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Philosophies de la nature

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Olivier Bloch

Troisième journée

Jean Jaurès. La communion de la nature

Jean-Michel Le Lannou

Testo integrale

  • 1 Nous citons les textes de Jaurès selon les éditions et les abréviations suivantes : De la réalité d (...)

1Un désir fondamental précède, anime et oriente la pensée de Jaurès. La tâche de la philosophie n’est pas livrée à l’arbitraire de la subjectivité. Une exigence fondamentale la constitue, elle motive la démarche, et suscite la thèse. Si Jaurès rédige La réalité du monde sensible, c’est pour expliciter et surtout correspondre à cet élan antérieur1.

  • 2 RMS, p. 287.

2Ce désir est en nous l’élan originaire de « notre âme avide de l’infini »2. Par cette exigence substantielle et naturelle, ou appétit ontologique, nous sommes portés vers l’être. Mais quel en est le terme ?

  • 3 RMS, p. 34, 60...
  • 4 RMS, p. 69.
  • 5 RMS, p. 60.
  • 6 É, p. 280.
  • 7 É, p. 284.
  • 8 RMS, p. 67.
  • 9 RMS, ibid.

3Jaurès l’indique spontanément sous deux aspects. Comme la « plénitude de la réalité »3 tout d’abord, et plus spécialement comme « l’universelle liaison de l’être »4. Notre désir est celui d’un lien réel qui surmonte toute séparation ou exclusion et par lequel se réalise « l’infinité pleine de la vie organisée »5. Il y a ainsi en nous un « besoin profond d’expansion »6 qui tend à « s’agrandir et s’élargir sans cesse »7. Jaurès nous demande de prendre acte de la radicalité de cette exigence. C’est bien la réalisation d’« un monde de sérénité, de franchise et de paix »8 qui nous visons. La pensée n’est rien d’autre que l’exigence pour l’âme de « se créer un organisme de transparence, de lumière et d’harmonie »9.

  • 10 EdS, p. 21.

4Puisque « l’essence de la métaphysique, c’est de rechercher l’unité totale »10, son effectuation passe nécessairement par une critique. Le désir d’unité ne peut se formuler et se réaliser que dans et par la dénonciation de ce qui prétendrait l’entraver. Il lui faut montrer que tout ce qui interdirait ou tendrait à empêcher la liaison et la réalisation de la plénitude n’est pas, ou n’a pas de réalité effective.

  • 11 É, p. 281.

5De quoi donc faut-il précisément montrer l’irréalité ? Tant des attitudes que des pensées ou interprétations de l’être qui posent la séparation comme réelle. Il faut dénoncer tout ce qui relève de l’exclusion, tout ce qui empêcherait, en tant qu’activité déliante, de se posséder. Il s’agit donc d’une générale protestation contre « le vide et le néant »11.

  • 12 RMS, p. 96.
  • 13 Ce que G. Romeyer-Dherbey commente brillamment à propos d’Aristote, Les choses mêmes, la pensée du (...)
  • 14 RMS, p. 36.

6L’intention de la thèse est ainsi de mener la critique de toutes les philosophies qui conduisent à poser l’unification comme impossible. Elle s’élabore contre toutes les philosophies de la coupure et de l’abstraction, contre celles en particulier de la « liberté » comme transcendance vide ou pouvoir de déliaison. Son but principal est d’« arracher le monde au mécanisme pur »12. Mais la critique, si elle est initialement théorique, ne se réduit pas à cela. Ce sont les conséquences pratiques du mécanisme et de l’idéalisme que, le plus souvent, Jaurès a en vue. Outre sa fausseté intrinsèque, ce qui caractérise l’idéalisme, c’est bien son effet sur l’être et le statut des choses, ainsi que sur notre rapport au réel. Conséquent, il nous empêcherait de jouir des choses et nous priverait d’elles, comme il les prive d’elles-mêmes par son effet désubstantialisant, en les « vidant » de leur réalité13. À une telle déréalisation nous devons nous opposer. Il faut faire en sorte que cette abstraction cesse, théoriquement et pratiquement, « de nous troubler dans la possession de la réalité »14.

7C’est donc, en son origine et sa fin, une exigence de transformation de notre rapport au réel qui anime la démarche jaurésienne. L’on sait qu’au-delà de la thèse s’ouvrira une carrière d’homme d’action. Mais en l’œuvre philosophique même, son intention ne se réduit pas à penser l’unité et l’harmonie du réel, elle vise directement à conduire l’humanité à en faire l’épreuve.

8L’on comprend ainsi que l’action de Jaurès n’est pas originairement éthique ou politique, elle est directement ontologique. La seule tâche véritable consiste à mener le monde à devenir ce qu’il est en vérité. L’action véritable vise une transfiguration, au sens strict une réalisation de la plénitude de l’être.

  • 15 RMS, p. 43.

9Pour expliciter cette démarche et en penser les conditions et modalités de réalisation, il faut tout d’abord en clarifier le statut. Qui, dans et par la requête de plénitude, désire ? Quel est le sujet de l’exigence de la liaison universelle ? C’est la pensée qui se reconnaît précédée par un élan naturel. Elle ne produit pas, mais accepte cet élan comme ce qui la constitue véritablement. C’est là un originaire appétit de l’être : « il y a en nous je ne sais quel goût de la vie et de la réalité »15, écrit Jaurès. La tâche véritable de la pensée consiste à d’expliciter le mouvement même du réel, et à correspondre à son processus propre.

  • 16 RMS, p. 51.
  • 17 É, p. 374.
  • 18 EdS, p. 20.
  • 19 EdS, p. 21.
  • 20 RMS, p. 220.
  • 21 RMS, p. 77.
  • 22 RMS, p. 55.
  • 23 RMS, p. 34.
  • 24 RMS, p. 160.

10Jaurès souligne ainsi l’universalité du désir d’unité. Il se manifeste d’abord, présent dans chaque individu : « il y a dans l’âme une sorte d’émotion involontaire qui est comme un développement de l’être », écrit-il16. Entre la pensée et l’être, aucune coupure, mais au contraire un « enracinement » dans l’être, une appartenance antérieure. L’élan de l’unification est présent en tous les hommes : « avant tout l’humanité veut vivre, et d’une vie toujours plus large qui accroisse et apaise le désir »17. Cette exigence est en l’homme initiale, comme « un premier instinct de sympathie »18, « dès le début de sa vie, avant même la première manifestation de sa pensée, l’homme a ce que l’on peut appeler le sens de l’unité »19. Ce désir est celui de l’être même : « ce besoin d’expansion vers l’universel est le ressort dernier de toute activité consciente ou obscure »20, il est « le besoin de sympathie qui travaille tous les êtres »21. L’on peut ainsi affirmer que « partout le monde apparaît comme travaillé par un désir d’unité »22. Rien n’est inerte. Plus encore que Leibniz, c’est avec la vitalité renaissante que Jaurès renoue ici : « pas un seul élément dans le monde qui n’aspire à l’unité »23. Nous vivons dans un « univers ambitieux et religieux qui aspire à la plénitude et à l’unité de la vie »24.

  • 25 RMS, p. 39.

11Le terme de ce désir, c’est l’unité, qui se réalise dans et par le lien. Ce lien réel n’est pas extérieur à ce qu’il lie, il est substantiel, il n’est pas produit par une subjectivité, mais immanent. Ce lien vivant est la réalité même. Sa diffusion universelle, et la prise de conscience de la communauté, opèrent une véritable promotion ontologique. Par elle, le monde devient harmonieux. C’est ainsi « une réalité plus haute par une liaison plus harmonieuse et un ordre plus parfait »25 qui est produite.

  • 26 RMS, p. 73.
  • 27 É, p. 65.
  • 28 É, p. 57.

12Une telle unité ne se réalise que dans la plénitude naturelle : « ce n’est pas hors de la nature que les âmes trouveront l’état supérieur et divin : elles élèveront la nature elle-même à cet état »26. Le lien réel ne peut être que naturel. Par là même, dans une stricte identité, il sera celui de la justice. Jaurès, tout comme il l’affirmait de Luther, « se refuse à séparer et à isoler la justice de la nature même des choses et du monde sensible »27. Le lien réalisé s’affirme comme justice, qui ne saurait être « séparée du monde et de l’ordre naturel »28.

RUPTURE ET VACUITÉ

13Mais que faut-il d’abord dénoncer et surmonter pour que ce lien se réalise ? Il ne s’agit pas tant de décrire des situations d’injustice que de désigner une illusion ontologique. L’entrave se présente en son principe en tant que séparation et vacuité. Où et comment celles-ci se manifestent-elles ?

  • 29 RMS, p. 36.
  • 30 Ce que combattent, dans une démarche structurellement identique, tant É. Durkheim dans De la divisi (...)

14Jaurès dénonce tout d’abord l’attitude générale qui produit la vacuité. L’évidement advient quand on se retire du réel, quand l’homme s’en absente pour se refermer sur soi. Par cette fermeture, le réel s’étiole dans les « souffles qui flétrissent l’éclat des fleurs et la splendeur du soleil »29. Cette désubstantialisation est la caractéristique principale de l’époque, dans les formes historiques du « pessimisme » et de la « décadence »30.

  • 31 RMS, p. 130.
  • 32 RMS, p. 36.
  • 33 RMS, p. 130.
  • 34 RMS, p. 37.
  • 35 RMS, ibid.

15Jaurès l’appréhende d’abord dans l’art et dans « la métaphysique de l’art décadent »31. L’effacement de la densité colorée des choses se manifeste dans « les puérilités de l’impressionnisme »32, qui n’est rien d’autre qu’un « subjectivisme » visuel. Quel est l’effet de cet « esthétisme » ? Il produit des œuvres qui déréalisent, et privent les choses de leur densité. Ces artistes « réduisent l’âme à s’écouter elle-même éternellement en sa solitude »33, alors « on ne voit que des âmes vides qui se penchent sur des âmes vides comme des miroirs sans objets qui se réfléchiraient l’un l’autre »34. La vérité de la « spéculation » insubstantielle est ainsi la seule vacuité morbide. Alors « on est fatigué du vide du monde »35, mais s’il est dépeuplé ce n’est que par la trahison et l’abandon.

  • 36 L’armée nouvelle, p. 305, cité par A. Robinet, op. cit., p. 128.

16L’expérience initiale de la dissolution, Jaurès la décrit encore, par exemple, dans la juxtaposition des vacuités individuelles, dans la foule : « je fus saisi, écrit-il, un soir d’hiver, dans la ville immense, d’une sorte d’épouvante sociale. Il me semblait que les milliers et les milliers d’hommes qui passaient sans se connaître, foule innombrable de fantômes solitaires, étaient déliés de tout lien »36.

17Qu’adviendrait-il Si une telle situation se réalisait ? À quoi serions-nous alors voués ? Au règne de la séparation. L’universelle scission conduirait à une pure dissolution. Mais comment peut-on croire à la réalité de la séparation ? Qui affirme une telle dissolution ? Et surtout comment en montrer l’irréalité ?

  • 37 RMS, p. 143.
  • 38 É, p. 95.
  • 39 É, p. 57 et cf. p. 62.
  • 40 É, p. 63.
  • 41 É, ibid.

18Notre rapport au réel serait caractérisé par la scission, tant celle de la sensation et de la pensée, que celle de la conscience et de l’être ; en vérité cependant « l’opposition, ou même la distinction radicale de l’être et de la conscience, est arbitraire et vaine »37. Dans l’action, la séparation n’est due qu’à l’interprétation de la liberté en tant que libre arbitre. Mais celui-ci n’est en fait rien d’autre qu’« une vaine idole de la liberté vide »38. La liberté n’est pas « une abstraite faculté de pouvoir choisir entre des contraires »39. Une telle puissance « n’a que le nom de liberté et non sa substance réelle »40. Jaurès se situe ainsi dans la tradition de la dénonciation de la vacuité indifférente et dissolvante, en référence en particulier, à Spinoza, Leibniz et Hegel. Il reconnaît d’ailleurs cette critique comme constitutive du « socialisme », c’est-à-dire de « ceux qui proclament le néant d'une liberté abstraite et de pure indifférence »41.

  • 42 É, p. 65.

19Comme thèse philosophique, l’affirmation de la séparation constitue l’idéalisme. L’opposition de Jaurès aux philosophes « qui errent sans cesse dans des abstractions »42 est spontanée. L’idéalisme n’est pour lui rien d’autre que la perte de la réalité. Son interprétation de l’idéalisme comme affirmation de la réalité de la discontinuité et de la vacuité, provient d’Aristote, directement repris sur ce point par Ravaisson. Les termes mêmes qu’il emploie sont ceux par lesquels Ravaisson montre que l'idéalisme et le mécanisme pur reviennent à un même nihilisme.

  • 43 RMS, p. 278.

20Qui donc est idéaliste ? Tous ceux qui rompent le lien vivant tant du réel que de l’homme au monde. Il s’agit donc tant de Descartes que de Kant, ou de Lachelier, tous en un sens « ils ont rompu tout lien de la pensée et de l’étendue »43. Bergson, dont la critique est un moment important de sa thèse, est directement visé.

  • 44 Cf. le volume sur Lachelier dirigé par J. Moutaux, Corpus, 1994, no 24/25.
  • 45 EdS, p. 132.
  • 46 RMS, p. 229.
  • 47 RMS, p. 35.

21Kant et Lachelier font l’objet de la critique explicite de Jaurès44. Leur démarche, celle de l’abstraction, qui sépare et pose à part, produit une « spiritualité abstraite, factice et détachée »45. La philosophie de Kant a pour principe la rupture ou le « divorce de la conscience et de l’être »46. « La conscience en tant que conscience, n’est-elle pas la négation de l’être »47, demande Jaurès.

  • 48 RMS, p. 257.
  • 49 RMS, p. 208.

22L’idéalisme a pour effet la paradoxale « réalisation » du rien : « il y a au fond du subjectivisme un nihilisme absolu »48, souligne-t-il. Par la coupure réflexive, la pensée se retire de la réalité, prétend de l’extérieur la poser, et en fait ne conduit qu’à sa déréalisation : « la suprême victoire de l’idéalisme subjectif a été précisément de réduire l’espace à n’être que la forme de la sensibilité humaine »49.

LE LIEN TOTAL

  • 50 RMS, p. 36.

23Que faire donc contre la réalisation de la séparation ? Expliciter le caractère intenable et contradictoire de l’idéalisme n’est pas suffisant. La philosophie doit positivement nous « ramener vers l’être », pour que « nous puissions enfin jouir tranquillement de la réalité de l’univers »50 que ces attitudes nous dérobaient. Retrouver la nature en sa densité substantielle, telle est l’exigence.

24Cette dénonciation repose non seulement sur la description des conséquences contradictoires de toute philosophie de la scission, mais surtout sur une ontologie de la plénitude. Pour se défaire de la vacuité et pour affirmer l’irréalité de la séparation, il faut disposer d’un savoir de l’être comme plénitude.

  • 51 RMS, p. 55.
  • 52 RMS, p. 39.
  • 53 RMS, p. 55.
  • 54 RMS, p. 61.

25Jaurès, avec l’ensemble de l’ontologie positive, dit le sens de l’être comme présence. Son ontologie, selon ses termes, est ainsi celle de « la plénitude de l’être »51. Plus directement, il explicite l’être selon deux traits. Le premier est l’activité, être c’est agir. Être, c’est s’affirmer identique à soi, c’est donc se lier à soi. Le second est la liaison : « la liaison est, en un sens la réalité même », écrit-il52. Pour dire le caractère originaire de cette affirmation, en réutilisant les concepts aristotéliciens, il souligne l’antériorité de l’acte sur la puissance : « dans le tout la puissance présuppose l'acte »53, ou encore « l’acte fonde la puissance, et la puissance aspire à l’acte : comment donc pourrait-on les séparer ? »54.

  • 55 RMS, p. 60.
  • 56 RMS, p. 54.
  • 57 RMS, p. 61.
  • 58 RMS, p. 60.
  • 59 RMS, p. 76.
  • 60 RMS, p. 78.

26Quel statut reconnaître alors à ce qui n’est pas comme présence ? Rien n’est comme pure séparation. Telle est la thèse ontologique fondamentale de Jaurès : « il n’y a pas de vide dans l’univers »55. Le néant n’est pas originaire, il n’est pas « à la base des choses »56, « l’abîme est déjà plein de Dieu, c’est-à-dire d’action »57. Même donc dans le cas d’une séparation éprouvée, de ce qui semble être de soi la dissolution ou l’existence « sans qualité », il faut en reconnaître l’irréalité : il n’y a pas de quantité pure. La quantité ou « la puissance pure et indéfinie » n’existe pas « indépendamment de l’acte »58. Plus précisément, « la quantité dans le mouvement n’existe qu’en vue de la forme »59 et « n’a de sens et de valeur que par » elle60.

  • 61 É, p. 66.
  • 62 RMS, p. 88.
  • 63 RMS, p. 99.

27Pour pouvoir l’affirmer en toute radicalité, il faut exposer la véritable nature de l’espace. Toute philosophie du lien naturel s’affronte ainsi à la compréhension de la nature et des déterminations de l’espace. Ontologiquement, pragmatiquement et affectivement l’espace est éprouvé comme la rupture et la séparation, dans sa forme la plus insubstantielle : dans les « espaces vides et glacés de la mort »61. Il faut donc montrer que « l’indifférence infinie de l’espace n’est qu’apparente »62. Pour pouvoir affirmer qu’être, c’est être lié, et que « le monde est une harmonie »63, il faut montrer que l’espace n’est pas en soi une abstraction constitutivement séparée. C’est ainsi l’une des intentions principales de la Réalité du monde sensible que de soustraire l'indifférence de la compréhension de l’espace.

  • 64 Ce mouvement sera repris par Bergson. Dans Matière et Mémoire, Bergson effectuera un « retour » de (...)
  • 65 RMS, p. 58.
  • 66 RMS, ibid.
  • 67 RMS, p. 217.
  • 68 RMS, p. 33.
  • 69 RMS, p. 35.

28Telle est la thèse de Jaurès : l’espace n’est pas ce qui sépare et divise, mais exactement au contraire, il est la condition même du lien total, en tant que lien naturel, il est la liaison elle-même. Sa démarche vise ainsi à expliciter que l’on peut « ôter » de l’espace son effet de séparation comme ne lui appartenant pas véritablement. Par cette soustraction de l’indifférence, l’espace peut être éprouvé en sa vérité comme lien64 : « par l’homogénéité et la continuité de l’étendue et de l’être, une communication incessante est possible entre toutes les parties »65, « même suppression des limites, même indifférence aux séparations, même effet d’agrandissement et d’expansion »66. L’on comprend alors que « par l’espace, toutes les âmes font la chaîne »67 et qu'il devient ainsi possible d’éprouver « le mystère religieux de l’espace »68. Mais outre la critique de l’indifférence vide, pour cela « il faut, si je puis dire, avoir foi dans l’espace »69.

  • 70 RMS, p. 277.
  • 71 RMS, p. 72.
  • 72 RMS, p. 211.
  • 73 RMS, p. 155.
  • 74 RMS, ibid.
  • 75 RMS, ibid.

29Dans l’espace, pensé en vérité, nous pouvons donc être pleinement présents à nous-mêmes. Nous pouvons, contre tout exil et indifférence des lieux, nous rattacher à la totalité naturelle. Mais que relie ce lien universel ? C’est tout autant la nature à elle-même, que l’homme à la nature, que tous les hommes entre eux. De l'homme à la nature le lien est constitutif et vital. Ce lien réel prévient toute attitude de distanciation. C'est en son être même que « la conscience est liée à la vie »70, sans possibilité de retrait ou de rupture. Avant l’acte réflexif, « la sensation est pleine d’être »71. Nous ne sommes jamais exilés du réel, le lien n’est jamais suspendu, tout au contraire « nous nous imprégnons d’être par toutes nos puissances de connaître et de sentir »72. Il faut accepter cette profonde « amitié de notre chair et de la terre »73. Nous reposons véritablement « dans la terre même comme dans (notre) chair »74, nous n’y sommes pas comme un voyageur qui ne serait jamais là que de passage dans l’imminence d’un départ ou de l’outrepassement de son lieu, ou dans une précarité « errante et vague »75. Par ce lien qui est un appui, nous sommes véritablement dans et de la nature.

  • 76 RMS, p. 95.
  • 77 RMS, p. 81. Jaurès plus encore que Leibniz retrouve ici une inspiration stoïcienne ; cf. R Hadot, « (...)
  • 78 EdS, p. 132.

30Ce sont surtout les hommes entre eux que l’être relie. Mais ce lien n’est pas immédiatement explicite, sa réalité est à venir. Plus précisément il doit être rendu manifeste. Si « l’univers » est bien « une immense société de forces et d’âmes »76, celle-ci doit être harmonisée pour que ce soit de manière consciente que « toutes les âmes disséminées dans le monde infini et éternel se tiennent »77. La liaison une fois portée à sa pleine réalité, se révèle en sa nature véritable qui est la « justice ». L’unité naturelle n’existera que dans cette forme sociale où toutes les personnes humaines seront « harmonisées les unes aux autres »78. La justice est ainsi le véritable lien.

LA PRÉSENCE COMPLÈTE

  • 79 RMS, p. 60.
  • 80 É, p. 376.

31Si la réalité est en vérité harmonie, c’est bien cependant le conflit ou la séparation que nous éprouvons dans le rapport des hommes entre eux. En l’absence de lien positif, ils ne vivent encore que dans un simple rapport de « juxtaposition »79. Une telle situation est contradictoire et asservissante. Pour la surmonter il faut accomplir le mouvement même du réel qui est en lui-même unification. Il faut réaliser et étendre le lien vivant, et passer ainsi d’une unité partielle et anticipée à sa complétude. L’exigence vise une naturalisation accomplie : « retrouver la nature sera le suprême effort de la civilisation et du socialisme »80.

  • 81 EdS, p. 49.
  • 82 EdS, p. 133.
  • 83 RMS, p. 56. Cf. J.-L. Dumas, « Jean Jaurès et la philosophie de l’histoire », Revue philosophique, (...)

32C’est donc à un progrès dans l’intimité de la connexion que nous sommes appelés. L’on comprend par là même que ce progrès ne s’effectuera pas dans et par la rupture : « Marx se trompait. Ce n’est pas du dénuement absolu que pouvait venir la libération absolue », écrit Jaurès81. Le vrai progrès est développement et diffusion de l’harmonie, elle seule surmonte les conflits. Dans l’histoire se développe « la puissance invincible de la vie »82. Le monde présente ainsi en son devenir « le pèlerinage de la perfection »83.

  • 84 RMS, p. 228.
  • 85 RMS, p. 286.
  • 86 EdS, p. 26.
  • 87 É, p. 247.
  • 88 É, ibid.
  • 89 É, p. 66.

33Nous pouvons donc anticiper ce qui sera « un jour »84. Le progrès, en nous défaisant de tous les conflits, produira une véritable régénération ontologique. Plus qu’une exigence éthique ou politique, le mouvement de réalisation de la justice doit être compris tel qu’il est en vérité comme la production d’un nouveau monde, c’est-à-dire d’une « Terre » et d’une humanité qui seront pleinement elles-mêmes. Le véritable terme de l’histoire est « la création d’une humanité nouvelle »85. La « vie pleine et libre sera réalisée »86 dans et par une « inépuisable richesse »87. Cette plénitude sera celle du « Paradis avec son innocence et son abondance »88. Mais la plénitude naturelle n’apparaîtra qu’en une « terre véritable », donc quand une « nouvelle terre se reformera »89.

  • 90 RMS, p. 228.
  • 91 RMS, p. 60.
  • 92 RMS, p. 68.
  • 93 RMS, p. 287.

34C’est ainsi une harmonie consciente que produira l’unification de l’humanité. Tous les hommes auront alors conscience de leur appartenance à l’humanité et à la nature, tous les êtres seront reliés par « des liens explicites »90. Cette liaison surmontant l’exclusion réciproque ainsi que toutes les formes d’extériorité produira une véritable « fusion » des êtres91. Ces « liens d’harmonie, de chaleur et de lumière, (ces) liens de vie »92, manifesteront enfin « l’unité vivante de la planète »93.

  • 94 RMS, p. 68.
  • 95 RMS, p. 67.
  • 96 RMS, ibid.
  • 97 RMS, p. 144.

35Tout isolement étant supprimé, c’est la « lumière » seule qui régnera. Quand nous aurons « assisté à l'évanouissement de toutes les forces obscures dans le mouvement »94, il n’y aura plus rien de celé, rien de caché en une intériorité opaque, puisque « le secret où s’enveloppent les forces et les âmes est relatif à nous et provisoire. Au fond elles ne contiennent pas de mystère indéchiffrable et éternel »95. La transparence est le terme vrai du mouvement de la nature, nous devons espérer « qu’un jour les âmes... s’ouvrent dans la pleine clarté »96, c’est-à-dire dans « la lumière (qui) est le regard de Dieu »97.

  • 98 C’est en cela, précisément, que l’on peut parler d’un « spinozisme de Jaurès » (cf. C. Grousselas, (...)
  • 99 RMS, p. 82.
  • 100 Cf. R. Brague, « Note sur le concept d’Hédoné », Les Études philosophiques, 1976, no 1.
  • 101 RMS, p. 178.
  • 102 É, p. 272.
  • 103 RMS, p. 72.
  • 104 RMS, p. 80.
  • 105 RMS, p. 85.
  • 106 RMS, p. 203.
  • 107 RMS, p. 79.

36La plénitude de ce lien complet s’éprouve dans la joie. Qu’advient-il en effet quand il n’y a plus de séparation, plus d’indifférence et d’extériorité ? L'harmonie vitale est alors vécue dans l’expérience de l’acquiescement98. Le lien véritable est affectif, il s’éprouve dans l’auto-affirmation de la joie. Jaurès pense avec Aristote la joie comme le sentiment originaire de l’être même : « en Dieu la joie est première », écrit-il99. Dans cette tradition aristotélicienne, la joie est bien un sentiment ontologique100. Le sujet véritable de la joie, c’est l’être même. Elle est la modalité constitutive de l’être en acte, celle par laquelle l’être jouit de soi. Sentiment originaire puisqu’« il y a au début de tout, une complaisance secrète de l’être pour l’être »101, l’amour de soi est constitutif de l’être pensé comme vie et nature, il manifeste « l’affirmation de la vie »102. Être, c’est ainsi être affectivement lié à soi. L’homme participe, par ce sentiment, à « la joie de l’être »103, à « la plénitude infinie de la joie »104. L’unité avec le monde nous permet, dans cette présence naturelle, de reconnaître enfin qu’il y a « de la joie flottante dans les choses »105. La joie générale se diffuse dans et par l’acte de liaison universelle. Nous l’éprouvons parfois dès maintenant : « par l’universelle liaison des choses, un même ébranlement de mélancolie et de joie s’étend, à certaines heures, à toutes les sphères de la vie »106. Cette joie est donc celle de la « vie intérieure du monde », et son « acte infini enveloppe l’infinité de la joie »107.

LA JUSTICE

  • 108 RMS, p. 69. Jaurès indique en particulier Dante (cf. ibid., p. 68) et Hugo (cf. ibid., p. 71).
  • 109 RMS, p. 34.
  • 110 RMS, p. 51.

37La Réalité du monde sensible s’inscrit donc explicitement et volontairement dans la tradition de l’ontologie de la plénitude. Elle se développe comme la reprise d’une exigence de présence devant maintenant être menée à son effectuation. Il faut enfin « fonder sur la métaphysique et la science le grand rêve d'union visible et d’intime transparence que les âmes humaines ont rêvé »108. En un sens, Jaurès effectue, contre Lachelier, la reprise directe de la problématique de Ravaisson et, à travers lui, il retrouve « la langue d’Aristote ». Contre l’idéalisme et le mécanisme, identiques en leur vérité, il faut réveiller « la métaphysique immédiate de l’être »109 puisqu’elle est « la langue immédiate de l’esprit humain »110.

  • 111 É, p. 67.
  • 112 É, p. 70

38Une telle réitération de la dénonciation de la vacuité est d’autant plus urgente que les « abstractions » dissolvantes et destructrices se « réalisent » dans les conflits et l’injustice régnante. L’inquiétude s’avive face à la rupture des liens, au général évidement des êtres, face au vacillement du monde. En notre existence, l’effet de l’argent se conjugue à celui du mécanisme, tous deux désubstantialisent et privent l’humanité de son sol, de sa « terre » véritable. Avec Aristote et Marx, Jaurès pense l’argent comme le « contre nature »111. Décrivant l’époque de Luther, en laquelle « l’argent (...) errait et vagabondait à la recherche de victimes à dévorer, (et) s’insinuait à travers toutes les fissures d’une société troublée »112, c’est son expérience que Jaurès désigne.

  • 113 RMS, p. 60.
  • 114 RMS, p. 82.
  • 115 RMS, p. 60.

39Contre ces illusions, et l’expérience qui y fait croire, Jaurès montre que la pure quantité, l’abstraction par laquelle « l’unité de l’être serait brisée »113, n’est pas. La démonstration est atteinte si le lecteur accepte qu’« il n’y a donc rien, dans la nature des choses, qui s’oppose à ce que la joie résorbe enfin la douleur »114. L’idéal est ainsi indiqué, et le mouvement désigné. Ce qui nous anime, c’est « le besoin incessant et universel de se compléter, de s’agrandir, l’effort de chaque partie de l’être pour s’associer aux autres, pour s’harmoniser avec elles et pour substituer l’infinité pleine de la vie organique à l’infinité vide de l’étendue indifférente »115.

  • 116 RMS, p. 203.

40Dans la structure de la resubstantialisation, l’originalité de la démarche de Jaurès est remarquable. Car c’est dans et par ce qui était tenu pour la dissolution comme telle, qu’il montre que se trouve le véritable lien. C’est dans l’unité liante de l’espace que toutes les âmes se tiennent. L’harmonie ne saurait être hors de la nature. Contre Bergson, ou contre toute démarche qui prétend excéder l’horizon spatial pour atteindre une plénitude vitale ne se séparant pas de soi, contre toute philosophie qui désespère de l’espace, Jaurès nous le donne à penser et à éprouver comme la coprésence de toutes choses. L’exigence est d’être pleinement présent à soi, sur ce point son accord avec Bergson est entier. Mais l’égalité à soi ne sera jamais réelle sans un accord de tous avec le tout. En sa réalité « l’unité est dans les choses »116, et elle ne saurait être éprouvée en s’absentant de la nature. Le vrai nom de la présence est la justice.

Note

1 Nous citons les textes de Jaurès selon les éditions et les abréviations suivantes : De la réalité du monde sensible [cité RMS], texte présenté par Max Bonnafous, Paris, Éditions Rieder, 1937 ; Études socialistes, 1, 1888-1897 [cité É], textes présentés par Max Bonnafous, Paris, Editions Rieder, 1931 ; L'esprit du socialisme (Six études et discours) [cité EdS], préface de J. Rabaut, Genève, Éditions Gonthier, 1964. L’ouvrage fondamental sur la philosophie de Jaurès demeure celui d’A. Robinet, Jaurès et l’unité de l’être, Paris, Seghers, 1964. On trouvera une bibliographie récente des travaux sur Jaurès dans Jaurès et les intellectuels, Dir. M. Rébérioux et G. Candar, Paris, Les Éditions de l’Atelier, 1994, ainsi que dans « Le Bulletin de la Société d’études jaurésiennes ». Signalons une réédition récente de l'année nouvelle, présentation de J.-N. Jeanneney, Paris, Imprimerie Nationale, 1992, ainsi que de La réalité du monde sensible, Paris, Kimé, 1994.

2 RMS, p. 287.

3 RMS, p. 34, 60...

4 RMS, p. 69.

5 RMS, p. 60.

6 É, p. 280.

7 É, p. 284.

8 RMS, p. 67.

9 RMS, ibid.

10 EdS, p. 21.

11 É, p. 281.

12 RMS, p. 96.

13 Ce que G. Romeyer-Dherbey commente brillamment à propos d’Aristote, Les choses mêmes, la pensée du réel chez Aristote, Lausanne, L’âge d’homme, 1983.

14 RMS, p. 36.

15 RMS, p. 43.

16 RMS, p. 51.

17 É, p. 374.

18 EdS, p. 20.

19 EdS, p. 21.

20 RMS, p. 220.

21 RMS, p. 77.

22 RMS, p. 55.

23 RMS, p. 34.

24 RMS, p. 160.

25 RMS, p. 39.

26 RMS, p. 73.

27 É, p. 65.

28 É, p. 57.

29 RMS, p. 36.

30 Ce que combattent, dans une démarche structurellement identique, tant É. Durkheim dans De la division du travail social, que M. Blondel dans L’action.

31 RMS, p. 130.

32 RMS, p. 36.

33 RMS, p. 130.

34 RMS, p. 37.

35 RMS, ibid.

36 L’armée nouvelle, p. 305, cité par A. Robinet, op. cit., p. 128.

37 RMS, p. 143.

38 É, p. 95.

39 É, p. 57 et cf. p. 62.

40 É, p. 63.

41 É, ibid.

42 É, p. 65.

43 RMS, p. 278.

44 Cf. le volume sur Lachelier dirigé par J. Moutaux, Corpus, 1994, no 24/25.

45 EdS, p. 132.

46 RMS, p. 229.

47 RMS, p. 35.

48 RMS, p. 257.

49 RMS, p. 208.

50 RMS, p. 36.

51 RMS, p. 55.

52 RMS, p. 39.

53 RMS, p. 55.

54 RMS, p. 61.

55 RMS, p. 60.

56 RMS, p. 54.

57 RMS, p. 61.

58 RMS, p. 60.

59 RMS, p. 76.

60 RMS, p. 78.

61 É, p. 66.

62 RMS, p. 88.

63 RMS, p. 99.

64 Ce mouvement sera repris par Bergson. Dans Matière et Mémoire, Bergson effectuera un « retour » de la distanciation formelle et pure à l’« extension ». Ce qui répond tant à une exigence interne de sa pensée que, peut-être, en même temps à une réponse à Jaurès (cf. sur ce point les remarques d’A. Robinet).

65 RMS, p. 58.

66 RMS, ibid.

67 RMS, p. 217.

68 RMS, p. 33.

69 RMS, p. 35.

70 RMS, p. 277.

71 RMS, p. 72.

72 RMS, p. 211.

73 RMS, p. 155.

74 RMS, ibid.

75 RMS, ibid.

76 RMS, p. 95.

77 RMS, p. 81. Jaurès plus encore que Leibniz retrouve ici une inspiration stoïcienne ; cf. R Hadot, « Michelet et Marc-Aurèle », dans Exercices spirituels et philosophie antique, Paris, Études augustiniennes, 2ème édition, 1987.

78 EdS, p. 132.

79 RMS, p. 60.

80 É, p. 376.

81 EdS, p. 49.

82 EdS, p. 133.

83 RMS, p. 56. Cf. J.-L. Dumas, « Jean Jaurès et la philosophie de l’histoire », Revue philosophique, 1973, no 1.

84 RMS, p. 228.

85 RMS, p. 286.

86 EdS, p. 26.

87 É, p. 247.

88 É, ibid.

89 É, p. 66.

90 RMS, p. 228.

91 RMS, p. 60.

92 RMS, p. 68.

93 RMS, p. 287.

94 RMS, p. 68.

95 RMS, p. 67.

96 RMS, ibid.

97 RMS, p. 144.

98 C’est en cela, précisément, que l’on peut parler d’un « spinozisme de Jaurès » (cf. C. Grousselas, Jaurès écrivain. Éditions Européennes Érasme, 1990, p. 39).

99 RMS, p. 82.

100 Cf. R. Brague, « Note sur le concept d’Hédoné », Les Études philosophiques, 1976, no 1.

101 RMS, p. 178.

102 É, p. 272.

103 RMS, p. 72.

104 RMS, p. 80.

105 RMS, p. 85.

106 RMS, p. 203.

107 RMS, p. 79.

108 RMS, p. 69. Jaurès indique en particulier Dante (cf. ibid., p. 68) et Hugo (cf. ibid., p. 71).

109 RMS, p. 34.

110 RMS, p. 51.

111 É, p. 67.

112 É, p. 70

113 RMS, p. 60.

114 RMS, p. 82.

115 RMS, p. 60.

116 RMS, p. 203.

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