Conclusion
p. 275-277
Texte intégral
1En ouvrant cette enquête collective au long cours, nous faisions l’hypothèse que l’histoire de l’antimilitarisme avait partie liée, en France, avec le resserrement de l’emprise étatique ainsi qu’avec l’affirmation des modernités, deux processus qui prennent corps au milieu du xixe siècle et définissent dans une large mesure l’époque contemporaine. À la lecture des contributions réunies dans cet ouvrage, cette grille de lecture tient ses promesses et permet de mieux comprendre les temps forts et les replis d’un antimilitarisme à l’évolution heurtée.
2Même si ses racines plongent loin en amont et se nourrissent de l’impopularité de l’armée et de ses modes de recrutement contraints, l’idée antimilitariste éclot véritablement au milieu du xixe siècle et connaît un premier temps de cristallisation au tournant des xixe et xxe siècles, ce que l’on retrouve, sous des formes variées, dans la plupart des pays étudiés dans cet ouvrage. Selon Raoul Girardet, cette montée en puissance doit être reliée, en France, avec la dynamique anarchiste d’un rejet radical de l’uniforme, ainsi qu’avec la vigueur d’un « antimilitarisme bourgeois » alimenté par le dégoût de la vie de caserne. Ce qui se joue à la fin du xixe siècle nous semble toutefois plus fort et plus fondamentalement politique, car ce sont en réalité deux modernités concurrentes qui s’affrontent autour du peuple en armes, l’une fondée sur le modèle civique de la milice citoyenne, l’autre sur le modèle hiérarchisé de l’armée de métier. La figure du soldat-citoyen s’inscrit précisément à la confluence de ces deux visions rivales, l’une revendiquant le droit du militaire à rester un citoyen sous l’uniforme, l’autre affichant un principe d’autorité qui finit par l’emporter au nom de son efficacité supposée et de sa plus grande conformité aux valeurs dominantes. La violence de l’affrontement traduit donc le choc de deux modernités politiques englobantes et ne saurait se résumer à un antagonisme sommaire, binaire et borné, tel que « progrès » contre « archaïsme » ou « armée » versus « civil ». Ce qui est en jeu va bien au-delà des épaulettes et des chambrées.
3Car la victoire du modèle de l’armée disciplinée doit beaucoup à l’émergence du nouveau régime de masculinité mis en évidence par Anne-Marie Sohn1 : à la fin du xixe siècle, on ne valorise plus la virilité « offensive » et débridée, celle des duellistes et des rixes, des barricades et des insurgés, mais une masculinité « apaisée », disciplinée, qui s’accorde aux exigences du service militaire autant qu’elle les façonne. L’antimilitarisme perd à cet égard la bataille décisive des représentations et pâtit durablement d’une image dégradée et dé-virilisée, aggravée par temps de guerre du reproche humiliant de lâcheté auquel s’ajoute un durcissement drastique de la répression, ce qui rend d’ailleurs paradoxale cette stigmatisation dévirilisante, tant l’engagement antimilitariste expose, impliquant courage et ténacité.
4En 1914-1918 comme en 1939-1945 (et à un degré moindre pendant les guerres coloniales), il est quasiment impossible d’afficher une opinion antimilitariste que certains voilent peut-être sous le masque à peine moins répréhensible du pacifisme radical, tandis que d’autres affichent des formes d’action individualistes (à l’image de la désertion), apparemment dissociées des revendications idéologiques. Mais existe-t-il un antimilitarisme anodin ? Même en temps de paix, même sous ses formes les plus légères (la chanson, la bande dessinée, etc.), le phénomène suscite l’inquiétude et inspire des logiques de répression qui contribuent, en dernier lieu, à en circonscrire les limites. Insistons sur ce point décisif : l’antimilitariste n’a pas besoin d’être défini a priori dans le discours militant pour être assigné comme tel par l’État. Et l’on peut même faire de l’antimilitarisme sans le savoir pourvu que l’on soit désigné et pourchassé pour cette raison. C’est en ce sens qu’il existe bien un continuum des gestes de l’antimilitarisme, créé par la répression étatique, et qui aboutit à politiser – et le plus souvent à ancrer à gauche – des acteurs qui font pour beaucoup d’entre eux leur première expérience de la contestation (c’est le cas le 18 mars 1871, mais aussi lors de la mutinerie du 17e d’infanterie en 1907, ainsi que dans bien d’autres épisodes postérieurs jusqu’au Larzac). Pour parodier Clemenceau, disons que l’antimilitarisme est une chose trop sérieuse pour être laissée aux militants.
5Il est plus difficile de distinguer les évolutions du phénomène à une échelle globale dans la première moitié du xxe siècle, tant les situations nationales diffèrent. En France, le paysage se brouille durant cet « entre-deux-guerres » qui « ne semble pas avoir de caractère propre ou de traits vraiment distinctifs2 ». Par de nombreux aspects, l’antimilitarisme des années 1920-1930 s’inscrit dans le prolongement de l’avant-guerre, comme si l’expérience des tranchées et la démocratisation de l’expérience combattante n’avaient qu’un impact limité sur le rapport des Français à l’armée, alors même qu’elles inspirent un pacifisme plus largement partagé. Si l’antimilitarisme communiste se caractérise par un incontestable surcroît de virulence, il s’inscrit tout de même pour une grande part dans les pas des pionniers anarcho-syndicalistes ; piloté à l’échelle du Komintern et mis en veilleuse à l’heure de la stratégie de « front populaire », il ne bouleverse durablement ni l’audience ni les formes d’expression d’une idéologie bien ancrée dans la tradition révolutionnaire française.
6Les mutations s’accélèrent brièvement au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, puis à nouveau et bien plus fortement à la sortie des guerres d’Indochine et d’Algérie. Que l’expérience militaire coloniale stimule l’antimilitarisme, c’est un fait établi depuis le milieu du xixe siècle et les armées d’Afrique. Il est tout de même curieux de relever la faible place de cette question dans l’historiographie : peut-être parce que les recherches sont en germe sur ce front pionnier, peut-être aussi parce que l’anticolonialisme a tendance à subsumer l’antimilitarisme et toutes les formes de contestation de l’ordre impérial, gommant leur spécificité propre ? La question reste ouverte et devra appeler d’autres recherches.
7Quelque chose craque, en tout cas, entre 1961 et 1968. Du « putsch des généraux » aux « soldats perdus » de l’OAS, la chaîne de commandement est mise en question dans sa légitimité et dans sa fidélité républicaine. Dans le même temps, le choix de la dissuasion nucléaire bouleverse l’organisation même d’une défense nationale qui n’est plus principalement assurée par une armée de conscrits. Enfin, on observe une déconnexion croissante entre, d’une part, les nouvelles attentes d’une société civile plus moderne et plus libérale, et d’autre part, les pesanteurs d’une armée engoncée dans ses valeurs traditionnelles et tournée en dérision. Il faut insister sur le caractère inédit de cette rupture armée-société, qui s’accentue après 1968 et qui contraste avec la situation antérieure, celle qui émerge vers les années 1870, au temps de la consolidation républicaine. Il est désormais évident que l’armée a une société de retard (et une guerre, nucléaire, d’avance). C’est ce qui aboutit in fine à la suspension-suppression d’un service militaire devenu obsolète.
8Fait significatif d’un rapport à l’autorité peut-être plus complexe qu’ailleurs, le desserrement progressif des liens armée-société aboutit, en France, à une rupture presque complète, à peine adoucie par la création des « journées d’appel et préparation à la défense », « journées défense citoyenneté » et autres mises en scène du lien entre la jeunesse et l’armée. Privé de ce qui faisait de lui un phénomène social englobant – le dispositif militaro-civique de la conscription –, l’antimilitarisme se fragmente, et de ce fait s’invisibilise, en des combats circonscrits, notamment contre la militarisation de la sécurité intérieure ou contre la vente d’armes à des dictatures. Du reste, même les horizons internationaux de l’antimilitarisme s’opacifient. Si la plupart des dictateurs de notre temps s’appuient évidemment sur l’armée, force est de constater que le temps des « colonels » et autre Pinochet est révolu, au profit de civils tout aussi implacables trouvant dans la dimension autoritaire du néolibéralisme des ressources bien plus variées et efficaces que le seul bruit des bottes pour asseoir leur pouvoir.
Notes de bas de page
Auteurs
Éric Fournier est maître de conférences habilité en histoire contemporaine, au centre d’histoire du xixe siècle, université Paris I Panthéon-Sorbonne. Il a notamment travaillé sur la Commune et sa mémoire dans Paris en ruines (2008) ou La Commune n’est pas morte (2013) ; sur les mouvements révolutionnaires et la violence politique, dans La cité du sang. Les bouchers de La Villette contre Dreyfus (2008) et La critique des armes. Une histoire d’objets révolutionnaires sous la IIIe République (2019).
Arnaud-Dominique Houte est professeur d’histoire contemporaine à Sorbonne-Université, membre du Centre d’histoire du xixe siècle. Il a notamment publié Propriété défendue. La société française à l’épreuve du vol (xixe‑xxe) (Gallimard, 2021) et Les peurs de la Belle Époque. Crimes, attentats, catastrophes et autres périls (Tallandier, 2022).
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
« La modernité dure longtemps »
Penser les discordances des temps avec Christophe Charle
François Jarrige et Julien Vincent (dir.)
2020
Faire société
La philanthropie à Genève et ses réseaux transnationaux autour de 1900
Thomas David et Alix Heiniger
2019
Les Russes en France en 1814
Des faits, des imaginaires et des mémoires
Marie-Pierre Rey (dir.)
2019
Dictionnaire historique de la comparaison
Nicolas Delalande, Béatrice Joyeux-Prunel, Pierre Singaravélou et al. (dir.)
2020
Sororité et colonialisme
Françaises et Africaines au temps de la guerre froide (1944-1962)
Pascale Barthélémy
2022
Des histoires, des images
Mélanges offerts à Myriam Tsikounas
Sébastien Le Pajolec et Bertrand Tillier (dir.)
2021
À bas l’armée !
L’antimilitarisme en France du XIXe siècle à nos jours
Éric Fournier et Arnaud-Dominique Houte (dir.)
2023