce la prééminence que la tradition philosophique a accordée aux perceptions visuelles, au détriment des sensations viscérales : « les philosophes ont dédaigné l’information que leur transmettaient sur l’univers leurs impressions viscérales, et ont fait porter leur attention sur les impressions visuelles » (P.R., II, VII, p. 121). Ce qui confirme le caractère fondamental de ce qui sera sa théorie des « préhensions » mutuelles des actualisations, et même du « sentir », en tant qu’il est déjà présent dans la sphère purement physique.

16Dans The Concept of Nature, Whitehead classe les objets en « objets des sens », en « objets de la perception » et en « objets scientifiques ». L’objet des sens peut être senti en dehors de toute appartenance à un objet de perception (par exemple, une tache de couleur). Mais la prééminence de l’objet des sens (« l’objet physique n’est rien d’autre que le concours habituel d’un certain ensemble d’objets des sens en une situation », C.N., p. 158), est une nouvelle réponse à la « bifurcation », par cette identification de l’objet physique à l’objet sensible.

17Par ces considérations sur les événements et les objets, la théorie du Procès de la Nature est déjà abordée. Ce procès consiste en de multiples séries d’actes discontinus (et rythmiques) de devenirs et de « périrs ». Whitehead reprend de Locke l’idée d’un « périr perpétuel » : ce qui était subjectivement ressenti s’« objective » dans le procès. (Dans Aventures d’idées, Whitehead en précise le sens : « l’occasion naît d’objets appropriés, et périt en acquérant le statut d’objet pour d’autres occasions », p. 231). Mais, du fait que le procès « récapitule » en quelque sorte le passé, tous les vécus individuels sont repris et « sauvés » ; c’est là leur « immortalité objective ». Comme l’écrit Whitehead dans le même ouvrage : « la créativité du monde est l’émotion vibrante du passé se précipitant dans un nouveau fait transcendant » (p. 232), et « nous sommes devant le fait unique qui englobe tout : l’histoire progressive de l’univers un ».

18Le procès est donc créateur, « avancée créatrice » ; il est « vectoriel ». Et c’est à ce procès continu qu’est consacrée la difficile théorie des préhensions et des « sentirs ». Whitehead y revient dans Aventures d’Idées : « le mot » sentir « a le mérite de garder cette double signification de forme subjective et d’appréhension d’un objet. Il évite les disjecta membra que procure l’abstraction » (p. 301).

19Que sont donc les « préhensions » et les « sentirs » qui assurent la continuité de la Nature ? Leur nature et leur fonction sont exposées dès le second chapitre de Process and Reality, car une entité actuelle n’est rien d’autre qu’une « concrescence de préhensions ». Et ici, il faut citer les définitions de Whitehead :

« chaque préhension comporte trois facteurs : a) le “sujet” qui préhende, à savoir l’entité actuelle dans laquelle cette préhension est un élément concret ; b) le donné” qui est préhendé ; c) la “forme subjective ”, ou le mode de préhension de ce donné par ce sujet.
Les préhensions d’entités actuelles c’est-à-dire les préhensions dont les donnés contiennent des entités actuelles sont appeléespréhensions physiques” ; et les préhensions d’objets éternels sont appelées “préhensions conceptuelles”. La conscience n’est pas nécessairement impliquée dans les formes subjectives d’un type de préhension ou de l’autre.
(12) Il y a deux espèces de préhensions : a) les “préhensions positives” qui sont appelées sentirs, et b) les préhensions négatives ”, dont nous dirons qu’ellesfiltrent à partir du sentir Les préhensions négatives ont elles aussi des formes subjectives (...).
(13) Il y a plusieurs espèces de formes subjectives, telles que les émotions, les évaluations, les intentions, les attractions, les répulsions, la conscience, etc. »

20On peut encore ajouter la IVe catégorie, celle de l’« Évaluation conceptuelle » : « de chaque sentir physique on dérive un sentir purement conceptuel, dont le donné est l’objet éternel qui détermine la définité de l’entité actuelle, ou du nexus, physiquement ressenti ». Aller au-delà de cette brève présentation, obligerait à exposer le système entier de Process and Reality, en particulier la théorie des sentirs « hybrides », « transformés », etc.

21Ce bref exposé, complété de quelques remarques, permet cependant de comprendre l’orientation de la philosophie « progressive » de Whitehead. L’« être » d’une entité actuelle est constitué par son « devenir » ; c’est, dit Whitehead, le principe même du « procès ». D’autre part, « une entité actuelle est à la fois le sujet qui fait l’expérience et le superjet de ses expériences ». Ce terme de « superjet » marque une sorte de téléologie immanente à l’entité : elle « tend à », mais elle ne tend à rien d’autre qu’elle-même. Car, si Whitehead dit qu’elle tend à sa « satisfaction », celle-ci n’est que l’« unique sentir complexe pleinement déterminé qui constitue la phase achevée du procès ». Il faut seulement ajouter que F « appât du sentir est la cause finale qui guide la concrescence des sentirs. Par cette concrescence, la variété du donné de la phase primaire se rassemble en l’unité de la satisfaction finale du sentir ».

22Le procès débute bien par une phase « physique », comme cela apparaît au chapitre II de la Théorie des Préhensions de Process and Reality : « un “sentir physique SIMPLE” éprouvé par un sujet est un sentir dont le donné initial est une autre entité actuelle unique, et dont le donné objectif est un autre sentir éprouvé par cette seconde entité ».

23D’autre part, « un sentir physique simple est un fait de causalité (...) », et les sentirs physiques simples peuvent donc être également nommés sentirs « de causalité ». Enfin, « il est tout aussi vrai de dire qu’un sentir physique simple est le type le plus primitif d’acte de perception, dépourvu de conscience ». La conscience ne prend naissance que « dans les phases supérieures de l’intégration », et c’est une erreur que de partir de la conscience.

24Toutes nos relations d’ordre physique sont constituées de sentirs physiques simples, qui sont « réactivés » en passant d’une entité à l’autre, et « du passage de la cause dans l’effet résulte le caractère cumulatif du temps. L’irréversibilité du temps en dépend, et ces sentirs les plus simples incarnent le caractère reproductif de la nature ». Ils assurent aussi la « conformation du présent immédiat au passé ». La « chaîne des êtres » (ici, des « actualisations » ou « occasions ») n’est jamais rompue, parce que chaque entité nouvelle reproduit, en se constituant, les entités plurielles du passé. Schelling parlait de « Physique spéculative » et de « construction ». Chez Whitehead, la science de la nature intervient dans la théorie du sentir : les entités physiques ultimes de la science physique sont elles-mêmes « des vecteurs indiquant un transfert ». Les données des sciences sont intégrées à la conception whiteheadienne de la « cosmologie » : « Descartes concevait le monde comme une extension spatiale pleine, persistant dans le temps. Les physiciens modernes considèrent que l’énergie est transmise par quanta déterminés (...). La cosmologie doit rendre justice de façon équitable à l’atomisme, à la continuité, à la causalité, à la mémoire, à la perception, aux formes qualitatives et quantitatives de l’énergie, ainsi qu’à l’extension » (P.R., III, II, I, p. 239). Vaste programme, par lequel on voit comment Whitehead associe le « pôle physique » et le « pôle mental » de la réalité, car les sentirs conceptuels et les sentirs simples de causalité constituent les deux principales espèces de sentirs « primaires ». Il suffira d’indiquer ici qu’un sentir conceptuel « est un sentir dont le “donné” est un objet éternel ». Car on passerait ensuite à la conscience, attachée à la « forme subjective d’un sentir ». Et, comme le sentir physique, le sentir « conceptuel » pur, à l’origine, n’implique nullement la conscience. Au-delà encore, l’ordre est conceptuellement réalisé dans la nature de Dieu, « principe de la concrescence », et « sans l’intervention de Dieu, il n’y aurait rien de nouveau dans le monde (...) » (ibid., p. 247). D’une métaphysique, on passe donc à une « théologie du procès », dans laquelle Dieu apparaît dans sa double nature, nature d’abord « primordiale », inconsciente, et nature « conséquente », consciente. Dieu lui-même n’est pas statique (et en ce sens, la référence au Dieu d’Aristote n’est pas pertinente). Mais il faut rendre compte à la fois du flux et de la permanence ; et c’est à cette exigence que répond la thèse de l’« immortalité objective ». Du point de vue théologique, de la nature « conséquente » de Dieu résulte l’éternité du monde de la fluence, en tant qu’il subsiste par son immortalité objective en Dieu. Finalement, Whitehead exprime les rapports de Dieu au monde par une série d’antithèses. Par exemple : « Il est tout aussi vrai que Dieu est permanent et le monde fluent, qu’il est vrai que le monde est permanent et que Dieu est fluent. »

25Ou encore :

« Il est tout aussi vrai que Dieu est transcendant au monde, que le monde est transcendant à Dieu. »

26Et enfin :

« Il est tout aussi vrai que Dieu crée le monde, qu’il est vrai que le monde crée Dieu. » (P.R., V, II, V)

27Il ne faudrait pas voir quelque analogie entre ces antithèses et les Antinomies kantiennes. Whitehead exprime plutôt ici l’« inclusion » mutuelle du monde et de Dieu. Ils sont comme des miroirs inversés, mais dynamiques, l’un de l’autre. Cela se voit aussi à l’inversion des pôles physiques et mentaux : « Pour Dieu, le conceptuel prédomine sur le physique, alors que pour le monde, les pôles physiques prédominent sur les pôles conceptuels ». Le flux provient du monde, et la permanence, de Dieu. Dieu et le monde effectuent, en somme, « ensemble », leur concrescence, mais en sens inverse. Car il ne peut y avoir qu’une seule nature primordiale de Dieu, qui est à l’origine de la pluralité des actualisations ; et inversement, la pluralité des actualisations doit aboutir à une « histoire » commune. En un sens, la création réalise la « réconciliation » de la permanence et du flux ; mais Dieu, comme le monde, demeurent soumis à l’« avancée créatrice dans la nouveauté ».

28En définitive, derrière ce « tableau » de l’histoire du monde, on croit reconnaître comme des reflets déformés des Philosophies de la Nature du XIXe siècle : le « cœur » schellingien de la création, la « potentialisation » devenue « actualisation », le modèle « organique », etc. Certes, « comparaison n’est pas raison » et, quant au rapport à Bergson, on rappelle souvent la formule de Ph. Devaux : « si l’on nous parle encore du bergsonisme de Whitehead, qu’il soit entendu que c’est comme quand on nous parle du cartésianisme de Leibniz » (cité par J. J. Latour, in Idée de monde et philosophie de la nature, Desclée, note 1, p. 152). Et Whitehead n’a peut-être eu connaissance que de seconde main, de certains systèmes philosophiques. Aussi n’est ce qu’à travers Lossky qu’il cite Schelling : « dans la “Philosophie de la Nature”, je considère le sujet-objet nommé Nature dans son activité d’auto-construction. Afin de le comprendre, nous devons parvenir à une intuition intellectuelle de la Nature, etc. » (Concept of Nature, ch. II, p. 47). Mais ce parallèle explique peut-être pourquoi le présent exposé s’est aventuré au-delà de la Philosophie de la Nature stricto sensu, afin de rendre compte de ce que l’on pourrait nommer, après Schelling, une « physique spéculative ».

Bibliographie

ÉLÉMENTS DE BIBLIOGRAPHIE

I. Œuvres de Whitehead

—An Enquiry concerning the Principles of Natural Knowledge (1919), N. Y., Dover, 1982.

—The Concept of Nature (1920), Cambridge University Press (U.S.A.), Reprint, 1990.

— Science and the Modem World (1925), London, Free Association Books, 1985.

—Adventures of Ideas (1933), Macmillan, 1961, Traduction française, Aventures d’idées, par J. M. Breuvart et A. Parmentier, Paris, Cerf, 1993.

—Process and Reality, an Essay in Cosmology (1929), corrected Edition by D. R. Griffin and D. W. Sherburne, New York, The Free Press, 1979.

II. Études

collingwood, R. G. The Idea of Nature (1945), reprint, Oxford, 1965.

parmentier, A. La Philosophie de Whitehead et le problème de Dieu (importante bibliographie), Paris, Beauchesne, 1968.

latour, J. J. « La Nature dans la pensée de Whitehead », Idée de monde et philosophie de la Nature, Paris, Desclée de Brouwer, 1966.

—Whitehead. Einführung in seine Kosmologie, hgg. von E. Wolf-Gazo, Freiburg/München, Karl Alber, 1980.

—Whitehead und der Prozessbegriff — Whitehead and The Idea of Process, hgg. von H. Holz und E. Wolf-Gazo, Freiburg/München, Karl Alber, 1984.

© Éditions de la Sorbonne, 2000

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