1Auguste Comte, plus encore que Newton ou Laplace, passe pour le représentant d’une conception purement mécaniste des lois naturelles, qui ne laisserait aucune place à la nature, dans sa diversité et sa spontanéité. Il aurait mené à leur terme les tentatives de « désenchantement » du monde, aujourd’hui largement « dépassées ». Le positivisme serait en ce sens très représentatif de la « science moderne », « constituée contre la nature » dont elle nie « la complexité et le devenir au nom d’un monde éternel et connaissable régi par un petit nombre de lois simples et immuables »1.La conception comtienne de la nature est cependant plus complexe et conduit même à une « nouvelle alliance » entre le monde et l’homme.

1. NATURE ET ENTITÉS

2La philosophie positive se présente certes, dès la première leçon du Cours, comme une critique de l’idée de nature, de la « grande entité générale, la nature, envisagée comme la source unique de tous les phénomènes »2. La référence à cette entité comme moyen d’explication est caractéristique de l’état métaphysique, le plus négatif, le plus « dissolvant et critique » des trois états.

3La nature n’est que la plus générale et abstraite de toutes les entités ou « abstractions personnifiées » propres à la métaphysique, critiquée « sous le nom d’ontologie »3. L’erreur n’est pas tant d’user d’abstractions, que de les croire « réelles », de les personnifier, et d’en faire les causes productrices des phénomènes. Il est alors attribué une volonté à la nature, comme en témoignent les expressions : « la nature a horreur du vide », « la nature ne fait rien en vain ».

4Historiquement, les entités sont la transposition des « agents surnaturels », des dieux, qui expliquaient, dans l’état théologique, la « nature intime des êtres, l’origine et la destination de toutes choses »4. L’état métaphysique n’est « au fond qu’une simple modification générale »5 de l’état théologique, et l’« entité générale de la nature » n’est qu’une « dégénération abstraite du principe théologique »6.

5Comte n’a pas fait en détail l’histoire de l’idée de nature, mais son maître Blainville y a consacré une longue « digression » au début du Cours de physiologie de l829. Ce passage est sans doute inspiré par la première leçon du Cours de Comte, à laquelle Blainville avait assisté, mais il développe ce qui n’était qu’esquissé par Comte. En retour ces pages seront utilisées dans le Cours de philosophie positive, publié de 1830 à 1842. L’un et l’autre sont également hostiles à l’idée de nature et leur identité de vue sur ce point est une preuve de plus de leur influence réciproque7.

6Blainville trouve l’origine de cette idée chez Hippocrate, puis chez Aristote. Nature désignait alors « une sorte de divinité qui régissait et dirigeait toutes les choses d’ici-bas »8, un « Être intelligent qui ne faisait rien en vain, qui agissait par les plus courts moyens, qui ne les excédait jamais, et faisait tout pour le mieux »9. Puis nature aurait signifié l’essence d’un être, « l’ensemble des qualités ou des facultés, des attributs qui constituent un être ce qu’il est par comparaison avec les autres »10. Enfin nature aurait désigné non plus ces qualités, mais « l’ensemble des êtres eux-mêmes qui les possèdent. De là son extension à l’universalité de ces êtres : de là la substitution qui a pu être faite de ce mot à celui d’univers, de monde, de création »11. Mais au lieu de se contenter de cette généralisation, on personnifia cet ensemble des êtres : la nature devint « évidemment une véritable entité, une création ontologique qui n’a pas plus de réalité que le principe vital, que l’archée de van Helmont »12. Ce nouveau sens eut des conséquences antireligieuses fort peu appréciées du très chrétien Blainville. « La nature prit alors la place de Dieu, du Créateur ; ce fut la natura naturans des scolastiques », « incompatible avec la philosophie chrétienne »13. D’ailleurs le terme de nature « ne se trouve employé dans aucune partie de nos livres sacrés »14. Les connotations antireligieuses du mot conduisent Blainville à rejeter le terme de « physiologie » pour désigner la science de la vie, car son étymologie le désigne comme la « connaissance de la nature », et à préfèrer le terme de « zoobiologie » ou « zoobie ».

7Comte, qui ne partage pas les présupposés religieux de Blainville, reconnaît le caractère historiquement progressif du recours à des entités. Elles peuvent être comprises comme une « simple dénomination abstraite du phénomène considéré »15, et en ce sens annoncer l’état positif. Dans la mesure où l’idée de nature fait référence à des lois invariables, elle instaure une régularité appréciable. Dans l’Antiquité, la notion de nature « anticipe » déjà les conceptions positives. La théorie aristotélicienne du Premier moteur, « assisté par deux ministres seuls responsables », nature et fortune, représentait « respectivement l’ensemble des lois connues et celui des lois inconnues »16. Comte trouve également des traces de cette conception dans la théorie de saint Paul sur « l’antagonisme de la nature envers la grâce »17. Au XIII^e siècle, l’« uniforme assujettissement » des conceptions humaines aux entités scolastiques, liées entre elles par la grande entité générale de la nature, a pu permettre d’établir pour la première fois une « harmonie mentale à la fois scientifique et logique »18.

8Mais, d’un autre côté, les entités et la nature se rattachent encore à la théologie19. L’idée de Dieu n’est pas complètement évacuée, au moins au début de l’état métaphysique, même si ce Dieu n’a plus qu’un rôle formel. Lié par les lois naturelles qu’il a établies, Dieu est condamné à une « sublime inertie »20. C’est la « célèbre doctrine scolastique qui assujettit l’action effective du moteur suprême à des lois invariables, qu’il aurait primitivement établies en s’interdisant jamais de les changer »21. Les rapports de la nature et de Dieu sont alors proches du schéma de la monarchie constitutionnelle : la nature est « régulièrement associée au gouvernement universel, à titre de ministre obligé et responsable, auquel devraient s’adresser désormais la plupart des plaintes et des vœux »22.

9La nature va ensuite remplacer Dieu, au moins chez les élites intellectuelles. Un temps « intronisée » à l’égal de Dieu, elle fut « l’objet des contemplations et même des adorations journalières »23. Le culte de la nature ouvre la voie au matérialisme, comme en témoigne le disciple de Comte, Robinet : « nos matérialistes font encore de la théologie » en « accordant à l’activité éternelle et spontanée de cette prétendue créatrice incréée, dont la fécondité semble cependant arrêtée depuis assez longtemps, les formations les mieux ordonnées et les plus compliquées »24.

10Mais, selon Comte, la nature n’est qu’un « faible équivalent métaphysique de la vague liaison universelle résultée du monothéisme »25. L’efficacité morale de Dieu est bien supérieure à celle de la nature, d’où le manque de « succès collectif » de celle-ci : « les propriétés morales inhérentes à la grande conception de Dieu ne sauraient être, sans doute, convenablement remplacées par celles que comporte la vague entité de la nature »26.

11Le caractère équivoque du jugement de Comte tient à l’aspect transitoire de l’état métaphysique, qui n’a aucune valeur propre, et permet seulement de passer, point trop brutalement, de l’état théologique à l’état positif. Comte d’ailleurs envisage même par la suite de pouvoir éviter cette transition et aller directement de l’un à l’autre, en particulier grâce à la théorie du fétichisme. De même l’entité de nature est essentiellement instable, dans son « dualisme contradictoire » avec l’« ancienne notion de Dieu », qu’elle va remplacer27.

12Comte retrace les épisodes de la bataille contre les entités et l’ontologie qui conduit à l’état positif. Le conflit qui oppose les nominalistes aux réalistes marque le début de la « lutte inévitable de l’esprit positif contre l’esprit métaphysique »28. Les nominalistes sont les premiers à prendre conscience du caractère purement « logique » de nos conceptions du monde : les concepts scientifiques sont des noms et pas des réalités. Avant Hume et Kant, le nominalisme « annoncait la prépondérance finale de la loi sur la cause, (...) le pressentiment d’une synthèse subjective, d’après l’importance accordée à la logique artificielle comme lien provisoire de toutes nos pensées »29.

13Cette lutte contre les entités en général et l’entité de nature en particulier est poursuivie avec succès par Bacon et surtout par Descartes et Molière. Comte fait l’éloge du combat contre ces « vertus occultes » que « Descartes a si énergiquement poursuivies et que Molière a si heureusement ridiculisées »30. La conception cartésienne sur « le mécanisme général de l’univers »31 a eu une efficacité réelle dans la lutte contre la métaphysique. Comte a sans doute en mémoire la phrase du Traité du monde : « par le mot nature, je n’entends point ici quelque déesse ou quelque autre sorte de puissance imaginaire »32. Descartes est ici supérieur à Newton, qui, dans son Optique, retombe dans la métaphysique, allant jusqu’à personnifier la lumière « envisagée comme une substance distincte et indépendante du corps lumineux »33. Molière est le véritable héros de ce combat, lui qui a su « si plaisamment » moquer « la vertu dormitive de l’opium »34. Le XVII^e siècle est le début de l’« irrévocable décadence du régime des entités »35. Mais elles n’ont pas pour autant disparu des sciences, sauf de l’astronomie, entièrement positive.

14En physique les entités ont seulement été « matérialisées » et transformées en « fluides imaginaires » et « éthers ». En biologie elles sont présentes à travers le recours à un principe vital, même chez les meilleurs, comme Bichat : « principe vital de Barthez », « forces vitales de Bichat », sont de « pures entités » métaphysiques qui « encombrent » la physiologie36. Une fausse science comme la psychologie est toute entière fondée sur la pure entité qu’est l’idée d’âme. La nature joue également un rôle en médecine avec la notion de « nature médicatrice » dénoncée par des positivistes comme Littré, qui voit dans cette expression la marque de l’ignorance des médecins : « faute de connaître les propriétés des tissus » qui sont le siège d’un phénomène, ils l’attribuent à la « nature personnifiée » qui « dirigerait en quelque sorte ces actions comme le médecin dirige un traitement »37.

15Enfin les entités et la notion de nature sont durablement présentes dans les dernières sciences à accéder à la positivité, les sciences sociales et politiques. L’appel à la « nature » en politique, surtout au XVIIIè siècle, est l’ultime avatar de la notion aristotélicienne de nature. Comte, dans un raccourci surprenant, dénonce la « connexion profonde, quoique indirecte, entre les conceptions d’Aristote sur la physique céleste et terrestre, les doctrines scolastiques du Moyen-Âge et le Contrat social de Rousseau », qui est ici le principal accusé38. L’école métaphysique, c’est à dire révolutionnaire, « fait habituellement intervenir, dans ces vaines explications politiques, ses inintelligibles entités et surtout sa grande entité générale de la nature, qui enveloppe aujourd’hui toutes les autres »39. Elle conduit à penser que les « phénomènes sociaux » sont « indéfiniment et arbitrairement modifiables »40 et qu’un législateur doit pouvoir les rendre conformes à une nature qui n’est que le produit de son imagination, sans tenir aucun compte des conditions réelles d’existence d’une société déterminée.

2. PHILOSOPHIE DE LA NATURE ET NATURISME

16Contrairement à ce que l’on pourrait attendre au vu de ses critiques de l’idée de nature, Comte ne fait pas un si mauvais accueil à la philosophie de la nature allemande, que l’on qualifie alors en France de « naturisme ». Il parle en général élogieusement de « l’école des naturistes » allemands, et surtout de son « illustre chef, M. Oken »41, connu essentiellement à travers Blainville, mais dont il a pu lire l’Esquisse du système d’anatomie, de physiologie et d’histoire naturelle parue en français en 1821. Oken est « un des principaux fondateurs de la vraie philosophie biologique »42, inclus dans l’éminente trinité Lamarck-Oken-Blainville. Il fut même un temps inscrit dans le Calendrier positiviste, au mois de Bichat, celui de la science moderne, avant d’être remplacé par Blainville. Mais il n’est pas « rétrogradé » par la promotion de Blainville : « au contraire, il monte en grade, puisque je l’ai nommé adjoint de Buffon, lequel n’en avait pas »43.

17Le naturisme est bien sûr une « aberration » philosophique, dans son souci extrême de simplification, mais il manifeste une tendance positive par son esprit « synthétique » et « généralisateur », qu’il faudrait combiner avec la « clarté » et la « positivité » propres au « génie français »44. Alors que les savants s’enferment la plupart du temps dans leur spécialité, les savants allemands sont seuls à avoir un point de vue général. « La tendance des savants positifs à la philosophie est beaucoup plus prononcée en Allemagne qu’ailleurs, ou plutôt l’Allemagne est le seul pays où elle existe nettement »45. Les naturistes allemands, toujours qualifiés d’« intelligences éminentes », d’« esprits synthétiques », poursuivent « les spéculations supérieures de la science biologique »46.

18A l’instar de Blainville, Comte apprécie d’abord chez Oken l’esprit de système et le goût pour les classifications, manifeste dans les tableaux de l’Esquisse. Comme le note Blainville, Oken embrasse « tous les corps naturels sous un même principe, sous une même loi, ce qui a permis de constituer la science de la nature »47.

19Il est surtout apprécié pour avoir été, après Lamarck et avant Blainville, l’un des plus sensibles à l’idée de « hiérarchie animale »48. Cette intuition de la série animale est fondée sur les constatations de l’anatomie comparée. Oken a compris que la méthode comparative est la méthode fondamentale d’exploration biologique. L’anatomie comparée lui permet, ainsi qu’à Goethe, d’élaborer la « saine théorie anatomique », qui fait du crâne un simple prolongement de la colonne vertébrale, « centre primitif de l’ensemble du système nerveux »49.

20À propos des milieux organiques, Oken fait preuve de perspicacité en ayant un « sentiment aussi juste que profond » du rôle de l’air et de l’eau, considérés comme le milieu nécessaire à tous les êtres vivants. Son erreur est d’en faire une sorte de « règne intermédiaire entre les deux mondes inorganique et organique »50.

21Mais les Allemands ont « une vicieuse tendance à généraliser outre mesure cette notion fondamentale » de comparaison51. Ils la poussent jusqu’à un rapprochement trop général entre « vie » et « activité spontanée » et sont donc conduits, puisque « tous les corps naturels sont évidemment actifs », à n’attacher au nom de vie « aucune signification scientifique nettement déterminée »52. Ils en arrivent à l’idée « absurde et illusoire de vouloir rattacher, en principe, le monde organique au monde inorganique »53. Envisageant la vie « comme universellement répandue dans la nature », ils la rapportent à l’attraction universelle54.

22Là est le principal et grave reproche que Comte fait à Oken, celui de se prononcer sur la nature des êtres au lieu de se contenter d’en décrire les réalités phénoménales à partir des sciences constituées. Oken ignore les frontières qui séparent les disciplines scientifiques, confond biologie et chimie, chimie et physique. L’idée même de « monade organique » chez Oken est contradictoire, puisque la vie suppose une pluralité, un système. Cette critique de la conception métaphysique des « monades organiques » conduit Comte à rejeter la théorie cellulaire de Schleiden et Schwann, assimilée à tort à celle d’Oken55. Au-delà du tissu, « il ne peut réellement rien exister en anatomie, puisqu’il n’y aurait plus d’organisation »56.

23Comte rejette également ses excès de simplification en chimie. Il se moque d’Oken qui aurait dû remonter « jusqu’à Empédocle ou à Héraclite, etc., afin d’obtenir tout d’un coup la plus haute simplification possible en recommençant à n’admettre qu’un seul principe »57, alors qu’Aristote avait su complexifier l’idée abstraite de la matière pour la rendre réelle, et passer d’un à quatre éléments. Il faut certes « tendre à concevoir la nature sous le plus simple aspect possible », mais à la « condition fondamentale », oubliée par Oken, de « subordonner toutes nos conceptions à la réalité des phénomènes »58.

24C’est dire qu’il faut partir des sciences pour faire de la philosophie et non l’inverse. La mauvaise philosophie de la nature, l’« ontologie germanique », part de principes a priori. La bonne philosophie de la nature, le « naturisme allemand », tente, à partir des recherches propres des savants biologistes, de s’élever à une philosophie synthétique de la biologie.

3. MONDE ET MILIEU : DE LA NATURE À L’HOMME

25La « mauvaise » philosophie de la nature était a priori, alors que la philosophie positive ne se comprend que comme une réflexion a posteriori sur les sciences, une épistémologie et non une ontologie. Dans l’Avertissement du Cours, Comte explique que la « philosophie positive » est très proche de ce que les Anglais, surtout depuis Newton, appellent « philosophie naturelle », c’est à dire l’« ensemble des diverses sciences d’observation »59.

26S’il préfère à cette appellation celle de « philosophie positive », c’est pour deux raisons. La philosophie naturelle ne comprend pas l’étude de tous les ordres de phénomènes, en particulier les « phénomènes sociaux ». Elle tend même à séparer « philosophie naturelle » et « philosophie morale » que Comte se flatte de réunir. D’autre part, elle descend dans le détail des connaissances scientifiques et ne propose pas de vue d’ensemble, alors que la philosophie positive se présente comme l’« étude propre des généralités des différents sciences, conçues comme soumises à une méthode unique, et comme formant les différents parties d’un plan général de recherches »60. Pour savoir ce qu’il faut entendre par nature, Comte renvoie donc à ce que nous apprennent les sciences, en particulier l’astronomie et la biologie. L’une comme l’autre conduisent à rejeter cette notion de nature.

27L’astronomie détruit l’image d’un univers ordonné et finalisé. Cette « admirable » science, au premier rang de la philosophie naturelle « contribue à affranchir irrévocablement la raison humaine de toute tutelle théologique et métaphysique »61. Elle anéantit la doctrine des causes finales, fondée sur l’idée d’un univers « subordonné à la terre et par suite à l’homme » et « l’admiration aveugle et illimitée qu’inspirait l’ordre général de la nature »62. Dans une célèbre formule, Comte conclut que les cieux ne racontent plus la gloire de Dieu, ils « ne racontent plus d’autre gloire que celle d’Hipparque, de Kepler, de Newton »63. Ce n’est pas l’ordre du monde qu’admire Comte, mais l’intelligence humaine.

28L’astronomie, et en particulier la démonstration par Laplace de l’indépendance du système solaire, va en outre permettre à Comte de dénoncer les recherches absolues, portant sur ce qui est hors de notre atteinte. Elle se caractérise par « l’irrévocable substitution de la notion relative de monde à la conception absolue d’univers »64. Les connaissances positives sont relatives à l’homme, qui les systématise. Ces connaissances sont les seules utiles puisque « nous avons seulement besoin de connaître ce qui peut agir sur nous, d’une manière plus ou moins directe »65. D’autre part, cette influence, par cela même qu’elle existe, devient « pour nous tôt ou tard un moyen certain de connaissance »66. L’astronomie conduit donc à remplacer la nature ou l’univers par le monde.

29L’autre science qui justifie la récusation comtienne de l’idée de nature est la biologie. La définition de la vie suppose « constamment la corrélation nécessaire de deux éléments indispensables, un organisme approprié et un milieu convenable »67. Le vivant ne vit pas dans une nature indistincte, mais dans un milieu déterminé, dont il dépend, mais qu’il modifie également. Il « modifie sans cesse le milieu qui le domine » comme « il se modifie lui-même pour mieux adapter sa nature à sa situation »68. L’homme modifie son milieu, qui n’est pas la nature en général, et dont il n’est en aucun cas le centre. La biologie remplace l’idée abstraite de nature par le concept d’un milieu déterminé propre à chaque organisme vivant.

30En passant de la nature au monde ou au milieu, Comte refuse l’idée d’une nature indépendante, ou plutôt il dédaigne toutes les questions ontologiques pour réfléchir à partir des seules sciences, qui, elles, ne se prononcent pas sur la nature de la nature. Le positivisme se présente dès lors comme un relativisme. Toutes les connaissances sont relatives à un sujet connaissant. L’idée même d’un monde extérieur n’est qu’une idée relative. Tout phénomène suppose un spectateur, puisqu’il consiste toujours en une relation déterminée entre un objet et un sujet. Cette découverte positiviste, la « substitution nécessaire du relatif à l’absolu » avait été pressentie mais non fondée par T« illustre Kant » à travers sa conception de la « double réalité, à la fois objective et subjective »69. Seule la « saine philosophie biologique » a pu procurer une vraie « consistance » à ce « premier aperçu », en transformant le couple abstrait sujet-objet en une « relation fondamentale entre l’organisme et le milieu »70.

31Dans le Système de politique positive Comte met l’accent sur le « grand dualisme » entre le Monde et l’Homme, ou entre la Terre, synonyme du Monde, et l’Humanité. À la suite de l’instauration de la sociologie, il recentrera ce grand dualisme autour de l’Humanité, sujet de la synthèse finale. « La subjectivité prévalut enfin, dans la philosophie naturelle, en même temps que la relativité »71. Dans la perspective d’une réorganisation sociale et religieuse, « l’univers doit être étudié non pour lui-même, mais pour l’homme ou plutôt pour l’humanité »72. Il nomme cette Humanité, « Grand Être » et la définit comme « l’ensemble des êtres, passés, futurs et présents, qui concourent librement à perfectionner Tordre universel »73. Ce Grand Être domine et transforme le monde, et doit recevoir « tous les hommages que mérite la bienfaisante domination de l’ordre universel »74.

32Dans le langage « fétichique » de la Synthèse subjective, le dualisme du Grand Fétiche, la Terre, et du Grand Être, l’Humanité, se complète d’un troisième terme, le Grand Milieu, commun aux deux précédents, purement subjectif, et qui est le « siège normal des lois vraiment universelles ». Grand Fétiche et Grand Milieu préparent l’avènement du Grand Être : nous voyons ainsi « dans tout ce qui nous entoure, de libres auxiliaires de l’Humanité »75.

33Ce langage religieux retrouve une intuition originaire de Comte. La nature est moins intéressante, et bien moins parfaite que l’homme dont l’action ne doit pas connaître de limites. La nature ne doit pas être contemplée et admirée, elle n’existe que pour être transformée. L’étude de la nature est « destinée à fournir la véritable base rationnelle de l’action de l’homme sur la nature »76.

34Comte est très sensible à cette imperfection de la nature. Il remarque que « les ouvrages humains depuis les plus simples appareils mécaniques jusqu’aux plus sublimes constructions politiques, sont, en général, très supérieurs, soit en convenance, soit en simplicité, à tout ce que peut offrir de plus parfait l’économie qu’il ne dirige pas »77. Le Cours apprécie l’« admirable parallèle » de Buffon entre la « nature brute et la nature perfectionnée par l’homme »78, l’une « hideuse et mourante », l’autre « brillante et pompeusement parée »79.

35L’homme a de larges possibilités d’action sur l’ordre naturel, qualifié de « fatalité modifiable »80. Comte envisage même que les hommes puissent forger une nouvelle nature, en particulier des organismes vivants artificiels, très supérieurs aux organismes naturels : le génie scientifique est « assez développé et assez émancipé » pour que « nous puissions directement concevoir, d’après l’ensemble de nos lois biologiques, des organisations qui diffèrent notablement de toutes celles que nous connaissons, et qui leur seraient incontestablement supérieures »81. De même l’homme ne doit pas hésiter à supprimer ce qui dans la nature ne lui est pas utile. Nous devons « restreindre » le règne animal et végétal « aux espèces susceptibles de servir d’un manière quelconque à notre propre usage » ou à celui de nos animaux domestiques82.

36Cette glorification de l’action humaine au détriment de la nature se retrouve dans la conception comtienne de l’art. L’esthétique est un des domaines où la critique de la nature est la plus explicite. Si la nature a bien joué un rôle dans la poésie antique, il est aberrant que l’art moderne « continue à chanter la merveilleuse sagesse de la nature » alors même que la science « a directement constaté, sous tous les aspects importants, l’extrême imperfection de cet ordre si vanté »83.

37Ce qui est plutôt digne d’être célébré par l’art, ce sont « les prodiges de l’homme, sa conquête de la nature, les merveilles de sa sociabilité »84. Il y a « une source inépuisable de grandeur poétique dans la conception positive de l’homme comme le chef suprême de l’économie naturelle, qu’il modifie sans cesse à son avantage, d’après une sage hardiesse pleinement affranchie de tout vain scrupule et de toute terreur oppressive »85. Cette exaltation prométhéenne des « merveilles humaines » devrait être le véritable objet de l’art moderne, dont Goethe et surtout Byron offrent seuls quelques exemples. La notion d’Humanité a une immense « puissance esthétique »86. Ainsi, après l’avoir banni du vocabulaire scientifique, Comte s’efforce d’expulser la nature du domaine de l’art et de la poésie, qui, à l’époque romantique, était devenu son dernier refuge.