À Paris sous la Révolution
|Pratiques culturelles
L’agrandissement du regard : Chamfort journaliste dans les Tableaux historiques de la Révolution française
Texte intégral
- 1 La Révolution par l’écriture, les Tableaux historiques de la Révolution française, Vizille, Musée (...)
1L’entreprise éditoriale dont je vais parler avait déjà fait l’objet d’un ouvrage savant, La Révolution par la gravure (Vizille, 2002) sous la direction de Claudette Hould, qui vient de publier le second volet intitulé La Révolution par l’écriture1. Voilà donc comblé un grand vide dans l’historiographie révolutionnaire et chamfortienne, et je regrette bien vivement de n’avoir pas été en mesure d’appuyer mon exposé sur l’édition du texte à tous égards la plus satisfaisante.
2Chamfort parle, dans l’un de ses Tableaux historiques de la Révolution française, des « Parisiens, ridicules héros de la Fronde », manipulés par les princes démagogues et mis en fuite par quelques soldats. C’était avant 1789. Paris, ville de plaisirs, de badauderie, n’avait alors de têtes politiques que les inoffensifs liseurs de journaux, les « politiques du café » selon l’expression d’Arthur Young. Pour le reste, c’était la « gaieté française », thème réactionnaire bien connu. Quelque chose se passe à Paris pendant la Révolution, qui fascine les provinces, et plonge l’Europe dans la stupeur.
3Le thème de la violence populaire était occulté par les écrivains d’Ancien Régime, et quand celle-ci prend un indiscutable caractère de classe, dans les années 1780, les gens de lettres répugnent à le reconnaître. Chamfort même, si âpre à l’encontre des privilégiés, estime qu’on « ne doit pas compter parmi les mouvements généreux du peuple vers la liberté, ni regarder comme son ouvrage, l’émeute excitée contre Réveillon, riche manufacturier du faubourg Saint-Antoine et citoyen estimable » (tableau II). La Révolution – dit-il à ce moment-là – est l’affaire des « citoyens d’une classe plus éclairée » (tableau IV). Il la reconnaît par exemple dans la fermeture par le peuple de l’Opéra et des spectacles parisiens après le renvoi de Necker, quand la force « se manifeste sans violence, et avec une sorte de règle ». D’où la nécessité instante, en ces premiers jours d’insurrection, de mettre sur pied une force publique « capable de diriger l’indiscrète énergie du peuple ».
Le contexte d’une écriture : Chamfort et les Tableaux
4Moraliste, académicien, familier du grand monde et même de la Cour, Chamfort (1740-1794) entre dans la Révolution à 50 ans. Comme son alter ego Rivarol il connaît intimement l’ensemble du personnel politique, mondain et intellectuel en place en 1789. Dès avant la convocation des États généraux, et jusqu’à la Législative, il devient un homme d’influence du premier rayon, conseiller direct de Mirabeau entre autres. La mort du tribun (2 avril 1791) puis le massacre du Champ de Mars (17 juillet 1791) semblent le libérer de sa génération d’intrigants et le rapprocher des jeunes bâtisseurs tels Ginguené, Roederer, et même un temps Robespierre, qu’il soutiendra contre la guerre. Dans la reconstruction des Jacobins, après le Champ de Mars, Chamfort se forge un caractère militant mieux accordé aux circonstances. Mais c’est pour se fier aux Girondins, auxquels il va s’accrocher jusqu’au bout, comme sous le coup d’une définitive lassitude à changer. Il se replie à ce moment sur la rubrique littéraire du Mercure de France et sur les Tableaux de la Révolution française. Nous l’envisageons dans cet intervalle, quand se brisent les derniers fils invisibles qui l’attachent au monde ancien dont il avait été l’enfant chéri. Nommé à la Bibliothèque nationale par Roland, qui l’emploie aussi à des tâches officieuses, il se retire de l’entreprise des Tableaux à la fin août 1792. Le Chamfort ultime, Chamfort christique, exsangue, couvert des cicatrices de son suicide, engage avec Ginguené l’aventure optimiste de la Décade philosophique ; mais pendant toute la période révolutionnaire le moraliste est au cœur du mouvement, et la force des choses étant centrifuge, elle le projette et le distend.
- 2 La Révolution par la gravure, les Tableaux historiques de la Révolution française… 1791-1817, Vizi (...)
5Les Tableaux de la Révolution française constituent une œuvre de longue durée, étalée sur 25 ans, entre 1791 et 1817. Selon Alain Chevalier, directeur du musée de la Révolution française, ils peuvent être considérés comme « la plus importante série commerciale de gravures événementielles sur la Révolution française2 ». Le projet prend place dans un courant d’entreprises semblables en France, et connaît une extension européenne, du côté des Pays-Bas, de la Belgique, de l’Angleterre et de l’Allemagne : il y avait une demande, une demande de « voir » l’événement massif dont on était le contemporain, mais aussi sans doute une demande de conserver, pour l’histoire, le monument de ce souvenir.
6La participation de Chamfort court donc d’août 1791 à août 1792 et couvre 26 tableaux, du Serment du Jeu de Paume (20 juin 1789) à la députation des femmes d’artistes présentant leurs pierreries et bijoux à l’Assemblée nationale (7 septembre 1789). En vérité, du tableau III au tableau XIX, c’est tout juste une semaine qui est traitée, la folle semaine de la prise de la Bastille, qui a si profondément marqué ceux qui l’ont vécue. La conjoncture d’écriture est passionnante : au moment où il rédige ses annales révolutionnaires, Chamfort est lui-même en révolution. Le conseiller secret devient militant jacobin. 1792 informe 1789. L’effet littéraire de cette situation sartrienne est essentiellement l’agrandissement du regard : « Comment l’Académie – disait l’académicien dans un discours rédigé pour Mirabeau – comment l’Académie, conservant sa maladive et incurable petitesse, au milieu des objets qui s’agrandissent autour d’elle, comment l’Académie serait-elle aperçue ? » Et Chamfort va s’efforcer d’accommoder son propre regard à cette nouvelle dimension des objets ; les Tableaux de la Révolution française sont l’atelier de cet agrandissement.
L’ouverture d’un Tableau nouveau
7Chaque tableau de Chamfort est esthétiquement dépendant du sujet qu’il traite et du moment politique dans lequel il s’inscrit. Le premier tableau, consacré au Serment du Jeu de Paume, est forcément sublime, un peu détaché des autres à cause de son caractère fondateur, mais on y distingue déjà les principaux traits de l’entreprise entière. Lisons ensemble l’incipit : « Le tableau qui ouvre cette galerie vraiment nationale, est de ceux qui sont le plus marqués d’un caractère auguste et imposant. Mais pour accroître son effet sur l’âme des spectateurs, il convient de leur présenter le précis des événements qui, depuis l’ouverture des États généraux, ont préparé cette scène attachante, unique jusqu’ici dans l’histoire. »
- 3 Tableau XIX, « Les canons de Paris transportés à Montmartre ».
8Le tableau dont parle ici Chamfort est la gravure, non le texte qui l’accompagne, bien que ce type de texte puisse aussi s’appeler tableau. Ce sont donc bien les gravures qui formeront cette « galerie vraiment nationale », et ce sont également aux gravures qu’est attaché le « caractère auguste et imposant », destiné à frapper le spectateur et lui inspirer le respect. Mais le texte redouble l’effet de la gravure à trois égards principalement : comme le dit Chamfort il présentera en priorité « le précis des événements », il instaurera la continuité du récit et la coordination des faits, là où la succession des gravures n’offre qu’une vue paratactique. C’est aussi restaurer le sens, là où l’image fixe n’indique que des morceaux de bravoure. Voici ce que dit Chamfort de ce qu’il voit : « Un des caractères de la Révolution, dans cette première et immortelle semaine, c’est d’avoir réuni et rapproché, dans un si court intervalle de temps, et dans l’enceinte de Paris et de Versailles, une telle multitude d’événements simultanés, qu’après cette époque, et pendant un temps considérable, les acteurs et les spectateurs, également opprimés du poids de tant de souvenirs, retrouvent avec peine l’ordre et la suite des faits égarés en quelque sorte dans leur mémoire3… »
9Il est urgent et politique de mettre de l’ordre dans les souvenirs communs. De la sorte, chaque texte de tableau conduit à l’autre sans que soit rompu le fil chronologique, chacun est lié à l’autre par des formules de type : « C’est le sujet d’un autre tableau », ou « Nous l’avons vu à l’épisode précédent. » Ensuite Chamfort fournit des pièces authentiques aux curieux, les citations des orateurs sont longues et littérales, les témoignages sont vérifiés, les noms propres des acteurs les plus obscurs sont relevés, on trouve des références à des procès-verbaux, on y relève des omissions, bref, toute une archivistique est en œuvre et nous rappelle que notre moraliste fut aussi un historien et, depuis longtemps l’huissier et le liquidateur judiciaire de l’Ancien Régime, toujours soucieux de détail et d’attestation.
10Deuxièmement les textes de tableau devront être vivants, c’est-à-dire qu’ils devront ajouter aux effets visuels du clair-obscur les effets rhétoriques du mouvement et de l’animation collective. Disons-le franchement, Zola n’est pas encore né, et Chamfort n’est pas plus capable que ses contemporains de donner vie aux masses humaines ébranlées. Cependant il supplée à ce talent que n’a point l’époque par une ressource dont l’époque est férue : l’imitation des Anciens. Sous son vernis mondain Chamfort est un maître en humanités classiques et un latiniste de première force. Certes, les vastes mouvements de foule et les prises de parole en public sont des scènes nouvelles pour des hommes de lettres du xviiie siècle français comme lui-même ou Rivarol, mais la rhétorique fournit toujours un modèle, et loin devant Joinville ou Retz, c’est ici Tacite qui s’impose naturellement. D’ailleurs, si Rivarol surpasse Chamfort quand il décrit pour le Journal politique national les scènes des 5 et 6 octobre 1789, c’est clairement parce qu’il a davantage manié Tacite, dont il fut le traducteur. Chamfort, moins doué sur ce plan, réussit tout de même dans ses tableaux quelques exploits de langage, dont la scène de la tête de Foulon, où dominent les jeux de lumière familiers à l’historien romain.
11Troisièmement, et l’on retrouve encore l’époque, le texte de tableau devra être moral, c’est-à-dire qu’il ne tiendra la réalité pour intéressante qu’à la condition qu’elle soit le prétexte à une glose morale ou philosophique, voire à un petit catéchisme civique ou politique. À cet égard je ne ferai qu’une remarque : les 26 tableaux de Chamfort ne comportent pour ainsi dire pas de récit, au sens moderne qui oppose le récit au discours, car chaque scène est enchâssée dans un système syntaxique qui la subordonne à sa propre interprétation. Je prendrai l’exemple du vingtième tableau, relatant l’arrivée du roi à Paris le 17 juillet 1789. Après le coup de force tacitéen, c’est la période cicéronienne qu’on va entendre : « Une cour perfide… ».
12Ces trois modalités ordonnent un projet littéraire et éditorial nouveau – nouveau par la force des choses – au fil d’une écriture dont on a voulu rappeler l’ancrage classique. Sur le plan du réalisme notre tableautier est en retrait sur Mercier, et même sur Marivaux. Pourtant, comme le disait Rivarol, gardien sourcilleux du bon goût, « les écrivains sont tous plus ou moins corrompus par l’événement » (Journal politique national). Et c’est vrai, Chamfort, frappé des caractères les plus saillants des scènes dont il est le témoin, ne peut s’empêcher de consigner des singularités que Voltaire eût censurées.
L’esquisse d’un singulier spectacle
13Pour un témoin direct, la Révolution française est avant tout le bouleversement d’un ordre de quatorze siècles, d’une hiérarchie spectaculaire, d’une société cloisonnée et corporative. Quand le couvercle saute, il laisse voir la vie concrète du peuple, qui ne peut apparaître à un homme comme Chamfort que sous ses aspects les plus désordonnés. On a parlé de la violence. Il y a aussi le scabreux. Le terme central de cette nouvelle réalité est le « contraste ». Ce mot d’origine italienne avait été naturalisé par Rousseau. Dès le tableau III (« Première motion du Palais-Royal ») Chamfort imagine un spectateur indifférent jouissant du contraste entre les discours tenus à Paris et ceux tenus à Versailles. Ce contraste encore intellectuel prend par la suite une saveur plus capiteuse. Dans le tableau V (« Bustes de MM. d’Orléans et Necker portés en triomphe et brisés à la place Louis XV »), il est question d’un « spectacle nouveau, à la fois triomphal et funèbre, qui annonçait en même temps la confiance et la terreur », puis « la pompe tumultueuse, bizarre et cependant imposante » du défilé des bustes de cire. Au tableau X (« La barrière de la Conférence incendiée ») c’est l’apparition inquiétante de la pègre : « Les aventures particulières, les cas fortuits, les spectacles inattendus, tous les incidents bizarres de cette nuit unique… » Le summum est peut-être atteint au tableau XII (« Pillage de Saint-Lazare »), avec la libération des aliénés déambulant dans le couvent, puis la peinture d’un singulier convoi : « Sur ces voitures chargées de grains, [les brigands] avaient guindé des squelettes anatomiques, à côté desquels ils avaient forcé de s’asseoir les malheureux prêtres de Saint-Lazare, qu’ils contraignaient à vider avec eux des brocs de vin. » Enfin, car on ne peut tout citer, la remarque significative du tableau XI (« Le Peuple gardant Paris ») : « Esquissons rapidement quelques traits de ce tableau si varié, si mobile, trop supérieur au pinceau et à la description. » Le maître écrivain qu’est Chamfort avoue l’impuissance des moyens formels de son temps, mais il aura annoncé les ressources du romantisme, celles de Victor Hugo, celles que Stendhal recense dans son Racine et Shakespeare, l’alliance révélatoire du sublime et du grotesque.
14On aura peut-être noté l’abondance du vocabulaire théâtral. Notre moraliste avait été lui-même dramaturge et théoricien de la scène. Les termes de tableau, de scènes, de costumes, d’acteurs et de spectateurs ne doivent pas être considérés comme fortuits : ils composent en creux l’esquisse d’une nouvelle esthétique théâtrale dont Chamfort ne fait que suggérer la nécessité, mais dont on peut voir un essai dans la scène déjà moderne de « L’enlèvement des armes au Garde-Meuble, le lundi 13 juillet 1789 », tableau XIII : « Qu’on se représente ce groupe d’hommes, de femmes, d’enfants, formés tout à coup en bataillon bizarre, offrant l’assemblage des différents costumes guerriers de tout siècle, de tout pays, anciens et modernes, et portant toutes les espèces d’armes, d’Europe, d’Asie, d’Amérique, même les flèches empoisonnées des sauvages !
15La lance de Boucicaut, le sabre de Duguesclin brillaient dans la main d’un bourgeois, d’un ouvrier ; un porte-faix brandissait l’épée de François Ier […] »
La figure centrale : le peuple de Paris
16J’en viens à la figure centrale des Tableaux, ou plutôt à la figure qui, d’abord tenue à l’écart, s’impose au centre de la scène : le peuple de Paris. Il y a comme une décantation qui se fait, par paliers, à travers les 26 tableaux, au terme de laquelle la formule sociale du peuple se purifie et finit par s’affirmer comme réalité authentiquement politique et révolutionnaire. C’est ici qu’on doit être attentif au second axe temporel : l’évolution mentale brusquée de Chamfort pendant l’été 1792, au moment où il rédige ses derniers tableaux. On a vu ce que pensait Chamfort de la mise à sac de la papeterie Réveillon. Le peuple, c’est encore la plèbe, mixte d’ouvriers et de vagabonds, où domine clairement la pègre. Je ne veux pas préjuger, d’ailleurs, de la nature interlope de la foule pendant la Révolution, ni des manipulations dont elle a pu être l’objet. Je ne fais que constater un traitement littéraire différencié. Le peuple est d’abord ce flux disparate, spontanément délinquant quand il est livré à lui-même, supérieurement vertueux quand il est bien dirigé. Au tableau VI (« Les gardes-Françaises sauvent M. du Châtelet, leur colonel, de l’effervescence populaire »), Chamfort relève le rôle décisif du petit peuple dans la défection des troupes royales : « On sait que dans ce régiment, plusieurs soldats exerçaient dans la capitale des métiers et des professions qui les mettaient en communication immédiate avec les artisans et les journaliers de toute espèce. De là des conversations sur les affaires publiques… de là des rapports plus intimes avec le peuple, et en quelque sorte une communauté de ressentiments. »
17Un peu plus loin, c’est un peuple un peu théâtral, un peu schématique, qui oppose sa force concrète aux menaces militaires (tableau IX, « Les troupes du Champ de Mars partant pour la place Louis XV, le 12 juillet 1789 ») : « […] le combat pénètre dans l’intérieur de la ville […] » On y voit soudain à l’ouvrage « les forts de la Halle », les « ouvriers du port », les « artisans robustes de toute espèce », mais aussi « la hardiesse de ces petits garçons nommés porte-falots, qui, avec leurs lanternes, éclairaient par zèle et avec gaieté, cette colonne des gardes françaises… » Au-delà de ces brouillons de Gavroche on voit apparaître pour la première fois – je crois – dans l’histoire révolutionnaire, l’image de l’ouvrier en athlète politique et gardien musculeux de la Révolution.
18On retrouve ces mêmes prolétaires dans une occasion plus significative, quand il s’agit de s’opposer aux pillages et aux déprédations de cette même pègre que Chamfort mêlait au peuple quelques jours plus tôt (tableau X, « La barrière de la Conférence incendiée, le 12 juillet 1789 ») : « […] les ouvriers du port, les forts de la Halle, accoururent armés de bâtons, et tombèrent sur ceux qui leur parurent des vagabonds ». Dans les tableaux qui suivent Chamfort ne manque pas une occasion de faire cette distinction – très fondée, dans la culture corporative – entre l’homme de métier et le rôdeur.
- 4 Voir l’illustration de couverture. Le tableau XV représente la mort du prévôt des marchands le 14 (...)
19La prise de la Bastille (tableau XVI4) sublime l’ensemble de la scène parisienne. Dans les tableaux XVII à XX, dans la fébrilité inquiétante qui suit l’attentat contre la forteresse, le peuple oppose une vigilance sérieuse aux rumeurs de provocation. Le tableau XXII (« Service à Saint-Jacques l’hôpital, le 5 août 1789, en l’honneur de ceux qui sont morts au siège de la Bastille. Sermon de l’abbé Fauchet »), le tableau XXII donc est préparatoire au changement d’attitude définitif. Chamfort reprend dans le discours de Fauchet une longue critique de l’idéologie inégalitaire de Voltaire, si longue dans le tableau, qu’elle fait l’effet d’une mise au point théorique sur la question instante de l’égalité. Si l’on sait qu’à ce moment-là, la rédaction des Tableaux est quasiment de jour à jour à trois ans de distance, on partage une sorte de ferveur démocratique avec l’auteur qui, du 20 juin au 10 août 1792, communie littéralement avec les sections populaires.
20Le tableau XXIII (« Émeute populaire à l’occasion du transport d’un bateau de poudre. Danger du marquis de La Salle »), dans lequel on voit La Fayette jouer un rôle valorisant de modérateur du peuple, conjoint si fortement les deux axes temporels qu’on ne sait exactement à quel La Fayette Chamfort fait référence : « Ce La Fayette que nous venons de voir applaudi, béni par le peuple en 1789, aujourd’hui, en 1792. […] Ô abîme du cœur humain ! Ô contraste révoltant. Le héros prétendu de la liberté, dès longtemps traître envers elle […] ». La scène est du 4 août 1789. La Fayette, qui se livre aux Autrichiens le 19 août 1792, est la figure emblématique du personnel politique que Chamfort a soutenu et conseillé jusqu’alors, et avec lequel il rompt. Détail ironique, comme les aime notre incorrigible moraliste, c’est ce même La Fayette qui avait ramené d’Amérique le cri de guerre : « L’insurrection est le plus saint des devoirs. », qu’il avait cru propice à son ambition, et qui lui sera fatal ; Chamfort répète trois fois ce slogan dans ses Tableaux, avant de le voir inscrit dans la Constitution de 1793. En contradiction totale avec ses premiers propos il affirme désormais : « L’instinct du peuple l’a mieux conduit que ne l’eût fait la raison plus ou moins éclairée de la plupart de ses chefs, même les mieux intentionnés. » Mieux, dans le tableau XXV, il s’avance jusqu’à Marat en évoquant « Quelques-uns de ces hommes ardents que dans ces crises violentes on appelle séditieux, mais qui contribuent à rendre les crises salutaires… ». Qu’ils sont loin les émeutiers manipulés de la papeterie Réveillon !

Fig. 2 — Mort de M. de Flesselles, prévôt des marchands de Paris. Le 14 juillet 1789. Prieur inv. & del., eau-forte. Musée de la Révolution française, Inv. MRF L.87-485 (15)
© André Morin, Paris.
- 5 « Prospectus L’Épine de 1791 », dans La Révolution par la gravure, op. cit., p. 298.
21Dans le « Prospectus » des Tableaux on trouvait cette phrase creuse : « La Révolution qui vient de s’opérer en France est le triomphe de la Raison et de la Philosophie5. » Le « Prospectus » date de l’été 1791 ; on a vu qu’il est caduc au bout de vingt-deux tableaux : la Révolution, un an après, ne vient pas de s’opérer, puisqu’elle est en cours ; elle n’est pas le triomphe de la philosophie, mais celui du peuple. Chamfort n’ira pas plus loin sur sa trajectoire démocratique, il n’ira pas à la Montagne ; il devait porter, sur la suite des événements, à peu près le même jugement que Saint-Just : Révolution glacée, intrigues, « L’exercice de la terreur a blasé le crime, comme les liqueurs fortes blasent le palais. » Concernant les Tableaux de la Révolution française, j’ai voulu montrer ce que peut sur une écriture l’expérience concrète d’une révolution, vécue dans un espace restreint et densément peuplé où la population vit à l’extérieur. Conformément aux métaphores omniprésentes dans les textes d’alors, la foule apparaît comme une forme plastique animée par le magnétisme : partout où l’histoire se fait elle surgit, elle occupe l’espace, elle prend l’histoire en main, puis elle se retire on ne sait où, à l’affût d’une nouvelle mêlée.
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- 6 David Mac Callam, Chamfort and the French Revolution : a Study in Form and Ideology, SVEC 11, Oxfo (...)
22Je conclus maintenant sur l’entreprise éditoriale et la forme spécifique des Tableaux. David Mac Callam avance dans un livre récent que la forme littéraire des œuvres de Chamfort gouverne leur signification d’une manière importante et inaperçue jusqu’à maintenant. Il estime par exemple que la forme conventionnelle du « texte de tableau » (text’s tableau form) détermine le contenu politique des tableaux « in their attempt to impose stability and certainty onto the volatil ideological flux of the Revolution » dans les années 1791 et 17926. Historiquement, comme on l’a vu, cette idée est juste pour les premiers tableaux, mais doit être rejetée pour les derniers. Esthétiquement, David Mac Callam a raison de lier le sens des propos théoriques à la forme, y compris physique, qu’ils prennent. La Révolution, on le sait bien, a produit une forte réflexion sur les nouveaux vecteurs de la communication, réflexion guidée par la nécessité démocratique. Concernant les Tableaux, l’ordre du jour politique commandait une dialectique du texte témoin, du texte événement et du texte monument. Le type de journalisme exercé ici est au croisement des trois :
23Texte « témoin », il rend compte de l’intérieur, avec de nombreux effets d’hypotypose, il installe le nouveau citoyen dans le cours des choses, au cœur de sa propre transformation civile ; Tacite est ici très présent : style visuel et sensitif, forts contrastes des ombres et des lumières, masses, visions saisissantes détachées… Le travail du dessinateur, du graveur et des aquafortistes est à l’unisson d’une rhétorique du drame. Prieur, comme Chamfort, est un acteur de la Révolution et un républicain engagé. Dans ses représentations il donne la priorité aux scènes insurrectionnelles sur les tableaux de la concorde et de la collaboration. Il est témoin et acteur de ce qu’il voit, il est minutieux dans la représentation des lieux, en particulier des monuments ; il est exact dans le rendu des foules, et même des individus : la précision dans les visages est souvent saisissante.
24Texte « événement », il est lui-même un fait révolutionnaire, une œuvre « nationale ». Selon un des cinq « Prospectus » il est « Dédié à l’Assemblée nationale et accepté le 13 janvier 1791 à la séance du matin. » À ce titre, les Tableaux épouseront successivement les opinions dominantes dans le cours de la Révolution, et l’on souhaitera les voir figurer « dans toutes les écoles publiques sous les yeux des jeunes citoyens… ».
25Texte « monument » enfin, il fige l’histoire de la Révolution en « scènes » emblématiques, il fixe un martyrologe, une galerie des traits de vertus, il inscrit les noms propres des bons citoyens, selon la pratique moraliste commune à Chamfort et Rivarol de la « citation » nominative à l’ordre du mérite, ou du mépris. Nous sommes ici du côté des fastes de la chronologie latine. Dans l’esprit du temps, il y a d’évidence une volonté de créer une institution républicaine de l’événement, à but commémoratif et mobilisateur.
26Nous avons quitté Chamfort sur la maxime d’une « liberté fondée sur la seule base vraiment immuable, l’égalité absolue des citoyens. » A-t-il changé d’avis quand, au seuil de mourir, il élabore le projet de Décade philosophique avec Ginguené ? Poser la question c’est y répondre. À l’occasion du bicentenaire de 1789 on a prétendu faire du plus virulent de nos grands moralistes un petit-bourgeois nietzschéen à la mode du xxe siècle. La vérité est plus simple : Chamfort fut un républicain décidé, un démocrate sincère, un révolutionnaire conséquent, et jusqu’au bout un écrivain responsable.
Annexes
Annexe. Les domiciles parisiens de Chamfort pendant la Révolution
Après avoir logé chez le courtisan Vaudreuil, dans le faubourg Saint-Germain, Chamfort arrive en 1787 au Palais-Royal, au 18 de la galerie de Montpensier, d’où il assistera à la révolution des cafés, des orateurs de tréteaux, des pétards et des feux d’artifices payés par le duc d’Orléans.
À l’automne 1791, quand l’assemblée législative s’installe, Chamfort déménage au 83, rue Neuve des Petits-Champs, aujourd’hui rue Danielle-Casanova, dans un entresol, à deux pas du Palais-Royal. Ce déménagement coïncide avec une réforme personnelle comparable à celle de Rousseau.
À partir du 19 août 1792, nommé à la Bibliothèque nationale, il partage avec Carra l’appartement de fonction du 49, rue de Richelieu, toujours dans le même quartier.
Juste avant de mourir, devant laisser la place à son successeur à la Bibliothèque, Chamfort aboutit à un entresol de la rue Chabanais.
La succession de ces quatre résidences suggère un itinéraire républicain.
Notes
1 La Révolution par l’écriture, les Tableaux historiques de la Révolution française, Vizille, Musée de la Révolution française, Paris, RMN, 2005.
2 La Révolution par la gravure, les Tableaux historiques de la Révolution française… 1791-1817, Vizille, Musée de la Révolution française, 2002.
3 Tableau XIX, « Les canons de Paris transportés à Montmartre ».
4 Voir l’illustration de couverture. Le tableau XV représente la mort du prévôt des marchands le 14 Juillet. Fig. 2, p. 189.
5 « Prospectus L’Épine de 1791 », dans La Révolution par la gravure, op. cit., p. 298.
6 David Mac Callam, Chamfort and the French Revolution : a Study in Form and Ideology, SVEC 11, Oxford, Voltaire foundation, 2002.
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Légende | Fig. 2 — Mort de M. de Flesselles, prévôt des marchands de Paris. Le 14 juillet 1789. Prieur inv. & del., eau-forte. Musée de la Révolution française, Inv. MRF L.87-485 (15)© André Morin, Paris. |
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