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Philosophies de la nature

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Olivier Bloch

Première journée

Présentation

Paolo Quintili

Texte intégral

1La première Journée de notre Colloque embrasse la période historique la plus vaste : trois siècles environ qui, à travers les contributions des intervenants, se dessinent comme un grand tableau essentiellement rétrospectif, ouvert d’emblée sur le problème qu’elles ont en commun : peut-on parler déjà de « philosophies de la nature », de l’âge de la Renaissance aux Lumières, même si le mot et le concept correspondant ne travaillent que souterrainement, en apparaissant plus tard ? Et suivant quelles modalités ces deux vieilles notions – de « nature » et de « philosophie » – liées par le génitif objectif « de » se reconstituent-elles historiquement, avec leurs relations spécifiques et particulières, dans une nouvelle figure du philosopher ?

2À l’aube des temps modernes il s’agit précisément de soumettre « la nature » à l’opération gnoséologique d’un nouveau sujet de connaissance. Natura non plus conçue à la manière ancienne – d’Aristote ou de Lucrèce – comme l’ensemble de « ce qui est », τò ὄν, les « choses naturelles » dont l’on devrait parler en y étant, pour ainsi dire, con-substantiel ; mais, par exemple, comme un objet de représentations cosmologiques, ordonnées logiquement par la détermination de formes idéelles de continuité vitale établie à travers leurs « parties » : le lien, l’influx (Campanella, Patrizi) ; « imagination du monde » qui renvoie à un autre type d’ontologie ; un objet perméable de la réalité divine – à travers la spiritualisation de la réalité du « feu », la « raison répandue dans le monde » – mais qui ne veut pas se confondre avec elle et avec son efficacité (le Deus, sive Natura), en reprenant des suggestions stoïciennes qui bâtissent une vision de l’univers comme continu dynamique (Juste Lipse) ; ou bien s’agit-il de l’objet d’une véritable « interprétation », operatio qui envisage l’appréhension de l’intérieur de la nature, ordonné en systèmes de lois, de principes et de causes, encore métaphysiques, dont la détermination est cependant immanente à l’expérience de ce « sujet », lecteur-ordonnateur (Bacon, Galilée) ?

3Les philosophies de Spinoza et de Leibniz – au XVIIe siècle et ensuite – dominent la scène tracée ci-dessus, sur la voie de la définition d’un ens-natura, ou « Nature Déesse », connotée différemment par rapport à la ϕύσις des anciens. La métaphysique holiste de la substance agit, paradoxalement, grâce à l’intégration d’un nouveau naturalisme à l’intérieur de son horizon théorique, pour la fondation d’un concept d’individu puissant, comme ce qui rompt les charnières des « genres » et des « classes » constituées, propres à l’essentialisme aristotélico-platonicien.

4Leibniz, « le véritable fondateur de la philosophie de la nature en Allemagne » (C. Siegel), pour sa part, recueille l’héritage des anciennes conceptions vitalistes et dynamistes du stoïcisme et de la Renaissance. La nouveauté de la Dynamique leibnizienne s’inscrit dans le cadre problématique qui vise à fonder une nouvelle « science de la puissance et de l’action », en l’intégrant au cœur de l’analyse du mouvement : A(ction)=mv2 t. Cela aboutit à l’établissement d’une corrélation métaphysique intrinsèque entre l’activité immanente du corps et l’action de l’entéléchie, ce qui impose la reconnaissance du caractère vital de toute activité physique. La Dynamique, qui met en place un nouveau concept de la monade, ainsi qu’une nouvelle métaphysique de la nature, se fonde ipso facto sur ce vitalisme de l’action.

5À la même date où Leibniz écrit la Dynamique (1690), remonte le début de la querelle sur l’attraction newtonienne. Le conflit entre ces deux philosophies de la nature, au-delà de la question du calcul des infinis, porte sur ce statut du mécanisme de l’actio in distans, conçue sous le double aspect de qualité primordiale ou inhérente à la matière, ou bien de simple phénomène de la matière, dont l’on peut connaître les effets, mais non les causes. Au fond, c’est aux incertitudes de Newton même – tourné, dans une certaine mesure, vers l’ancienne tradition alchimique – qu’il faut attribuer l’incompréhension de ses adversaires. Il aurait ainsi réalisé, dans les Principia, la conciliation de deux consciences théoriques contradictoires : d’un côté la mécanique rationnelle d’origine atomiste et de l’autre côté la conception occultiste des forces actives, des essences et des « natures plastiques », d’origine néoplatonicienne.

6Newton, cependant, semble avoir voulu cacher ses sources secrètes, ou tout au moins il n’a pas donné une valeur méthodique effective, pour la recherche expérimentale, à ses connaissances des philosophies « hypothétiques » de la nature, qui ont pourtant inspiré l’imagerie conceptuelle et la terminologie du physicien. Ses continuateurs, sur le continent (Voltaire, d’Alembert), déplaceront la question de l’attraction du plan métaphysique à celui de la recherche expérimentale, en témoignant de l’affirmation progressive d’une interprétation purement phénoméniste (ou positiviste) de la loi de gravitation universelle et des autres lois de la nature. La philosophia naturalis s’identifie, peu à peu, avec la physique expérimentale sur base mathématique.

7Ce tournant de l’histoire des sciences marque en profondeur le destin des philosophies de la nature au XVIIIe siècle, qui se voient maintenant consignées à une réflexion autour d’un objet fort, entièrement mathématisé (ou mathématisable), qui ne laisse pas de résidus métaphysiques au dehors de lui. P. L. de Maupertuis, l’un des « missionnaires » de Newton en France, essaie de généraliser le principe de l’attraction pour le rendre opérationnel dans d’autres domaines de la science mécanique, et pour expliquer les phénomènes de la génération. Le principe de perception-mémoire des particules matérielles est l’assise de la loi de l’organisation, dans la nature vivante, dont il assure tout autant la chaîne que les écarts et les ruptures.

8Est-il possible, alors, de parler d’un « système » de la nature chez Maupertuis ? Quel est le sens de ce dernier mot ? Les principes métaphysiques de moindre action, d’attraction et de continuité se heurtent aux apories de l’unité et de la totalité organique, totalité régie par un statut de contingence qui est l’effet de l’action du vivant qui se développe, et devant lequel la philosophie doit renoncer, d’après la leçon de Newton, au schème systématique de la coordination substantielle des parties, au profit de l’idée d’une simple corrélation élémentaire. Sur la base de ce principe organique de la mémoire-perception Maupertuis ne propose pas un « système » de la nature, mais plutôt une enquête ouverte sur un principe immanent d’ordre, qui conduirait au dépassement de l’antagonisme entre mécanisme et vitalisme, vers une architectonique de l’accidentalité.

9C’est à l’intérieur de ce nouveau contexte que trouve aussi une pleine légitimation la pensée du médecin La Mettrie ; son naturalisme absolu prend la forme d’un réalisme matérialiste : la nature est tout le réel, contient tout, produit et explique tout. Le principe de l’auto-organisation mécanique de la matière, qui suffit à rendre compte des phénomènes plus complexes, permet aussi bien à la philosophie de la nature d’atteindre un niveau de nécessité ontologique qui peut se passer aisément à la fois de Dieu, de la morale des fins et du hasard.

10Et c’est l’homme, rendu à son destin, et à sa place dans l’ancienne « échelle des êtres », stoïcienne et néoplatonicienne, que vise finalement le souci des naturalistes (Buffon, Diderot) les plus conscients du fait qu’ils ont affaire, désormais, à un grand continent-nature mathématisé, où son principal habitant doit définir sa propre nature, et la différencier sur le clivage de la maîtrise gnoséologique non mathématique de son objet ; il doit en respecter la double dimension, à la fois horizontale, de la continuité (la chaîne) du vivant, et verticale (l’échelle) du système hiérarchique de l’organisation. Cependant, lorsque il s’agit, d’après Buffon, de justifier gnoséologiquement la place de l’homme dans l’échelle, il semble se produire une interruption dans le tissu du continu : entre l’homme le plus obtus et le singe le plus intelligent il y a une distance infinie ; la nature, qui marche par degrés imperceptibles, se dément ici tout à fait. S’agit-il d’un saut métaphysique ou évolutionniste ? Le concept d’une multilatéralité moins continuiste de la procession naturelle, chez Buffon, ouvre sur les apories du continu, qui pourraient bien s’expliquer par la prudence devant la censure, mais ont aussi leur statut méthodologique. L’homme, « séparé ici de la nature, est le sujet qui a voulu savoir et peut donc imposer la culture à ce qui jamais ne se connaîtra soi-même ».

11On ne peut pas revenir en arrière, de l’homme au singe : l’histoire naturelle a accompli ce saut évolutionniste qui ne peut plus être comblé. Et la nature même, celle de Buffon et des encyclopédistes, n’est rien sans l’homme qui la regarde, l’ordonne, la transforme. Une nouvelle nature, donc, se donne à connaître pour l’histoire (de istoréin : « observer ») que l’homme en fait, une « nature factice » (Deleyre). La mécanique pratique de l’Encyclopédie trace ce grand tableau de l’« histoire de la nature factice » ; les arts et les métiers, la « matière première du philosophe », constituent l’« historique de la connaissance humaine » (Diderot). À ce moment commence à se distinguer, sur le fond de l’histoire naturelle, ce nouveau continent-histoire appelé à un grand avenir, l’histoire de l’homme-producteur, sujet de sa propre existence, qui bâtit lui-même sa place dans l’échelle des êtres.

12Cette vision démiurgique de la nature humaine ouvre la voie aux philosophies de la nature de la Révolution française, qui ont été préparées aussi, du point de vue de la forma mentis, par les travaux souterrains de la littérature et des beaux-arts. Le « roman noir », l’architecture et le « parc paysager » témoignent aussi – avec leur expressivité pleine d’esprit et dense d’une perception vive de la singularité en devenir – d’une nouvelle sensibilité gothique de la nature, à mi-chemin entre le naturalisme des Lumières et le surnaturalisme des préromantiques. La nature « se met donc à faire peur : c’est qu’elle a disparu. Reste, sans distance, immédiate, la présence pour rien de ce qui afflue sans cesse ».

13Les philosophies préromantiques, qui se réclament de Rousseau et de la philosophie antique, font appel maintenant à la catégorie ordonnatrice de l’analogie, fondée sur la faculté du sentiment et sur la sensibilité humaine, morale-rationnelle, qui saisit ce flux perpétuel de la nature hors des cadres de la raison newtonienne analyticomathématisante. « Tout est lié » dans la nature, la nouvelle totalisation gnoséologique de Bernardin de Saint-Pierre, bâtit son système des « harmonies » sur le principe constructeur de la finalité généralisée et, comme instrument de méthode, sur la synthèse organisatrice. C’est le dernier mot de la séduction (et de l’illusion idéologique) que le modèle de l’attractio a exercé, par-delà le champ de la physique, même longtemps après le XVIIIe siècle, dans les domaines des sciences de l’homme et de la nature.

14Les arguments des études présentées ci-dessus semblent donc, pour la plupart, pouvoir répondre positivement à la question initiale. Demeure, au fond de cette rétrospective, un problème commun : saisir les invariants du procès de formation de ce nouveau règne spéculatif, et sa consistance dans les différents contextes historiques, surtout dans l’arc chronologique XVIe-XVIIe siècles, le plus important pour cerner les contours d’un continent-nature prêt à se détacher, dans la mappemonde du savoir, en directe opposition avec ce continent-histoire qui, dans le même mouvement conceptuel, au XVIIIe siècle, vient de se former.

15C’est là, dans la dérive des continents gnoséologiques, l’objet propre de la nouvelle figure du philosopher, finalement mûre, avec Kant et l’idéalisme allemand, pour se présenter sur la scène contemporaine sous son nom, dans ses premières grandes fresques spéculatives.

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