De Buck Danny à Blutch. L’antimilitarisme dans la bande dessinée enfantine (1945‑1975)
p. 231-234
Texte intégral
1« Mères, parents, ne préparez pas vos enfants à la mort. N’achetez pas de jouets militaires. Enfants ne jouez pas à la guerre. Avec l’innocent fusil de bois, le bel uniforme, l’inoffensif canon de plomb, ça commence. Avec le corps déchiré dans les barbelés, ça finit. » Édité sous la forme de cartes postales, de tracts et même d’affiches, ce message de la Ligue internationale des combattants de la paix circule dans la société française des années 1930, faisant écho à la chanson créée en 1921 par Paul Dalbret, Ne jouez pas aux soldats : « Ne joue pas aux soldats, mon cher petit bonhomme ; les sabres et les fusils ne sont pas des jouets. »
2Si les pacifistes ont compris, au lendemain de la Première Guerre mondiale, que leurs efforts devaient cibler la jeunesse, il reste difficile d’ébranler la puissante atmosphère militariste et viriliste qui imprègne de longue date l’éducation des garçons, élevés dans le culte de la gloire chevaleresque, des valeurs combattantes et de la discipline de groupe – les filles n’échappant pas, quant à elles, à la vénération du héros, promis au repos du guerrier. Ce consensus s’ébrèche toutefois quelque peu tout au long des Trente Glorieuses, à mesure que grandissent les baby-boomers, comme le suggère la lecture de la littérature enfantine et surtout de la bande dessinée franco-belge, alors au sommet de sa gloire et de sa diffusion.
Un consensus militariste ?
3Au premier abord, on voit mal quel espace pourrait trouver l’antimilitarisme au sein d’une littérature jeunesse corsetée dans un lacis de contraintes légales et d’injonctions moralisatrices. Pif le chien a beau choisir L’Humanité communiste pour théâtre de ses exploits, on n’y trouve guère de revendications politiques explicites, encore moins de contestation de l’armée – à peine une série de vignettes, du 4 au 20 octobre 1949, pendant lesquelles Pif, rappelé au régiment pour accomplir une période de réserve, enchaîne des gags et mésaventures qui relèvent d’un banal comique troupier1.
4La loi du 16 juillet 1949 interdit toute « publication de nature à démoraliser l’enfance ou la jeunesse », et les commissions de censure veillent au grain, bien aidées et devancées de toute façon par les principaux éditeurs de bande dessinée (Le Lombard, Dupuis, Fleurus), autant réputés pour leur conservatisme moral que pour leur capacité à recycler les archétypes traditionnels2. Dans les 140 000 exemplaires hebdomadaires du Journal de Spirou, les « Belles Histoires de l’Oncle Paul » font ainsi la part belle aux exploits guerriers du passé, tout comme leur copie quasi conforme, les « Histoires complètes » d’un Journal de Tintin encore mieux diffusé3.
5Pourvu qu’ils soient aviateurs et aventuriers, les militaires du temps présent tiennent même la vedette des séries les plus populaires, et toute une jeunesse s’émerveille ainsi des aventures de Buck Danny, lancées dans Spirou dès 1949 sous la plume de Jean-Michel Charlier, qui crée pour le concurrent Tintin, dix ans plus tard, d’autres « chevaliers du ciel », français cette fois et bientôt adaptés pour le petit écran, Tanguy et Laverdure. Ce tropisme guerrier n’interdit pas l’expression de timides critiques de la discipline militaire, dont les formes les plus bornées nourrissent des gags récurrents : faire-valoir comiques des héros, Laverdure et Tuckson rivalisent ainsi d’inventivité pour s’affranchir des contraintes de l’uniforme sans pour autant remettre en question leur bien-fondé. Si ces contrepoints humoristiques s’inspirent du modèle du cartoon, en marge de l’intrigue, ils peuvent également faire écho aux « bidasseries », chroniques populaires du service militaire dont le public français se montre friand.
6La satire se révèle plus piquante, bien que peu subversive, dans Le vingtième de cavalerie (Morris et Goscinny, 1965), où Lucky Luke se met au service – sans endosser l’uniforme, ce qui mérite toutefois d’être relevé – de la cavalerie américaine et du colonel Mac Straggle : incarnation caricaturale de la rigidité militaire, celui-ci fait preuve d’un sens des priorités qui confine à l’absurde (« les exigences du service, voyez-vous », se justifie-t-il à l’approche d’une attaque indienne, alors qu’il prend le temps d’examiner la taille des épluchures de pommes de terre infligées en punition…). « Silence ! Immobilité totale ! Vous materai, moi, par Jupiter ! » : le cliché de l’instructeur borné revient sous la plume de Goscinny dans Astérix légionnaire (Uderzo et Goscinny, 1967), mais il s’enrichit d’une inversion des rôles carnavalesque, les centurions Hotelterminus et Belinconnus perdant leurs nerfs et leur rigueur face à la malice des Gaulois, aussi invincibles qu’indisciplinés. Citons encore le lieutenant Blueberry (Giraud et Charlier), qui apparaît en 1963 dans Pilote, figure d’indiscipline, « mauvais soldat qui n’aime pas l’armée », selon Charlier lui‑même4.
7Une brèche autrement plus significative s’ouvre sous le crayon de Franquin, qui reprend le personnage de Spirou à l’aube des années 1950 et le lance dans de nouvelles aventures, où sa morale pacifiste et ses principes de non-violence se heurtent souvent au monde militaire, presque toujours présenté sous un jour sombre. En Amérique latine (Le dictateur et le champignon, 1953) ou en Europe (QRN sur Bretzelburg, 1961), les généraux sont d’apprentis dictateurs alliés aux marchands d’armes du complexe militaro-industriel. En France, l’armée tire avant de réfléchir, au risque de tuer un dinosaure miraculeusement ressuscité (Le voyageur du Mésozoïque, 1957). Et que dire des « zorglhommes », ces individus ordinaires capturés par un savant fou et mentalement conditionnés pour devenir, revêtus d’uniformes, de parfaits soldats déshumanisés (Z comme Zorglub, 1959) ? Pas de doute : sous une forme adaptée au public enfantin germe déjà l’antimilitarisme des Idées noires de Franquin.
Un tournant 68
8Le 29 août 1968, le Journal de Spirou publie la première planche des Tuniques Bleues. « Et je vous répète que l’armée a besoin d’hommes, pas de mauviettes, vu ? » : le phylactère inaugural donne le ton de la série et introduit le personnage du sergent Chesterfield, fervent adepte des valeurs militaires, tourné en ridicule par des soldats rusés dont le grommellement moqueur conclut la page – « quatre jours d’arrêt pour avoir ri d’un supérieur, caporal Blutch5 ».
9La haine qui lie le caporal Blutch au sergent Chesterfield évolue, dès les premiers épisodes, vers une amitié aussi forte que tempétueuse. Soumis aux ordres iniques d’un officier (« à la moindre rébellion, tirez-leur dedans »), l’un se plie à la consigne (« hélas mon petit Blutch, je suis un soldat, les ordres sont les ordres »), quand l’autre se révolte (« non mais ça va pas là-dedans ? Ce sont des copains tout de même ») (fig. 13)6. Mais les deux s’unissent pour trouver une solution qui ménage tant bien que mal la morale et le respect de la hiérarchie. Soldat malgré lui (enrôlé de force, apprend-on dans l’album Blue Retro, en 1981), Blutch surprend par son esprit contestataire : réfractaire par paresse à l’occasion, il sait également argumenter ses refus d’obéissance. Rêvant de désertion, il n’en reste pas moins soldat – et même héros à ses heures – pour un demi-siècle d’aventures et une soixantaine d’albums.
Figure 13 - Cauvin et Lambil, Les Déserteurs, Dupuis, 1973, p. 11

10« Je ne suis pas antimilitariste par nature », explique le scénariste des Tuniques Bleues, Raoul Cauvin, qui admet toutefois avoir peu goûté le service militaire : « La plupart des gradés que j’ai pu y croiser étaient de parfaits imbéciles ; avec eux, je me sentais devenir antimilitariste7. » Ces souvenirs inspirent peut-être le tableau à charge d’un corps officier particulièrement malmené. Si le capitaine Stark, pittoresque mélange de bêtise et de fureur guerrière, affiche au moins son courage (ou son inconscience), l’état-major surprend par son incompétence ou par son cynisme, à l’image du colonel Stillman, qui sirote un éternel cocktail sans jamais se soucier des soldats. Davantage que le personnage de Blutch, c’est cette virulence dans la dénonciation des chefs de guerre qui trahit une sensibilité antimilitariste d’autant plus significative que le public ciblé reste juvénile.
11Si les temps changent pour la bande dessinée, vers 1968, c’est d’abord parce que ses lecteurs ont grandi et que la presse illustrée s’efforce d’atteindre une plus large tranche d’âge. L’inflexion est spectaculaire pour Pilote, devenu « le journal qui s’amuse à réfléchir ». De telles ambitions suscitent la controverse, alimentée par les concurrents et par la presse générale : Le Monde pointe l’ambiguïté politique d’un illustré qui publie Tanguy et Laverdure, les « lieutenants recruteurs de l’armée de l’air française », « actualisation de la sempiternelle chanson de geste militaire ». La férocité de la charge inspire une savoureuse réponse en forme d’autocritique parodique : « J’ai succombé aux Mirage du fric », ironise le « fauteur de guerre international » et scénariste des séries militaires, Jean‑Michel Charlier8.
12Ce changement de ton manifeste s’accompagne d’une sensibilité croissante à l’air du temps et au regain d’antimilitarisme des années 1970, qui perce davantage encore dans la littérature jeunesse. Retenu dans la « sélection Mille Jeunes Lecteurs » pour 1976, le roman de Pierre Pelot, Le ciel fracassé, raconte ainsi le périple tragique d’un déserteur en rupture de ban : « Le deuxième classe Levreau, crâne pelé comme le veut la virile coutume, le deuxième pompe Levreau s’est échappé ; il y avait un trou dans le drapeau, et le soldat en a profité. » Si cette liberté de parole qui scandalise les critiques conservateurs9 ne trouve pas d’équivalent dans la bande dessinée, engoncée dans un mode de production plus contraint, il est évident que le consensus militariste des Trente Glorieuses s’y est bien effondré.
Notes de bas de page
1Sur Pif le chien, on se reportera au travail collectif engagé par Henri Garric et Jean Vigreux à l’université de Dijon.
2Thierry Crépin, Anne Crétois, « La presse et la loi de 1949, entre censure et autocensure », Le Temps des Médias, 1, 2003, p. 55‑64.
3Xavier Chimits, Philippe Graton, Jean Graton et Michel Vaillant. L’aventure automobile, Paris, Hors collection, 2015, p. 58‑72.
4Cité dans Gilles Ratier, Jean-Michel Charlier vous raconte, Paris, Le Castor astral, 2013, p. 206.
5Repris en volume dans Des bleus et des tuniques (Salvérius et Cauvin, 1976), planche 25.
6Les Déserteurs (Lambil et Cauvin, 1974).
7Patrick Gaumer, Cauvin, la monographie, Paris, Dupuis, 2013, p. 80 et 155‑157.
8Noël-Jean Bergeroux, « M. Pompidou épaule Astérix », Le Monde, 8 septembre 1971 ; « Astérix épaule ses confrères, ce qui n’est pas rien, vu le fric et les relations qu’il a », Pilote, 7 octobre 1971 ; Patrick Gaumer, « Pilote vs Charlie-Hebdo », dans L’Intégrale Tanguy et Laverdure, t. 7, Paris, Dargaud, 2017, p. 16‑31.
9Pierre Pelot, Le ciel fracassé, Paris, Rageot, 1975 ; Raymond Perrin, Un siècle de fictions pour les 8 à 15 ans (1901-2000) à travers les romans, les contes, les albums et les publications pour la jeunesse, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 315‑318. Lena Le Badezet, Adolescences en guerre. Une histoire des représentations de la jeunesse en guerre dans la littérature pour adolescents depuis 1968, mémoire de master 2, Sorbonne-Université, 2022.
Auteur
Arnaud-Dominique Houte est professeur d’histoire contemporaine à Sorbonne-Université, membre du Centre d’histoire du xixe siècle. Il a notamment publié Propriété défendue. La société française à l’épreuve du vol (xixe‑xxe) (Gallimard, 2021) et Les peurs de la Belle Époque. Crimes, attentats, catastrophes et autres périls (Tallandier, 2022).
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
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