La communication militaire après l’Algérie (1962‑1969)
Séduire pour convaincre ou céder du terrain ?
p. 225-229
Texte intégral
1Au lendemain de la guerre d’Algérie, l’antimilitarisme n’a pas encore la force militante qu’il aura dans les années qui suivent immédiatement Mai 1968. Cependant, les chefs militaires anticipent un désamour possible des Français pour les armées. Dès l’été 1962, la communication militaire construit une image rénovée des armées visant à séduire en la débarrassant de la finalité combattante de la vie sous l’uniforme.
Les ferments d’une inquiétude
2En 1961, le SIECA (Service d’information, d’études et de cinématographie des armées) est créé pour prendre la suite des précédentes structures de propagande et de communication. Placé sous l’autorité directe du ministre des Armées, Pierre Messmer, le nouveau service doit mettre en œuvre la communication interne et externe des armées, mais aussi « ouvrir l’esprit des cadres aux problèmes de la vie nationale et internationale1 ».
3Certains responsables de cette mission considèrent alors qu’elle se déploie dans un contexte particulièrement difficile alors que l’ennemi de l’Est n’est qu’un ennemi hypothétique et que, sur la scène internationale, les prémices d’un mouvement pacifiste puissant sont perceptibles. Ces inquiétudes ne transparaissent pas dans les prises de parole du ministre des Armées. Elles traversent cependant beaucoup des écrits militaires diffusés au sein des armées ou dans des revues publiques. Dans un article de janvier 1963 sur la communication, le lieutenant-colonel Bourdis exprime par exemple une double préoccupation2. La première n’a rien de nouveau : elle est celle d’un décalage structurel d’une société militaire stable et ancrée dans des traditions avec une société civile en pleine évolution. La seconde, nouvelle, est liée à la crainte que le service militaire soit perçu comme de plus en plus inutile. Sont évoqués aussi, avec des mots pudiques, les souvenirs douloureux de la guerre d’Algérie. Pour ces militaires qui écrivent sur le sujet, les armées doivent séduire sans perdre leur identité.
4Deux thèmes principaux de communication sont alors fixés : le service militaire d’une part, alors que s’annonce l’arrivée sous l’uniforme de générations de jeunes hommes plus nombreux et « plus instruits », le progrès technique d’autre part3. Vis-à-vis des Français, c’est une revue d’un genre totalement nouveau qui porte désormais cette nouvelle image : Terre Air Mer Magazine (TAM).
Une image moderne et séduisante des armées et du service national
5Le premier numéro de TAM paraît en août 1962. Fusion de différentes revues militaires (Bled et 5/5), ce magazine veut être un genre de Paris Match militaire largement diffusé4. En 1965, la revue revendique 600 000 lecteurs5. Diffusée auprès de chaque appelé, la revue circule en effet jusqu’aux familles de tous ceux qui portent l’uniforme. Une large place y est accordée à la photographie. Le jeune Raymond Depardon, appelé sous les drapeaux, y exerce par exemple ses talents en 1962 et 1963. Financée par le budget du ministère des Armées, TAM bénéficie aussi de ressources publicitaires.
6La vie politique et l’actualité sociale, éventuellement conflictuelles, ne sont que rapidement abordées par les brèves d’information des premières pages du magazine. Les articles sont, en revanche, nombreux à traiter de l’actualité économique, scientifique, sportive et culturelle ainsi que des loisirs. À titre d’exemple, le premier numéro de la revue (1re quinzaine, août 1962) publie un article intitulé « Discothèque classique et monstres sacrés » avec une longue description de la production musicale de Ray Charles. Les numéros participent aussi à la valorisation du territoire français. Le numéro 18 (2e quinzaine, avril 1963) consacre un long article à « Rouen, 4e rang des ports français » et un autre intitulé « Une région : la Corse, un secteur : le pétrole ».
7La revue TAM doit aussi accompagner les changements rapides du service militaire. La réduction de sa durée à seize mois en 1963, la reconnaissance de l’objection de conscience par la loi du 21 décembre de la même année et enfin, en 1965, son intégration au vaste service national que les jeunes hommes peuvent accomplir par des voies diverses contraignent les chefs militaires à réfléchir à sa place dans la société. Pierre Messmer l’explique dans ses nombreuses prises de parole : les générations de jeunes hommes sont beaucoup plus nombreuses que les précédentes et les armées ont besoin de moins d’effectifs, en raison des évolutions de l’armement (et en particulier de l’acquisition progressive de l’arme nucléaire)6.
8Dans ce contexte, la communication militaire a comme mission de démontrer que le service sous l’uniforme est un moment enrichissant et fondateur de la vie des appelés. Les articles racontent au fil des numéros que ces quelques mois sont une occasion de rencontres avec de jeunes Français d’horizons variés, d’apprentissages techniques utiles à la vie professionnelle, d’aguerrissement du corps par le sport, de découverte du vaste monde grâce aux manœuvres impliquant d’autres armées et, au sein de la Marine nationale, grâce aux voyages au long cours. TAM raconte également comment les appelés apprennent à occuper sainement leurs loisirs. L’article « Coincer la bulle n’est pas un loisir » du numéro 51 (1re quinzaine, septembre 1964) dépeint ainsi le premier stage militaire des animateurs de loisirs. Le colonel Bonnafous y explique qu’il a pour but de « permettre aux jeunes de savoir occuper leurs loisirs », de « favoriser l’intégration de l’armée dans la nation, en participant à la formation physique, intellectuelle et civique des soldats du contingent, qui sont les citoyens de demain ».
L’effacement net de la finalité guerrière
9La finalité combattante du passage sous les drapeaux est finalement reléguée aux marges. Même lorsque TAM publie un article sur l’école des troupes aéroportées de Pau7, évoquant à l’esprit du lecteur l’imaginaire guerrier des unités parachutistes, les mots viennent atténuer le poids de cette représentation combattante. L’ennemi que décrit l’auteur de l’article n’est que « la tour », cet édifice en bois d’où s’entraînent à sauter les appelés. La conclusion est encore plus limpide : « Avant d’être un guerrier, le parachutiste est un sportif. »
10Cet évitement du fait combattant tient à l’inquiétude d’un retour difficile sur le sol national d’unités ayant longtemps combattu en Indochine puis en Algérie. Dans son numéro de juillet 1963, TAM la laisse transparaître avec un article sur les portes ouvertes qui ont eu lieu au 13e régiment de dragons parachutistes (RDP) à Castres :
Pour tous les hommes du régiment, ces journées sont importantes. Ils espèrent être adoptés par la population, ils souhaitent un contact humain avec tous ces gens. C’est que, au retour de la Grande Kabylie, la réinstallation en France n’a pas été sans amertume. Aujourd’hui, il faut que les gens s’aperçoivent que le para est un garçon normal, aussi sympathique que n’importe quel autre8.
11Le RDP est ce qu’on appelle « un régiment d’élite », qui a participé aux opérations en Algérie, mais il est, dans ce reportage, dépouillé de tout son légendaire guerrier. L’article qui, dans le premier numéro de TAM en août 1962, raconte l’entraînement des fantassins du 93e RI, en évoquant explicitement un « ennemi » bien réel que les soldats pourraient un jour affronter, demeure très isolé9.
12Dans la plupart des numéros, seules les expériences combattantes déjà anciennes et débarrassées de toute charge traumatique pour la communauté nationale sont assumées. Les grandes manœuvres rassemblant les alliés sont présentées bien davantage comme des moments de rencontres et une expérience personnelle et collective hors du commun que comme un entraînement à la guerre possible avec le lointain ennemi de l’Est. Les images montrent des armes, des véhicules et des équipements guerriers, mais les textes racontent une vie militaire qui évacue la finalité de ces déploiements. L’arme nucléaire envahit progressivement les pages de TAM, mais ses potentialités meurtrières sont pudiquement laissées de côté. Elle n’est qu’une occasion de découvertes scientifiques et d’apprentissages techniques pour une nation désireuse de participer avec entrain aux innovations scientifiques mondiales.
13Alors que TAM déploie cette image dépouillée de toute dimension guerrière dès les lendemains de la guerre d’Algérie, l’antimilitarisme militant ne connaît un essor réel en France qu’à la fin de la décennie. Il est possible de s’interroger sur le lien entre cette communication renouvelée et le fait que, au début des années 1970, les jeunes Français qui adhèrent encore majoritairement au service militaire le perçoivent presque exactement comme l’expérience intégratrice et initiatrice que raconte la revue TAM depuis le début des années 1960. En 1973, le laboratoire de sociologie opérationnelle de Grenoble publie une enquête sur l’attitude des jeunes Français avant leur intégration au service national10 dont le sociologue militaire André Thiéblemont résume ainsi les résultats :
Au début des années 1970, les jeunes acceptent majoritairement le principe du service national, mais ils ne font pas une relation très claire entre le service national et la Défense nationale […]. Dans la majorité des jeunes qui ne rejettent pas catégoriquement le principe du service, sa « finalité proprement militaire est ignorée ou écartée » dans presque tous les cas, au profit de finalités individuelles ou collectives d’ordre civil : des milieux populaires peu instruits et plutôt manuels à ceux d’une bourgeoisie urbaine idéaliste, on passe de l’idée que le temps de service peut être « utile pour soi » – « apprendre un métier », « devenir un homme » – à l’idée qu’il doit « servir » la collectivité nationale grâce à une meilleure utilisation des compétences des appelés11.
14Deux piliers principaux de représentation du service militaire se dégagent donc chez les futurs appelés : le premier s’organise autour des bénéfices individuels qu’ils peuvent tirer de leur passage dans les armées ; le second renvoie à un registre collectif, mais les jeunes Français établissent de moins en moins un lien clair entre la mobilisation de leurs compétences sous l’uniforme et la défense de la nation par les armes.
15S’il est impossible d’évaluer dans quelle mesure cette nouvelle image a permis de limiter l’ampleur de l’antimilitarisme militant en France, il semble possible, en revanche, de dire qu’elle a contribué à fabriquer des représentations collectives renouvelées du service militaire. Or, ces représentations dénuées de toute dimension tragique et guerrière, dans un contexte marqué par le militantisme pacifiste, ont pu participer à l’amélioration progressive de l’image des armées. À moyen terme en revanche, elles ont aussi contribué à brouiller durablement l’image d’une armée donc la fonction combattante a été éclipsée, provoquant de multiples malentendus dans la relation entre les militaires, les politiques et les citoyens dans leur ensemble.
Notes de bas de page
1Stage des officiers de relations publiques des armées, 5‑24 novembre 1962, intervention du colonel Simon, directeur du SIECA, archives du SHD, GR15R50.
2Lieutenant-colonel Bourdis, « Armées et relations publiques, » Revue militaire d’information, 345, janvier 1963, p. 7‑13.
3Stage des officiers de relations publiques des armées, 5‑24 novembre 1962, intervention du colonel Simon, directeur du SIECA, archives du SHD, SHD, GR15R50.
4Lucie Moriceau-Chastagner, « Et l’armée créa son Paris Match », dans Cristina Baron, Lucie Moriceau-Chastagner (dir.), Raymond Depardon, photographe militaire, Paris, Gallimard, 2019, p. 8‑9.
5Double page publicitaire publiée dans le numéro 75, 1re quinzaine d’octobre 1965.
6Interview de Pierre Messmer, ministre des Armées, à la télévision, le 10 mai 1965, archives du SHD, GR15R3.
7« Quatre pas dans les nuages », TAM, 22, 2e quinzaine de juin, 1963, p. 32.
8Texte et photos signés Alain Gouédard [pseudonyme de R. Depardon], TAM, 24, 2e quinzaine de juillet 1963, p. 40.
9TAM, 1, « Fantassins à l’entraînement », 1re quinzaine d’août 1962, p. 26.
10Laboratoire de sociologie opérationnelle de Grenoble, Enquête sociologique sur les attitudes de jeunes avant leur intégration au service national, Rapport d’étude pour la DRME, 1973.
11André Thiéblemont, Les Français et le service national. Ses fonctions et ses représentations dans la société française contemporaine (1970-1996), Les documents du C2SD, 1997, p. 14.
Auteur
Bénédicte Chéron est maîtresse de conférences en histoire à l’Institut catholique de Paris. Elle travaille sur les représentations contemporaines du fait militaire et sur leur rôle dans les relations armées-sociétés. Elle a notamment publié Pierre Schoendoerffer (CNRS éditions, 2012 ; Biblis, 2015) et Le soldat méconnu, les Français et leurs armées : état des lieux (Armand Colin, 2018) ainsi que de nombreuses contributions à des ouvrages collectifs sur la place des armées dans la société, la compréhension de leur fonction et l’utilisation qu’en font les autorités politiques.
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