Le Larzac
p. 215-219
Texte intégral
1Depuis 2018, le camp situé sur le causse aveyronnais, au-dessus de Millau, en bordure de La Cavalerie, accueille dans l’enthousiasme de ses habitants près de 1 300 militaires de la 13e DBLE (demi-brigade de Légion étrangère). Quelques années plus tôt, le hameau voisin des Cuns, lieu emblématique de la non-violence en France, fermait quant à lui ses portes et se voyait transformé en un simple camping touristique.
2Ces deux faits ont de quoi surprendre tant le Larzac fut synonyme dans les années de l’après-68 de la lutte contre l’armée1. L’« affaire du Larzac » débuta en effet à l’automne 1970 avec l’annonce d’un projet d’extension du camp militaire sur le plateau par un député local du parti au pouvoir. Ce qui n’était qu’une inquiétante rumeur pour les paysans du causse devint réalité dans la bouche du ministre de la Défense Michel Debré au début de l’année 1971. Le Larzac allait devenir en quelques mois le plus extraordinaire et le plus singulier espace de contestation de la place de l’armée dans la société française.
3L’installation de militaires sur cette terre aride de la partie la plus méridionale de l’Aveyron date du début du siècle. Il ne s’agit alors que d’une occupation estivale et limitée à un campement de tentes. Mais dès 1907, les autorités utilisent cette position pour isoler les soldats les moins obéissants ; ainsi, le 19 juin, l’agence Fournier reçoit des dépêches annonçant une grave nouvelle du camp du Larzac :
Les soldats du 100e Régiment d’infanterie qui, à Narbonne, avaient applaudi au passage des manifestants viticulteurs, se seraient de nouveau mutinés contre leurs chefs. Les soldats auraient été exaspérés des mesures prises contre certains d’entre eux considérés comme des meneurs et auraient décidé de se solidariser avec eux. Cette solidarité serait manifestée au camp du Larzac. Les officiers et les sous-officiers auraient été frappés par les mutins.
4Le colonel désigné pour commander le régiment aurait été sifflé, il y aurait eu des bagarres ; les baraquements auraient été démolis par les soldats mutinés. « On n’est pas fixé d’une façon précise sur l’importance de la mutinerie. Les autorités militaires n’ont pas fait appel aux troupes restant à Montpellier, ni à celles de la garnison de Béziers. » L’Armée démentira. La mutinerie demeura un événement incertain, un silence sur ce grand plateau dépouillé.
5Reste que, dans l’entre-deux-guerres, le camp qui reçoit les soldats de réserve continue à être le théâtre d’actions antimilitaristes. Montés quelques semaines sur le causse pour se livrer à des manœuvres, des dizaines de civils, certains réservistes militants communistes, distribuent des tracts illégaux, couvrent les murs du camp de slogans pacifistes. De nombreux rapports sont envoyés à Montpellier invitant à la surveillance de tel ou tel activiste. En août 1929, il est ainsi relaté qu’un « événement portant l’empreinte du communisme a été la pose d’un drapeau rouge, dans la nuit du 31 juillet au 1er aout, sur un échafaudage de la maison Gelin, près du cantonnement des troupes. Ce drapeau portait les inscriptions suivantes, faites grossièrement, à la peinture blanche : “A BAS LA GUERRE. OUVRIERS ET SOLDATS FRATERNISEZ” En exergue, la faucille et le marteau entrelacés2 ».
6Les bâtiments du camp qui installent durablement l’armée sur le Larzac ne servent pas qu’au casernement : après la Libération, on y rééduque politiquement de 1946 à 1948 les officiers allemands prisonniers au sein de l’Oflag 163 ; pendant la guerre d’indépendance algérienne, on y place en résidence surveillée des combattants du FLN, transformant ainsi le lieu en un camp de concentration. Après 1962, on y place des familles harkis afin de les soustraire aux regards de tous. Le camp a mauvaise réputation, d’autant qu’il devient aussi le terrain d’exercices des troupes britanniques qui interviennent pour « mater » le soulèvement des républicains irlandais. Les camps du Larzac et de Canjuers sont soupçonnés d’être des instruments d’une stratégie atlantique, la France voulant se rapprocher de l’OTAN.
7En 1970, l’annonce de l’extension de sa superficie au détriment des paysans, majoritairement éleveurs de brebis laitières, provoque une réaction d’abord limitée à l’espace local. Le projet, aux yeux des 103 agriculteurs signataires d’un appel de protestation, menace et met en péril l’économie locale, à commencer par l’industrie fromagère de Roquefort, principale bénéficiaire du lait des brebis. Le Larzac devient l’exemple type de ce que Gilles Deleuze nomme alors une lutte locale. Il se constitue en quelques mois comme la lutte antimilitariste. Suivent l’usine d’horlogerie Lip à Besançon pour l’autogestion (1973), ou encore Plogoff pour l’antinucléaire (1978-1981)… Mais cette lutte sur le causse a la particularité d’être au carrefour de plusieurs mouvements : la défense de la paysannerie traditionnelle, l’autochtonie (l’Occitan), le développement de communautés, le pacifisme, la non-violence et l’antimilitarisme.
8Au cours des douze années de lutte, qui s’achèvent avec l’annonce du renoncement au projet par le président socialiste François Mitterrand, à peine élu et conformément à ses promesses électorales, il est difficile d’identifier des actes proprement dit antimilitaristes bien que l’armée soit la principale cible de la contestation. Trois actions montrent néanmoins l’importance de cette dimension dans le mouvement du Larzac.
Le refus de l’impôt
9Le premier est contemporain du début de la mobilisation et de la création de l’Association pour la promotion de l’agriculture sur le Larzac (APAL) ; il s’agit de la campagne initiée en 1972, intitulée « Ne payez pas vos impôts comme des moutons », invitant chacun.e à soustraire trois pour cent de ses impôts, soit la somme destinée au budget des armées, pour la verser aux paysans en lutte contre l’extension du camp. On estime à plus de cinq mille les foyers fiscaux ayant agi de la sorte et reversé cette somme à l’APAL. Selon les témoignages, cette somme contribua à l’édification illégale de la grande bergerie à La Blaquière dans le périmètre du projet d’extension du camp militaire :
Nous avons construit une bergerie. Nous voudrions aussi construire une société : une société où les hommes ne seront pas à vendre, une société où les travailleurs comme ceux de LIP, n’auront plus besoin de faire grève pour assurer leur droit au travail, leur droit à la participation, à la gestion et non seulement aux bénéfices. Cette bergerie veut être pour nous un cri d’alarme contre les perpétuelles et nombreuses atteintes que subit la liberté. Elle représente une espérance dans un monde pourri par l’argent, par une minorité dirigeante. Une espérance comme celle que les militaires au Chili, en Grèce, ont étouffée.
10Ainsi s’exprime Patrick, un des membres de l’équipe permanente du chantier3. L’armée est à combattre partout et le Larzac n’est qu’un point d’une ligne qui va de la junte militaire de Pinochet aux colonels grecs.
Le renvoi du livret militaire
11En avril 1973, soixante paysans du causse renvoient leurs livrets militaires accompagnés de ces mots au ministre des Armées : « […] Je ne veux pas que le Larzac devienne un vaste terrain de démonstration pour faire voir aux peuples du tiers-monde la manière la plus efficace de s’entretuer alors qu’il serait plus noble pour la France de leur apprendre et de les aider à mieux vivre et mieux se nourrir. » Ils refusent que leur geste soit qualifié d’antimilitarisme. « Je veux simplement que ce geste marque ma désapprobation à la politique actuelle de la défense nationale. » Cette première action est suivie d’une campagne massive qui se veut elle clairement antimilitariste. Elle est orchestrée par le Mouvement pour le désarmement, la paix et la liberté (MDPL) ; en mai 1980. 1 030 livrets, documents et décorations militaires sont déposés à la présidence du Parlement européen donnant une dimension internationale à la mobilisation. L’antimilitarisme prend la forme d’une désobéissance civile avec le Mouvement d’alternative non-violente et sa revue, Non-violence politique. Cette action rejoint celle contemporaine des objecteurs de conscience, qui sont nombreux à rejoindre les fermes du Larzac.
L’occupation d’une propriété de l’Armée
12Le 5 octobre 1974, l’antimilitarisme prend une autre forme avec l’occupation d’une ferme, Les Truels, achetée par l’Armée. L’opération fait suite à l’ensemencement et le labour sauvages de parcelles : escortés de tracteurs, voitures et camion, deux familles avec leurs enfants en bas âges, les Véron et les Moreau, accompagnés de quelques membres de la communauté de l’Arche, surprennent les parachutistes du 35e régiment en manœuvres et s’installent avec vache et veau. « En une après-midi, tout est dégagé, l’escalier en pierre refait, les feux allumés dans la cheminée, les murs blanchis à la chaux, les meubles mis en place… Cohabitation insolite et souvent cocasse entre nous et les paras : une communauté non-violents-parachutistes ! » notent les squatteurs des Truels dans un communiqué le 14 octobre. Le journal Midi libre du 6 octobre couvre l’événement et rapporte de son côté les singuliers échanges entre militants et militaires : « Quand une armée ne défend pas une cause juste aussi forte soit-elle, elle est battue. » Et de fait, le 20 octobre est organisée une fête de pendaison de crémaillère, malgré la plainte déposée par l’Armée pour « violation de domicile ». Les semaines suivantes, les trois petites filles vont à l’école du Larzac, près de la ferme de l’Hôpital… Et les soldats quittent les lieux sans être relevés, l’exploitation des terres reprend.
13L’antimilitarisme sur le Larzac a plusieurs visages et s’incarne en particulier dans deux grandes figures : Jacques Pâris de Bollardière et Lanza Del Vasto. Le premier est né en 1907, mais sa vraie naissance est en 1957 quand, au milieu du conflit algérien, membre de l’armée française, il dénonce publiquement la pratique de la torture. Dans les années 1970, il prend part à la lutte contre les essais nucléaires à Mururoa, en Polynésie, et devient l’ami du Larzac. Son statut d’ancien général fait grincer des dents les plus radicaux, mais donne aussi d’autant plus de force au combat non-violent de ce militant, faisant de lui avant l’heure un « intellectuel spécifique » foucaldien. La figure de Lanza Del Vasto, né en 1901, qui meurt l’année de l’élection de François Mitterrand et de l’abandon du projet d’extension, est plus étroitement liée au plateau. En effet, ce fils de l’aristocratie italienne devenu pauvre parmi les pauvres en Inde s’est installé avec la communauté de l’Arche, qu’il a fondée sur les contreforts du Larzac, à La Borie-Noble à partir de 1955. Il est monté sur le causse à plusieurs reprises pendant le conflit algérien dénoncer le « camp de concentration » que les autorités françaises ont constitué pour parquer les militants FLN assignés à résidence en métropole. Le patriarche est un adepte du jeûne. C’est aussi ce mode d’action qu’il utilise pendant quinze jours en mars 1972 pour « offrir » sa solidarité aux paysans du causse qui s’apprêtent à signer le « serment des 103 » : « Je ne partirai jamais quels que soient les moyens employés pour me chasser. » La personnalité de Lanza Del Vasto et sa philosophie héritière de Gandhi font du Larzac, au cours de la décennie suivante, un centre national et européen de la non-violence. On vient lutter contre l’extension du camp, mais aussi se former aux techniques non-violentes. Des rencontres et des séminaires estivaux rassemblent, en particulier sur le lieu-dit « Les Cuns » une foule hétérogène : cette forme d’antimilitarisme devient pour certains une manière de sortir des années d’extrême gauche (maoïstes ou trotskistes) pour entrer dans une nouvelle ère militante où les questions d’environnement, de développement ou encore de pédagogie sont centrales.
Notes de bas de page
1Pour approfondir, se référer à Jean-Luc Bonniol, « La fabrique du passé. Le Larzac entre mémoire, histoire et patrimoine », dans Alban Bensa, Daniel Fabre (dir.), Une histoire à soi. Figurations du passé et localités, Paris, Éditions de la MSH, p. 169‑193 ; Michel Le Bris, Les fous du Larzac, Paris, Les presses d’aujourd’hui (La France sauvage), 2e trimestre 1975 ; Yves Hardy, Emmanuel Gabey, Dossier L comme… Larzac, Paris, Éditions Alain Moreau, 1974 ; Pierre-Marie Terral, Larzac : de la lutte paysanne à l’altermondialisme, Toulouse, Privat, 2011.
2AD 34, 4 M 2069, Lettre de l’inspecteur Becq du 2 septembre 1929.
3Larzac Informations, 7, janvier-avril 1974.
Auteur
Philippe Artières est historien du contemporain, directeur de recherches au CNRS (Iris-Ehess, Paris-Condorcet), a consacré une partie de ses travaux aux soulèvements des Années 68 et à leurs archives dans une perspective foucaldienne, s’attachant à mettre en évidence les modes de subjectivation à l’œuvre dans ces événements. Il a en particulier co-dirigé avec Michelle Zancarini-Fournel, 68, une histoire collective (La Découverte, 2008/2018), coordonné, Attica USA 1971 (Le Point du Jour, 2017) et écrit Le peuple du Larzac (La Découverte, 2021) ; La mine en procès. Fouquières-les-Lens, 1970 (Anamosa, 2023).
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