1Cette question fondamentale pourrait être envisagée pour l’ensemble des villes françaises ou européennes. Mais, vu le thème du colloque, le sujet ne sera bien évidemment traité ici qu’en ce qui concerne le Paris de 1789, dont le cadre urbain est celui dans lequel va se dérouler la Révolution1.

2Aussi bien les rapports de l’urbanisme et de la question financière présentent-ils un intérêt tout particulier pour le Paris de la fin de l’Ancien Régime. On sait en effet l’importance à cette époque de la question financière, dès lors que c’est en grande partie à cause d’elle que la monarchie française va mourir. Or, les réalisations d’urbanisme dans la capitale étaient nécessairement conditionnées par les possibilités financières des deux grands acteurs publics supportant la charge de cet urbanisme : l’État et plus encore la municipalité.

3Quelle fut l’incidence de la détresse financière de l’État de l’Ancien Régime finissant sur l’urbanisme parisien ? Quelle était la situation financière de la ville de Paris, et dans quelles limites a-t-elle pu financer son urbanisme ? Telles sont les deux questions auxquelles s’efforcera de répondre cette communication.

L’incidence de la détresse financière de l’État sur l’urbanisme parisien

4Il est bien connu que la situation financière de l’État à la fin de l’Ancien Régime est catastrophique. Et la cause de cette situation est également bien connue : c’est le sabotage par les cours de justice – et tout particulièrement par le parlement de Paris – de la politique fiscale réformatrice de la royauté. La monarchie est malade de sa haute magistrature et du détournement de pouvoir permanent auquel elle se livre. Les cours souveraines asphyxient l’État, en l’empêchant de se procurer le supplément de ressources dont il a impérativement besoin, avec pour résultat cette situation paradoxale : l’État ruiné dans un pays prospère2. Tel est le contexte général dans lequel doit être replacée la question de l’urbanisme parisien à la fin de l’Ancien Régime : l’État est financièrement aux abois.

5Cela ne veut pas dire pour autant que la royauté n’ait pas participé activement à l’aménagement urbain parisien, soit par son financement, soit par d’autres moyens.

6Une très importante dépense d’urbanisme de l’État pour Paris intervient de manière régulière : c’est la dépense de l’entretien du pavé. En effet, depuis 1609, la presque totalité du pavé des rues de la ville, faubourgs et banlieue de Paris est entretenue aux frais du roi. Cet entretien est adjugé pour neuf ans à un entrepreneur, astreint à l’exécution d’un cahier des charges détaillé. Celui-ci prévoit qu’au cours de son bail, l’entrepreneur du pavé de Paris doit refaire à neuf un certain nombre de voies et maintenir en état le pavement des autres.

7Une autre grande contribution de l’État de l’Ancien Régime à l’urbanisme parisien a été la création des deux vastes avenues assurant une arrivée majestueuse dans la capitale : le Cours (ou avenue) de Vincennes et surtout les Champs-Élysées, œuvre majeure de l’administration des Bâtiments du roi. C’est en 1670, alors que Colbert est surintendant des Bâtiments, que cette avenue plantée de quatre rangées d’ormes est ouverte par Le Notre dans l’axe du palais et du jardin des Tuileries. Elle s’arrête d’abord au pied de l’abrupte colline du Roule, qui ferme la perspective. Puis, en 1724, sous la surintendance du duc d’Antin, l’avenue est prolongée jusqu’au sommet de la colline du Roule, où est formée en pleine campagne l’étoile de Chaillot, où aboutissent sept autres allées rayonnantes. Après quoi, en 1772, le marquis de Marigny, directeur des Bâtiments du roi, prolonge l’avenue jusqu’à Neuilly. Cependant, cette longue et majestueuse allée est impraticable aux voitures, car la montée de la butte de l’Étoile est trop abrupte pour elles. Louis XVI décide son arasement, et fait parachever l’aménagement des Champs-Élysées par son directeur des Bâtiments, le comte d’Angiviller. Grâce à ces travaux, l’avenue devient une « grande route publique » partant de l’esplanade du château des Tuileries, où se trouve la place Louis XV, et aboutissant « au nouveau pont de Neuilly sur la Seine » que vient de construire le corps de ponts et chaussées sur les plans du premier ingénieur Perronet3. Les Champs-Élysées constituent de ce moment la plus majestueuse arrivée à Paris.

8En outre, l’État a également à son actif les très importantes réalisations constituées par la construction de l’hôtel royal des Invalides (à partir de 1671) et de l’École militaire (décidée en 1751), avec la formation corrélative de tout un ensemble de larges avenues plantées d’arbres, tracées en plein champ dans la plaine de Grenelle. Ce sont des avenues palatiales de la périphérie urbaine, qui n’ont pas vocation à servir de voie de circulation, mais n’en contribuent pas moins à la décoration et à l’agrément de la capitale4.

9Par ailleurs l’État a financé bien d’autres réalisations encore. On citera notamment la nouvelle église Sainte-Geneviève, avec la place semi-circulaire qui la précède, ou encore l’hôtel des Monnaies, construit à partir de 1767 sur le terrain de l’hôtel de Conti. Doit être également rattachée à l’urbanisme royal la construction de l’enceinte des fermiers généraux. Son financement fut largement supporté par l’État, au moyen d’une réduction importante (1,2 million de livres) de la somme due annuellement au roi par la ferme pour la jouissance des octrois de Paris.

10C’est également à la royauté que sont dus le redressement et l’élargissement de la rue de la Barillerie, devant le Palais. À cette fin, un arrêt du Conseil de 1784 décide l’expropriation par le roi de seize maisons, les portions de maisons et de terrains restantes devant être revendues. Mais l’État ne supportera finalement pas le poids de cette opération d’urbanisme. Sa réalisation est très vite concédée à un particulier, le frère de l’architecte Lenoir le Romain. Celui-ci rachète au roi les maisons, et il s’engage à les faire démolir ainsi qu’à les remplacer par un ensemble architectural en retrait, dont il compte tirer un profit à la revente.

11De manière analogue, la construction de la nouvelle salle des comédiens français – l’actuel Odéon – sera concédée par l’État à une société privée. C’est Louis XV qui a acheté en 1771 l’ancien hôtel de Condé pour y bâtir ce théâtre. Puis Louis XVI décide les plans de l’édifice ainsi que du nouveau quartier devant l’accompagner. Et la question du financement des travaux est résolue par le recours à une compagnie concessionnaire dans laquelle le comte de Provence, frère du roi, possède de très gros intérêts. Par contrat passé en 1779 avec les commissaires nommés par le roi, cette compagnie se charge de l’édification du théâtre, en contrepartie de quoi elle reçoit tout l’espace non utilisé par le bâtiment et par les voies publiques, dont la revente assurera sa rémunération.

12Il y a même des cas où l’État n’est même pas obligé de faire l’acquisition du terrain pour parvenir à une opération d’urbanisme. Il peut affecter à celle-ci un terrain domanial. C’est ainsi que, pour la création de la place devant lui être dédiée, Louis XV fait don à la ville « d’un grand terrain vide qui lui appartenait », situé entre l’extrémité du jardin des Tuileries et le bas des Champs-Élysées.

13Par ailleurs, dans la seconde moitié du xviii^e siècle, sa mainmise sur les communautés religieuses offre à l’État d’importantes potentialités urbanistiques. On sait que par un édit de 1764, la compagnie de Jésus est interdite dans le royaume. La même année, un autre édit limite à deux le nombre d’établissements que chaque ordre peut posséder dans la capitale. Puis, en 1766, est instituée la Commission des réguliers, qui va provoquer la suppression dans le royaume de plus de 1 500 maisons religieuses et de plusieurs ordres, dont les moines furent envoyés dans d’autres couvents. Or, la possibilité de fermer certaines maisons religieuses donne à l’État la disposition de terrains précieux au cœur de Paris. Ainsi, l’expulsion des jésuites permet d’installer dans leur maison professe de la rue Saint-Antoine les moines augustins du prieuré – tout proche – de Sainte-Catherine du Val des Écoliers. Des lettres patentes de 1777 ordonnent la démolition du prieuré et de son église, pour permettre la construction d’un marché au centre d’une petite place qui sera entourée d’un lotissement d’architecture régulière. L’opération d’urbanisme fait l’objet d’une concession : le concessionnaire doit faire démolir les bâtiments religieux et édifier le marché, et sa rémunération sera assurée par les droits versés par les marchands, ainsi que par la vente des maisons du lotissement.

14On mesure l’importance du système de la concession de travail public dans l’urbanisme parisien du xviii^e siècle. Aussi bien cette solution n’était-elle pas le monopole d’un État financièrement aux abois. Elle fut aussi très largement employée par le bureau de ville, lequel a pu ainsi promouvoir des réalisations qu’il était hors d’état de financer.

Les limites du financement municipal de l’urbanisme de la capitale

15Si, en matière d’urbanisme parisien, c’est toujours la royauté qui prend les grandes décisions5, c’est le plus souvent la ville qui a la responsabilité du financement des travaux. Or, à la différence des finances de l’État, la situation des finances municipales de Paris, essentiellement alimentées par les octrois, est plutôt bonne.

16Et encore, vers la fin de l’Ancien Régime, les finances municipales parisiennes seraient-elles en bien meilleur état si la royauté ne profitait pas du crédit de la ville pour se procurer des ressources. Les emprunts de la ville de Paris, à cette époque, ne sont que des emprunts étatiques déguisés. Tel est en particulier le cas, en 1786, du grand emprunt de 30 millions dont le produit devait en principe être entièrement consacré aux travaux d’embellissement de la capitale : principalement la démolition des maisons encombrant les ponts et les berges, mais aussi la construction d’un pont en face de la place Louis XV ainsi que d’une nouvelle salle d’opéra. L’édit de septembre 1786 autorisant la municipalité parisienne à lancer cet emprunt prévoit que les 30 millions seront déposés au trésor royal, lequel prend l’engagement de reverser chaque année 3 millions à la ville. Non seulement c’est là une énorme avance de la ville à l’État, mais encore celui-ci se trouve dans l’incapacité de respecter son engagement, tant la détresse des finances royales est grande. Mais, en dépit des détournements opérés par l’État, les finances municipales conservent jusqu’à la fin de l’Ancien Régime une relative prospérité, du fait de l’importance des rentrées fiscales de cette très grande ville économiquement très active : si bien que la municipalité a près de 3 millions en caisse le 13 juillet 1789.

17La relative prospérité des finances municipales parisiennes est évidemment favorable à l’urbanisme de la capitale. Elle permet a priori à la ville de supporter la charge de bien des aménagements urbains décidés par la royauté.

18Une première grande réalisation d’urbanisme financée par la municipalité a été la création sur la rive droite, à la place de l’enceinte fortifiée, de la promenade du « Rempart planté d’arbres », qui fut aussi appelée le « Nouveau Cours ». Ordonnés par Louis XIV en 1670, les travaux d’arasement du rempart et de formation d’un large boulevard planté de quatre rangées d’ormes commencent sur le champ. Puis, à partir de 1704, on esquisse, en partant de l’ouest, la prolongation de cette promenade sur la rive gauche. Là, il n’est pas question de suivre l’emplacement de l’enceinte, laquelle est la muraille resserrée de Philippe-Auguste. On adopte un tracé bien plus ample, à travers des espaces non encore urbanisés. Au milieu du xviii^e siècle, il restait encore à former le quart sud-est du grand boulevard entourant la ville, pour assurer l’achèvement de la promenade du Rempart. Cela se fera à partir de 1760, avec un tracé encore élargi, qui englobera dans la ville l’ensemble des faubourgs Saint-Jacques, Saint-Marcel et Saint-Victor.

19La ville est également chargée par la royauté de construire des quais le long de la Seine. Mais jusque vers le milieu du xviii^e siècle, il s’agissait surtout de réalisations extérieures au vieux centre, qui ne comportaient pas d’expropriations coûteuses. Ainsi, au faubourg Saint-Germain, avait été construit dès le xvi^e siècle le quai Malaquais (ou encore des Théatins). Il fut prolongé sous Louis XIV, et fut construit à sa suite le quai de la Grenouillère (bientôt quai d’Orsay). Cependant, sous le même règne, un quai est bâti au cœur du vieux Paris médiéval, entre le pont Notre-Dame et la place de Grève : c’est le quai Le Peletier (quai de Gesvre).

20C’est également la ville de Paris qui va financer les travaux de la place Louis XV, décidés par l’État. Certes, à l’origine de cette place royale, on trouve une délibération municipale de 1748 suppliant le roi d’autoriser la ville à lui élever une statue. Mais ce n’est qu’un faux-semblant, dès lors que le bureau de ville, dirigé par un grand commis de l’État, n’a fait qu’obtempérer à la volonté royale. Le rôle de la ville, dans la création de la place Louis XV, s’est borné à faire exécuter les travaux décidés par le roi, sous la conduite de l’architecte Gabriel, désigné par le roi. C’est ce qui résulte des lettres patentes de 1757. Le roi a pris toutes les décisions, et la ville s’est contentée de payer. Du moins doit-on observer que Louis XV a fait en sorte de choisir le projet qui serait le moins onéreux pour les finances municipales. En effet, un concours d’architecture avait été organisé, qui avait produit des projets pour la plupart d’un coût exorbitant. Situés dans des quartiers à forte densité de population, ils impliquaient d’énormes expropriations. Conscient de ne pouvoir imposer une telle charge financière à la ville, Louis XV décide la création de la place à la périphérie urbaine, sur un terrain domanial.

21Il est clair qu’en dépit de l’état relativement satisfaisant de ses finances, la ville ne peut pas faire face à n’importe quelle dépense d’urbanisme. Sinon, en 1789, il n’aurait plus existé de Bastille à prendre, mais, sur son emplacement, une vaste place royale dédiée à Louis XVI. En fait, des dépenses lourdes posaient à la ville un grave problème de financement. Ainsi, en 1755, obtempérant à la volonté du gouvernement, la ville délibère d’acheter le terrain de l’hôtel de Soissons pour y bâtir une nouvelle halle aux blés. Mais, en pratique, cette acquisition ne va pouvoir s’effectuer que lorsque l’État aura fourni à la ville le moyen de se procurer l’argent nécessaire. En 1760, un arrêt du Conseil accorde à la ville « l’établissement et le privilège d’une loterie », et un autre arrêt du même jour affecte la moitié du produit de cette loterie à l’acquisition du terrain de l’hôtel de Soissons.

22La même nécessité de procurer au bureau de la ville des fonds pour les embellissements de Paris va se confirmer, dans la mesure où l’État, de manière de plus en plus pressante, va charger la ville de faire disparaître les maisons des berges et des ponts de Paris, ce qui exige d’énormes expropriations. Un arrêt du Conseil de 1767 décide la création du quai Saint-Michel, entre le Petit-Pont et le pont Saint-Michel. Deux ans plus tard, cependant, rien n’est fait. Là-dessus interviennent les lettres patentes du 22 avril 1769, qui chargent de manière plus générale le bureau de ville d’ouvrir Paris sur la Seine, en créant des quais à la place des maisons bordant l’eau et en supprimant aussi celles des ponts, tout cela conformément au plan de l’architecte municipal Moreau-Desproux. Pour faciliter la réalisation de ces travaux très coûteux, le texte maintient à la ville le bénéfice de la loterie instituée en 1760. Grâce à ce financement, le bureau de ville procède à l’ouverture du quai Saint-Michel (alors nommé quai Bignon). Mais les choses ne vont guère plus loin, car les revenus de la loterie sont insuffisants pour financer l’ensemble des travaux décidés en 17676.

23Finalement, l’édit de septembre 1786 fournit à la ville les moyens de ces grands travaux en l’autorisant à emprunter 30 millions de livres. Mais cela reste en partie théorique, puisque l’emprunt est détourné au profit du trésor royal, qui peine à verser les 3 millions de livres dus annuellement à la ville. Ainsi, le 1^er octobre 1788, la ville n’avait reçu qu’à peine la moitié des 3 millions de l’année en cours. De sorte que la ville ne pourra assumer toute la dépense de ces gigantesques travaux, et fera lorsqu’elle le pourra appel à la solution de la concession de travail public.

24C’est déjà selon ce procédé qu’avait été réalisée la place Vendôme. En 1699, Louis XIV abandonne à la ville les terrains de l’ancien hôtel de Vendôme, avec la mission d’y réaliser la place royale prévue depuis quinze ans. Le plan adopté ménage une importante superficie constructible autour de la place. Et les travaux d’édification des façades, sur les plans de Mansart, sont concédés à une société de financiers en contrepartie de l’attribution des parcelles à bâtir.

25Le système de la concession fut également employé pour la construction de la nouvelle halle au blé. Achevée en 1767, l’édification du bâtiment a été faite par une compagnie concessionnaire, formée par les frères Oblin et l’architecte Le Camus de Mézières. La rétribution du concessionnaire est assurée par des « droits de hallage » perçus sur les denrées arrivant aux halles, ainsi que par la revente des parcelles à bâtir.

26C’est encore le procédé de la concession de travail public qui a été adopté par la ville pour la formation du quai de Breteuil (de Corse), lequel doit remplacer les maisons situées entre la rue de la Pelleterie et la Seine, promises à la démolition par l’édit de septembre 1786. Avec l’accord du secrétaire d’État de la Maison du roi, dont le quai doit porter le nom, le bureau de ville projette d’inclure dans l’opération la suppression de la rue de la Pelleterie, qui a en certains endroits moins de 2,5 mètres de large. Ainsi, pourra être dégagée une zone constructible suffisante pour que des concessionnaires prennent à leur charge la totalité des travaux. La ville est autorisée à concéder la réalisation de cette opération d’urbanisme par un arrêt du Conseil (18 avril 1788).

27C’est aussi une compagnie concessionnaire qui, à la fin de l’Ancien Régime, assure la distribution de l’eau dans Paris. Des lettres patentes de 1777 autorisent les frères Perrier à distribuer l’eau élevée par leurs pompes à feu dans les divers quartiers de Paris. En raison de la concurrence du réseau de distribution de la ville, la compagnie fait de mauvaises affaires. Mais en 1788, un groupe financier vient la renflouer. Là-dessus, elle obtient la réunion en sa faveur du privilège Perrier et du privilège de la ville. Mais l’accord passé avec la ville prévoit qu’au bout de vingt-cinq ans, les installations de la compagnie deviendront propriété municipale.

28La charge financière que représentent pour la ville les grands travaux décidés par la royauté vers la fin de l’Ancien Régime ne laisse guère de marge à la municipalité pour financer des opérations supplémentaires, si utiles soient-elles. C’est ainsi que le bureau de ville écarte le projet du financier Bouret de Vézelay, trésorier général de la Guerre. Propriétaire de vastes terrains au nord de la Madeleine, celui-ci signale en 1788 au baron de Breteuil, secrétaire d’État de la Maison du roi, lequel répercute l’information vers la municipalité, qu’il est possible à relativement peu de frais de créer un grand axe de circulation de près de 2 kilomètres de long et de 18 mètres de large, allant en ligne droite de la Madeleine jusqu’à la Fourche. Mais il faut faire vite, car beaucoup de constructions vont se faire, et les acquisitions seront alors beaucoup plus onéreuses. Bouret estime à un peu plus de 600 000 livres le coût des achats fonciers, et offre de s’en charger pour le compte de la ville. Mais celle-ci refuse, du moins tant qu’elle n’aura pas touché le reliquat des 3 millions annuellement dus par l’État7.

29Ainsi fut manquée l’occasion de créer dès 1788 un grand axe urbain préfigurant les artères haussmanniennes8. Par-delà l’incontestable difficulté de financer le projet, tant le gouvernement que le bureau de ville ont fait preuve d’une rare méconnaissance des intérêts supérieurs de l’aménagement de l’espace parisien.

*

30Au total, la question financière ne constituait pas la plus grande faiblesse de l’urbanisme parisien de la fin de l’Ancien Régime. Était beaucoup plus grave le fait que la croissance de la capitale n’était pas pensée. Malgré son goût pour la planification urbaine, la royauté française n’a pas pu planifier le développement de Paris, du fait qu’elle n’avait pas entièrement abandonné sa vieille idée d’en bloquer l’extension spatiale. Comment planifier une extension qui reste officiellement proscrite ?

31En conséquence, la croissance de la capitale s’est faite empiriquement par une multitude d’ouvertures de rues, sollicitées par les propriétaires des terrains et autorisées au cas par cas par des lettres patentes du roi. Certes, les pouvoirs publics ont veillé à ce que cette juxtaposition de lotissements formât un tissu urbain d’une réelle homogénéité. En revanche, faute de vision d’ensemble, ne furent pas créés les grands axes de circulation qui auraient dû structurer les nouveaux quartiers.

32Or, à l’extrême fin de l’Ancien Régime, l’ample tracé du mur des fermiers généraux met à l’ordre du jour l’urbanisation des zones qui s’y trouvent encloses. En 1788, le bureau de ville considère qu’il faut présumer la volonté du gouvernement de voir se construire des maisons sur les terrains de la nouvelle enceinte fiscale. Mais, en même temps, l’autorité municipale montre peu d’empressement à saisir la magnifique opportunité urbanistique signalée par Bouret de Vézelay. L’esprit du gouvernement et des administrateurs parisiens du temps ne semble pas préparé à ce genre de solution. Aussi bien est-il vrai que, dans les mois de juin à septembre 1788, la France se trouve déjà en pleine tourmente révolutionnaire.

33Finalement, les seuls grands axes urbains que l’Ancien Régime aura légués au Paris futur sont, outre les Grands Boulevards, les Champs-Élysées, le Cours de Vincennes et les larges avenues militaires de la plaine de Grenelle. Aucune de ces voies n’avait été conçue comme axe de circulation urbain, mais la croissance de Paris va leur conférer progressivement cette fonction. Il y a eu là un substitut partiel et imparfait à une croissance urbaine pensée et planifiée.

34Quoi qu’il en soit, le phénomène de la croissance empirique de Paris, sans vue d’ensemble, au cas par cas, lotissement après lotissement, se poursuivra longtemps après la fin de l’Ancien Régime. Le même processus se retrouvera jusqu’à la monarchie de Juillet. Ce n’est qu’avec l’urbanisme haussmannien que l’idée de Bouret de Vézelay de grands axes urbains droits et larges pourra se concrétiser à grande échelle dans l’espace parisien. Et encore Haussmann ne réalisera-t-il pas la liaison directe entre la Madeleine et l’actuelle place de Clichy, telle que l’avait rêvée Bouret de Vézelay. En 1788, cette possibilité a été perdue à jamais !