À Paris sous la Révolution
|Introduction
Texte intégral
1Lorsque le comité d’organisation de notre rencontre m’a demandé, avec beaucoup de gentillesse, de présenter brièvement l’introduction d’une réflexion consacrée à Paris sous la Révolution deux sentiments m’ont traversé l’esprit, celui dicté par l’interrogation sur le sens de mon intervention, celui lié à la nécessité du dialogue entre spécialités et points de vue différents. Le premier est la conscience d’une incompétence partielle et repose sur deux certitudes. Je ne me suis avancé dans le champ des études postérieures au 1er janvier 1789 qu’assez rapidement et brièvement. Je n’ai pas les travaux de base dans les archives parisiennes qui font la force des grandes contributions analytiques sur l’histoire de la capitale pendant la Révolution. Toutefois, le défi à relever étant directement lié à une conception plus générale de l’Histoire et plus spécifiquement révolutionnaire méritait réflexion. Depuis longtemps dans l’historiographie française le cas parisien peut paraître exceptionnel, sa place primordiale est directement attachée au rôle de capitale qui ne commence pas avec la Révolution mais qui est dérivé depuis longtemps de la force d’attraction que Paris a exercé sur le royaume, comme des multiples dynamiques d’impulsion qu’il anime dans tous les secteurs de la vie nationale et régionale. De l’économie à la culture, le rapport à la France pèse lourd sur le développement général. Une première figure peut illustrer cette perspective ; elle est d’autant plus significative qu’elle témoigne d’une mobilité intellectuelle ordinaire et de relations anciennes, d’actions et de comportements révélateurs de l’acceptation ou du refus de Paris, des mouvements qui construisent la ville dans la réalité des représentations provinciales et parisiennes et dans les représentations de la réalité.
2La montée de Théodore Desorgues d’Aix à Paris, de la capitale provinciale à la Métropolitée des Lumières, son engagement poétique et politique, inséparablement, dans la Révolution, la cruauté de son échec final illustrent bien la complexité de la vie des Parisiens avant, pendant, après la Révolution. Dans cette étude de cas, magnifiquement présentée autrefois par Michel Vovelle, on lit une des interrogations majeures qui est proposée à notre discussion. L’histoire de Paris entre 1789 et 1800 est faite de milliers d’histoires individuelles de Parisiens dont la majorité sont fils d’anciens provinciaux ou provinciaux récents eux-mêmes. Desorgues, parisien fraîchement émoulu, engagé dans l’action révolutionnaire, bientôt poète quasi officiel, qui ne pourrait chanter ici Père de l’Univers suprême intelligence, qui a oublié cette pièce incroyable Le Pape et le Mufti, Desorgues donc, permet de comprendre l’effet d’attirance prérévolutionnaire de Paris sur les intellectuels provinciaux qui étaient certainement plus soucieux de gloire littéraire ou de vie mondaine que d’affronter les réalités du monde parisien ou d’imaginer les exigences de la Révolution avant l’heure. Mais en même temps, il témoigne de tous ceux qui prennent la plume inspirée par les circonstances et qui, massivement, deviennent, comme le dit Michel Vovelle des professionnels de la Révolution et s’intègrent dans l’armature des cadres parisiens du mouvement, des assemblées aux administrations. Comme le fait aussi François de Neuchâteau, que vient de mettre enfin en valeur l’excellente biographie intellectuelle que lui a consacrée Dominique Margairaz, tous illustrent la fonction culturelle de la capitale et les différents rôles offerts par la ville dans le nouveau marché, nouvellement ouvert, des postes et des services, de la production de tous les biens culturels pour une conception démocratique de l’État, pour dire simple, et pour un public de masse élargi par la politique. En d’autres termes, avec Théodore Desorgues, nous avons l’un des axes du colloque incarné dans une vie simultanément banale et exceptionnelle illustrant cette vitalité collective qui pose la question : qu’en est-il de la centralité de Paris et de sa transformation décisive après 1789, dans tous les domaines, au-delà de la vie politique qui en retraduit immédiatement l’importance après les journées de Juillet et celles d’Octobre, après la fête de la Fédération ?
3Si politiquement le poids de Paris ne se démentira plus, son rôle acculturant qui transforme les hommes dans de nombreux domaines, ceux de la consommation, ceux de la diffusion des valeurs esthétiques et intellectuelles va certainement s’accroître. Il entraîne le pays et il se traduit dans tous les domaines de la vie, celui de l’aménagement, celui du rayonnement culturel, administratif, économique. C’est ce qu’il nous faut comprendre pour tous les niveaux sociaux, à travers de multiples instances, par la voix de nombreux acteurs dont les projets ambitieux pour aménager la Cité, pour entraîner ses habitants, profitent de l’accélération des choses mises sur le marché de tous les biens matériels et symboliques, déjà visible avant la Révolution, mais qui bénéficie d’un élan décisif dû à l’intense politisation. Dans cette mobilisation nouvelle, on voit se redessiner les espaces, on perçoit le changement des relations quotidiennes, on voit naître des comportements nouveaux car l’idéologie et tous ses enjeux envahissent le quotidien, entraînent le changement, décident des ralliements et des oppositions. Paris sous la Révolution. C’est le tableau de l’événement en continuité qu’il nous faut peindre à travers tous ces enchaînements, ces modifications, de l’urbanisme aux pratiques religieuses, de l’administration aux relations culturelles et aux transformations des sociabilités.
4Mon second sentiment a été celui d’une adhésion nécessaire. L’histoire de Paris sous la Révolution, qui n’est pas réservée aux seuls historiens parisiens comme en témoignent encore récemment des contributions majeures venues d’Italie avec Haim Burstin ou d’Australie avec David Garrioch, est toutefois institutionnellement privilégiée. N’oublions pas ses liens avec la municipalité qui en 1886 a créé à la Sorbonne un enseignement spécifique consacré à l’histoire de la Révolution confié à Aulard. Michel Vovelle avait raison en 1989 de rappeler cette liaison au colloque Paris et la Révolution. L’appel à la ville de Paris reste nécessaire pour encourager la recherche et sa diffusion. Le sens du passage du Paris et au Paris sous n’échappe ici à personne car il traduit l’inflexion d’une orientation. Le bilan qu’autorisait le bicentenaire avait en lui-même un poids politique et une revendication intellectuelle qu’on ne peut plus égaler. Notre entreprise souhaite esquisser, au-delà des acquis accumulés par les générations de chercheurs du xixe et du xxe siècle, un projet pour des tentatives de relecture et d’approfondissement, d’ouverture et de renouvellement. Nous devons y reconnaître notre dette mais aussi y faire appel au crédit pour l’avenir. C’est donc un état des lieux et une réflexion prospective qui visent à poser des questions tout en ayant fortement conscience de toutes celles qui ont été déjà traitées. Ainsi, on peut reprendre nombre des perspectives de recherches discutées pour réévaluer l’histoire des années décisives de la capitale et de sa vie pendant la Révolution, en tenant compte de ce qui la précède et de ce qui la suit. La prospection de méthodes et les nouveaux chantiers se sont largement ouverts dans les institutions parisiennes françaises et étrangères. C’est un atout.
5Ces choix nous introduisent à une dernière question importante. On parle aujourd’hui beaucoup du retour à l’Histoire politique et personne ne discutera de l’importance qu’il y a, de comprendre la spécificité réelle de la vie politique d’une capitale révolutionnée. Elle incarne massivement le changement d’échelle de tous les problèmes, partout posés. Sa population de 700 000 à 800 000 habitants accroît les difficultés et confère au politique une force encore plus grande car entrant en résonance avec d’autres dynamiques socioculturelles. Une seconde figure symbolique peut ici incarner le problème posé. C’est celle du vitrier Jacques Louis Ménétra, sans-culotte incontestable mais sans doute contesté puisqu’il n’a pas été retenu dans le Dictionnaire des sans-culottes. Avec beaucoup d’autres Parisiens, il a été un témoin, mais surtout engagé comme acteur politique et l’un des rares, à son niveau socioculturel, qui a rédigé le compte rendu de son expérience du terrain. À l’instar de celui de Théodore Desorgues, son itinéraire est révélateur, mais à un autre niveau, de la société, de la capacité d’acculturation, d’engagement et d’adaptation des citoyens de tous poils, la part de la force des choses. Au temps du reflux, là où le premier refuse le pouvoir tyrannique qui s’abat sur la capitale, le second l’accepte et chante Bonaparte dans de mauvais poèmes ; quand le premier échoue à l’asile des fous, le second échoue dans les palinodies et l’acceptation résignée au nom de la paix sociale. En d’autres termes, et pour conclure vite, Ménétra, produit de la capitale du Royaume, homme des Lumières matérielles et intellectuelles, invite à s’interroger sur les trajectoires aléatoires et les choix qui ne relèvent pas que du politique pur. Toutefois, si son existence a peu bougé la citoyenneté gagnée, par lui et par de plus humbles encore pour la première fois dans l’histoire de Paris, reste tiraillée entre le militantisme et la passivité. Les processus culturels, économiques, les relations avec une nouvelle administration sinon avec de nouveaux personnels, les spectacles de l’aménagement, mettent désormais en avant pour Ménétra et ses semblables des exigences nouvelles de transparence et d’égalité entre les gouvernants et les gouvernés. L’abstention, dans le culte du grand homme est peut-être un constat d’échec lié à l’âge et à la lassitude du plus grand nombre.
6Comprendre ce besoin a encore aujourd’hui son actualité mais pour l’histoire, et pour les historiens qui l’écrivent, il implique une revendication permanente et qu’on prenne en charge l’articulation du temps long et du temps court. Ce qui paraît lié à l’exigence de l’histoire du politique est en réalité obligation de l’histoire totale telle que nous la concevons depuis le xxe siècle et la rupture des Annales. Comme disait déjà Ernest Labrousse, les sociétés ont les conjonctures de leurs structures. Ici, nous pouvons dans toutes les interventions, lire ce défi de la continuité et de la rupture. C’est une réponse à la réinterrogation de l’historien sur lui-même.
7En 1989, dans son introduction, Michel Vovelle regrettait le silence de la ville de Paris à ses demandes d’aide et d’accueil. Aujourd’hui, il m’est agréable de remercier en notre nom à tous notre maire et toutes les institutions municipales et universitaires qui nous ont entendus et qui nous ont aidés, nous permettant d’être ici à l’Hôtel de Ville. Je voudrais lire dans cet accord un signe répété, un écho, d’une politique déjà formulée entre 1789 et 1794. Il n’y a pas de démocratie et de citoyenneté sans liberté de communication mais surtout entre toutes les autorités et tous les acteurs détenteurs de la souveraineté. C’est, nous l’espérons, pour l’avenir un signal donné et une invitation à poursuivre cette politique d’accord entre la Commune, l’ensemble des universités, les grandes institutions intellectuelles.
© Éditions de la Sorbonne, 2008