À Paris sous la Révolution
|Économie
La révolution sur les chantiers du bâtiment parisien : entre corporatisme et libéralisme
Texte intégral
- 1 Louis-Sébastien Mercier, Tableau de Paris, Jean-Claude Bonnet éd., Paris, 1994, livre 1, chap. 85, (...)
- 2 Marc-Antoine Laugier, Essai sur l’architecture, Paris, 2e éd., 1755. L’argumentaire de Turgot sur (...)
- 3 Bibliothèque nationale (BnF), Fonds français (FF) 6685, Siméon-Prosper Hardy, Mes loisirs, vol. 6, (...)
1Un discours primaire de la dernière moitié du xviiie siècle dénonce un supposé dysfonctionnement du marché parisien de la construction. Selon certains critiques, les bâtiments mal ou vite construits, sans respect des normes de construction, et pour l’essentiel concentrés dans le nord-est de Paris et surtout aux faubourgs Saint-Marcel et Saint-Antoine, sont considérés indignes de la capitale du royaume1. Aussi différents soient-ils – qu’il s’agisse du néoclassique critique Marc-Antoine Laugier, du philosophe économiste Turgot, ou du fin connaisseur de la vie parisienne Louis-Sebastien Mercier – les commentateurs s’accordent tous pour dénoncer les causes des problèmes urbains comme étant liées à la mauvaise construction2. Renforcée par la visibilité spectaculaire de chaque grue qui s’écroule, de chaque maison qui s’effondre, et de chaque ouvrier du bâtiment qui tombe des échafaudages, la construction parisienne souffre d’une bien mauvaise presse. Il y eut alors un consensus condamnant les procédés chers et obscurs des architectes et des entrepreneurs du bâtiment aussi bien que les hiérarchies excessives de la bureaucratie municipale et royale et surtout de la Chambre des bâtiments, instance juridique et administrative de la corporation des maîtres maçons3.
- 4 Entre 1770 et 1789 les Parisiens ont amassé en moyenne 28 millions de livres de dettes chaque anné (...)
2En effet, le secteur du bâtiment parisien est victime de son succès. L’efflorescence du marché du bâtiment est due à l’embellie de l’économie qui a suivi la guerre de Sept Ans et au retournement des conditions de la construction privée dans la capitale. L’arrêt du 18 août 1766 avait en effet établi des modalités très souples dans l’immobilier selon lesquelles, par exemple, le bailleur de fonds pouvait récupérer la propriété d’un chantier qui avait fait faillite en cours de construction. Cela a favorisé la spéculation dans le marché du bâtiment jusqu’à la Révolution, car l’immobilier était devenu dès lors un investissement réputé presque sans risque pour les propriétaires. Profitant alors de ces conditions favorables, la construction et l’immobilier étaient devenus accessibles pour les élites économiques parisiennes – un bien toujours réservé aux classes aisées, « la pierre » était de plus en plus abordable et attractive au xviiie siècle4.
- 5 Annik Pardailhé-Galabrun, La Naissance de l’intime : 3 000 foyers parisiens, xviie-xviiie siècles, (...)
- 6 Jean-François Cabestan, La Conquête du plain-pied. L’immeuble à Paris au xviiie siècle, Paris, Pic (...)
3Les maisons et les appartements avaient donc pleinement participé à la révolution de la consommation en Europe. Soixante-quinze pour cent des propriétaires des maisons et des appartements parisiens étaient des marchands, des maîtres artisans, des membres de la profession ou des « bourgeois » (ce qui signifie un rentier dépendant financièrement d’annuités et d’autres formes d’investissements). Ainsi, relativement peu de propriétaires, un peu plus que 10 %, appartenaient à la grande élite sociale5. Profitant de ce cycle vertueux du marché de l’immobilier parisien, les propriétaires et entrepreneurs du bâtiment investissent dans un nouveau type d’habitat, de type communautaire, c’est-à-dire, dans des immeubles comprenant des appartements à louer au lieu de maisons privées et de boutiques6.
- 7 Mercier, Tableau de Paris, livre 8, chap. 636, « Bâtiments », p. 378-382. BnF FF 6685, Siméon-Pros (...)
- 8 Allan Potofsky, « The construction of Paris and the crises of the Ancien Régime : the police and t (...)
4Avec la construction d’environ dix mille nouveaux bâtiments dans les vingt-cinq ans précédant la Révolution, la capitale était devenue encore moins une ville royale – anciennement réputée pour ses places royales, ses grands boulevards et ses jardins – et beaucoup plus une ville résidentielle7. Le bâtiment était donc devenu un objet de consommation et d’utilité. Mais l’irruption dans le paysage urbain d’appartements nouvellement construits s’accompagne d’accidents de construction, de cas célèbres de malfaçon, et de l’utilisation de matériaux de mauvaise qualité par des artisans peu scrupuleux. D’où l’idée répandue dans l’opinion publique d’une corruption généralisée du milieu du bâtiment, intimement liée aux monopoles des corporations8.
- 9 Mercier, Tableau de Paris, vol. 8, chap. 638, « Maçons », p. 385-388. Robert Carvais, « La force d (...)
5Les critiques se concentrent sur trois causes principales : les limites inhérentes de l’autorégulation de la police des corporations ; les excès provoqués par la dérégulation du marché immobilier ; et les conséquences désastreuses de l’incompétence royale. Plutôt que de prendre en main les défis socio-économiques et démographiques de la capitale en voie de devenir rapidement une grande métropole, les voix de la réforme se préoccupent d’un projet plus idéologique consistant à balayer le système corporatiste, à s’attaquer aux énormes bénéfices obtenus par les propriétaires et les entrepreneurs et à exiger, de la part de la couronne, une police des métiers du bâtiment efficace – c’est-à-dire une police assurant l’intérêt général en ce qui concerne les garanties de la solidité des constructions. Leur but était à la fois de libéraliser le commerce et la production et de renforcer les responsabilités de l’État, ou paradoxalement, d’atteindre ces deux objectifs simultanément. La Chambre des bâtiments est alors de plus en plus dépeinte comme encombrante et inefficace à énoncer des règles quant aux cycles « normaux » de l’offre et de la demande sur le marché du logement – en raison d’une situation que Mercier résumait en ces termes : la bâtisse d’une maison vaut plus que dix procès. Le marché du logement démontre ainsi le déclin et la chute à la fois de l’idée de corporations et de la thèse royale du centralisme de la fin de l’Ancien Régime9.
6Étant donné le rôle central occupé par les industries parisiennes du bâtiment dans la critique de l’Ancien Régime, la transformation sous la Révolution du secteur de la construction est fondamentale. À la place du monopole des corporations et du divorce strict entre « l’expertise » et « l’esprit d’entreprise », les industries du bâtiment étaient réglées par la loi de l’offre et de la demande, par le jeu des forces du marché, et par la protection « du droit sacré et inviolable » de la propriété. Mais cela, naturellement, relevait de la théorie. Car dans la pratique, la refondation des métiers du bâtiment entraîne un défi aux privilèges, aux méthodes, et à l’organisation du commerce de la construction qui n’adoptait pas toujours l’idée de la libéralisation.
- 10 A. Potofsky, « The construction of Paris », p. 11-12.
7Du point de vue de la perspective des chantiers parisiens, la période de la Révolution se révèle être un temps de pertes d’emplois et d’opportunités dans le bâtiment. Des projets publics et privés sont arrêtés au lendemain du bouleversement révolutionnaire. Les entrepreneurs du bâtiment, les artisans et les travailleurs engagés sur des travaux publics sont particulièrement atteints, car la couronne, presque en faillite, construisait toujours des monuments à la gloire de sa splendeur impériale. Le travail est suspendu aux barrières célèbres de l’architecte Claude-Nicolas Ledoux ainsi qu’au mur de clôture qui entourait Paris. D’autres emplacements sont fermés comme l’église de la Madeleine, Sainte-Geneviève et le Palais de justice qui semblait être toujours en cours de construction. Le chômage dans le bâtiment frappe la population de la capitale de plein fouet : on estime qu’entre 5 et 7 % de la population parisienne travaillait dans la construction10.
8Jusqu’au Directoire, très peu de nouveaux projets publics de construction sont lancés car les révolutionnaires favorisaient plutôt la transformation des structures anciennes en hôpitaux, en écoles, et en prisons. Les quelques chantiers qui reçoivent des fonds publics sur une grande échelle étaient des « architectures éphémères », telles les fêtes comme celle de la Fédération, ou encore la réhabilitation d’infrastructures indispensables lancées sous l’Ancien Régime tel le pont de la Concorde, terminé en 1791.
- 11 Michael Sonenscher, Work and Wages : Natural Law, Politics, and the Eighteenth-Century French Trad (...)
9D’après l’opinion émise dans les pamphlets et dans une certaine presse de l’époque, la Révolution avait amené l’arrêt pur et simple des chantiers privés et publics. Comme le montre Michael Sonenscher, les entrepreneurs et les maîtres avaient recours à une longue tradition du discours juridique et du verbe procédurier. Ils dominaient la discussion au-delà de la crise immédiate constatée dans l’industrie de la construction. Le défi à ce moment-là était autant politico-juridique qu’économique. Pendant que la Constituante proclamait la liberté du commerce par cinq décrets promulgués entre octobre 1789 et septembre 1790, les lois et les règlements d’une économie libérale restaient quant à eux à préciser. Les chantiers de Paris étaient donc immobilisés. Avec une impatience grandissante, les maîtres et les propriétaires attendaient une clarification définitive de la valeur de leurs investissements dans cette nouvelle économie. En l’absence d’un code commercial, les risques exacts d’une économie libérale restaient à déterminer. La liberté était aussi périlleuse aux yeux de ses supposés bénéficiaires qu’elle était pleine de promesses pour la Constituante qui avait maintes fois décrété son introduction en France11.
- 12 AN AD XIII 13 : Prière à l’Assemblée Nationale Pour les Entrepreneurs de Bâtiments, Ouvriers, et F (...)
10Le résultat de la dépression de 1789-1790 sur le marché de l’immobilier parisien fut l’effondrement de l’économie corporatiste et la disparition qui s’ensuivit des réseaux de crédit. Les communautés et le système de crédit étant intimement liés, le désarroi dans le monde des guildes provoque alors des crises entre les créanciers et les débiteurs. Le tissu complexe de dettes « actives » et « passives » assumé par les artisans des métiers jurés pendant le xviiie siècle impliquait que les rapports entre les maîtres maçons et les entrepreneurs du bâtiment aient été souvent fondés sur la confiance, fermement soutenus par le réseau corporatiste, pour faire aboutir les projets de construction. Être membre juré d’une guilde donnait accès à un réseau d’associés qui pouvait être une source de prêts prolongés, de divers services et d’accès aux matières premières. Ainsi protégés des pressions économiques, les membres de guilde s’étaient laissés entraîner vers l’endettement envers les ouvriers, les propriétaires et les autres entrepreneurs12.
- 13 Jacques Godechot, Les Institutions de la France sous la Révolution et l’Empire, Paris, 1989, p. 17 (...)
- 14 AN AD XIII 13, Prière à l’Assemblée nationale, p. 2-3. Une réponse à cette Prière : AN AD XIII 13, (...)
11En 1790, la manipulation de la Caisse d’escompte qui finançait le déficit national, et l’effort raté de Necker pour transformer cet établissement privé en Banque nationale aggravent le sentiment généralisé d’une crise économique13. Ce sentiment de crise se répand après la décision de supprimer les anciens tribunaux de commerce en août 1790, juste avant la deuxième émission des assignats révolutionnaires. À la suite de ces transformations, des maîtres et des entrepreneurs se sont retrouvés encore plus exposés à l’instabilité d’un marché précaire, avec peu de protection contre des créanciers et des propriétaires très zélés. Une évaluation de cette situation est proposée dans une série de brochures signées par un groupe d’entrepreneurs du bâtiment en août et septembre 1790. Les constructeurs y disent attendre « la mort ou la vie » car ils sont « sous le couteau de créanciers, écrasés par des engagements financiers et sans pain » – voilà la langue de bois classique de cette période. Cette nouvelle alliance des entrepreneurs est dépeinte comme le résultat d’un sentiment collectif d’être les victimes d’une expérimentation fiscale et économique sur le plan national14.
12Pendant plusieurs mois, les entrepreneurs sont sous le coup d’un déluge de procédures compliquées, lancées par des créanciers sans scrupule, peut-être inspirés par l’approche ambiguë adoptée par la Constituante. Car dans la culture politique anti-corporatiste de la Révolution, un esprit de corps se manifeste dans les interventions en faveur de l’aide exigée par les entrepreneurs. La demande de travail pendant la Révolution avait contribué à forger une alliance fragile dépassant les différences des états et aboutissant à la création de ce que nous pourrions qualifier de « groupe d’intérêt politique » parlant au nom d’une coalition d’entrepreneurs englobant par la suite maîtres maçons, architectes et artisans de la construction.
13En décembre 1790, vingt-sept maîtres maçons et architectes rédigent une pétition en faveur des « arts et des professions du bâtiment ». Cette alliance de « citoyens bâtisseurs » s’adresse à la Constituante afin de lui suggérer diverses manières de résoudre le chômage dans leur secteur économique.
- 15 BnF 4-FM-35337 : Pétition à Monsieur le Maire, Messieurs les Officiers Municipaux & Notables, Comp (...)
« Quoiqu’aucun sacrifice ne nous coûte pour le soutien de la Révolution dont nous bénissons les succès, nous ne pouvons voir, sans peine, une disette effrayante d’ouvrages, la stagnation de commerce, l’abandon des arts, les canaux de la circulation détournés de leur cours, les artistes, les artisans condamnés à une oisiveté qui les tourmente ; & tandis que tout souffre, quelques fournisseurs ou entrepreneurs de chaque partie jouissent exclusivement des bénéfices des dépenses de la Commune15. »
- 16 Ibid., p. 6.
14Tout en s’engageant dans une attaque frontale sur le favoritisme inhérent à la construction publique, la pétition réclame la plus grande stimulation possible du secteur privé. L’avantage final de ces incitations privées vise à promouvoir « l’imitation concertée parmi les entrepreneurs » ou à encourager « des entrepreneurs qui se chargent de l’entretien de ces structures » ou encore à ceux qui débuteraient « une nouvelle construction ». Les maîtres et les architectes considèrent ces projets de construction privée comme la seule solution au problème du « manque de travail » et « de la stagnation commerciale » du début de la Révolution16.
15La détérioration de l’économie des guildes, la disparition des réseaux de crédits, et le déficit national en hausse donnent lieu à une véritable campagne afin de sauver le secteur du bâtiment. Face à ces défis, le nouveau groupe d’intérêt formé par les bâtisseurs se concentre sur la construction privée dans le nouvel ordre. L’unité des entrepreneurs et des maîtres est rendue possible grâce à leur adhésion commune au libéralisme économique de la Constituante. Ils ont donc utilisé habilement des métaphores de la Révolution telle celle de « bâtisseurs de la nation » et ils espéraient « exciter l’imitation concertée » en prenant exemple d’un chantier bien organisé. L’état bien policé, selon l’expression de Marc Raeff, passe par le chantier bien administré.
- 17 Marcel Reinhard, Nouvelle Histoire de Paris : la Révolution, 1789-1799, Paris, 1971, p. 93-94. AN (...)
16En revanche, la grande absente des pétitions de 1789-1790 était bien la solution étatiste pourtant évidente passant par l’investissement dans les travaux publics. Sur ce sujet, cependant, le legs des travaux publics les plus ambitieux de la couronne à la fin de l’Ancien Régime, ce qu’on a appelé « les ateliers de charité », était ambivalent. Les efforts de la couronne pour ouvrir neuf ateliers de secours en décembre 1788, pour construire des routes, pour assurer le nivellement des vieilles structures ainsi que le terrassement et autres charges désagréables, avaient rapidement échoué. D’ailleurs, ces échecs les avaient désignés comme cibles privilégiées de tout blâme émis contre tous les soucis contemporains, ainsi qu’on peut le lire dans les pages du Journal de France. En 1789, les ateliers sont largement dénoncés, pour avoir augmenté artificiellement les salaires, entrant ainsi en concurrence avec ceux du secteur privé17.
- 18 Camille Bloch, L’Assistance et l’État en France à la veille de la Révolution (1764-1790), p. 430-4 (...)
17La brève expérience des ateliers de secours – une dénomination laïque visant à contraster avec celle d’atelier de charité – avait été organisée par le Comité de mendicité sous la présidence de La Rochefoucauld-Liancourt. Elle s’était avérée être une solution de courte durée. Au printemps de 1791, les ateliers de secours avaient employé 31 000 hommes et femmes indigents pour un coût d’un million de livres. Mais la vision des ateliers comme étant une menace envers l’ordre public, vision renforcée par l’afflux de provinciaux qui cherchaient du travail à Paris, l’emporta. Ils furent supprimés et les fonds furent dirigés vers l’aménagement du Panthéon. L’aspect dégradant de certaines tâches, les conditions épuisantes du travail et surtout les abus financiers des chefs, avaient donné lieu à des dénonciations jusque dans les pages de L’Ami du peuple de Marat. Leur organisation médiocre avait mené à la critique classique selon laquelle les ateliers détérioraient le marché du travail en proposant des salaires excessivement élevés pour un travail mal surveillé dû au manque de contrôleurs18.
18Une autre critique des ateliers de secours est faite par l’architecte et ancien contrôleur des Bâtiments de la ville de Paris, Bernard Poyet (1742-1824). Poyet est un des rares architectes ayant une vision globale de l’urbanisme révolutionnaire. Sa brochure anonyme porte un titre pompeux : Mémoire sur la nécessité d’entreprendre de grands travaux publics pour prévenir la ruine totale des Arts en France, et pour occuper, d’une manière utile, les Artistes et Ouvriers de la Capitale. Il y réclamait un investissement massif de fonds publics dans des projets de construction visant à remplacer les ateliers. La Révolution exigeait une renaissance à grande échelle de l’industrie du bâtiment parisien. Poyet expose un éventail de préjudices sociaux et d’impulsions charitables qui se présentent comme un argument en faveur des grands travaux concentrés surtout sur les chantiers du Louvre et des Tuileries. Tandis qu’il préconise l’embellissement de Paris par un réseau de boulevards et de monuments, son objectif est de mettre en avant le renouvellement de la nation autour de l’éducation civique par le bâtiment. Selon lui, en effet, le processus du bâtiment se prête à une éducation complète des personnes dans la citoyenneté :
- 19 Bernard Poyet, Mémoire sur la nécessité d’entreprendre des grands travaux publics, Paris, 1791, p. (...)
« Nous devons respirer une nouvelle vie dans ces métiers professionnels et mécaniques pour nous engager aux grandes entreprises publiques, dont l’exécution exige la concurrence d’un grand nombre d’ouvriers de toutes sortes qui sont dirigées vers des considérations d’utilité générale. L’architecture est, de tous les métiers, celui qui a une influence la plus étendue dans les affaires d’un grand empire… des artisans de toutes les classes sont appelés à concourir afin d’ériger des monuments publics. L’architecture est si parfaite dans cette influence, et si puissante dans ces conséquences politiques, qu’on devrait lui accorder la protection la plus complète19. »
19Il considère donc que les métiers du bâtiment possèdent les qualités suprêmes du « tiers état triomphant » : la nature « concurrentielle » mais coopérative du travail sur les chantiers ; la collaboration de plusieurs professions et d’artisans tous travailleurs productifs ; « les résultats politiques » du travail vertueux, autant d’arguments en faveur d’une éducation citoyenne active de la nation française. Ces qualités spécifiques au bâtiment comme métaphore de la nation font de la construction des monuments publics le symbole le plus éloquent de l’utilité générale de l’architecture.
- 20 Émile Ducoudray, Raymonde Monnier et al., Atlas de la Révolution française, vol. 11, Paris, Paris, (...)
20L’année 1791 voit l’avènement d’une conjoncture économique plus favorable qui facilite la relance de la construction à Paris. Dès lors, la valeur symbolique de l’architecture pour la nation n’est plus l’argument ésotérique de quelques élites intéressées. Ce principe est désormais incarné par de grands sites de travaux publics tels celui de la transformation de l’ancienne église Sainte-Geneviève en panthéon national suite à sa désignation comme monument national dédié aux « grands hommes ». Car, après la stabilisation des assignats, la vente des biens nationaux en 1791-1792 avait provoqué un véritable « boom » de la construction à Paris. Douze pour cent de la propriété parisienne – les terres et les biens immobiliers de la noblesse, des émigrés et de l’Église – sont vendus en tant que biens nationaux. Cent quinze entrepreneurs, la plupart des anciens maîtres maçons qui sans doute réactivent les réseaux de crédit de l’Ancien Régime, achètent ces propriétés, pour la plupart concentrées au nord de Paris et dans ce qui va devenir les 3e, 10e et 11e arrondissements de Paris, c’est-à-dire au nord-est de la future place de la République. Pierre-François Palloy est l’un de ces entrepreneurs. Il avait été chargé de démolir la Bastille en 1789 et s’était enrichi grâce aux maquettes de la Bastille réalisées à partir de matériaux issus de son démantèlement. Chaque nouveau lotissement représente une opportunité pour élargir les quartiers de la périphérie de la capitale. À cet éclat d’activités s’ajoute sur les chantiers, la libéralisation de la profession de l’architecte d’où le fait que de plus en plus d’entrepreneurs du bâtiment se soient appropriés le titre d’architecte ou d’architecte entrepreneur, un vrai oxymore dans la nomenclature baroque de l’Ancien Régime20.
- 21 Quelques exemples : BnF 4-FM-35345 : Pétition présentée à la Municipalité de Paris par les Ci-Deva (...)
21Mais au printemps de 1791 sont promulgués des actes couronnant le nouvel ordre libéral : la loi d’Allarde (2 mars) qui supprime les guildes et la loi Le Chapelier (14 juin) qui interdit toutes les corporations. Un véritable déluge de brochures au nom de « ci-devant » maîtres et compagnons artisans met en évidence la profondeur des conflits du travail dans la construction parisienne. Les ci-devant maîtres et compagnons adressent les mêmes appels dans le même langage anti-corporatiste : l’un et l’autre camp s’étant engagés dans un comportement corporatiste en organisant des « cabales » pour augmenter ou pour réduire les salaires et ayant cherché à trahir la nation en faisant passer l’intérêt privé avant celui du bien public21.
- 22 Laura M. O’Connell, « Redefining the past : revolutionary architecture and the Conseil des bâtimen (...)
22L’État commence à remettre de l’ordre dans le bâtiment, suite à une série de grèves ponctuelles à l’été 1791, notamment sur le site du Panthéon. À l’automne 1791, au sein de la Commission des travaux publics, les fonctionnaires de l’État centralisent les responsabilités de surveillance – policière, administrative et architecturale – qui par le passé avaient été le domaine exclusif des offices vénaux et héréditaires responsables envers la couronne. Aussi, une loi de 1791 crée l’administration nationale des Ponts et Chaussées qui relève du ministre de l’Intérieur. La construction à Paris est dessaisie de ses instances municipales et corporatistes et devient un secteur national. Une nouvelle élite technologique est créée afin de remplacer le réseau des oligarchies du bâtiment de l’Ancien Régime – plus tard ce sera notamment le rôle de l’École polytechnique fondée en 1794 pour former cette élite. En 1795, la création du Conseil des bâtiments réhabilite la plupart des architectes ainsi que les méthodes hiérarchiques de l’Ancien Régime. En évoquant les vertus du talent, de l’expérience et du mérite, les nouveaux fonctionnaires de la construction parisienne assurent la place centrale de l’État dans ce nouvel ordre, tout en détruisant le modèle des corporations de l’Ancien Régime et du libéralisme du début de la Révolution22.
23Pour conclure, en pleine libéralisation économique de la Constituante émergent des arguments durables en faveur des politiques étatistes à propos du bâtiment parisien. Dorénavant, un État centralisé incarnant une nation de citoyens est considéré comme le meilleur moyen d’assurer la sûreté publique dans la construction. L’abolition des corporations en 1791 a été suivie de la suppression de la moribonde Chambre des bâtiments en 1792 et de l’Académie royale de l’architecture en 1793 – avec toutes les autres académies royales. La Révolution a ainsi reproduit la politique de la couronne afin de passer outre à l’autorité municipale parisienne. Dans le cas de Paris, la faiblesse des organes municipaux couplée à la demande généralisée d’une police nationale dans le secteur du bâtiment a contraint l’État à détourner les forces du marché. Ainsi, bien avant Haussmann, les politiques urbaines jacobines introduisent une rupture avec les échecs de la phase dite « libérale » de la Révolution. Les réformes de l’ère révolutionnaire sur les chantiers parisiens ont donc répondu pleinement à l’inquiétude aiguë ressentie par l’opinion publique et les autorités de l’État depuis la fin de l’Ancien Régime au sujet de la liberté d’entreprendre dans le bâtiment à Paris.
Notes
1 Louis-Sébastien Mercier, Tableau de Paris, Jean-Claude Bonnet éd., Paris, 1994, livre 1, chap. 85, « Le faubourg Saint-Marcel », p. 217-218. Steven Kaplan, « Les corporations, les faux ouvriers et le faubourg Saint-Antoine », Annales ESC, 40, 1988, p. 253-278. Haim Burstin, Le Faubourg Saint-Marcel à l’époque révolutionnaire : structure économique et composition sociale, Paris, 1983, p. 316-319. Raymonde Monnier, Le Faubourg Saint-Antoine (1789-1815), Paris, 1981, p. 300-302. Alain Thillay, Le Faubourg Saint-Antoine et ses « faux ouvriers » : la liberté du travail à Paris aux xviie et xviiie siècles, Paris, 2002.
2 Marc-Antoine Laugier, Essai sur l’architecture, Paris, 2e éd., 1755. L’argumentaire de Turgot sur les abus dans le bâtiment parisien : Archives nationales (AN) AD XI 12B, 8 mars 1775, « Arrêt du Conseil d’État privé du Roi rendu en faveur des architectes-experts-entrepreneurs contre les architectes-experts-bourgeois ». Louis-Sebastien Mercier était particulièrement critique des pratiques sur les chantiers : Tableau de Paris, op. cit., vol. 8, chap. 637, « Ouvriers en bâtiment », p. 382-385 ; chap. 638, « Maçons », p. 385-388 ; chap. 640, « Jurés experts », p. 391-392.
3 Bibliothèque nationale (BnF), Fonds français (FF) 6685, Siméon-Prosper Hardy, Mes loisirs, vol. 6, fol. 423 : 22 août 1785, Trois accidents affreux.
4 Entre 1770 et 1789 les Parisiens ont amassé en moyenne 28 millions de livres de dettes chaque année. Presque la moitié (une douzaine de millions de livres par an) de ces dettes est investie dans l’éducation, des équipements et surtout des terres et des maisons, en majorité à Paris intra-muros : Philip T. Hoffman, Gilles Postel-Vinay, Jean-Laurent Rosenthal, Des marchés sans prix. Une économie politique du crédit à Paris, 1660-1870, Paris, 2001, p. 204-205.
5 Annik Pardailhé-Galabrun, La Naissance de l’intime : 3 000 foyers parisiens, xviie-xviiie siècles, Paris, 1988, p. 195-196. Cissie Fairchilds, « The production and marketing of populuxe goods in eighteenth-century Paris », dans John Brewer et Roy Porter éd., Consumption and the World of Goods, Londres, 1993, p. 228-248.
6 Jean-François Cabestan, La Conquête du plain-pied. L’immeuble à Paris au xviiie siècle, Paris, Picard, p. 17-18.
7 Mercier, Tableau de Paris, livre 8, chap. 636, « Bâtiments », p. 378-382. BnF FF 6685, Siméon-Prosper Hardy, Mes loisirs, vol. 6, « mardi 15 novembre 1785, État actuel des travaux publics », fol. 227. Pierre Denis Boudriot, « La maison parisienne sous Louis XV : masse et poids », Cahiers du Centre de recherches et d’études sur Paris et l’Île-de-France, 12, 1985, p. 27-35 (p. 28).
8 Allan Potofsky, « The construction of Paris and the crises of the Ancien Régime : the police and the people of the parisian building sites, 1750-1789 », French Historical Studies, 27/1, 2004, p. 9-48. Steven Laurence Kaplan, La Fin des corporations, Paris, 2001, p. 7-49.
9 Mercier, Tableau de Paris, vol. 8, chap. 638, « Maçons », p. 385-388. Robert Carvais, « La force du droit : contribution à la définition de l’entrepreneur parisien du bâtiment au xviiie siècle », Histoire, économie et société, 2/1995, p. 163-189 ; « Le statut juridique de l’entrepreneur du bâtiment dans la France moderne », Revue historique de droit français et étranger, 74, 1996, p. 221-252.
10 A. Potofsky, « The construction of Paris », p. 11-12.
11 Michael Sonenscher, Work and Wages : Natural Law, Politics, and the Eighteenth-Century French Trades, Cambridge, 1989. Allan Potofsky, « Work and citizenship : crafting images of revolutionary builders, 1789-1791 », dans The French Revolution and the Meaning of Citizenship, Renée Waldinger et al. éd., Westport, Conn., 1993, p. 185-201.
12 AN AD XIII 13 : Prière à l’Assemblée Nationale Pour les Entrepreneurs de Bâtiments, Ouvriers, et Fournisseurs des Bâtiments, Paris, 1790. BnF Lb40 1262 : Observations sur les Réclamations de MM. Moreau, Gobert, et Girault. BnF Vp 3671, Florentin Gilbert, Adresse à Tous les Corps administratifs de la France et à tous les Connoisseurs dans l’Art de l’Architecture et de la Construction des Travaux publics. AN XIII 13, Observations sur le Mémoire donné à l’Assemblé nationale par les Entrepreneurs des Bâtiments du Roi.
13 Jacques Godechot, Les Institutions de la France sous la Révolution et l’Empire, Paris, 1989, p. 178-181. Richard Bigo, La Caisse d’escompte (1776-1793), Paris, 1927, p. 117-124.
14 AN AD XIII 13, Prière à l’Assemblée nationale, p. 2-3. Une réponse à cette Prière : AN AD XIII 13, Observations sur le Mémoire Donné à l’Assemblée Nationale Par les Entrepreneurs des Bâtiments, décembre, 1790 : « Pour manifester encore plus fortement la fausseté de cette opinion, il n’y a qu’à considérer l’état de détresse où se trouvent presque tous ces Entrepreneurs », p. 2.
15 BnF 4-FM-35337 : Pétition à Monsieur le Maire, Messieurs les Officiers Municipaux & Notables, Composant le Conseil Général de la Commune de Paris, par les arts et professions du bâtiment (de Paris), arrêté en assemblée générale des députés, le 18 décembre 1790, p. 4-5.
16 Ibid., p. 6.
17 Marcel Reinhard, Nouvelle Histoire de Paris : la Révolution, 1789-1799, Paris, 1971, p. 93-94. AN H2 1959, « Affiche de la Ville de Paris, 2 décembre 1788 », Ordonnance pour des ateliers de charité accordée par le Roi pour procurer du travail et des secours pendant l’Hiver de 1788-1789.
18 Camille Bloch, L’Assistance et l’État en France à la veille de la Révolution (1764-1790), p. 430-431. Il y eut sept Rapports du Comité de mendicité (janvier 1790-juin 1791) écrit par La Rochefoucauld-Liancourt. Voir aussi Camille Bloch et Alexandre Tuetey éd., Procès-verbaux et rapports du Comité de mendicité de la Constituante, 1790-1791, Paris, 1911, la « Séance de 30 août 1790, Ateliers de secours-projet de décret », p. 125-126. Sur la question du travail pendant la Révolution, Isser Woloch, The New Regime. Transformations of the French Civic Order, 1789-1820s, New York, 1994, p. 237-265.
19 Bernard Poyet, Mémoire sur la nécessité d’entreprendre des grands travaux publics, Paris, 1791, p. 2-3.
20 Émile Ducoudray, Raymonde Monnier et al., Atlas de la Révolution française, vol. 11, Paris, Paris, 2000, p. 22-23. BnF LB39 10260, Pierre-François Palloy, Adresse à l’Assemblée nationale législative. Discours prononcé à l’Assemblée nationale législative, le 7 octobre, 3e année de la liberté…, Paris, 1791, p. 6. Idem, BnF 4-LB39 10467 (BIS) : Projet d’un monument à élever à la gloire de la Liberté, sur les terrains de la Bastille, Isle Louviers et dépendances, dédié à la Nation, & présenté à l’Assemblée Nationale par Palloy, Paris, 1792.
21 Quelques exemples : BnF 4-FM-35345 : Pétition présentée à la Municipalité de Paris par les Ci-Devant Maîtres Charpentiers, 30 avril 1791. BnF 4-FM-35346 : Précis présenté à l’Assemblée nationale par les Entrepreneurs de la Charpente, 22 mai 1791. AN AD XI 65 et BnF 4-FM-35347 : Précis présenté à l’Assemblée Nationale par les Ouvriers de l’Art de Charpente, 26 mai 1791. BnF 4-FM-35355 : Pétition par les Maréchaux de Paris, 7 juin, 1791. Kaplan, La Fin des corporations, p. 324-362.
22 Laura M. O’Connell, « Redefining the past : revolutionary architecture and the Conseil des bâtiments civils », The Art Bulletin, 77, 1995.
© Éditions de la Sorbonne, 2008