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Philosophies de la nature

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Olivier Bloch

Deuxième journée

Sens de la contingence naturelle et liberté de l’absolu chez Hegel et Schelling

Bernard Mabille

Note de l’éditeur

ABRÉVIATIONS UTILISÉES
HW (suivi de l’indication du volume et de la page) : Hegel, Werke in zwanzig Bänden, Frankfurt, Suhrkamp Verlag, 1971-1979.
SW (suivi de l’indication du volume et de la page) : Schelling, Sämmtliche Werke, Éd. KFA Schelling, Stuttgart / Augsburg, Cotta, 1856-1861.
C : Schelling, Contribution à l’histoire de la philosophie moderne, trad. Marquet, Paris, PUF, 1983.

Texte intégral

1Les confrontations entre Hegel et Schelling sont souvent commandées en quelque sorte de l’extérieur soit par le schéma curieusement tenace d’une philosophie schellingienne occupant une place intermédiaire entre la propédeutique fichtéenne et l’accomplissement hégélien, soit à partir d’une grille d’interprétation héritée d’un troisième philosophe (Marx ou Heidegger par exemple).

2Nous voudrions plutôt essayer de pratiquer une confrontation appuyée sur une lecture interne de chaque auteur. Pour limiter le risque de trop grande généralité qui menace inévitablement une telle entreprise dans un tel espace, nous choisissons un biais : prendre la question de la contingence naturelle comme un opérateur visant à révéler la signification accordée à la liberté de l’Absolu.

3Nous voudrions successivement : 1) déterminer un sol problématique commun à nos deux auteurs ; 2) rappeler les grands traits de leur opposition telle que chacun la présente ; 3) montrer comment leurs principales objections semblent se dissoudre lorsque nous accordons une attention plus stricte à la cohérence interne des textes ; 4) suggérer enfin comment l’intensification de la lecture interne de chaque philosophe (que les objections réciproques provoquent) ne doit pas se traduire par un repli défensif mais par une invitation à un dialogue qui cherche à mettre en relief l’originalité de chaque thèse sans se préoccuper trop hâtivement de discerner des vainqueurs et des vaincus.

4Même s’il ne faut pas méconnaître l’originalité de Hegel par rapport à Schelling dès l’époque de la Differenzschrift, il est légitime de noter qu’en 1801 les deux alliés (provisoires) de Iéna semblent au moins en accord sur deux points fondamentaux concernant la possibilité de penser la nature : 1) d’une part il faut surmonter toute conception de la nature comme simple donné faisant face à un esprit qui lui serait strictement extérieur ; 2) d’autre part le dépassement de cette opposition extérieure entre un objet mort et un sujet replié sur soi ne peut s’accomplir que dans une philosophie de l’Absolu.

  • 1 SW, II, p. 47-48.
  • 2 HW, II, p. 105.

5Dès le texte des Ideen (1797), Schelling avait décrit l’expérience ruineuse d’une séparation du moi et de la nature ou de l’idéal et du réel à partir de laquelle le sujet « ne se trouve plus en présence que d’un objet mort »1 désormais incompréhensible. La Differenzschrift insiste, dans le sillage de Schelling, sur la nécessité de dépasser l’opposition sujet / objet pour pouvoir édifier une science de la nature : « si la nature n’est que matière et non pas sujet-objet, elle ne peut donner lieu à aucune construction scientifique où il doive y avoir unité du connaissant et du connu »2.

  • 3 HW, Π, p. 72.

6Plus profondément que contre le modèle newtonien des sciences expérimentales, de telles déclarations sont dirigées contre Kant et Fichte. Schelling dans les Abhandlungen (1796-1797) et Hegel dans la Differenzschrift et dans Glauben und Wissen reprochent au premier de n’avoir pas su mener à son terme la découverte de l’imagination productrice dans la Critique de la raison pure. Malgré les promesses du chapitre sur la Dynamique des Premiers principes métaphysiques de la science de la nature, Kant a ramené l’ébauche d’une construction a priori de la matière par l’attraction et la répulsion à une analyse a posteriori de ces deux forces comme deux data contingents. La théorie du jugement réfléchissant et le point de vue de l’entendement archétypique restent, pour la Critique du jugement, seulement régulateurs et l’existence naturelle demeure un donné de fait irréductible au concept. La révolution copernicienne ne parvient qu’à rendre compte de la rationalité de droit de la nature et non de sa rationalité de fait. Fichte ne parvient ensuite qu’à faire du moi un « sujet-objet subjectif »3 face à un non-moi qui reste un terme opaque dont la reprise par le moi est une œuvre sans fin.

7Surmonter la contingence naturelle ne revient pourtant pas, aux yeux des amis de Iéna, à effectuer un pur et simple engloutissement de la nature dans l’esprit. On ne dépasse pas la contingence de l’existence naturelle en l’escamotant. Le grand problème de Schelling, au-delà même de la philosophie de l’identité, va consister à rendre compte du fini dans sa finitude même et Hegel, des premiers écrits de Iéna à l’édition berlinoise de l’Encyclopédie, va toujours insister sur les droits de la différence et précisément de l’altérité naturelle (même lorsqu’il qualifie ces droits de « monstrueux »). Cette attention à la consistance et à la spécificité de la nature est si forte qu’à l’époque où Hegel et Schelling seront en conflit ouvert, ils ne se reprocheront jamais tant un excès qu’un défaut d’attention à l’existence naturelle.

  • 4 HW, II, p. 97.

8Mais avant d’en venir à cette opposition, montrons en quoi consiste leur second point d’accord : la nécessité de penser la nature à partir d’une philosophie de l’Absolu. Si la nature ne doit pas être un pur objet mais un « sujet-objet » ou mieux « un sujet-objet objectif » sous peine de rester irréductible au savoir, et si, à l’inverse, elle ne doit pas être escamotée dans le sujet mais être reconnue dans son objectivité (Gegenständlichkeit) même, il faut « que sujet et objet soient posés dans l’Absolu ou que l’Absolu le soit dans les deux formes et que tous deux en même temps subsistent comme séparés »4. Hegel exprime ici, dans le vocabulaire schellingien de l’Identité, une exigence qui se dessinait chez Schelling dès les Lettres sur le dogmatisme et le criticisme. Pour que la nature ne soit pas objet mort, pour qu’elle soit sujet-objet sous l’exposant objectif, il faut comprendre le sujet et l’objet à partir de l’identité de l’Absolu mais en même temps sauvegarder leur différence. Or c’est sur ce rapport entre identité et différence dans la signification de l’Absolu que le clivage va se faire dès Iéna.

  • 5 Voir J.-F. Marquet, « Schelling et la tentation hégélienne », Études philosophiques, 1974, fasc. 2.

9Nous atteignons ici le premier champ d’opposition ouvert en 1807 par la Phénoménologie de l’esprit avec des arguments que l’on trouve inchangés chez Hegel jusqu’aux leçons berlinoises sur l’histoire de la philosophie. Les réponses de Schelling sont particulièrement nettes et fortes dans les leçons de Munich sur l’Histoire de la philosophie moderne (1835) même si l’on trouve des éléments précis dès l’époque des conférences d’Erlangen5. Rappelons les principaux traits de cette opposition tels que chaque auteur les donne et sans en mesurer la légitimité pour l’instant.

10Les critiques hégéliennes visent essentiellement la philosophie de la nature telle qu’elle se déploie des premières tentatives de la fin des années 1790 (Ideen, Weltseele, Entwurf) jusqu’à la philosophie de l’Identité (en particulier dans la période de Iéna puisque, à notre connaissance, Hegel ne débat pas vraiment avec les productions de Würzburg qui pourtant précèdent la Phénoménologie de l’esprit). Sans prétendre à l’exhaustivité, distinguons trois principales lignes d’attaque.

    • 6 Glauben und Wissen (HW, II, p. 432) dans la référence pascalienne à la nature comme image d’un Dieu (...)
    • 7 HW, IX, p. 28.
    • 8 SW, II, p. 65-66.
    • 9 SW, II, p. 56.

    Il y a chez Schelling une sous-estimation de la contingence naturelle. Alors que, dès Iéna6, et très fermement dans l’Encyclopédie, Hegel insiste sur la nature comme lieu de contingence « débridée et effrénée »7, le Schelling des Ideen parle d’une imprégnation ou d’une information (Einbildung8) de la finitude naturelle par l’infini et, au lieu d’y déplorer l’occultation du concept, y contemple la radieuse présence de l’Esprit9.

    • 10 SW, III, p. 283.
    • 11 HW, III, p. 49-51.
    • 12 SW, IV, p. 131.
    • 13 HW, XX, p. 440-441.
    • 14 HW, III, p. 50 : « die Gewalt die das ruhende Sinnliche durch diese Verbindung erleidet... ».
    • 15 HW, III, p. 587 : « die blosse Versenkung desselben in die Substanz und das Nichtsein seines Unters (...)

    Cet excès inverse de transparence (par rapport à l’opacité du non-moi fichtéen) n’est pas seulement lié au texte initial de 1797 mais se manifeste aussi dans l’Introduction à l’esquisse d’un système de la philosophie de ta nature (1799) où tout objet naturel est constitué, traversé et porté par l’infinie productivité de l’être même10. Ce défaut, supposé par Hegel, s’accentue avec le recours schellingien à la théorie des puissances. Les commentateurs, s’appuyant sur la Préface de la Phénoménologie de l’esprit11, ont souvent insisté sur les accusations hégéliennes de formalisme et d’arbitraire de cette méthode. Cette critique méthodologique ne peut être véritablement comprise que si l’on montre qu’elle est entée sur un désaccord proprement ontologique. Les puissances sont définies par Schelling comme des degrés ou « différences quantitatives du subjectif et de l’objectif ». La philosophie de la nature doit être exposition des produits naturels finis de puissance en puissance. Or Hegel estime que cette différence quantitative du subjectif et de l’objectif, qui devait être le fondement de la finité (Darstellung, § 37)12, n’est pas une « véritable différence »13. Au lieu de penser rigoureusement la finité naturelle dans sa différence et son identité avec l’infini, la théorie des puissances annule sa différence qualitative (Differenz) en en faisant une plate diversité extérieure que la Doctrine de l’essence nomme « Verschiedenheit ». Ce faisant, Schelling trahit l’exigence de rendre compte de la nature. Au respect il substitue la violence14 et l’engloutissement15.

    • 16 SW, IV, p. 114.

    Cette annulation de la différence naturelle se joue, aux yeux de Hegel, dans la conception schellingienne de l’Absolu comme Identité. Dès lors que l’on pense l’Absolu « comme totale indifférence du subjectif et de l’objectif » (Darstellung, § l)16 et dès lors que cette pensée s’effectue non point selon le procès différencié d’une conception mais dans l’immédiateté d’une intuition, on se prive par avance de toute possibilité de rendre compte de la nature et plus généralement de toute finitude. En un sens Hegel indique bien là un point névralgique de la philosophie schellingienne : la question du passage de l’infini au fini qui tantôt apparaît comme difficulté de comprendre comment la nature comme pure productivité se détermine en produits finis, tantôt se concentre sur la compatibilité de la liberté de l’Absolu avec son existence. Mais Hegel en mesure-t-il bien le sens et l’enjeu ?

11Avant de répondre à cette question, rappelons brièvement les principaux traits de la critique schellingienne de Hegel telle qu’elle se déploie dans les leçons de Munich :

    • 17 C, p. 144.

    La philosophie hégélienne porte en quelque sorte à son comble la tendance « négative » de la pensée moderne17. Elle n’est pas seulement logique mais repliée, enfermée dans la logique.

    • 18 C, p. 170 sq.

    Ce repli sur soi du logique rend a priori difficile, voire impensable, le passage du logique à son autre, c’est-à-dire de l’Idée absolue à la nature18.

    • 19 C, p. 170-171.

    Cette difficulté du passage logique-nature révèle chez Hegel une sorte de tension entre deux statuts accordés à la nature : d’une part une contingence naturelle seulement apparente (dans la mesure où l’exclusif primat du logique réduit par avance la nature à n’en être que le reflet), d’autre part, et à l’inverse, une contingence absolument irréductible, une nature qui est « l’agonie du concept »19.

    • 20 C, p. 145 et 177 sq. Correspond à HW, VIII, p. 393.

    Pour résorber cette blessure ou cette déchirure, Hegel est conduit à imaginer des stratagèmes qui rendent compte d’un passage. Quelques formules de « mauvaise théosophie » présentées comme des concepts logiques (« sich selbst frei entlassen » en particulier)20 viennent alors masquer une faiblesse qui provient en fait de la fallacieuse primauté accordée au logique.

    • 21 C, p. 175.

    Schelling reconnaît « qu’à la fin de sa vie » Hegel a tenté de « parvenir jusqu’à l’idée d’une création libre de l’univers »21. Pourtant, incapable de concevoir une cause originelle susceptible de « commencer » et de « créer », il n’a donné que la description d’un Dieu « empêtré » dans la nature, ou d’une nature comme tombeau de la liberté divine.

    • 22 C, p. 179. Voir X. Tilliette, « Schelling, critique de Hegel », in Hegel-Studien, IV, 1969, p. 193- (...)

    Le Dieu de Hegel est dès lors condamné à toujours se perdre et toujours se reprendre — mouvement indéfini qui traduit plus l’impuissance que la liberté22.

12Que faire devant une telle opposition ? Nous avons d’emblée écarté une première attitude qui consisterait à s’établir hâtivement dans un camp pour effectuer une lecture seulement externe de l’autre. On lirait alors Hegel pour y retrouver la confirmation éclatante de l’impuissance d’une philosophie seulement négative, ou Schelling pour y déplorer l’absence du « sérieux de la conception ». Plus encore, nous nous sommes interdit d’utiliser l’un ou l’autre comme une figure-repoussoir. La première attitude que nous souhaitons tenter d’adopter est celle de l’humilité de l’historien de la philosophie qui va lentement pratiquer une lecture interne de nos deux philosophes pour évaluer la pertinence des griefs de chacun. Comme il est impossible de pratiquer ici avec assez d’ampleur une telle tâche, contentons-nous de donner quelques exemples.

  • 23 SW, II, p. 56.
  • 24 SW, III, p. 288-289.

13Commençons par mettre les critiques hégéliennes à l’épreuve des textes de Schelling. L’idée que ce dernier ne verrait dans la finitude naturelle que l’imprégnation immédiate et la radieuse présence de l’infini ne tient que pour la première philosophie schellingienne de la nature et encore si l’on en pratique une lecture assez superficielle. Avant même les Ideen, Schelling se montre sensible à la résistance de l’objet naturel à son appréhension rationnelle. La formule exacte des Ideen sur la nature « esprit visible » est en fait « die Natur soll der sichtbare Geist »23. Ce n’est donc pas là l’énoncé d’un constat immédiat mais l’expression d’une tâche à accomplir. L’introduction à l’Entwurf n’invoque pas seulement une productivité immédiatement sensible dans les produits naturels mais affronte la difficulté de penser comment cette pure productivité se limite et comment s’explique la stabilité de ses produits24. Plus gravement encore, Hegel ne tient pas compte de l’évolution de Schelling qui après 1800 ne considère plus la nature comme visage lumineux du divin mais comme le lieu où il se dissimule.

  • 25 SW, VII, p. 424-425.

14L’accusation d’incapacité à penser la différence à partir d’une intuition d’un Absolu comme identité indifférenciée doit sérieusement être nuancée. Il faut distinguer une aporie qui menace une pensée d’échec et reste inaperçue, et une difficulté parfaitement isolée et reconnue par celui qui l’éprouve même si elle ne trouve pas immédiatement sa solution (par exemple dans la Darstellung de 1801). On ne peut rendre justice à Schelling qu’en optant pour le deuxième cas. Ce n’est pas seulement en réponse aux objections d’un Hegel ou d’un Eschenmayer mais dans la cohérence et l’évolution internes de sa pensée que Schelling examine la question de l’Absonderung du fini (Bruno, 1802), qu’il introduit le thème de la Chute dans Philosophie et religion (1804) ou qu’il montre dans les Conférences de Stuttgart (1810) comment, pour se révéler sans pour autant se supprimer, l’Identité doit se différencier25.

  • 26 Voir B. Bourgeois, « Dialectique et structure dans la philosophie de Hegel », Revue internationale (...)
  • 27 HW, IV, p. 11.
  • 28 HW, X, p. 393-394.
  • 29 C, p. 171.

15Mettons symétriquement à l’épreuve des textes hégéliens les critiques schellingiennes. Reprenons la question de la relation logique-nature. Il existe plusieurs angles d’attaque contre l’objection de Schelling. On peut réfuter d’abord l’accusation de repli logique en montrant d’une part comment le passage Idée absolue-nature est préparé et fondé dans la Science de la logique même26 et, d’autre part, comment la logique est par définition ouverte à une Anwendung27 ou une Erweiterung aux « sphères réelles » du système (nature et esprit). On peut ensuite démonter la critique du paragraphe 244 de l’Encyclopédie en montrant la légèreté d’attention de Schelling à la lecture du texte. On peut enfin, et c’est ce que nous allons esquisser immédiatement, mettre en cause le type même de lecture de l’Encyclopédie par Schelling. La critique du passage logique-nature s’effectue au sein d’une appréhension seulement linéaire du texte de l’Encyclopédie et néglige ainsi les relations syllogistiques qui s’intaurent entre Esprit (E), Nature (N) et Logique (L) — relations décrites dans les ultimes paragraphes de l’édition de 1827-183028. On ne peut même pas dire que Schelling se contente d’envisager le système selon le premier syllogisme LNE puisqu’il ne perçoit même pas ce mode de relation. Le syllogisme est par définition procès d’unification des différences et de différenciation de l’unité, il peut donc sembler a priori illégitime de parler de rupture ou de « déchéance » (Abfall)29 Pourtant la critique schellingienne garde de prime abord une certaine valeur. Le premier syllogisme de la philosophie (§ 575) a la forme d’un syllogisme de l’être-là (SPU). La nature, en tant que règne de la particularité, y joue le rôle d’un moyen terme qui n’offre qu’une médiation relativement pauvre. Elle est plus médiane que médiatrice. Le premier syllogisme apparaît donc bien comme une juxtaposition de termes qui semblent extérieurs. Cependant ce premier syllogisme doit être repris dans sa relation aux deux autres. Dans le second — NEL (§ 576) — le système n’apparaît plus comme la juxtaposition extérieure de ses moments. Le moyen terme n’est plus la particularité du naturel mais la singularité de l’esprit. Dans ce syllogisme de la réflexion s’accomplit le mouvement d’une singularité se dégageant de la particularité naturelle pour s’unir à l’universel. La nature reste pourtant le présupposé de l’esprit. Ce n’est que dans le troisième syllogisme qu’elle n’est plus seulement espace médian ou présupposition contingente mais moment de l’auto-division de l’Idée. Cette division, loin de donner l’image d’une déchéance du logique dans la nature ou, pour parler comme Schelling, d’un Dieu empêtré, est l’expression (logique et non un jeu verbal de « mauvaise théosophie ») de la puissance et de la liberté de l’Absolu.

  • 30 HW, II, p. 215.

16Si la mise à l’épreuve des objections et critiques par une lecture strictement interne est une indispensable exigence de rigueur et de probité intellectuelles, elle n’est pas philosophiquement sans risques. Le parti pris de scrupuleuse restitution de la cohérence interne de chaque œuvre poussé à l’extrême risque de finir par dissoudre la légitimité de toute critique. Les griefs sont ramenés à des malentendus, les œuvres se referment sur leur intangible cohérence et la richesse d’un dialogue parfois téméraire laisse place à ce que Hegel appelait en 1802 une « apragmosyné philosophique »30 qui s’achève en relativisme. Au lieu de seulement dissoudre les objections par la lecture interne, essayons de voir comment ces objections peuvent stimuler la lecture, lui donner une dimension plus aporétique et l’ouvrir à un dialogue que l’on ne présuppose pas forcément destiné à être conclu.

  • 31 Cela n’exclut pas la possibilité de suivre le chemin inverse.

17Nous choisissons de ne suivre que la critique schellingienne de Hegel, d’une part pour respecter des exigences de brièveté mais aussi parce qu’elle nous semble plus forte (ou plus globale) que celle que Hegel livre contre Schelling31. En effet, alors que Hegel, après 1808, semble ne plus s’être intéressé à l’évolution schellingienne, Schelling, de manière certes troublée par un grand désir de revanche, offre en 1835 des objections qui ont l’avantage de tenir compte de l’ensemble du système hégélien.

  • 32 Pas dans C. On trouverait cependant d’autres éléments dans Philosophie de la révélation (30e leçon (...)
  • 33 C, p. 171.
  • 34 C, p. 178-179.

18Repartons de l’accusation d’une oscillation ou d’une tension chez Hegel entre deux conceptions de la contingence naturelle (point 3) et mesurons son incidence sur la compréhension de la liberté de l’Absolu (points 4 à 6). Selon une première tendance liée à la primauté du logique, Hegel est enclin à ne voir dans la contingence naturelle qu’une pseudo-contingence. Telle est l’image de « la nature a priori » dont parle Schelling, toujours déjà apprivoisée et même englobée dans la logique ou la reflétant sagement. Pourtant, à la différence du Marx des Manuscrits de 1844, Schelling n’accentue pas cette lecture·32 de Hegel et montre que cette allégeance de droit de la nature au logique est contestée de l’intérieur dans le système hégélien. La contingence naturelle apparaît tout autant et même plus comme la catastrophe du logique. L’alternative (point 3) se transforme alors en dilemme : ou bien l’altérité naturelle est toujours déjà ramenée à l’identité logique (mais alors Hegel ne respecte pas l’exigence de rendre compte de la nature en respectant sa consistance ontologique), ou bien « en elle, le concept (est) dépouillé de sa gloire, devient impuissant, infidèle à soi-même et incapable de s’affirmer »33, mais alors cette nature est le tombeau de la liberté divine34.

  • 35 HW, IX, p. 35.
  • 36 HW, IX, p. 25.
  • 37 Il ne s’agit pas là d’une référence au thème schellingien de la métamorphose que Hegel critique en (...)
  • 38 HW, IX, p. 35.
  • 39 HW, IX, p. 34. Zufällige bloss unserer subjektiven Vorstellung angehöre und deshalb, um zur Wahrhei (...)

19La radicalité de la contingence décrite dans le second membre du dilemme est-elle compatible avec les affirmations de Hegel ? Autrement dit, qu’en est-il de la contingence naturelle ? Comme nous l’avons déjà suggéré dans notre présentation de la première ligne d’attaque hégélienne de Schelling, la nature est le domaine d’une « ungebundene, zügellose Zufälligkeit ». Cette contingence naturelle n’est pas une illusion subjective. Hegel en parle comme d’un désordre réel ou même d’une absence d’ordre (Ordnungslosigkeit)35 Les additions de l’introduction à la philosophie de la nature de l’Encyclopédie amplifient ce thème en recourant à des figures mythiques comme s’il fallait trouver un relais métaphorique à ce qui échappe par indignité au concept : monde dionysiaque livré à l’ivresse et à la dilapidation (« la nature est un dieu bachique qui ne se bride ni ne se retient »)36, monde instable et privé d’identité (« la nature est un Protée qui en mille figures se métamorphose et se dissimule »)37. Notons cependant déjà que lorsque Schelling parle d’impuissance, il a tort de l’attribuer au concept. Si Hegel reconnaît que la contingence naturelle impose des limites à la connaissance38, c’est moins pour y voir une faiblesse du concept qu’une impuissance de la nature elle-même (Ohnmacht der Natur)39.

20La contingence de la nature n’est pas seulement contingence dans la nature. Ce n’est pas seulement le désordre ou l’indétermination qu’elle abrite. La nature elle-même apparaît comme contingente en tant qu’autre de la pensée. À ce niveau, il semble bien que l’on retrouve le dilemme que la lecture de Schelling suggérait. Comment concilier l’affirmation très nette de la radicalité de la contingence naturelle et celle — absolument nécessaire à la cohérence du système — selon laquelle la nature est l’être autre de l’Idée ? Si l’altérité naturelle est pure étrangèreté (Fremdheit), ne faut-il pas reconnaître une sorte d’irrationnel absolu contre les intentions affichées de Hegel ? Si elle n’est qu’altérité relative, ne faut-il pas voir là une sorte de mystification plus brutale encore que celle qui aurait eu lieu dans l’idéalisme fichtéen (tout au moins dans la lecture qu’en offrait le tout jeune Schelling) ?

21Peut-on sortir de ce dilemme et comment ? Notons d’abord que le retour aux textes de Hegel a déjà entraîné une modification du sens de ces données. La tension n’est plus entre contingence et pseudo-contingence naturelle puisque Hegel fait de la nature le domaine d’une contingence réelle. Si l’on considère le second membre du dilemme dans sa dernière expression, le problème est désormais de savoir si cette contingence de l’altérité naturelle, certes reconnue dans un premier temps, n’est pas détruite lorsqu’elle est portée à son sens logique. Dans cette hypothèse (que nous allons contester) on pourrait parler et de reconnaissance et d’élimination (mais successivement). La difficulté revient donc à déterminer si la logique hégélienne du contingent permet (ou non) l’annulation de la contingence naturelle.

22C’est dans la troisième section de la Doctrine de l’essence qu’est explicitement développée cette logique de la contingence. S’il est relativement facile de suivre le mouvement dans lequel l’effectivité acquiert progressivement sa plénitude en s’exprimant successivement comme unité formelle puis réelle et enfin absolue de l’effectif et du possible, il est plus délicat d’en apprécier la signification et la portée. Un regard à notre avis hâtif sur le texte peut conduire à penser que la contingence ne correspond qu’au premier moment (formel) de l’effectivité et qu’elle est donc progressivement réduite jusqu’à disparaître purement et simplement dans la nécessité absolue. Une telle lecture débouche sur la condamnation d’un Hegel producteur d’une ontologie unidimensionnelle qui ne laisse place, au bout du compte, qu’à la nécessité. L’être naturel qui, considéré dans les seules catégories de la Doctrine de l’être, apparaissait comme un être-là figé et opaque, s’avère en fait réflexion. Ce n’est que faute d’être repensée dans la réflexivité de l’être que la nature est prise pour une altérité étrangère à l’esprit et comme coupée du logique. Sa contingence, sans être pure illusion du sujet fini qui la considère, n’est qu’un moment de son apparition. Toute différence n’advient que pour être reconduite et nécessairement réduite à l’identité absolue. Pour parler sur le ton des leçons schellingiennes de Munich, le système hégélien est une variante monstrueuse de la philosophie de l’identité dans laquelle la nature n’est que l’engourdissement apparent du divin.

23Une telle interprétation nous semble intenable pour au moins deux séries de raisons. La première est interne à la Science de la logique, la seconde élargit la perspective à la relation contingence/liberté et amorce un débat avec les cinquièmes et sixièmes traits de la réfutation schellingienne exposée dans la seconde partie de ce parcours.

  • 40 Confirmée par HW, VIII, p. 285-286 : « Dies Zufällige zu überwinden ist nun überhaupt (...) die Auf (...)

24Tout d’abord, une lecture attentive de la seule logique de l’effectivité ne livre absolument pas l’image d’une annulation ou d’une absorption du contingent40. Contentons-nous ici de deux points de repère.

  • 41 HW, VI, p. 187.
  • 42 Significative est, à cet égard, la réhabilitation (contre Spinoza) du mode par rapport à l’attribut(...)
  • 43 HW, VI, p. 215.

251) Dès le début de la troisième section de la Doctrine de l’essence41, Hegel, contre le premier livre de l’Ethique de Spinoza mais aussi contre le Schelling de l’identité, montre que son but n’est pas de noyer la contingence dans un absolu indifférencié mais de la reconnaître42. Dans sa partialité même il montre clairement son objectif. 2) La dernière figure du chapitre central de cette troisième section, la « nécessité absolue », qui, comme on l’a vu, couronne la reprise dialectique des modalités, entretient une relation très subtile avec la contingence. D’un côté elle est processualité de l’être effectif qui s’autodétermine comme contingence, mais d’un autre côté elle semble toujours menacée de se figer en une thèse contingente dont on ne peut que dire : « Sie ist weil sie ist »43. Si Hegel n’entend pas capituler devant la contingence pour en faire un irrationnel absolu, il ne dit pas non plus qu’il faut comprendre son dépassement comme une destruction. La contingence comme contingence est une dimension nécessaire du réel en sa rationalité même.

  • 44 C’est pourquoi il nous paraît illégitime de parler, comme le fait J. C. Pinson (Hegel, le droit et (...)
  • 45 Vorlesungen über Philosophie der Religion, Hambourg, Meiner, 1966, Bd. 1, S. 148.

26L’ambivalence de la nécessité absolue montre en fait que Hegel n’est pas un philosophe de la nécessité mais de la liberté. Avec la nécessité absolue s’accomplit bien la réconciliation de l’être comme thèse (que Hegel et Schelling, à Iéna, expérimentaient comme contingence, inertie et opacité du donné naturel conçu comme simple non-moi) et de la réflexion de l’essence. Cependant, faute de penser cette réflexion ontologique à partir du procès de la liberté et plus précisément de la libération éternelle de l’Absolu, on la réduit à une plate circularité et on fait de Hegel le « comble » d’une rationalité monolithique dont toute la force n’est fondée que sur la présupposition elle-même infondée de la réflexivité ou de la Séité de l’être. Cette vie de l’Absolu (qui n’est pas un au-delà de l’être mais l’être même en sa plénitude) n’est pas une paisible réflexivité mais un processus en lequel l’Absolu ne manifeste sa puissance qu’en assumant sa scission et sa désappropriation dans la contingence naturelle (et historique). La contingence doit alors être conçue comme moment de la kénose de Dieu, ou comme moment d’extériorisation (Entäusserung) de l’Idée éternelle. Elle est, à l’extrême pointe du drame de l’Absolu, le moment de la plus grande douleur, la réalité en laquelle le logique assume le risque de se perdre. Hegel (point 3) n’oscille pas entre deux significations de la contingence mais les articule44 dans la vie même de l’Absolu comme liberté : selon le mouvement de l’Entäusserung la contingence est bien (et en particulier dans la nature) le terme extrême d’une désappropriation dans laquelle l’Idée n’est pas seulement engourdie ou assoupie mais dispersée dans l’extériorité. En même temps cette épreuve de la contingence n’est pas seulement un chemin de nuit. Selon le mouvement de l’Erinnerung, la contingence est le terrain en lequel l’Absolu gagne son effectivité en conjurant son abstraction première (« sans le monde, Dieu n’est pas Dieu »)45

  • 46 SW, X, p. 260 sq.
  • 47 HW, VI, p. 278-279.

27Mais, là encore, l’examen des textes hégéliens est à la fois appelé et contesté par les objections schellingiennes. Ce mouvement éternel d’Entäusserung et d’Erinnerung ne tombe-t-il pas sous les cinquième et sixième objections de Schelling relevées plus haut ? Autrement dit, le Dieu hégélien n’est-il pas condamné indéfiniment à « s’empêtrer » et à se « désempêtrer » dans la contingence naturelle et historique, abandonnant ainsi sa puissance et sa souveraine liberté ? Disons d’abord qu’une telle objection renseigne autant et plus sur celui qui la formule que sur celui vers lequel elle est dirigée. Ce n’est que pour celui qui pense déjà la liberté de Dieu comme capacité aussi bien de réaliser que de retenir sa puissance d’être, que l’Entäusserung hégélienne n’est qu’empêtrement. La liberté divine ne se manifeste pas tant, selon Schelling, en se libérant dans l’altérité naturelle qu’en pouvant toujours se retenir de céder à ce que L’empirisme philosophique (contemporain des leçons munichoises qui nous ont sans cesse accompagné) appelle le charme (Zauber) de son pouvoir être46 Chez Hegel, il faut penser ensemble le sacrifice de l’Absolu et sa puissance. L’ab-négation de l’Absolu n’a rien d’un suicide de sa liberté. La puissance créatrice (schöpferische Macht) de l’Absolu s’exprime dans sa négativité même47.

Notes

1 SW, II, p. 47-48.

2 HW, II, p. 105.

3 HW, Π, p. 72.

4 HW, II, p. 97.

5 Voir J.-F. Marquet, « Schelling et la tentation hégélienne », Études philosophiques, 1974, fasc. 2.

6 Glauben und Wissen (HW, II, p. 432) dans la référence pascalienne à la nature comme image d’un Dieu perdu, puis, avec plus d’ampleur, dans la section « Raison observante » de la Phénoménologie de l’esprit.

7 HW, IX, p. 28.

8 SW, II, p. 65-66.

9 SW, II, p. 56.

10 SW, III, p. 283.

11 HW, III, p. 49-51.

12 SW, IV, p. 131.

13 HW, XX, p. 440-441.

14 HW, III, p. 50 : « die Gewalt die das ruhende Sinnliche durch diese Verbindung erleidet... ».

15 HW, III, p. 587 : « die blosse Versenkung desselben in die Substanz und das Nichtsein seines Unterschiedes ».

16 SW, IV, p. 114.

17 C, p. 144.

18 C, p. 170 sq.

19 C, p. 170-171.

20 C, p. 145 et 177 sq. Correspond à HW, VIII, p. 393.

21 C, p. 175.

22 C, p. 179. Voir X. Tilliette, « Schelling, critique de Hegel », in Hegel-Studien, IV, 1969, p. 193-203.

23 SW, II, p. 56.

24 SW, III, p. 288-289.

25 SW, VII, p. 424-425.

26 Voir B. Bourgeois, « Dialectique et structure dans la philosophie de Hegel », Revue internationale de philosophie, no 139-140, 1982.

27 HW, IV, p. 11.

28 HW, X, p. 393-394.

29 C, p. 171.

30 HW, II, p. 215.

31 Cela n’exclut pas la possibilité de suivre le chemin inverse.

32 Pas dans C. On trouverait cependant d’autres éléments dans Philosophie de la révélation (30e leçon et sq.) en relation avec l’idée de kénose.

33 C, p. 171.

34 C, p. 178-179.

35 HW, IX, p. 35.

36 HW, IX, p. 25.

37 Il ne s’agit pas là d’une référence au thème schellingien de la métamorphose que Hegel critique en HW, IX, p. 31.

38 HW, IX, p. 35.

39 HW, IX, p. 34. Zufällige bloss unserer subjektiven Vorstellung angehöre und deshalb, um zur Wahrheit zu gelangen, schlechthin zu beseitigen sei ».

40 Confirmée par HW, VIII, p. 285-286 : « Dies Zufällige zu überwinden ist nun überhaupt (...) die Aufgabe des Erkennens (...) dies darf jedoch nicht so verstanden werden als ob das

41 HW, VI, p. 187.

42 Significative est, à cet égard, la réhabilitation (contre Spinoza) du mode par rapport à l’attribut (HW, VI, p. 193 sq.).

43 HW, VI, p. 215.

44 C’est pourquoi il nous paraît illégitime de parler, comme le fait J. C. Pinson (Hegel, le droit et le libéralisme, Paris, PUF, 1989), de la coexistence de deux logiques ou de deux théories du contingent chez Hegel : l’une qui, selon l’essence, annulerait le contingent et l’autre qui, selon le concept, serait plus sensible à l’altérité et la particularité.

45 Vorlesungen über Philosophie der Religion, Hambourg, Meiner, 1966, Bd. 1, S. 148.

46 SW, X, p. 260 sq.

47 HW, VI, p. 278-279.

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