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Philosophies de la nature

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Olivier Bloch

Première journée

Philosophia naturalis, matière, attraction : 1690-1750

Paolo Casini

Volltext

  • 1 Alexandre Koyré, Études newtoniennes, trad. française avec un avertissement d’Y. Belaval, Paris, Ga (...)

11. D’un bout à l’autre de l’Europe savante, s’ouvrit en 1690 la querelle sur l’attraction, cette notion-clé de la physique « classique » que ses adversaires méprisèrent comme une qualité occulte, digne des philosophies pré-cartésiennes de la nature, tandis que ses adeptes proposaient de la considérer comme une force « essentielle » ou « inhérente » à la matière, ou de l’accepter tout simplement comme un « fait ». Le dossier du débat, établi par Alexandre Koyré, pionnier des études newtoniennes1, a été enrichi ensuite de plusieurs détails provenant des correspondances et d’autres textes peu connus ou inédits. Je me propose de montrer brièvement comment la dispute — qui se poursuivit jusqu’à la moitié du XVIIIe siècle — contribua à rétablir un clivage chronologique et épistémologique entre l’héritage des philosophies naturelles « hypothétiques » de la Renaissance, y compris l’héritage cartésien, d’un côté, et, d’un autre côté, la philosophia naturalis de Newton ou, plus généralement, la physique expérimentale et mathématique.

  • 2 Newton, Principia, trad. par Mme du Châtelet, Paris, 1959, « Préface », t. I, Définition VIII, p. 3 (...)
  • 3 Ibid., p. XV sq.

2Pour fixer quelques repères : dans la première édition des Principes mathématiques (1687), Newton a exprimé avec une parfaite clarté son indifférence à l’égard de la sémantique qui accompagnait la formule mathématique de la gravitation mutuelle des corps. « Je prends ici dans le même sens — dit-il — les impulsions accélératrices et motrices, et je me sers indifféremment des mots d’impulsion, d’attraction, ou de propension quelconque (attractio, conatus, impulsus, propensio) vers un centre ; car je considère ces forces mathématiquement et non physiquement ; ainsi le lecteur doit bien se garder de croire que j’aie voulu désigner par ces mots une espèce d’action, de cause ou de raison physique »2. Ailleurs il précise : « Je me sers ici du mot d’attraction pour exprimer d’une manière générale l’effort (conatus) que font les corps pour s’approcher les uns des autres, soit que cet effort soit l’effet de l’action des corps qui se cherchent mutuellement, ou qui s’agitent l’un l’autre par des émanations, soit qu’il soit produit par l’action de l’éther, de l’air, ou de tel autre milieu qu’on voudra, corporel ou incorporel, qui pousse l’un vers l’autre d’une manière quelconque les corps qui y nagent. J’emploie le mot d’impulsion dans le même sens général, ne cherchant point dans ce Traité l’espèce de ces forces ni leurs quantités physiques, mais leurs quantités et leurs proportions mathématiques »3. D’ailleurs, il ne se préoccupe pas d’expliquer les causes ultimes d’une telle force agissant au niveau de la physique terrestre et à celui de l’astronomie, force prouvée et exactement mesurée par la formule de la gravitation universelle.

3Il est vrai — et les spécialistes des études newtoniennes ont discuté longuement là-dessus — que l’attitude strictement phénoméniste et sobre de ces scholies des Principes cède en d’autres textes à des incertitudes, à des hésitations, et même à des hypothèses que Newton n’a pas hésité à formuler à propos des « attractions » microphysiques (chimiques, électriques, magnétiques, de cohésion, etc.) qui agissent au sein de la matière. Son langage, dans des écrits franchement hypothétiques, tels que l’Hypothèse sur les propriétés de lumière (1675), les brouillons préparatoires des Principia, et surtout les « Questions » de l’Optique, est apparemment beaucoup plus proche de celui qui est propre aux philosophies qualitatives de la nature. Il s’exprime de façon très problématique à propos de ces forces et du milieu — l’éther — auquel, selon une hypothèse maintes fois reprise et abandonnée, il assigne le rôle d’un medium véhiculant la lumière, l’attraction gravitationnelle et les réactions chimiques, et qui pourrait expliquer soit la cohésion des particules minimes des solides, soit le fléchissement des rayons de lumière à proximité des contours rectilignes.

  • 4 Christiaan Huygens, Discours sur la cause de la pesanteur, Œuvres complètes, La Haye, M. Nijhoff, 1 (...)
  • 5 Ibid., t. IX, p. 538.

4Certains de ces textes sont demeurés inédits jusqu’à nos jours ; d’autres, insérés dans l’Optique, ont nourri la controverse sur l’attraction à partir des années de la publication des éditions latine et anglaise de cet ouvrage (1704-1706). Mais les premiers lecteurs des Principes, formés à l’école de la physique cartésienne, se heurtèrent surtout au paradoxe de l’actio in distans, au scandale d’une qualité qui se communique dans le vide sans aucun support matériel. Descartes avait heureusement banni tout mystère de son univers mécanique et plein ; son antagoniste osait ressusciter les sympathies et antipathies de la scolastique, les qualités occultes. Christiaan Huygens remarqua en 1690 : « Je ne suis pas d’accord d’un Principe, qui est que toutes les petites parties qu’on peut imaginer dans deux ou plusieurs différents corps, s’attirent ou tendent à s’approcher mutuellement. Ce que je ne saurais admettre, parce que je crois voir clairement, que la cause d’une telle attraction n’est point explicable par aucun principe de mécanique, ni de règles du mouvement »4. Et dans une lettre à Leibniz de cette même année : « Le principe d’attraction me paraît absurde »5.

  • 6 Paru dans Acta Eruditorum en 1689 ; voir Leibniz, Matematische Schriften, éd. C. J. Gerhardt, Halle (...)
  • 7 Leibniz, op. cit., t. III, p. 519.

5Leibniz, de son côté, après n’avoir lu en 1688 qu’un compte rendu des Principes, opposa à la théorie de l’attraction une nouvelle version du système des tourbillons dans son Tentamen de motuum coelestium causis6. En 1711, il attaqua publiquement dans les « Mémoires de Trévoux » l’idée que la pesanteur se fît « sans aucun mécanisme, par une simple qualité primitive » ; ce qui équivalait à invoquer « une qualité occulte déraisonnable, qui est tellement occulte, qu’il est impossible qu’elle puisse jamais devenir claire »7.

  • 8 R. Cotes, « Préface » à la deuxième édition, in Newton, Principia, éd. F. Cajory, University of Cal (...)

6L’éditeur de la seconde édition des Principes, le mathématicien Roger Cotes, répliqua aux attaques de ceux qui murmuraient sur les qualités occultes : « On ne cesse de nous objecter que la gravité est une qualité de cette espèce, et qu’on doit bannir absolument de la philosophie toutes les explications fondées sur de pareilles causes : mais nous pouvons répondre que l’on ne doit pas appeler occultes les qualités dont l’existence est démontrée par l’expérience (...) Ceux qui ont réellement recours aux qualités occultes sont ceux qui (...) ont imaginé des tourbillons d’une matière qu’ils forgent à plaisir »8.

72. On peut distinguer, avec Koyré, les deux aspects de la question qu’on discuta avec acharnement à l’époque de la double querelle entre Clarke et Leibniz, Newton et Leibniz (1710-1715) concernant la métaphysique et le calcul :

  1. La notion d’attraction en tant que qualité primordiale, inhérente ou essentielle à la matière.

  2. La solution strictement phénoméniste du problème.

  • 9 Four letters from Sir I. Newton to Dr. Bentley, London, 1765, voir I. Newton, Correspondance, Cambr (...)
  • 10 R. Bentley, The folly and unreasonableness of atheism..., London, 1693, serm. VII, p. 4 et p. 20.

8La première thèse s’était déjà présentée chez un fidèle admirateur de Newton, le philologue et théologien Richard Bentley. Dans leur correspondance de 1693, qui servit de préparation aux Sermons édifiants du savant anglican, Newton pria Bentley de ne pas lui attribuer l’idée dangereuse d’une gravité « essentielle et inhérente » ou « innée » dans la matière, telle qu’elle pût se diffuser dans le vide sans aucune médiation « dans le sens d’Epicure »9. Bentley, qui avait parlé en effet sans rigueur de la nature de la gravité, adhéra à l’intention anti-matérialiste de ces mots. Il écrivit que la gravité, loin d’être une qualité essentielle, doit être considérée comme « une énergie constante infusée dans la matière » par Dieu10. Le maître et le disciple avaient bien calculé qu’il était impossible, pour un théologien qui parlait à de simples fidèles, d’expliquer l’actio in distans comme un simple phénomène.

  • 11 A. Koyré, op. cit., p. 339.
  • 12 R. Cotes, « Préface » citée.

9Vingt ans après, Roger Cotes se heurta à la même difficulté : dans sa lettre à Newton du 18 février 1713, il lui posa une question de dynamique concernant la réciprocité de la force attractive entre deux grandes masses. La réponse de Newton sous-entend, comme Koyré l’a remarqué, que « malgré tous ses propos pseudo-positivistes et agnostiques, l’attraction est une force réelle (...) localisée dans les corps »11. Cotes avait écrit tout d’abord dans l’esquisse de sa préface que l’attraction est une force essentielle à la matière. À la suite d’une objection de Samuel Clarke, il corrigea son texte en remplaçant le mot « essentielle » par « qualité primaire », pareille à l’extension, à la mobilité, à l’impénétrabilité : « Inter primarias qualitates corporum universorum vel gravitas habetit locum, vel extensio, mobilitas et empenetrabilitas non habebit »12.

  • 13 Newton, Traité d’optique, traduit de l’anglais par M. Coste, Amsterdam, Humbert, 1720, « Question » (...)

10À cause des attaques que ses adversaires déclenchèrent contre lui à propos de la nature de la force de gravité, sur le plan théologique aussi bien que sur celui de la physique, Newton fut obligé d’éclaircir plusieurs fois son attitude phénoméniste. Dans la « Question » 31 de l’Optique (1706), après avoir réaffirmé sa théorie concernant la structure corpusculaire de la matière, il précise une nette distinction entre les qualités occultes et les lois mathématiques de la nature. En effet, les aristotéliciens ont imaginé des qualités « cachées dans les corps », des « causes inconnues d’effets manifestes (...) qui n’ont pas été et ne seront jamais découvertes ». Au contraire, cet absurde galimatias métaphysique a entravé les progrès de la physique expérimentale, tandis que la recherche inductive des lois du mouvement, leur généralisation en forme de principes, l’extrapolation, qui en peut dériver, des autres propriétés des corps « comporterait un grand progrès dans la philosophie, même si les causes de ces principes n’ont pas été découvertes jusqu’à présent »13.

11Ce fut en vain, car la mentalité cartésienne répugnait à ce qu’on s’obstinait à appeler « force occulte ». Dans son Eloge académique de Newton (1727), Fontenelle fit de l’ironie : « Ce que les scolastiques appelaient qualités occultes n’étaient pas des causes ? Ils voyaient bien les effets. D’ailleurs ces causes occultes, que M. Newton n’a pas trouvées, croyait-il que d’autres les trouvassent ? S’engagera-t-on avec beaucoup d’espérance à les chercher ? ».

  • 14 Cf. A. Rupert Hall, Isaac Newton, adventurer in thought, Oxford, Blackwell, 1992, passim.

123. Si nous considérons l’ensemble de ces témoignages, nous pourrions en conclure que c’est au lexique phénoméniste de Newton qu’il faut imputer les réactions et l’incompréhension de ses adversaires. Mais il y a plus. De remarquables recherches récentes paraissent aller bien au-delà des objections de Huygens, Leibniz, Fontenelle et des cartésiens, qui voyaient dans l’attraction un retour en arrière aux entités occultes. Pour parler plus proprement, quelques historiens ont ramené la conception newtonienne de la force et de l’activité de la matière à l’influence du courant hermétique, de l’alchimie et des sciences occultes, ce naturalisme magique de la Renaissance hérité par les platoniciens de Cambridge, donc par Newton lui-même. Les travaux de P. M. Rattansi, J. E. McGuire, R. S. Westfall, J. D. Dobbs, K. Figala sur Newton comme alchimiste ont eu le mérite de faire sortir de l’oubli tout un côté méconnu du personnage. Ces chercheurs ont déchiffré des milliers de pages manuscrites, où Newton a noté les résultats de son inlassable activité de chimiste, consacrée aux fourneaux de son laboratoire de Trinity College. Ils ont exploité le catalogue de sa bibliothèque, qui contenait un certain nombre d’ouvrages ayant trait au grand œuvre, pour mieux comprendre la signification des métaphores sexuelles et mystiques, tirées des alchimistes, dont fourmillent ses notes de laboratoire. M. Rupert Hall a répliqué à cette thèse extrême que, malgré tout, Newton ne céda pas aux chimères des initiés ; qu’il appliqua à ses lectures des grilles rationalistes ; qu’il essaya surtout de tirer des livres d’alchimie leur contenu pratique, le trésor des opérations expérimentales qu’il croyait à juste titre y être renfermé. Son (al)chimie serait plutôt proche de la chimie expérimentale de l’auteur du Chimiste sceptique, son ami Robert Boyle14.

  • 15 R. S. Westfall, Force in Newton’s physics. The science of dynamics in the seventeeth Century, Londo (...)

13Sans vouloir entrer ici dans les méandres d’une dispute encore indécise, il faut remarquer que l’étude des sources alchimiques a permis à R. S. Westfall de lancer une nouvelle interprétation des concepts de force et d’attraction. À son avis, les approches de Newton à la science du mouvement seraient marquées, dès sa jeunesse, par cette empreinte. Grâce à l’apport du naturalisme hermétique et platonisant issu de la tradition du grand œuvre, Newton aurait réalisé une sorte de synthèse entre la mécanique rationnelle des atomistes et des philosophes corpusculaires d’un côté et, de l’autre côté, la conception occultiste des forces actives, des essences et des natures plastiques. D’après ce point de vue, la dynamique rationnelle des Principes mathématiques, la notion de force attractive et la loi de la gravitation universelle découleraient de l’heureux mixage de deux courants intellectuels opposés, dont le conflit est bien représenté — peu avant la composition des Principes mathématiques — par les polémiques qui opposèrent le platonicien Henry More d’une part, Descartes et les philosophes corpusculaires d’autre part15.

  • 16 Cf. par exemple I. Newton, Certain philosophical questions, edited by J. E. McGuire and R. Tamny, C (...)

14Quoi que l’on pense de cette perspective — marquant un triomphe, peut-être outré, des méditations de Mme Frances Yates sur le rôle historique de l’hermétisme — on ne peut nier que ces sources figurent à l’état de brouillons dans les manuscrits de la jeunesse de Newton16. Mais il s’agit, encore une fois, d’écrits privés et non destinés à la presse. Ils attestent, bien sûr, la complexité de la formation intellectuelle du physicien anglais. Toutefois il faut bien distinguer la question des sources et des racines d’avec les grandes lignes d’une épistémologie qui s’est efforcée de marquer une nette coupure épistémologique par rapport à l’occultisme. Car Newton, en tant qu’auteur de ses chefs d’œuvre de physicien mathématique, a rebroussé chemin. Ses sources alchimiques et l’apport prétendu de l’hermétisme ne font que confirmer sa volonté d’introduire dans la physique une alternative méthodique très nette, telle qu’il l’a fixée dans les textes imprimés des Principes et de l’Optique.

15En ce qui concerne le phénomène « mathématique » de l’attraction et la réserve à propos de ses causes encore inconnues, le clivage entre ces deux plans fit époque. Tout se passe comme si Newton voulait cacher à ses lecteurs ses propres arrière-pensées, voire ses sources d’inspiration (vraies ou supposées) plongeant dans les philosophies naturelles purement hypothétiques, agencées de forces actives, natures plastiques, qualités occultes. Le style philosophique inauguré par les Principes et par l’Optique, si difficile à suivre, s’appuyait justement sur cette distinction, qui renvoyait à des recherches futures la solution des questions inexpliquées et la vérification de modèles théoriques prématurés ou insatisfaisants « en défaut d’expériences ». Les ripostes à ses adversaires mises à part, Newton s’adressait à des générations de physiciens qui fussent libres de préjugés ; en effet, sa méthode ne fut bien comprise et bien pratiquée que par ceux qui se mirent à son école sans croire en aucun « système », comme on disait à l’époque. En Angleterre ses premiers disciples acceptèrent sans réserves l’idée phénoméniste de l’attraction : Henry Pemberton, David Gregory, George Cheyne, John Keill, John Freind, Stephen Haies, le néerlandais Musschenbroek, Gravesande et bien d’autres laissèrent tomber la querelle sur les causes occultes et travaillèrent dans le sens indiqué par les « Questions » de l’Optique, c’est-à-dire à appliquer l’attraction à la chimie, à l’électricité, aux autres branches de la physique.

164. Après la mort de Newton, les physiciens ses adeptes ne s’intéressaient presque plus au mystère des « causes » cachées des différentes forces attractives. Les dilemmes à propos de leur nature — « inhérente », « essentielle » ou « primordiale » — restent à l’arrière-plan. On en parle, tout au plus, comme de questions métaphysiques vagues et embarrassantes. L’on préfère considérer l’attraction comme un « fait », et l’on s’attache à développer des lois d’attraction différentes de celle de l’inverse des carrés — avec des puissances du cube ou autres — pour expliquer d’autres phénomènes : la montée des liquides dans les vases capillaires, la cohésion, les réactions chimiques, le comportement de la lumière, etc.

17L’interprétation positive — pour ne pas dire « positiviste » — de la loi de la gravitation universelle et des autres lois de la nature, cohérente avec les conjectures des physiciens anglais et néerlandais, s’affermit sur le continent et eut peu à peu raison des dernières résistances des cartésiens. Les discussions se déplacèrent du domaine de la métaphysique à celui de la recherche expérimentale, tandis que les exposés plus ou moins populaires de la philosophie newtonienne s’engageaient dans un combat rétrograde.

  • 17 P. Moreau de Maupertuis, Discours sur les différentes figures des astres (1732), in Œuvres, Lyon, 1 (...)

18On pourrait citer bien des textes à l’appui. Bornons-nous à marquer quelques étapes de la discussion, rappelant tout d’abord la subtile analyse de la notion d’attraction que donne Maupertuis dans son Discours sur les différentes figures des astres (1732). Il y présente le pour et le contre des théories sur le mouvement des planètes, et évoque le retour des qualités occultes qui vient d’« effaroucher » les esprits. Mais cette attitude ne dépend que de notre ignorance à propos de la structure de la matière : « Si nous avions des corps une idée complète ; que nous connussions bien ce qu’ils sont en eux-mêmes, et ce que sont leurs propriétés ; comment et en quel nombre elles y résident, nous ne serions pas embarrassés pour décider si l’attraction est une propriété de la matière. Mais nous sommes bien éloignés d’avoir de pareilles idées (...) L’attraction n’est plus, pour ainsi dire, qu’une question de fait »17.

  • 18 Voltaire, Éléments de la philosophie de Newton, critical édition by R. L. Walters and
  • 19 D’Alembert, Encyclopédie, t. I, Paris, 1751, « Attraction », in fine.

19C’est à la « discussion métaphysique » de Maupertuis que font écho les auteurs de deux autres exposés, qu’on peut considérer comme représentatifs de l’information moyenne accessible à l’opinion publique vers la moitié du siècle des Lumières : Voltaire, dans ses Éléments de la philosophie de Newton (1738), et d’Alembert dans l’article « Attraction » paru dans le premier tome de l’Encyclopédie (1751). Voltaire, qui s’était adressé plusieurs fois à Maupertuis pour se faire expliquer quelques points obscurs de la théorie de la gravitation, renvoie son lecteur « à la discussion métaphysique sur l’attraction, faite par M. de Maupertuis dans le plus petit et dans le meilleur livre qu’on ait écrit peut-être en français, en fait de philosophie »18. Quant à d’Alembert, il conclut son exposé avec l’éloge du même Discours, dont l’auteur, dit-il, « a donné une idée du système de l’attraction et des réflexions sur ce système, auxquelles nous croyons renvoyer notre lecteur, comme au meilleur précis que nous connaissons de tout ce qu’on peut dire sur cette matière »19.

20Ces textes nous donnent la clé de la controverse sur l’attraction qui, à l’époque de l’Encyclopédie, se termine par la victoire presque définitive de la thèse phénoméniste. La question des causes occultes n’est désormais qu’un prétexte polémique désuet. La communauté scientifique, à quelques exceptions près, a accepté la notion d’attraction comme un fait. Voltaire se borne à considérer la question de la cause de la gravitation comme insoluble dans le contexte de ce qu’il appelle « la métaphysique de Newton ». Il préfère « faire toucher » tout d’abord à son lecteur un phénomène d’attraction visible, tel que le fléchissement des rayons de lumière. Son procédé didactique s’achève par des réflexions qui

  • 20 Voltaire, op. cit., ibid.
  • 21 Ibid.

21présentent cette force comme « une propriété générale de la matière » dont on ignore à présent le pourquoi »20 Elle est « le principe indubitable et du cours des planètes et de la chute des corps, et de la pesanteur (...) Qu’on dise après cela que la gravitation, l’attraction est une qualité occulte : qu’on ose appeler de ce nom une loi universelle, qui conduit à de si étonnantes découvertes »21.

  • 22 Ibid., p. 536.

22L’excellente édition critique des Éléments ne laisse rien à désirer à qui veut bien comprendre l’attitude de Voltaire face à Newton et à ses critiques, surtout en ce qui concerne le refus de la métaphysique et la version « positive » de la théorie de l’attraction. Bornons-nous à citer un autre texte tiré du chapitre dernier, qui résume les considérations de l’auteur à propos du « pouvoir actif » attribué à la matière : « Je ne dis pas que ce principe de la gravitation soit le seul ressort de la physique. Il y a probablement d’autres secrets que nous n’avons point arrachés à la nature (...) Tout nous avertit que la matière a beaucoup plus de propriétés que nous n’en connaissons. Nous ne sommes encore qu’au bord d’un océan immense (...) »22.

23L’article « Attraction » de l’Encyclopédie — article-clé qui renvoie à tous les autres, consacrés à la physique et à la structure de la matière — est en grande partie composé de textes traduits de l’anglais du Dictionnaire de Chambers. D’autres textes sont tirés de l’Essai de physique de Musschenbroek et des écrits du mathématicien John Keill dont d’Alembert cite une suite de théorèmes concernant l’attraction. À la suite de ces textes, d’Alembert donne son petit commentaire sceptique sur les causes de l’attraction : « Le parti le plus sage — dit-il — est sans doute de suspendre encore son jugement sur ces choses de détail, jusqu’à ce que nous ayons une connaissance plus parfaite des corps et de leurs propriétés ». Aussi le vieux dilemme concernant la question de savoir si l’attraction est une propriété « essentielle » ou bien « primordiale » reste-t-il sans réponse définitive : « Peut-être serait-il plus sage de n’admettre l’attraction qu’entre les parties des planètes, sans prendre parti ni sur la cause de cette force, jusqu’à ce que de nouveaux phénomènes nous éclairent sur ce sujet ».

24Ce rappel de d’Alembert à la prudence que recommandent les Regulae philosophandi de Newton, vise sans doute à décourager les conjectures des newtoniens amateurs qui s’attachaient à la multiplication des formules mathématiques de l’attraction et à la généralisation du principe, avec l’espoir d’expliquer non seulement les réactions chimiques, mais aussi les mystères de la génération animale et jusqu’aux fonctions logiques de la pensée (par exemple, l’attraction des idées dont parlaient Hartley, Hume, Maupertuis). On sait que le XVIIIe siècle, séduit par le triomphe du principe de l’attraction en astronomie, a cultivé l’illusion qu’il fût le mot de l’énigme en tous les domaines, dans les sciences de l’homme et de la nature. Ce rêve d’une « loi » qui pût donner une explication unitaire du monde — rêve fragile et vite dépassé — fut remplacé par de nouvelles philosophies de la nature, qui satisfaisaient au même besoin d’unité. En même temps la physique, la chimie, la biologie et les autres branches des sciences positives, délivrées de tout rêve, s’éloignaient de plus en plus du vieux tronc de l’arbre du savoir philosophique.

Anmerkungen

1 Alexandre Koyré, Études newtoniennes, trad. française avec un avertissement d’Y. Belaval, Paris, Gallimard, 1968 ; voir surtout p. 157-242.

2 Newton, Principia, trad. par Mme du Châtelet, Paris, 1959, « Préface », t. I, Définition VIII, p. 3-4.

3 Ibid., p. XV sq.

4 Christiaan Huygens, Discours sur la cause de la pesanteur, Œuvres complètes, La Haye, M. Nijhoff, 1888-1950, t. XXI, p. 471.

5 Ibid., t. IX, p. 538.

6 Paru dans Acta Eruditorum en 1689 ; voir Leibniz, Matematische Schriften, éd. C. J. Gerhardt, Halle, 1860, t. VI, p. 144 sq.

7 Leibniz, op. cit., t. III, p. 519.

8 R. Cotes, « Préface » à la deuxième édition, in Newton, Principia, éd. F. Cajory, University of California Press, 1962,t.I, p. XXVI.

9 Four letters from Sir I. Newton to Dr. Bentley, London, 1765, voir I. Newton, Correspondance, Cambridge, 1959-1977, t. III, p. 240.

10 R. Bentley, The folly and unreasonableness of atheism..., London, 1693, serm. VII, p. 4 et p. 20.

11 A. Koyré, op. cit., p. 339.

12 R. Cotes, « Préface » citée.

13 Newton, Traité d’optique, traduit de l’anglais par M. Coste, Amsterdam, Humbert, 1720, « Question » 31, in fine.

14 Cf. A. Rupert Hall, Isaac Newton, adventurer in thought, Oxford, Blackwell, 1992, passim.

15 R. S. Westfall, Force in Newton’s physics. The science of dynamics in the seventeeth Century, London and New York, Neale Watson, 1971. Du même auteur, voir aussi Never at rest. A biography of Isaac Newton, Cambridge, University Press, 1980.

16 Cf. par exemple I. Newton, Certain philosophical questions, edited by J. E. McGuire and R. Tamny, Cambridge, University Press, 1983.

17 P. Moreau de Maupertuis, Discours sur les différentes figures des astres (1732), in Œuvres, Lyon, 1756, t. I, p. 103.

18 Voltaire, Éléments de la philosophie de Newton, critical édition by R. L. Walters and

W. H. Barber, Oxford, The Voltaire Foundation, 1992, p. 344.

19 D’Alembert, Encyclopédie, t. I, Paris, 1751, « Attraction », in fine.

20 Voltaire, op. cit., ibid.

21 Ibid.

22 Ibid., p. 536.

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