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Être Parisien

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Claude Gauvard
, 
Jean-Louis Robert

Les autres et soi

Entre Gabin et Marina Vlady

Les banlieusards au cinéma pendant les Trente Glorieuses

Annie Fourcaut

Texte intégral

  • 1 A. Corbin, « Paris-province », dans Les lieux de mémoire III, Les France, 1, Conflits et partages, (...)

1L’identité parisienne s’est constituée à partir de l’Ancien Régime en opposition à celle du provincial1 et la structuration littéraire du couple Paris-province s’affirme ensuite de Balzac à Mauriac. Mais à partir de la fin du xixe et plus encore au xxe siècle, elle se construit aussi par différence avec celle du banlieusard, double si proche géographiquement et si lointain symboliquement.

PARIS - BANLIEUE, LE COUPLE INFERNAL ?

2La banlieue ne se conçoit que dans son rapport à Paris, lieu du pouvoir politique, économique et culturel, incontesté jusqu’à la décentralisation. L’histoire des relations entre Paris et sa banlieue confirme cette dépendance : au xixe siècle, la banlieue maraîchère nourrit la capitale, et les Parisiens aisés inventent la villégiature dans les banlieues vertes et sur les bords de la Seine et de la Marne ; la double résidence, soit une résidence intra muros et une villa en banlieue, génère une circulation saisonnière du centre à la périphérie. Puis la modernisation de la capitale voulue par le préfet Haussmann et le triomphe de l’hygiène chassent peu à peu de la capitale usines, cimetières, abattoirs et asiles. Sur un petit siècle, de 1880 à 1960, la déprolétarisation modifie le visage de la capitale, et le logement populaire devient une spécialité de la banlieue, point d’arrivée puis de fixation des migrants. Terre du peuple et du labeur industriel, des taudis, des garnis et des grands ensembles, la banlieue entoure ainsi la Ville Lumière.

  • 2 Tomato Architectes, La ville du périphérique, Paris, 2003.
  • 3 D. Schilling, « Queneau Porte Chaillot. Le savoir périphérique dans Pierrot mon ami », Poétique, n (...)
  • 4 B. et N. Tavernier, De l’autre coté du périph’, documentaire couleur, France 2-Little bear, 1997.

3La force des ruptures spatiales explique aussi cette perception dichotomique. Paris, à la fois ville et département, est administrativement distincte depuis 1860 des communes limitrophes. Pendant un siècle, la capitale a été physiquement séparée de sa banlieue par des fortifications. Construites entre 1842 et 1845, c’est-à-dire à une époque où les autres villes européennes arasent leurs murailles, les « Fortifs » marquent durablement le paysage urbain. Un mur d’enceinte, des forts avancés, plus une zone non aedificandi séparent Paris de sa banlieue. Des portes, munies de barrières d’octroi, régulent les flux ; elles sont fermées la nuit pendant la guerre de 1914-1918. Le déclassement et l’arasement des fortifications durent jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale. Sur l’emplacement des fortifications sont édifiés dans l’entre-deux-guerres des HBM et des équipements ; des grands ensembles offrant 8 000 logements sont construits sur l’ancienne zone dans le cadre du plan Lafay de 1953, puis le boulevard périphérique, commencé en 1957 est achevé en 19732. Même si le paysage urbain des arrondissements périphériques et celui de la proche banlieue sont semblables - c’est celui des anciens faubourgs -, les seuils de la ville restent perceptibles ; les noms des portes sont inscrits dans la toponymie et le franchissement du périphérique, cette « muraille en creux » (Georges Duby) reste difficile. Dans la littérature, chez Queneau par exemple, les portes de la ville ouvrent sur l’imaginaire, l’ailleurs, les antipodes3. De l’autre coté du périph’ (1997)4, téléfilm sur la cité des Grands Pêchers à Montreuil, s’ouvre étrangement sur la séquence du trajet en voiture qui conduit de Paris vers cette commune par l’autoroute A3, alors que les deux communes sont limitrophes. C’est qu’il s’agit de montrer que la proximité spatiale n’abolit pas une infranchissable distance symbolique.

  • 5 A. Fourcaut, « Aux origines du film de banlieue : Les banlieusards (1930-1980) », dans Le peuple e (...)

4L’inventaire des figures symboliques du banlieusard depuis la révolution industrielle - l’Apache, le zonier, le mal loti, le bolchevik au couteau entre les dents, le blouson noir, aujourd’hui le jeune immigré des cités - égrène des figures dangereuses ou misérables, reconnaissables par les paysages neufs et les formes d’habitat étranges dans lesquels ils évoluent. La zone, les lotissements et leurs bicoques, les bidonvilles, les HLM, forment une non-ville, en tout cas une autre ville, qui s’oppose à la capitale5.

  • 6 Des travaux de jeunes chercheurs sont en cours sur la jeunesse au cinéma dans les années 1960 (Séb (...)
  • 7 Voir le documentaire Anatomie du paysage, de J.-L. Tissier et P. Pinchemel, réalisateur P. Samson, (...)

5Au cinéma, l’épisode encore peu exploré6 des Trente Glorieuses montre quelques rares banlieusards courant à travers une banlieue mal desservie et en voie d’éclatement, aux paysages contrastés et fragmentaires, au moment où cet espace est le lieu de la mutation la plus radicale7.

  • 8 Y. Lacoste, « Un problème complexe et débattu : les grands ensembles », Bulletin de l’Association (...)

6En effet, la population de la région parisienne s’accroît de deux millions de personnes entre le recensement de 1954 et celui de 1968. Au cours des années 1950, on a enregistré jusqu’à 180 000 nouveaux venus par an, moitié par accroissement naturel, moitié par arrivée de la province ou de l’étranger : suivant l’image célèbre, toutes les quatre minutes, un provincial débarquait à Paris pour trouver un emploi. En dix ans, entre le milieu des années 1950 (Le plan Courant, qui fait démarrer la construction des grands ensembles, date de 1953) et le schéma d’aménagement créant les villes nouvelles de 1965, le paysage de centaines de communes de banlieue se transforme très vite. Les grands ensembles se multiplient, soit en très grosses opérations -Sarcelles, Massy-Antony, Les Courtilières à Pantin, le Mont Mesly à Créteil, Poissy-Beauregard - soit en petits groupes de quelques centaines de logements. En 1962, sur 137 groupes de plus de mille logements réalisés pour toute la France, 51 d’entre eux sont en banlieue parisienne. Ils y constituent une masse de près de 100 000 logements, soit 43 % de l’effectif total des grands ensembles construits dans toute la France8. Au moment où elle est remise en cause, aux débuts des années 1980, cette politique a produit environ 350 000 logements pour la seule banlieue parisienne.

  • 9 A. Fourcaut, « Trois discours, une politique ? », dans Le grand ensemble, histoire et devenir. Urb (...)

7Ce vaste chantier produit un paysage très contrasté et très neuf de grands ensembles érigés sur des terrains agricoles ou dans les vides de la nappe pavillonnaire ancienne, peu ou mal reliés aux centres anciens, sans équipements, sans transports en commun, tout au moins au début de leur édification. En même temps, un vif débat s’instaure au sein même du ministère de la Construction9, dans la presse - c’est le débat autour de la « sarcellite » -, chez les médecins, chez les psychologues sur les dangers potentiels de cette urbanité neuve pour les femmes, les enfants et les jeunes ; le thème de la pathologie des grands ensembles apparaît au moment où ils sortent de terre.

8L’étude de la figure du banlieusard dans le cinéma de fiction des années 1950 à la fin des années 1960 permet de s’interroger sur la représentation des habitants de ce monde nouveau ; sont-ils les pionniers d’une utopie urbaine, permettant à tous de bénéficier enfin de l’air, du soleil et de la verdure hors des taudis, ou des citadins inférieurs, car dépossédés des qualités que donne la simple présence au centre ?

DE LA CONDAMNATION DU PAVILLON...

9Le cinéma caractérise les banlieusards par leur habitat, différent de celui des Parisiens, et par le fait qu’ils prennent des moyens de transport bondés et rares pour quitter la capitale.

  • 10 Voix off du documentaire Paris et le désert français, réalisation R. Leenhart et S. Jezequiel, 27 (...)

10Malgré leur prégnance dans les paysages de la banlieue des années 1950, les pavillons hérités de la vague de l’entre-deux-guerres, ceux des mal lotis, sont peu présents sur les écrans. Dans le commentaire de Paris et le désert français, documentaire commandé par le ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme, les lotissements sont radicalement condamnés par les aménageurs de la région parisienne comme un désastre : « Du haut du château d’eau, on embrasse l’étendue du désastre. Trois lotissements sans structure, se rejoignant peu à peu pour former ce conglomérat misérable et incohérent qu’il faut bien appeler une ville, s’arrêtant brusquement en plein champ au hasard des parcelles du cadastre. Rien n’a été conçu et construit ici qu’à l’échelon du lot individuel »10.

11Le cinéma de fiction ne prend apparemment pas parti dans ces débats urbanistiques, mais présente une gamme peu engageante de destins pavillonnaires. La villa de Marthe, dessinée par le décorateur Max Douy pour Le diable au corps (1946) de Claude Autant-Lara, est le lieu de l’adultère et de la perte. Gabin, icône populaire vieillie et nostalgique, dont le personnage renvoie, pour les spectateurs de l’après-guerre, au souvenir du héros populaire de l’entre-deux-guerres, habite des pavillons de cinéma à plusieurs reprises. Dérisoire dans Le jardinier d’Argenteuil de Jean-Paul Le Chanois (1966), le pavillon est menacé de destruction et porteur de mort dans Le chat de Pierre Granier-Deferre (1971). Face à la modernité des grands ensembles de Sarcelles, la « cabane » de Gabin, ancien truand sorti de prison, figure ce qui reste d’un monde ancien écrasé par le nouveau, et il a d’ailleurs beaucoup de peine à la retrouver au milieu des blocs et des tours.

  • 11 Cette condamnation persiste au début des années 1980, en changeant de signification : dans La soup (...)
  • 12 Conçue par le peintre et artiste Jacques Lagrange (1917-1995), qui est l’auteur des décors urbains (...)
  • 13 A. Fourcaut, « Le xxe arrondissement au cinéma », dans F. Gasnault et J.-P. Dumas dir., Le xxe arr (...)
  • 14 Le mépris des habitants des pavillons n’est pas une spécificité du cinéma, et sa persistance des a (...)

12La maison moderne n’est pas plus épargnée11. La villa des Arpel12 dans Mon oncle (1958) de Jacques Tati offre un espace propre et clair, mais le confort électrique et les objets ménagers sophistiqués isolent les membres de la famille les uns des autres et interdisent les visites et la convivialité. La clôture électrique du jardin sépare la famille - sauf le chien ! - d’une rue devenue une route vide de piétons, où ne circulent que des voitures au trajet balisé par des marques sur la chaussée. Le cinéma condamne discrètement, mais sans appel, les banlieusards pavillonnaires à leur solitude et à leur enfermement. Riches ou pauvres, ridicules ou tragiques, archaïques ou modernes, ils sont privés d’une vie urbaine faite, au cinéma, de mixité sociale à dominante populaire, de contacts denses et de côtoiement dans la rue ou les cafés13. Ce faisant, le cinéma reprend d’ailleurs les stéréotypes négatifs véhiculés par les élites sur l’habitat individuel14 des années 1930 jusqu’à nos jours.

... À CELLE DES GRANDS ENSEMBLES

  • 15 « Ginette me l’aurait dit s’ils l’avaient rasée, ma cabane ! », s’exclame-t-il en découvrant, du h (...)
  • 16 L’image est exactement la même dans le texte célèbre de Christiane Rochefort : « On arrive à Sarce (...)

13Nouveauté radicale et marqueur de la modernité, le grand ensemble n’est montré qu’en opposition avec les restes d’un passé urbain qu’il menace. Dans Mon Oncle, qui ne se situe pas dans la ville moderne mais dans des allers-retours entre le vieux Saint-Maur et la villa des Arpel, une séquence fugitive montre au premier plan un vieux mur de pierres écroulé avec une grille arrachée, et à l’arrière plan des immeubles blancs et neufs alignés, nés de cet effondrement. Les blocs de Sarcelles vus d’avion menacent la cabane de Gabin15 et il erre sans repères entre les immeubles à la recherche de son pavillon16.

  • 17 Play time a été tourné dans une vaste « Tativille » construite pour le film, et son créateur, Jacq (...)
  • 18 J. Tati, Les nouvelles littéraires, 30 novembre 1967.

14Indéchiffrable et critiqué, le grand ensemble est opposé terme à terme au quartier populaire parisien dans Rue des prairies (1958). Les Sablons, le tout premier quartier de Sarcelles, y est un lieu vide et mal desservi - les ouvriers du bâtiment qui le construisent et habitent Paris, attendent le bus auprès d’un dérisoire arrêt planté dans un désert. Gabin, chef de chantier qui travaille à la construction du grand ensemble, revient à la vie urbaine quand il rentre chez lui, rue des Prairies dans le 20e arrondissement. Dans Play time (1967), un petit peuple urbain d’artisans vêtus à l’ancienne - en salopette, casquette, mégot à la bouche et boîte à outils sous le bras -, ce peuple « de la rue et du pourboire » (Antoine Prost), subvertit peu à peu l’univers de bureaux et de grands ensembles qui préfigure la Défense17. Au pied d’immeubles gris, à un coin de rues envahies par la circulation automobile, l’éventaire d’une marchande de fleurs en fichu offre quelques touches de couleur ; Jacques Tati écrit18 : « Minuscule et saugrenue. C’est elle l’espoir ». Elle figure le vieux Paris en voie de submersion, que le spectateur ne voit plus - avec l’image de la Tour Eiffel - que dans le reflet des glaces des immeubles neufs. Le quartier populaire ancien - la rue des Prairies, la plaine Saint-Denis (La Belle Américaine 1961) ou le vieux Saint-Maur de Mon Oncle - à la fois mythique et archaïque, entretient la nostalgie d’un faubourg, né dans la première moitié du xixe siècle et qui aurait traversé l’entre-deux-guerres et la guerre, inchangé et préservé des mutations urbaines. Les quartiers neufs, ceux des grands ensembles et des tours de bureaux, ne sont montrés que par contraste avec cet âge d’or populaire urbain, et donc immédiatement dévalorisés.

  • 19 Film franco-italien de Gilles Grangier. scénario d’Albert Valentin. sur une idée de Jean Moncorgé (...)

15Perpétuellement en construction, le grand ensemble est un chantier bruyant et toujours inachevé : Archimède le clochard19 (1958) s’est aménagé une cabane, un abri dans l’immeuble en construction d’un grand ensemble de banlieue ; il en est chassé par le bruit trépidant des engins et le mouvement incessant des ouvriers. Dix ans plus tard, la banlieue tout entière est encore un chantier dans Deux ou trois choses que je sais d’elle (1967) de Jean-Luc Godard, dont la bande-son est saturée de bruits d’engins et de véhicules. La violence de ces bruits mécaniques s’oppose à l’animation sonore des quartiers parisiens de cinéma, produite par les multiples échanges de la rue - conversations, chansons, disputes, cris de Paris intemporels.

  • 20 Le film s’ouvre sur l’image de Gabin arrivant à la gare du Nord, où il prend le train pour Sarcell (...)
  • 21 Une sociologue écrit à propos d’une habitante de la cité des Cimentiers (construite entre 1960 et (...)

16Ces blocs modernes sont associés aux objets et au mode de vie de la nouvelle société de consommation : la télé, la voiture, la machine à laver, le frigo, ou les vacances à l’étranger au soleil et en voiture. Les conversations des voyageurs du train de banlieue qui mène à Sarcelles20 dans Mélodie en sous-sol révèlent les préoccupations nouvelles des classes populaires : les vacances en Grèce, le camping, la moyenne tenue par la « bagnole » ; les banlieusards s’échangent d’ailleurs des photos de leurs exploits estivaux. Les paquets de lessive figurent les blocs de La Courneuve, et l’héroïne, Marina Vlady, se prostitue pour finir les fins de mois toujours difficiles, car le confort coûte cher21. Les parents de Josyane, à Bagnolet, font des enfants pour acquérir, grâce aux allocations familiales, successivement la télé, puis le frigo, et surtout, pour le père, une bagnole. Les filles couchent avec les garçons de la cité pour une balade en scooter. L’obsession de la voiture s’explique par la rareté des transports en commun : au cinéma, les banlieusards courent après des bus et s’entassent dans des trains bondés comme dans Les moutons de panurge (1960) ou dans Elle court, elle court, la banlieue (1971) ; la fatigue des trajets et les longues absences hors du foyer compromettent d’ailleurs leur vie conjugale et sexuelle. Cette course quotidienne est le contraire de la flânerie, de la déambulation que les rues de la capitale seules autorisent.

  • 22 C. Rochefort, Les enfants du parking (1969), Paris, 1971, p. 6-7 ; le héros adolescent quitte défi (...)
  • 23 S. Korber, Un idiot à Paris, 1967.

17Dans les grands ensembles, la télé remplace la vie familiale ; dans le roman Les enfants du parking, même si l’écran est vide, les pères ont les yeux toujours fixés dessus, ce qui fait fuir les adolescents : « Je suis donc resté logiquement sur place, dans la cour, au milieu des maisons. J’ai regardé les fenêtres : derrière toutes les fenêtres, il se passait la même histoire d’un écran qu’on bouche, et le père dit au fils de se pousser, et le fils s’en va pour toujours quelque part. [...] Si on avait été mille, on serait remontés tous ensemble et on aurait cassé toutes les télés »22. Le jeune fugueur en conclut qu’il était né dans un asile et qu’il venait brusquement de s’en apercevoir et de s’en échapper. Même chose à l’écran : Les moutons de Panurge (Jean Girault, 1960) regardent tous la télé. Enfin ce mode de vie nouveau rend fou. Ainsi Yves Robert joue-t-il le rôle d’un homme « évadé d’un HLM de l’Haÿ-les-Roses », errant égaré sur les quais de la Seine, où il rencontre un provincial simplet, joué par Jean Lefèvre qui inaugure ici ce personnage et qui ne comprend rien à son discours : l’évadé lui explique qu’il s’est enfui pour ne pas devenir fou comme ses voisins23.

***

  • 24 G. Grangier, Archimede le clochard, 1958.
  • 25 Le jardinier d’Argenteuil, 1966.
  • 26 Comme le remarquait Sébastien Le Pajollec lors de la table-ronde « Paris dans les médias », 21 jui (...)

18Le banlieusard, défini par son habitat et par ses déplacements - à l’écran, on travaille peu en banlieue - est condamné par la fiction des Trente Glorieuses. Le Gabin des temps de l’expansion économique n’est que l’image déchue ou vieillie du héros populaire des années 1930, celui de La belle Equipe : il n’est plus ouvrier, il est clochard24 ou marginal25. Décalé, étranger au monde qui l’entoure, il ne trouve plus sa place dans une banlieue qui a totalement changé : Archimede le clochard finit sa vie sur la côte d’Azur, comme le truand de Mélodie en sous-sol26. Marina Vlady, dans la barre Debussy des 4 000 de La Courneuve, figure l’aliénation moderne où la consommation engendre la prostitution.

  • 27 J. F. Wagniart, « Pour une histoire du cinéma social. Les représentations du social dans le cinéma (...)

19Ces images négatives sont aussi liées à la disparition des héros populaires au cinéma : les années 1950 marquent l’épuisement du modèle du cinéma social européen, l’influence du réalisme poétique français s’estompe et le néoréalisme n’est en France qu’un mouvement marginal27. Le peuple urbain n’est présent que dans un cinéma commercial de divertissement, et bien sûr chez Tati :, mais pour la banlieue nouvelle, pas de Jour se lève ni de Belle Équipe.

  • 28 R. Fischman, Bourgeois utopia: The rise and fall of suburbia, New York, 1987.
  • 29 Louis Chevalier parle à ce propos du « néant » du cinéma français, incapable de rendre compte des (...)

20Le cinéma participe de l’incompréhension qui traverse toute la société française face à l’éclatement et à l’étalement de la ville, figée pendant un siècle par l’haussmannisation et ses suites. La banlieue n’y est, comme dans la plupart des discours produits alors, que la grande ville en négatif. La disposition des grands ensembles, la disparition de la rue et l’isolement des pavillons rendent impossible la densité des échanges qui font l’urbanité ; l’uniformité des situations et des comportements abolit la mixité et les contacts ; les usages nés d’un espace fonctionnaliste rendent l’imprévu impossible, car tout le monde fait la même chose au même moment. La France des années d’expansion ne génère pas, à la différence des États-Unis, d’utopie suburbaine positive incarnant les valeurs des classes moyennes basées sur la liberté, la propriété privée et la famille28. La modernité est toujours difficile à représenter et le cinéma français tarde globalement à enregistrer la mutation vers la société de consommation29 ; il a manqué, à l’exception de Tati, le démarrage de la ville contemporaine, ou l’a condamné faute de repères culturels pour le comprendre, préférant perpétuer à l’écran le Paris disparu des faubourgs, laissant ainsi les banlieusards dans leur no man’s land.

Notes

1 A. Corbin, « Paris-province », dans Les lieux de mémoire III, Les France, 1, Conflits et partages, P. Nora dir., Paris, 1993, p. 776-823.

2 Tomato Architectes, La ville du périphérique, Paris, 2003.

3 D. Schilling, « Queneau Porte Chaillot. Le savoir périphérique dans Pierrot mon ami », Poétique, nov. 2000, p. 443-462.

4 B. et N. Tavernier, De l’autre coté du périph’, documentaire couleur, France 2-Little bear, 1997.

5 A. Fourcaut, « Aux origines du film de banlieue : Les banlieusards (1930-1980) », dans Le peuple en tous ses étals, J.-L. Robert, D. Tartakovsky dir., Sociétés et Représentations, n° 8, 1999, p. 113-127.

6 Des travaux de jeunes chercheurs sont en cours sur la jeunesse au cinéma dans les années 1960 (Sébastien Le Pajollec) ou l’image des grands ensembles dans les médias audiovisuels (Camille Canteux) ; voir la table ronde « Paris dans les médias » organisée par Myriam Tsikounas le 21 juin 2002 à l’Université Paris I.

7 Voir le documentaire Anatomie du paysage, de J.-L. Tissier et P. Pinchemel, réalisateur P. Samson, École normale supérieure de Fontenay-Saint-Cloud, 1993, 28 mn.

8 Y. Lacoste, « Un problème complexe et débattu : les grands ensembles », Bulletin de l’Association de géographes français, n° 316-317, 1963, p. 37-46.

9 A. Fourcaut, « Trois discours, une politique ? », dans Le grand ensemble, histoire et devenir. Urbanisme, n° 322, 2002, p. 39-45.

10 Voix off du documentaire Paris et le désert français, réalisation R. Leenhart et S. Jezequiel, 27 mn, 1956. Le scénario démarque le livre de J.-F. Gravier, publié en 1947, qui porte le même titre.

11 Cette condamnation persiste au début des années 1980, en changeant de signification : dans La soupe aux choux (J. Girault, 1981 ), deux vieux paysans, joués par Jean Carmet et Louis de Funès. sont l’incarnation grotesque mais sympathique du mode de vie rural français d’avant la modernité. Or ils sont obligés de déménager sur une autre planète, leurs fermes étant menacées par les bulldozers du chantier de construction d’un lotissement de pavillons neufs, accompagné d’un parc d’attractions, le tout construit avec l’approbation du maire de la commune au nom de « l’expansion économique ». Aux débuts des années 1980, les nouveaux villages du péri-urbain ont remplacé les grands ensembles comme symbole de la modernité menaçante.

12 Conçue par le peintre et artiste Jacques Lagrange (1917-1995), qui est l’auteur des décors urbains des principaux films de Jacques Tati ; voir le dossier de presse de l’exposition « La ville en Tatirama. Les Trente Glorieuses à travers l’objectif de Jacques Tati », Paris. 1FA, juin-sept. 2002.

13 A. Fourcaut, « Le xxe arrondissement au cinéma », dans F. Gasnault et J.-P. Dumas dir., Le xxe arrondissement. La montagne ci Paris, Paris, 1999.

14 Le mépris des habitants des pavillons n’est pas une spécificité du cinéma, et sa persistance des années 1930 à nos jours mériterait une analyse approfondie : voir A. Fermigier, « Le falbala et le clapier », Le Nouvel Observateur, 4 mai 1970, p. 45. lors d’une visite à la foire de Paris où sont présentées les chalandonnettes : « Mais le symbole n’est rien auprès de la réalité et la réalité c’est le “Village de France”, c’est-à-dire l’ensemble des maisons individuelles, préfabriquées ou non, proposées par les constructeurs privés. Inutile de s’emporter, nous sommes là au niveau de l’indescriptible et il n’y a pas de mots pour rendre sensible tant de hideur. Le plus triste est que cette hideur. si l’on en juge par les réactions de la foule, plaît, correspond aux goûts de toute une partie de la population, supérieurement conditionnée, il est vrai, par la publicité, rédactionnelle ou non, qui s’étale à longueur de semaine dans les colonnes d’une certaine presse. Et comment même espérer que l’on puisse faire un jour ce qu’il est convenu d’appeler l’éducation du public, puisque dans ce domaine les responsables officiels de la construction ne cessent de donner l’exemple du pire. A deux pas du “Village de France”, vous pouvez voir dans le stand “Construrama” les photographies des pavillons primés lors du concours de maisons individuelles organisé par Albin Chalandon. Lamentable : la bicoque pétainiste. Les prix sont peut-être plus étudiés que dans le secteur privé, mais la conception, le niveau architectural sont du même ordre. Et le ministre de l’Équipement se fait fort de construire en trois ans 60 000 de ces clapiers. Voilà un homme dont la politique est en train de prendre les proportions d’un fléau national. Nous y reviendrons ». Voir aussi J.-C. Kauffmann. « Les nouveaux barbares », Le Monde, 26 avril 2002 à propos du vote de 21 avril 2002 : « Il y a d’un côté la jeunesse et le modernisme, de l’autre (côté Le Pen) la souffrance honteuse de tous ceux qui ne comprennent rien à ce tohu-bohu, le repli silencieux au fond des petits pavillons à 4 sous ». Nous remercions Alain Faure de nous avoir communiqué ces éléments du sottisier antipavillonnaire. La géographie urbaine marxiste, en la personne de Pierre Georges, condamne pour des raisons politiques la banlieue pavillonnaire populaire : « Elle constitue une zone résidentielle ouvrière par la volonté de la classe dirigeante et des pouvoirs publics de diluer le peuplement ouvrier dans une zone urbaine agrandie afin d’en diminuer le dynamisme révolutionnaire (à la fois par la dispersion et par l’encouragement à la construction individuelle.)”, P. George, La ville, le fait urbain à travers le monde, Paris, 1952, p. 132.

15 « Ginette me l’aurait dit s’ils l’avaient rasée, ma cabane ! », s’exclame-t-il en découvrant, du haut du pont qui surplombe le chemin de ter qui dessert le grand ensemble, le paysage de blocs alignés au début de Mélodie en sous-sol (1963).

16 L’image est exactement la même dans le texte célèbre de Christiane Rochefort : « On arrive à Sarcelles par un pont, et tout à coup, un peu d’en haut, on voit tout. Oh là ! et je croyais que j’habitais dans des blocs ! ça oui, c’était des blocs ! ça, c’était de la Cité, de la vraie cité de l’Avenir ! Sur des kilomètres et des kilomètres et des kilomètres, des maisons, des maisons, des maisons. Pareilles. Alignées. Blanches. Encore des maisons. Maisons, maisons, maisons... ». Précisons pour éclairer cette citation que l’héroïne Josyane, qui s’exprime ici, habite Bagnolet et découvre Sarcelles, C. Rochefort, Les petits enfants du siècle (1961), Paris, 1974, p. 124-125.

17 Play time a été tourné dans une vaste « Tativille » construite pour le film, et son créateur, Jacques Lagrange dit du quartier de La Défense qu’il a reconstitué le décor de Play Time.

18 J. Tati, Les nouvelles littéraires, 30 novembre 1967.

19 Film franco-italien de Gilles Grangier. scénario d’Albert Valentin. sur une idée de Jean Moncorgé (c’est-à-dire Gabin lui-même). Un clochard philosophe et cultivé, chassé du chantier en construction du grand ensemble qu’il habite, cherche à se faire mettre en prison pour passer l’hiver au chaud.

20 Le film s’ouvre sur l’image de Gabin arrivant à la gare du Nord, où il prend le train pour Sarcelles sous le panneau « Banlieue » longuement filmé.

21 Une sociologue écrit à propos d’une habitante de la cité des Cimentiers (construite entre 1960 et 1964, 22 000 habitants en HLM), une femme seule de 55 ans : « Elle a peu d’argent ; tous les samedis elle prend un billet de 100 francs à la caisse d’épargne : il doit lui suffire jusqu’au samedi suivant : elle a une tirelire où elle économise petit à petit de quoi payer son électricité. », M.-Ch. Pouchelle, Vivre dans un grand ensemble. Les Cimentiers, Paris, 1974, p. 31.

22 C. Rochefort, Les enfants du parking (1969), Paris, 1971, p. 6-7 ; le héros adolescent quitte définitivement la cité quand son père lui demande de ne pas lui masquer l’écran vide de la télévision.

23 S. Korber, Un idiot à Paris, 1967.

24 G. Grangier, Archimede le clochard, 1958.

25 Le jardinier d’Argenteuil, 1966.

26 Comme le remarquait Sébastien Le Pajollec lors de la table-ronde « Paris dans les médias », 21 juin 2002.

27 J. F. Wagniart, « Pour une histoire du cinéma social. Les représentations du social dans le cinéma européen des années 1920 aux années 1950 », Histoire et sociétés, n° 2, 2002, p. 118-133.

28 R. Fischman, Bourgeois utopia: The rise and fall of suburbia, New York, 1987.

29 Louis Chevalier parle à ce propos du « néant » du cinéma français, incapable de rendre compte des mutations à l’œuvre, à part Tati, Godard, Etaix et La grande bouffe, de Marco Ferreri ( 1973), L. Chevalier, L’assassinat de Paris. 2e éd., Paris, 1997, p. 106.

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