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À Paris sous la Révolution

 | 
Raymonde Monnier

Économie

Faire de Paris la capitale économique de la France

Rapport introductif de Dominique Margairaz

Texte intégral

  • 1 Voies nouvelles pour l’histoire de la Révolution française, Commission d’histoire économique et so (...)
  • 2 Raymonde Monnier, « Économie et ravitaillement », dans Atlas de la Révolution française, vol. 11, (...)

1Histoire économique, histoire urbaine, histoire de la Révolution : c’est à l’intersection de ces trois champs bien identifiés de la discipline que se construit et s’organise l’ensemble des contributions de cette section, en tension en une nécessaire exigence de bilan au regard des programmes et des horizons naguère proposés1, et un effort d’ouverture à des pistes de recherche ou des travaux en cours qui s’inscrivent de façon originale dans leur prolongement. Circonscrire l’approche à l’échelle parisienne n’est pas une tâche aisée, tant sont intenses, nombreux et multiscalaires les liens que la capitale tisse avec ses périphéries. Aires d’approvisionnement, aires commerciales et migratoires, et zones d’influence financière se dilatent aux dimensions du territoire national, et projettent leur emprise au-delà des frontières et des mers. La difficulté est redoublée par le constat, paradoxal au regard de l’hypercentralité parisienne, énoncé par Raymonde Monnier : « L’histoire de l’économie a toujours été le parent pauvre des études sur la Révolution à Paris, et quand elle a été abordée, ne l’a été souvent que sous l’angle conjoncturel ou exceptionnel2… »

  • 3 Louis Bergeron, Banquiers, négociants et manufacturiers parisiens du Directoire à l’Empire, Paris- (...)

2Qu’on considère la Révolution comme moment ou comme événement, perturbateur ou générateur de nouvelles règles du jeu économique, l’embarras n’est d’ailleurs pas moins grand s’agissant de délimitation temporelle, tant il est vrai que les inflexions, les ruptures et les évolutions repérables à l’échelle de la décennie révolutionnaire ne sont explicables et compréhensibles qu’au regard des facteurs, déployés dans la moyenne ou la longue durée, qui ont permis à la capitale de tirer profit des occasions qui lui sont offertes, notamment dans la conjoncture de guerre, d’accumuler profit et surcroît de puissance et de rayonnement économique. Ces ruptures et ces évolutions ne sont par ailleurs pleinement observables et ne peuvent être appréciées que dans une temporalité plus longue qui enjambe la césure séculaire, comme le démontrent les travaux de Louis Bergeron sur la reconfiguration du négoce et de la banque parisienne du Directoire à l’Empire, alors que se manifestent les effets d’une redistribution et d’une concentration de la richesse et du pouvoir économique3.

  • 4 Philippe Minard, La Fortune du colbertisme, Paris, Fayard, 1998, p. 38-39 et p. 62.
  • 5 Sur le Bureau de commerce voir Harold T. Parker, An Administrative Bureau during the Old Regime: t (...)
  • 6 Pierre Bonnassieux et Eugène Lelong, Conseil de commerce et Bureau de commerce, 1700-1791. Inventa (...)

3Un dernier aspect contribue à compliquer le cadrage d’une approche de l’économie parisienne : le relatif déficit d’objectivation de la capitale comme place manufacturière ou marchande au même titre que d’autres villes comme Lyon, Bordeaux ou Marseille, déficit en partie lié aux problèmes d’échelle territoriale évoqués plus haut. Paris est en outre privé de Chambre de commerce jusqu’en 1802, et si elle est dotée sous l’Ancien Régime d’une, voire plusieurs inspections des manufactures, il est curieux de constater que les inspecteurs n’ont laissé rigoureusement aucune trace dans les archives : le siège d’inspection ressemble à une chaise vide4. La capitale bénéficie néanmoins de la représentation de deux députés au Bureau de commerce5. Mais celui-ci appréhende la ville par le biais d’une gestion essentiellement contentieuse, trait qui caractérise plus largement l’institution, mais se trouve encore accusé dans ce cas particulier : passée la vague des années 1730-1740 où dominent les demandes de statuts ou de leurs révisions par les corps de métiers, Paris émerge surtout dans les procès-verbaux du Bureau à l’occasion de conflits entre les métiers, ou de conflits commerciaux, plus rarement au fil des traces discrètes de demandes de privilèges ou d’aides aux manufactures6. Le bureau de la Ville et le lieutenant de police quant à eux – c’est de leur essence et de leur compétence – perçoivent les pulsions de la vie citadine au filtre de l’idiome policier, au sens de la « police » d’Ancien Régime, qui fait apparaître la métropole avant tout comme un grand marché de consommation qu’il convient de protéger, ou comme le théâtre des luttes entre corporations de métiers ou de conflits au sein de ceux-ci.

  • 7 A.-M. Arnould, De la balance du commerce et des relations commerciales de la France dans toutes le (...)
  • 8 AN, 27 AP 14, Lettre d’Arnould, chef du bureau de la Balance du commerce à François de Neufchâteau (...)

4De sorte qu’à la banale et redoutable question : « Que pèse Paris dans l’économie du royaume ou de la République ? », il semble impossible aux contemporains de répondre. Arnould, directeur de la Balance du commerce, faisait en 1791 l’aveu de son ignorance et de son impuissance en ne faisant pas figurer Paris dans son anatomie de la richesse commerciale, appréciée à l’aune des contributions respectives des généralités aux exportations du royaume7. Il s’en explique en 1802 auprès de François de Neufchâteau qui lui demandait une évaluation de la balance des entrées et des sorties de la ville, en ces termes : « Cette connaissance ne peut quant aux importations s’acquérir par les états élémentaires du commerce que rédigent les préposés des douanes sur les frontières. […] Ces états […] n’indiquent pas leur destination ultérieure. […] Quant aux exportations proprement dites de Paris pour l’étranger, il existe bien actuellement un bureau de douane dans cette ville pour les expéditions de marchandises qui s’en font directement et les états en sont dressés chaque mois. Mais ces états sont loin de présenter la totalité des envois ; la plupart […] sont adressés à des correspondants sur la frontière de terre ou de mer qui se chargent alors d’en faire la déclaration. D’un autre côté les états, formés chaque mois aux bureaux de la douane parisienne pourraient […] induire en erreur, parce que les objets qu’ils présentent ne sont pas énoncés formellement comme produits de l’industrie parisienne et que cette ville s’étant particulièrement adonnée depuis la Révolution au commerce de commission et de roulage, les articles qu’elle expédie ne sortent pas tous exclusivement de ses manufactures8. » Les contemporains, par les systèmes de description et d’objectivation qu’ils se donnent, et tout autant par leur défaut, nous renvoient ainsi en miroir l’une des clés d’explication du déficit de travaux sur l’économie parisienne, particulièrement sensible pour la période révolutionnaire au regard de l’accumulation des résultats dans les autres champs d’investigation, social, politique, culturel.

  • 9 Jean-Claude Perrot, Genèse d’une ville moderne : Caen au xviiie siècle, Paris-La Haye, Mouton, 197 (...)
  • 10 À défaut d’approche comptable systématique, la connaissance des circuits d’approvisionnement paris (...)
  • 11 Jean-Claude Perrot, « Les effets économiques de la Révolution. Trente années de bilans », dans His (...)
  • 12 Philip T. Hoffman, Gilles Postel-Vinay, Jean-Laurent Rosenthal, Des marchés sans prix. Une économi (...)

5Paris, capitale économique ? La question apparaît ainsi moins triviale que ne peuvent le laisser croire les constats largement partagés et documentés : un marché de consommation hors norme, soutenu par une accumulation rentière qui ne l’est pas moins, une puissance financière attestée et un rayonnement du négoce renforcé de longue date par des participations dans le trafic maritime, un tissu artisanal et boutiquier dense, conjuguant toutes les gammes de produits et une présence manufacturière dans des secteurs à haute valeur ajoutée… Aucune des voies novatrices expérimentées par Jean-Claude Perrot dans son foisonnant travail sur Caen, demeuré sans équivalent, n’est praticable pour la capitale9. La quantification systématique des activités urbaines, propre à identifier les facteurs de croissance, à commencer par la production ou le volume de la population active, demeure hors de portée. L’approche, même grossière, de la comptabilité urbaine, est impossible en raison de la perte presque totale des archives de l’octroi d’un côté, de l’absence de données sur les sorties de produits manufacturés, de l’autre, pour les raisons avancées par Arnould10. L’approche des dynamiques urbaines par la reconstruction du Transport Building Cycle, si féconde dans le cas de Caen, n’est pas d’avantage accessible à l’échelle de la capitale. En conséquence, l’exercice du bilan comparatif, hautement biaisé et à risque à l’échelle du royaume ou de cités marchandes, apparaît ici d’emblée hors d’atteinte11. Si l’effondrement de l’offre de crédit mesuré par l’évolution de l’activité notariale est aujourd’hui solidement établi, il reste difficile d’en apprécier les effets aux divers niveaux de l’activité économique12. La connaissance, cumulative, ne semble devoir progresser que par segments, territoriaux ou sectoriels.

  • 13 Raymonde Monnier, Le Faubourg Saint-Antoine (1789-1815), Paris, Société des études robespierristes (...)
  • 14 Louis Bergeron, op. cit., p. 317.
  • 15 André Guillerme, La Naissance de l’industrie à Paris. Entre sueurs et vapeurs 1780-1830, Seyssel, (...)

6D’amples travaux ont prouvé l’apport de patientes investigations, à l’échelle du faubourg Saint-Antoine dans le cas de Raymonde Monnier, du faubourg Saint-Marcel dans le cas de Haim Burstin, quoique la perspective sociopolitique l’emporte au total dans l’un et l’autre cas sur la perspective proprement économique13. La voie prosopographique, elle aussi fructueuse et prometteuse, ne semble pas avoir suscité les prolongements appelés de ses vœux par Louis Bergeron en conclusion de ses Banquiers, négociants et manufacturiers parisiens14. À défaut d’une plongée en apnée prolongée dans les archives notariales, selon la plaisante formule de Denis Woronoff, le recours raisonné et sélectif à cette source d’une richesse exceptionnelle, articulé sur une exploitation plus systématique des archives judiciaires, en particulier celles des tribunaux de commerce, apparaît comme un moyen privilégié de repérage et de questionnement du devenir des entreprises et des stratégies entrepreneuriales pendant la décennie révolutionnaire. Certaines filières, qui émergent par le détour et à la faveur de la forte implication du politique et des reconfigurations institutionnelles, pourraient ainsi faire l’objet d’approches à différentes échelles, moyennant un dispositif d’hypothèses et de tests empiriques que la reprise des comptabilités de l’octroi à la toute fin du siècle semble propre à enrichir d’une dimension quantitative. C’est finalement la connaissance et la réévaluation de la présence industrielle à Paris qui apparaît comme le trait le plus saillant du paysage historiographique actuel, dont témoigne la récente synthèse d’André Guillerme, à laquelle font écho plusieurs des présentes contributions15.

  • 16 Arrêté du corps municipal, 16 septembre 1791, reproduit dans Actes de la Commune de Paris pendant (...)
  • 17 Les candidats sont invités « à faire parvenir leurs mémoires […] sur chacune des deux questions, s (...)
  • 18 AN, 27 AP 14, dossier 2, extrait du rapport des commissaires nommés par la municipalité de Paris p (...)

7La forte surdétermination du politique dans la période, obstacle à la visibilité des pulsations profondes de l’économique, s’avère néanmoins, à l’occasion, d’une certaine utilité dans la quête de questionnements appropriés. Dans cet esprit, le concours lancé le 16 septembre 1791 par décision du corps municipal sur les deux questions de savoir « 1° Quels sont les moyens à la disposition de la municipalité d’exciter à Paris les efforts de l’industrie, d’y encourager l’établissement des fabriques de tout genre ? 2° Quels sont les meilleurs moyens à la disposition de la municipalité de procurer à la capitale tous les avantages qu’elle peut attendre du commerce en général, à raison de sa situation, du nombre et du caractère de ses habitants et de ses rapports avec les départements du royaume et les peuples étrangers ? » apparaît comme un événement qui fait signe et un guide avisé16. En premier lieu, parce que cette initiative manifeste la volonté de la municipalité, issue des élections de 1790 et dans laquelle le monde des métiers est mieux représenté, de s’affirmer comme acteur d’une véritable politique industrielle et commerciale face aux pouvoirs rivaux, dans le contexte institutionnel défini par les Constituants. En second lieu, parce qu’elle met l’accent sur la différenciation entre les deux fonctions, commerciale et industrielle, de la capitale, dans un contexte culturel qui ne l’exige pas, mettant en regard les deux dimensions, locale et centrale, qui caractérisent son économie17. « Le langage ordinaire admet malheureusement peu de précisions, souligne le texte du rapport des commissaires. Dans son acception familière, le mot commerce offre un sens vague et trop étendu. On lui fait communément signifier à la fois la production des objets et leur distribution. Mais dans son acception rigoureuse, ce mot est restreint à l’idée générale d’échange et les idées de fabrication ou de préparation sont exprimées par le mot industrie18. »

  • 19 La délibération stipule que l’arrêté du corps municipal sera imprimé, affiché et envoyé aux quaran (...)

8En mobilisant la forme « concours », qui emprunte à des procédures en usage dans le domaine de l’urbanisme, la municipalité entend nouer une nouvelle alliance avec les élites éclairées appelées à contribuer à la recherche d’une échelle propre d’encouragement en direction des deux secteurs, secondaire et tertiaire, de l’économie urbaine. Les objectifs du concours sont à la vérité peu séparables du contexte politique de la fin de l’été 1791, qui exerce ici son plein effet de gravitation sur les sphères de l’économie et du social : l’émigration et ses effets sur la consommation et l’emploi, la réorganisation puis la fermeture des ateliers de secours le 16 juin 1791, la persistance de troubles larvés au sujet des subsistances et l’agitation ouvrière du printemps. Dans ce contexte, un premier objectif est manifestement d’ouvrir des perspectives de plein-emploi, en direction du Paris populaire potentiellement sensible aux attaques de la gauche contre la municipalité : dans cette intention, l’initiative bénéficie d’une large publicité, l’arrêté municipal et le programme sont publiés dans la presse, affichés dans chaque section19. Corrélativement, il ne s’agit pas moins d’ouvrir des perspectives d’investissements et d’activités aux entrepreneurs et aux détenteurs de capitaux, « les capitalistes et les hommes industrieux », encouragés à saisir les possibilités offertes, d’un côté, par l’abolition des jurandes et maîtrises qui fait sauter les barrages corporatifs et les fondements de l’économie privilèges, de l’autre, par le vote de la loi Le Chapelier qui apporte les garanties d’une police du monde du travail en privant celui-ci de tout droit d’association, enfin, par l’organisation, à partir de 1790, de la vente des biens nationaux qui semble procurer un levier d’encouragement stimulant. En outre, le concours apparaît bien pour ses promoteurs comme un moyen de trier et de hiérarchiser parmi tous les projets qui affluent vers la municipalité, tout en s’efforçant de sortir d’une logique d’investissements et de travaux essentiellement publics ou d’une logique d’assistance, incompatible avec l’état des finances municipales comme avec la spécificité de la main-d’œuvre parisienne qualifiée. Comme le résument les considérants de l’arrêté du 16 septembre, au lendemain du vote du texte définitif de la Constitution, la Révolution est terminée, et il s’agit désormais d’en recueillir les fruits, de réparer par le travail les pertes subies et d’accroître la masse des richesses nationales que sont seules à même de procurer « l’industrie fabricante » et « l’industrie commerçante ».

  • 20 Op. cit., p. 333, n. 1.
  • 21 AN, 27 AP 14, dossier 2. Le devenir du concours est connu par la lettre, datée du 9 vendémiaire an (...)

9Sigismond Lacroix, qui reproduit l’arrêté dans son recueil, porte en note qu’il est impossible de connaître le destin ultérieur du concours en raison de la perte des archives de la municipalité postérieures à février 179220. En fait, si les mémoires eux-mêmes demeurent bel et bien introuvables, les comptes rendus analytiques des rapporteurs et le rapport final, présenté devant le conseil général de la commune en décembre 1792, avaient été conservés par le rapporteur, qui transmit en l’an XI le dossier à François de Neufchâteau, alors occupé à reconstituer les éléments d’une comptabilité urbaine parisienne21. Selon ces documents, vingt et un mémoires étaient parvenus au secrétariat de la municipalité, dont un en anglais et un en allemand. Piètres mémoires, précieux documents, pour paraphraser le jugement de Jean-Claude Perrot à propos des concours poétiques de Basse-Normandie, qui procurent une image, certes fragmentaire, partielle et plurielle de l’opinion, mais traduisent simultanément les préoccupations et représentations du moment comme les enjeux de plus long terme, et ouvrent une perspective sur les spécificités de l’économie parisienne, telles qu’elles étaient appréhendées par les contemporains. D’après la lecture des rapports, précis et détaillés, de chacun des membres de la commission, les auteurs des mémoires, connus par la seule devise dont ils signent leur contribution, mais dont certains semblent familiers du monde du commerce, ne s’attardent guère sur la conjoncture commerciale, interrogeant ainsi la chronologie fine de la crise parisienne, et la perception qu’ils pouvaient en avoir, révélée indirectement par l’attention privilégiée portée au problème de l’emploi. De la même façon, on ne rencontre aucun écho de la question des jurandes et maîtrises, il est vrai hors des compétences de la municipalité, mais dont la suppression, toute récente, ne suscite aucun commentaire. Sans porter, selon le jugement du rapport final, une attention suffisante aux formes concrètes de l’encouragement, et en négligeant quelque peu la séparation formelle que leur impose l’énoncé des questions, les mémoires s’organisent autour de lignes de tension qui peuvent être saisies à plusieurs niveaux.

  • 22 Sur cette question, cf. Thomas Le Roux, op. cit.

10La première tension exprime deux visions et suggère deux voies, deux choix de développement urbain. On identifie d’un côté un modèle d’autosuffisance, fondée sur l’encouragement des secteurs fortement déficitaires et importateurs, et l’emploi privilégié des matières indigènes. Il insiste avant tout sur le développement industriel de la capitale. C’est un modèle de puissance, celle de la ville et de la nation, qui véhicule l’expression d’un véritable nationalisme économique, avant même le déclenchement de la guerre. Le second modèle apparaît plus libéral, et préconise le renforcement les avantages comparatifs de Paris, liés à la spécificité de sa main-d’œuvre, menacée de déqualification si elle ne se voit offrir que des ouvrages sur les chantiers publics. L’un et l’autre modèle introduisent la question du rythme et des modalités du redéploiement des capitaux à Paris, qui induit elle-même une autre catégorie de réflexions, sur le coût des facteurs dans la capitale. Le pain à bon marché apparaît ici comme une composante du coût du travail bien plus que l’expression d’une économie morale, et la police des vivres, au même titre que la police des mœurs et du travail, parmi les soutiens que la municipalité peut offrir aux entrepreneurs. L’un et l’autre modèle interrogent les effets de la concentration des capitaux à Paris, sur le reste du royaume, mais aussi en cas de crise, dont les manifestations et les effets se trouvent alors nécessairement amplifiés, ou encore les effets de la concentration d’activités productrices de nuisances, dont la présence ou la localisation sont discutées22. Deux visions du territoire, l’une fondée sur le renforcement de la centralité parisienne, l’autre sur la complémentarité des pôles de développement se profilent ainsi, de façon coextensive aux choix de développement parisien.

  • 23 Cf. pour des exemples Isabelle Backouche, La Trace du fleuve. La Seine et Paris (1750-1850), Paris (...)

11La préoccupation à l’égard de l’emploi, renforcée par le contexte conjoncturel, se révèle à son tour en tension avec une attention portée à l’innovation, sous l’angle de la diffusion des procédés et surtout des mécaniques, propres à accélérer la rotation du capital, et à améliorer la perfection et la régularité des fabrications. Différents moyens à la disposition de la municipalité sont évoqués, pour en accélérer la diffusion, mais aussi pour favoriser la formation de la main-d’œuvre, alors que l’abolition des jurandes questionne le devenir de l’apprentissage : concours et prix, diffusion de journaux, organisation d’ateliers de démonstration et de formation. Enfin la tension négoce/fabrication s’exprime au travers de points de vue opposés, mais qui mettent en valeur les effets différenciés des évolutions conjoncturelles, et profilent déjà le spectre de l’accapareur sous les traits du négociant prompt à profiter d’achats à bon compte dans un contexte de mévente, à se débarrasser de ses assignats et à resserrer les canaux du crédit. À un autre niveau, ce sont les fonctionnalités urbaines qui se trouvent questionnées. Nulle trace ici de grands projets d’aménagement fluvial propres à faire de Paris un centre de redistribution à l’échelle du royaume ou de l’Europe, comme il en éclot avant comme pendant la Révolution23. Les suggestions d’infrastructures à construire ou à perfectionner n’ont pas pour objectif de stimuler une fonction d’entrepôt et de redistribution, mais de favoriser l’aménagement et la desserte de sites industriels. La sédentarité l’emporte sur la circulation, à rebours de la vision dominante des élites dirigeantes, et le propos, quoi qu’inassignable en termes d’identité ou d’appartenance sociale des auteurs, ignore les reconfigurations à venir à la faveur desquelles Paris, en affirmant son rôle de direction économique, s’émancipe définitivement de son échelle urbaine.

12Si le concours organisé par la municipalité en 1791 souligne, comme y invitait le programme du colloque, la forte implication du politique dans les divers aspects de la vie et des activités de la capitale, il offre, en raison même des objectifs poursuivis, l’occasion de faire émerger à une échelle urbaine propre des questionnements autonomes encore en attente de réponses. En quête de sa réappropriation, la municipalité invite à réfléchir sur le devenir d’un territoire sur lequel elle n’a, à la fin de l’Ancien Régime, que peu d’emprise, et c’est ce territoire que les auteurs des mémoires s’efforcent d’appréhender, son identité qu’ils configurent par leurs considérations plus ou moins informées. Si Paris comme entité, unité d’agglomération de ménages et d’entreprises, se dérobe à l’approche quantitative et comptable, son territoire, aux différentes échelles auxquelles il s’organise, n’en recèle pas moins les traces visibles de flux et de mutations invisibles. Ce sont elles qu’il faut s’efforcer de capturer, comme le font les contributions de cette section, pour remonter vers les acteurs et les activités qui font de cet espace une localisation, donnant ainsi son sens au thème du colloque : « à » Paris sous la Révolution.

Notes

1 Voies nouvelles pour l’histoire de la Révolution française, Commission d’histoire économique et sociale de la Révolution française, Paris, Bibliothèque nationale, 1978 ; Jean-Pierre Bardet, Jean Bouvier, Jean-Claude Perrot, Daniel Roche, Marcel Roncayolo, « Une nouvelle histoire des villes », Annales ESC, 6, 1977, p. 1237-1254 ; Recherches sur la Révolution. Un bilan des travaux scientifiques du Bicentenaire, Michel Vovelle dir., Paris, La Découverte, 1991 ; Bertrand Gille, « Les fonctions économiques de Paris », dans Paris, fonctions d’une capitale, Paris, Hachette, 1962, p. 115-151 ; Louis Bergeron et Marcel Roncayolo, « De la ville préindustrielle à la ville industrielle : essai sur l’historiographie française », Quaderni Storici, 1974-4, p. 827-876.

2 Raymonde Monnier, « Économie et ravitaillement », dans Atlas de la Révolution française, vol. 11, Paris, p. 38.

3 Louis Bergeron, Banquiers, négociants et manufacturiers parisiens du Directoire à l’Empire, Paris-La Haye, Mouton, 1978. Voir également pour l’industrie, Bertrand Gille, Documents sur l’état de l’industrie et du commerce de Paris et du département de la Seine (1778-1810) publiés avec une « Étude sur les essais d’industrialisation sous la Révolution et l’Empire », Paris, Imprimerie nationale, 1963.

4 Philippe Minard, La Fortune du colbertisme, Paris, Fayard, 1998, p. 38-39 et p. 62.

5 Sur le Bureau de commerce voir Harold T. Parker, An Administrative Bureau during the Old Regime: the Bureau de Commerce and its Relation to French Industry from May 1781 to November 1789, Newark, University of Delaware, 1979, David Smith, « Au bien du Commerce », Economic Discourse and Vision of Society in France, thèse, université de Pennsylvanie, 1996, diff. Ann Arbor, UMI Dissertation services.

6 Pierre Bonnassieux et Eugène Lelong, Conseil de commerce et Bureau de commerce, 1700-1791. Inventaire analytique, Paris, Imprimerie nationale, 1900. Élise Dubreuil, L’État face à la présence industrielle à Paris au xviiie siècle, mémoire de master 1, université Paris I, 2005 (D. Margairaz dir.), et mémoire de master 2, 2006 ; Sébastien Seuron, Le Conseil et Bureau de commerce au xviiie siècle : politique et mécanismes de décision, mémoire de maîtrise, université Paris I, 1995 (D. Woronoff dir.). Les travaux de référence de Harold T. Parker ou de David K. Smith sur le Bureau de commerce n’apportent pas spécifiquement d’éléments sur Paris.

7 A.-M. Arnould, De la balance du commerce et des relations commerciales de la France dans toutes les parties du globe, particulièrement à la fin du règne de Louis XIV et au moment de la Révolution, Paris, Buisson, 1791 (2 vol. et un atlas).

8 AN, 27 AP 14, Lettre d’Arnould, chef du bureau de la Balance du commerce à François de Neufchâteau, 17 brumaire an XI. Dans le même ordre d’idée, voir les réflexions de Lavoisier sur les entrées de Paris et la difficulté de saisir les consommations intermédiaires dans De la richesse territoriale du royaume de France.

9 Jean-Claude Perrot, Genèse d’une ville moderne : Caen au xviiie siècle, Paris-La Haye, Mouton, 1975.

10 À défaut d’approche comptable systématique, la connaissance des circuits d’approvisionnement parisiens et des échanges progresse : Reynald Abad, Le grand marché. L’approvisionnement alimentaire de Paris sous l’Ancien Régime, Paris, Fayard, 2002. Marie-José Michel et Jacques Verger, À l’ombre de Paris. Les échanges entre Paris et ses périphéries xvie-xviiie siècles, Paris, Nollin, 2001. L’approvisionnement de Paris en bois a par ailleurs fait l’objet de nombreux travaux, cf. Jean Boissière, Populations et économies du bois dans la France moderne : contribution à l’étude des milieux forestiers entre Paris et le Morvan au dernier siècle de l’Ancien Régime (vers 1685-vers 1790), Lille, ANRT, 1994.

11 Jean-Claude Perrot, « Les effets économiques de la Révolution. Trente années de bilans », dans Histoire intellectuelle de l’économie politique, Paris, Éditions de l’EHESS, 1992, p. 441-469.

12 Philip T. Hoffman, Gilles Postel-Vinay, Jean-Laurent Rosenthal, Des marchés sans prix. Une économie politique du crédit à Paris, 1660-1870, Paris, Éditions de l’EHESS, 2001.

13 Raymonde Monnier, Le Faubourg Saint-Antoine (1789-1815), Paris, Société des études robespierristes, 1981 ; Haim Burstin, Une révolution à l’œuvre : le faubourg Saint-Marcel (1789-1815), Seyssel, Champ Vallon, 2005.

14 Louis Bergeron, op. cit., p. 317.

15 André Guillerme, La Naissance de l’industrie à Paris. Entre sueurs et vapeurs 1780-1830, Seyssel, Champ Vallon, 2007. La thèse de Thomas Le Roux, Les Nuisances artisanales et industrielles à Paris, 1770-1830, université Paris I, 2007 (D. Woronoff dir.) apporte pour sa part des éléments essentiels à la connaissance des industries « insalubres » et à celle des dynamiques, sectorielles et territoriales, impulsées pendant la Révolution.

16 Arrêté du corps municipal, 16 septembre 1791, reproduit dans Actes de la Commune de Paris pendant la Révolution, Sigismond Lacroix éd., p. 332-333 (Collection des documents relatifs à l’histoire de Paris pendant la Révolution française, 2e série, t. VI).

17 Les candidats sont invités « à faire parvenir leurs mémoires […] sur chacune des deux questions, séparément, leurs mémoires clos et cachetés […] », ibid., p. 333. Les candidats, de l’aveu du rapporteur, ne semblent pas avoir respecté la consigne en ne distinguant pas formellement les deux questions dans leurs réponses.

18 AN, 27 AP 14, dossier 2, extrait du rapport des commissaires nommés par la municipalité de Paris pour l’examen des mémoires envoyés au concours sur les meilleurs moyens à la disposition de la municipalité d’exciter l’industrie et de faire prospérer le commerce de la capitale. Ce rapport est rédigé par le citoyen Mamet, désigné comme rapporteur.

19 La délibération stipule que l’arrêté du corps municipal sera imprimé, affiché et envoyé aux quarante-huit sections. Il en existe un exemplaire imprimé à la BnF, et il est en outre reproduit dans la Gazette nationale et dans le Moniteur (numéros du 20 septembre).

20 Op. cit., p. 333, n. 1.

21 AN, 27 AP 14, dossier 2. Le devenir du concours est connu par la lettre, datée du 9 vendémiaire an XII, qui accompagne l’envoi du dossier à François de Neufchâteau par le citoyen Mamet, alors son collègue à la Société d’agriculture de Paris. La commission nommée par le Conseil général de la Commune, était composée de Monge, Ameilhon, Boucher Saint-Sauveur, Raffron, Dussaux et Mamet, rapporteur. Le rapport final fut présenté en décembre 1792, en séance publique, l’impression demandée, et les manuscrits remis au secrétariat de la municipalité.

22 Sur cette question, cf. Thomas Le Roux, op. cit.

23 Cf. pour des exemples Isabelle Backouche, La Trace du fleuve. La Seine et Paris (1750-1850), Paris, Éditions de l’EHESS, 2000.

© Éditions de la Sorbonne, 2008

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