1La personnalité du « protestant parisien » aux xix^e et xx^e siècles est quelque peu éloigné du monde commun et de la « foule solitaire » parisienne. Son histoire, ses paroisses apportent un triple modèle d’un « noble » en tant que « représentant d’un passé », « porteur d’un message », et « homme d’une attente », selon les expressions de l’historien E.-G. Léonard, définissant le protestant français1.

2À propos de leur force numérique, les populations d’Ile-de-France passent, du xix^e au xx^e siècle, de 5 % à 20 % de tous les protestants français : soit 150 000 à 200 000 protestants, toutes dénominations confondues et de 1,5 à 2 % de la population francilienne2. Nous nous interrogerons sur leur richesse, leur position sociale, leur « moralité », la pratique de leur foi en tant que Parisiens. En définitive, il faut préciser la difficile notion de « haute société protestante » dans l’histoire parisienne.

LES SOCIÉTÉS PROTESTANTES D’ILE-DE-FRANCE AU XIX^e SIÈCLE

3Le protestant parisien, accepté en toute légalité, naît avec les « Articles organiques » du consul Bonaparte, ou loi du 18 germinal an X (8 avril 1802), promulguée le 18 avril 1802. L’Église consistoriale de Paris est créée par l’arrêté du premier Consul le 12 frimaire an XI (3 décembre 1802) avec les trois premiers lieux de culte dans Paris : Saint-Louis du Louvre (temple inauguré le 31 mars 1811), église du couvent de la Visitation des Filles Sainte-Marie (temple inauguré le 1^er mai 1803), église des Bernardines de Pentemont (temple inauguré le 8 novembre 1846).

4Le Consistoire de l’Église réformée de Paris donne une idée des caractéristiques de ce protestantisme, dans la première moitié du xix^e siècle. Il est pour près de la moitié d’origine étrangère. Les deux professions dominantes sont banquier et négociant. Les honneurs politiques qu’ils reçoivent sont importants. Près d’un tiers sont très riches. L’emprise de la bourgeoisie protestante est symbolisée par le ministre François Guizot. Le dernier « escadron » des protestants nobles se réduit entre 1815 et 1848. Les hommes d’affaires et les « propriétaires » constituent la vraie force sociale du protestantisme, qui oriente les choix religieux3.

5Il ne faut cependant pas résumer le cadre social protestant et parisien à cette haute société protestante. Il existe, chez les réformés comme chez les luthériens, un peuple parisien protestant, et surtout, une petite et moyenne bourgeoisie. Les paroisses réformées les plus importantes de Sainte-Marie et de l’Oratoire, qui représentent un tiers des protestants parisiens, regroupent en leur sein une proportion non négligeable de membres d’état « mécanique » ou ouvriers, surtout avant les travaux haussmanniens. Nous retrouvons ce peuple protestant réformé dans les paroisses parisiennes périphériques et dans celles de la banlieue de Seine-et-Marne à l’est et Seine-et-Oise à l’ouest4.

6Dans le département de Seine-et-Oise, les protestants apparaissent très disséminés. Mais cette minorité s’étoffe au fur et à mesure du siècle. Les protestants se concentrant dans les pôles urbains bourgeois, prospères comme Versailles, Saint-Germain-en-Laye, Sèvres, Jouy-en-Josas, Bièvres ou Essonnes. Dans ces trois dernières communes, un patron protestant tient dans ses mains la principale manufacture. Ce sont des « amis de l’ordre », « distingués » souvent jugés bienfaisants pour les pauvres. L’histoire des deux paroisses de Versailles et de Saint-Germain-en-Laye est à cet égard comparable, par une montée en puissance d’une institution spirituelle et sociale. Elle représente une élite sociale, mobile et parisienne, avec seulement une résidence d’été dans ce département.

7En revanche, dans la région de Mantes, à Vaux-les-Huguenots, commune d’Aubergenville, ou au hameau de Senneville, commune de Guerville, un protestantisme autochtone rural, original et dissident se développe, un court moment, sous la monarchie de Juillet et la deuxième République5.

LA HAUTE SOCIÉTÉ PROTESTANTE PARISIENNE DU xx^e SIÈCLE

8Après la Grande Guerre, le rayonnement de la bourgeoisie protestante parisienne diminue, mais reste puissant. Elle suit en partie les aspirations et les soucis de sa classe socio-économique. Sa discrétion est beaucoup plus prononcée, comparée à d’autres bourgeoisies protestantes de province. Parmi la liste des « deux cents familles » protestantes les plus influentes, dressée en 1935, les banques et les entreprises parisiennes dominent nettement. Les liens des dirigeants des Eglises, libérales ou évangéliques avec ce monde des affaires restent forts6.

9La Haute Société Protestante ou « HSP » représente vers 1950 quelque 1 500 adultes, concentrés à Paris entre les temples de Passy, l’Étoile et Pentemont, dans un milieu cosmopolite, avec des ramifications familiales en Suisse et dans les pays anglo-saxons. En 1903, elle se distingue à travers l’importance socioprofessionnelle très typée, dans l’ordre décroissant, de ses professeurs, médecins, pasteurs et banquiers. Aujourd’hui, l’on trouve d’abord des chefs d’entreprise, puis des ingénieurs, des cadres du service public ou hauts fonctionnaires, enfin, les professeurs du supérieur ou du secondaire. L’évolution de la HSP - à 90 % cadres supérieurs ou patrons - est tout à fait comparable à celle de la grande bourgeoisie française en général. La concentration des affaires ou « mondialisation » fait disparaître les grands noms du protestantisme parisien comme les banquiers Mallet, Neuflize, Vernes, ou les entreprises familiales vendues à des groupes plus importants. L’exception protestante parisienne, à travers sa puissance économique ou sociale, apparaît beaucoup moins vraie qu’à la fin du xix^e siècle7.

10Symbolique, à cet égard, de la vie parisienne protestante, bourgeoise, la biographie d’André Siegfried (21 avril 1875-28 mars 1959), professeur au Collège de France, académicien, et « père de la géographie politique » en France, l’auteur du fameux Tableau politique de la France de l’Ouest. Son père Jules Siegfried représente la haute bourgeoisie protestante, libérale, républicaine, originaire de Mulhouse, qui a fait fortune dans le coton, puis une brillante carrière politique à partir du Havre. Si son père a du mal à s’acclimater à Paris qu’il considère comme une ville mal famée, il n’en est pas de même de son fils qui réussit, dès l’adolescence, une des plus grandes carrières d’intellectuel parisien de la première moitié du xx^e siècle, installé dans son appartement cossu du deuxième étage du 8 rue de Courty dans le 7^e arrondissement à partir de 1911.

11Son éducation protestante le marque d’une forte empreinte, familiale, morale, et intellectuelle. Comme pour le juif, dont il se sent proche, ce protestant est un « ferment » pour reprendre un de ses mots préférés, avec le « point faible » d’être conscient de son succès dans les choses de ce monde. Adolescent, André Siegfried en arrive à se dire de bonne foi : « Mon Dieu, je te remercie de ce que je ne suis pas comme le reste des hommes ! » Il ne cache pas son appartenance à la Bonne Société Protestante (BSP), qu’il distingue cependant de la Haute Société Protestante (HSP), représentée par les banquiers parisiens comme son oncle Jacques Siegfried, et peut écrire : « ... J’aime le confort, le luxe et le inonde et j’ai plutôt conservé une sorte de répulsion pour un certain pharisaïsme de la simplicité. J’avoue franchement ne pas aimer “la vie simple”, que du reste mes parents ne vivaient pas ». Le monde d’André Siegfried appartient au milieu familial, bourgeois, parisien, protestant, avec une atmosphère de sérieux, d’intelligence et de solidité. Cette bourgeoisie, dans les années 1960, semble en perte de vitesse face à toutes les oppositions protestataires8.

12Dans un de ses derniers ouvrages, méconnu, Géographie humoristique de Paris, nous sommes au cœur du « vivre parisiennement » de la haute bourgeoisie, celle de l’élite dirigeante parisienne dans la première moitié du xx^e siècle. Les 25 cartes proposées et commentées donnent une idée de cette géographie élitiste et parisienne, selon ses propres expressions : « géographie morale du métro », « Géoacadémie », « géographie mondaine de Paris » avec les grands clubs, les ducs, les élites médicales, financières et du haut commerce, situées notamment dans l’Ouest parisien des 5^e, 7^e, 8^e et 16^e arrondissements9.

DÉCLIN ET ATTENTE À LA FIN DU XX^e SIÈCLE

13Au point de vue disciplinaire ecclésiastique, la modification la plus importante est l’accès des femmes à toutes les fonctions ecclésiastiques des Églises protestantes. En 1906, à Saint-Germain-en-Laye, apparaît la première femme dans un conseil presbytéral ; en 1929, Madeleine Blocher-Saillens, 48 ans, devient la première femme pasteur du protestantisme à l’Église baptiste du Tabernacle de Paris.

14Le renouvellement de générations et la laïcisation rapide des mœurs provoquent un désintérêt relatif pour les questions doctrinales. En cette fin de xx^e siècle, c’est l’absence de système théologique qui domine. Les questions politiques, en revanche, surgissent et sont débattues entre les années 1950 et le début des années 1980, dans un sens progressiste ; par la suite, elles redeviennent plus discrètes10.

15Au point de vue sociologique, l’exode rural et la périurbanisation des banlieues au xx^e siècle créent de nouveaux protestants urbains, comme la paroisse réformée de Palaiseau-Vallée de Chevreuse en 1958 ou celle regroupée, actuelle, de Lagny-Chelles avec la ville nouvelle de Marne-la-Vallée. De nombreux protestants se perdent, surtout dans cette situation de « diaspora » ou d’éparpillement. A Paris, il n’y a, pour ainsi dire, plus de création de paroisses réformées. En banlieue, la création d’un lieu de culte passe toujours, soit par la communauté qui se crée, soit par un pasteur11.

16La crise des vocations pastorales se fait particulièrement ressentir dans la région parisienne pour au moins quatre raisons. Premièrement, les rémunérations pastorales parisiennes, plus importantes qu’en province, difficiles à gérer ; ensuite, l’arrivée à la retraite de générations de pasteurs engagés dans le ministère après la guerre 1939-1945 ; l’effet tardif des événements de mai 1968 ; enfin, l’absence de politique de restructuration des paroisses12.

17Vers 1960, sur 54 paroisses réformées de l’Ile-de-France - de 1 700 à 100 membres-, 36 ne peuvent couvrir leurs frais. Sur les 70 pasteurs réformés de la région parisienne, Paris en a trop ; la banlieue, au contraire, en demande. De plus, paradoxalement, c’est la région parisienne, jugée la plus riche, qui doit soutenir d’autres régions en déficit13.

18Sur la période 1960-1972, la crise démographique des 86 paroisses de l’ÉRF (Église réformée de France, III^e Région) de la région parisienne s’aggrave nettement. Entre les deux recensements de 1962 et 1968, la population protestante, réformée, évaluée à 58 000 protestants, avec 27 000 familles, 10 800 cotisants, et 6 500 présences au culte un dimanche ordinaire, voit sa part dans la population baisser assez nettement : de 0,7 % à 0,6 %.

19Les statistiques du culte ordinaire du dimanche de toutes les paroisses de la région parisienne mettent en évidence une idée d’ensemble en deux temps. D’abord, une grande période de déclin entre 1960 et 1980 avec une perte de près des deux tiers de l’assistance au culte, ensuite, un palier inégal, véritable pause ou « attente » (E.-G. Léonard) entre 1980 et aujourd’hui. La surprise est grande de découvrir des disparités au sein des évolutions départementales.

20La ville de Paris voit une importante mutation sociologique. L’accroissement du prix des terrains et des loyers provoque l’embourgeoisement, surtout dans les nouveaux quartiers d’affaires, le vieillissement et une généralisation des foyers à une seule personne. Les 17 paroisses parisiennes subissent le contrecoup de cette mutation sociologique : baisse de l’assistance au culte - qui continue de nos jours -, difficultés financières surtout immobilières.

21L’assistance au culte ordinaire en 1970 par population départementale donne les pourcentages suivants dans l’ordre décroissant : Yvelines (0,11 %), ville de Paris (0,1 %), Hauts-de-Seine (0,057 %), Val-d’Oise (0,054 %), Seine-et-Marne (0,047 %), Val-de-Marne (0,045 %), Essonne (0,03 %), Seine-Saint-Denis (0,002 %). On constate le déséquilibre régional entre l’Ouest aisé, avec des lieux de culte nombreux et dynamiques - comme Saint-Germain-en-Laye avec 0,24 % d’assistance, dans les années 199014 - et les paroisses des banlieues « pauvres » - comme Argenteuil ou Sarcelles - et l’Est moins favorisé, comme les paroisses de la Seine-Saint-Denis en notable difficulté15.

22Enfin, il faut noter l’importance de tous les mouvements évangéliques, qui, surtout depuis les années 1980, remportent d’importants succès16. Les zizanies entre Églises protestantes ne sont pas rares, entre réformés et luthériens à propos de l’orthodoxie doctrinale, avec un rapport de force de 100 contre 10, et surtout entre la FPF (Fédération protestante de France) - seize Églises et une soixantaine d’institutions -face aux milieux piétistes, évangéliques et baptistes, de la Faculté libre de théologie de Vaux-sur-Seine (Yvélines), à la multiplication des groupes actifs pentecôtistes, qui recherchent une société d’entraide religieuse plus affective et émotionnelle17.

***

23Cette enquête historique essaye de répondre à la question de 1966 du pasteur Jean Gastambide, « Parisien et protestant. Pour... quoi ? » Des difficultés existent pour être parisien et protestant : dispersion, vieillissement, perte de consistance théologique, attrape-tout médiatique, bricolage et libre service religieux, primat des loisirs ou du matérialisme sur la vie spirituelle. Pourtant, la région parisienne n’est plus le « tombeau »18 ou la « nécropole »19 du protestantisme.