Entre Franquin et Tardi : l’antimilitarisme dans la bande dessinée « adulte »
p. 235-238
Texte intégral
1Au début des années 1970, le Messerschmitt 262 est décrit comme un « merveilleux appareil » dans la rubrique modélisme de Spirou. La réplique de Franquin est cinglante. En 1976, Gaston Lagaffe, habituellement pacifiste, monte une maquette de ce chasseur à réaction, collant avec application les croix gammées sur le fuselage. Le résultat est si réaliste que l’appareil bombarde les bureaux du journal, commotionnant le rédacteur en chef. Gaston revendique l’attaque : « Ceux qui fourrent de ces bidules guerriers pleins leurs illustrés, faut bien de temps en temps qu’on leur rappelle à quoi servent ces merveilles. » Enfin, il leur annonce qu’il va monter une réplique d’un AMX‑30 – un char français contemporain en dotation dans l’armée de ce pays et non un artefact nazi ancien – et conclut : « Vous m’en direz des nouvelles. » Son antimilitarisme ne se réduit pas à un antifascisme ni à un combat mémoriel, mais relève d’un engagement au présent contre le système militaro-industriel, culminant par les armes retournées contre la rédaction du propre journal de Franquin, qui signe en transformant le « F » en un pistolet faisant feu.
2Ainsi, l’une des planches les plus antimilitaristes de notre corpus ne relève pas d’une bande dessinée de guerre et exprime un antimilitarisme patent à travers un humour mordant, soulignant que cet engagement ne se trouve pas nécessairement là où on l’attendait, ce qui a compliqué la constitution du corpus. Nous avons procédé à une sélection empirique, essentiellement parmi des bandes dessinées franco-belges, après un appel à des bédéphiles très avertis1, qui ont signalé une cinquantaine d’œuvres possiblement antimilitaristes – car aucune ne se nomme ni ne se revendique comme telle, et le mot même est strictement absent des phylactères. Les œuvres consacrées à la Grande Guerre, presque la moitié de la présélection, exposent surtout l’absurdité de cette guerre-là et appellent au pacifisme plus qu’à l’antimilitarisme. Malgré la présence récurrente d’officiers incompétents et cruels, et de fusillés pour l’exemple, à y regarder de près, la critique de l’armée est moins vive que celle de la guerre. Le corpus se resserre en conséquence sur une dizaine d’auteurs, soit une vingtaine d’œuvres, où le poids de la Première Guerre mondiale n’est plus écrasant. La bande dessinée dite « adulte2 » apparaît alors comme un excellent terrain pour cerner un antimilitarisme qui ne se nomme pas ; pour le distinguer du pacifisme, comme du trouble vertige de la guerre.
3L’antimilitarisme impliquant une dénonciation systématique d’une institution aliénante, un récit mettant en scène des bons et des mauvais officiers ne s’inscrit pas vraiment dans cette idéologie. Ainsi, Notre mère la Guerre dépeint comment, dans l’enfer des tranchées, un officier de gendarmerie traque un tueur de femmes qui se révèle être un socialiste internationaliste rallié à l’Union sacrée. Certes, la justice de classe des conseils de guerre est dénoncée, ainsi que des officiers hautains, incompétents et jouisseurs. Mais les héros positifs sont d’autres officiers, exemplaires malgré leurs illusions perdues3. Il en est de même pour les guerres coloniales dans La colonne, traitant des exactions de la mission Voulet-Chanoine, qui oppose des officiers racistes, noceurs, antidreyfusards et sombrant dans une hybris coloniale à des responsables gradés républicains. La dénonciation du colonialisme ne s’accompagne pas ici d’une critique globale de l’armée4.
4Ce prisme des officiers s’avère aussi très efficace face à l’œuvre d’Hugo Pratt. La série des Corto Maltese, ou celle des Scorpions du désert, sont peuplées d’officiers hauts en couleur, parfois héroïques tel l’inoubliable lieutenant de vaisseau Slütter ; parfois pathétiques, mais qui s’accrochent désespérément à l’uniforme pour garder un semblant de dignité. Tous restent imprégnés d’un habitus militaire, dans la déchéance de La lagune des beaux songes comme au sein du groupe de déserteurs cosmopolite unis Sous le drapeau de l’argent pour voler un trésor dans le no man’s land. Pratt affectionne ces personnages ambigus mais irrémédiablement militaires, des officiers et gentilshommes (de fortune) exprimant souvent un militarisme désabusé.
5En revanche, aucun officier honorable n’est décelable dans l’œuvre manifestement antimilitariste de Tardi, notamment par sa dénonciation constante du système militaro-industriel, qui ouvre plusieurs des albums consacrés à la Grande Guerre5. Représenter ce conflit industriel autorise de fortes « audaces graphiques6 », faisant de ce motif un thème récurrent de l’antimilitarisme dans la bande dessinée. Comme Franquin, Tardi rappelle dans Adieu Brindavoine (1974) la dangerosité de cette industrie étendant son emprise aux jouets pour enfants. Il assume également les armes retournées, une fois effectivement lorsqu’il montre des gendarmes – police militaire haïe – mutilés et pendus ; ou le plus souvent comme un appel, avec des slogans à la manière de l’antimilitarisme révolutionnaire de la Belle Époque. Attentif à la rigueur historique et conscient que bien peu d’armes ont été retournées, il se contente souvent d’esquisses contrefactuelles : « Ce qui aurait été logique, c’est qu’on charge nos fusils, qu’on abatte nos chefs. On aurait pu enfin parler d’une mutinerie salutaire. Ce qui aurait été épatant c’est que les allemands fassent la même chose de leur côté7. » En temps de paix, son antimilitarisme est présent dans les aventures d’Adèle Blanc-Sec, en quelques vignettes aussi succinctes que denses : un savant fou essaye de transformer un pithécanthrope en soldat idéal en l’affublant d’un uniforme de saint-cyrien et en lui faisant subir un bourrage de crâne à l’aide d’une machinerie idoine. Transformé en officier, l’hominidé risque d’être déshumanisé : « Quelle Horreur ! Vous en avez fait un saint-cyrien », clame Adèle8. Fort heureusement, l’homme préhistorique se révolte contre son maître. Propagande aliénante, uniforme déshumanisant, exécration des officiers et des fabricants de mort, mutinerie : tout est dans cette scène empreint d’une drôlerie impossible dans les albums consacrés à la guerre.
6Force est de constater que, paradoxalement, l’antimilitarisme se déploie plus facilement dans des bandes dessinées traitant d’un temps de paix, ou plus encore du présent de l’œuvre, souvent par le biais de l’humour. Au temps de « l’équilibre de la terreur », les Idées noires de Franquin s’attaquent à des officiers bêtes et méchants – fascinés par l’aspect phallique des missiles – au service d’une industrie de l’armement autodestructrice. Pour sa part, Greg, pourtant situé à droite, brocarde la vanité militaire dans Achille Talon avec le personnage récurrent du « Major Lafrime » ou, de façon plus appuyée, dans Le grain de la folie (1978) qui, à travers l’armée américaine, se moque de la chose militaire en général. Achille Talon s’oppose au colonel « Surrender », tyrannique, colérique et raciste. Les grandes manœuvres y sont qualifiées par les héros « d’agitation virile », tandis qu’un autre conclut : « Pas un qui cherche à comprendre. C’est à ça qu’on reconnait les grandes armées. » Greg publie dans Pilote, l’emblématique magazine de Goscinny, où se déploient également les cocardières et viriles aventures de Tanguy et Laverdure, tout en accueillant, entre 1971 et 1973, le Sergent Laterreur (Frydman et Touïs), qui distille un message antimilitariste à destination d’un lectorat immédiatement concerné, sinon déjà éprouvé, par le service militaire. Ici, l’audace graphique, avant-gardiste même – couleurs tranchées, traits et textes excédant cases et bulles –, ne s’appesantit guère sur l’industrie de l’armement ou sur les paroxysmes du champ de bataille, mais traduit surtout l’espace angoissant et absurde de la caserne. Les cases sont saturées par des ordres ineptes hurlés par un sous-officier ubuesque infantilisant ses hommes.
7L’humour, aussi noir soit-il, est parfois de peu de secours pour dénoncer les plus violents traumatismes liés au service militaire. Le médium de la bande dessinée semble même atteindre ses limites, y compris pour un dessinateur reconnu comme Larcenet lorsqu’il s’efforce de témoigner de « ce cauchemar qu’a été cette année en uniforme » dans Presque, en 1998, l’œuvre la plus intensément antimilitariste de notre corpus. Les sombres aplats en noir et blanc d’un dessin au trait tourmenté sont souvent encadrés par de longs encarts textuels. Ayant dû se reconstruire après avoir été brisé par son service dans une section semi-disciplinaire, il dénonce la « peur, l’enfermement, les brimades » produites moins par « un sergent vicieux ou un caporal sadique » que par une armée qui « rend malléable et fragile ». Ici aussi, l’antimilitarisme est précisément énoncé mais reste non nommé lorsqu’il affirme sa « haine toute entière dirigée vers l’inertie collective et ma propre résignation face au système9 ». Après avoir dépeint tous les mécanismes de déshumanisation, le récit s’achève lorsqu’un conscrit se rebelle, prend son arme chargée à blanc, la plaque contre la joue d’un lieutenant, tire et le défigure totalement. Une fois encore, l’antimilitarisme est plus direct, plus âpre, lorsque le récit est contemporain de l’auteur que lorsque le scénario se projette dans une guerre lointaine, y compris la terrifiante Première Guerre mondiale. Ainsi, La ligne du front, une aventure rocambolesque de Vincent van Gogh, également de Larcenet, relève-t-elle de ses bandes dessinées sur la Grande Guerre qui critiquent moins l’institution militaire que l’absurdité de la guerre des tranchées.
8Presque, publié au moment où disparaît le service militaire, clôt un cycle ouvert au début des années 1970, quand des bandes dessinées devenues plus audacieuses et transgressives font écho à l’antimilitarisme d’une jeunesse qui ne considère plus les obligations militaires comme allant de soi. Ces bandes dessinées soulignent à leur manière la présence d’un antimilitarisme post-1968, qu’elles expriment pour leur part souvent par le biais de l’humour, en croquant des portraits d’officiers grotesques, ou en insistant particulièrement sur le danger du système militaro-industriel, ce qui leur permet de déployer une inventivité graphique.
Notes de bas de page
1Que soient remerciés ici Mathieu Quintard, Guillaume Dumora, Martial Cavatz, Morvandiau, Jean-Christophe Menu.
2Bande dessinée « adulte », que l’on définira ici sommairement, en ayant conscience de l’arbitraire de la découpe, comme celle obtenant une reconnaissance accrue à partir des années 1970 tout en s’affirmant également à travers une dimension subversive. Sur cette question compliquée : Pascal Ory et al. (dir.), L’art de la bande dessinée, Paris, Citadelle et Mazenod, 2012 ; Sylvain Lesage, Publier la Bande dessinée. Les éditeurs franco-belges et l’album, 1950-1990, Villeurbanne, Presses de l’Enssib, 2018.
3Maël, Kriss, Notre mère la guerre, Paris, Futuropolis, 2009-2012, 4 vol.
4Christophe Dabitch, Nicolas Dumontheuil, La colonne, Paris, Futuropolis, 2013-2014, 2 vol.
5Tardi, C’était la guerre des tranchées, Paris, Casterman, 1993 ; Id., Putain de guerre, t. 1, Paris, Casterman, 2008.
6Sylvain Venayre, « Avant-propos », dans Vincent Marie, La Grande Guerre dans la bande dessinée. De 1914 à aujourd’hui, Péronne, Historial de la grande guerre, 2009, p. 11.
7Tardi, Putain de guerre, op. cit., t. 2, p. 10‑11.
8Id., Adèle Blanc-Sec. Le Savant fou, Paris, Casterman, 1977, p. 27‑29.
9Larcenet, Presque, Paris, Les rêveurs, 1998, p. 1‑3.
Auteur
Éric Fournier est maître de conférences habilité en histoire contemporaine, au centre d’histoire du xixe siècle, université Paris I Panthéon-Sorbonne. Il a notamment travaillé sur la Commune et sa mémoire dans Paris en ruines (2008) ou La Commune n’est pas morte (2013) ; sur les mouvements révolutionnaires et la violence politique, dans La cité du sang. Les bouchers de La Villette contre Dreyfus (2008) et La critique des armes. Une histoire d’objets révolutionnaires sous la IIIe République (2019).
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