Permissions et trains de permissionnaires
p. 211-214
Texte intégral
1La permission constituait pour les appelés du contingent une parenthèse dans le temps des obligations militaires, offrant un retour à la vie civile certes éphémère mais très attendu. C’est avec la Première Guerre mondiale que l’armée comprend son caractère indispensable, mais aussi les risques de débordement qu’elle implique1. Dans les dernières décennies du service militaire, la « perm » occupait même une place toujours centrale dans les esprits des appelés. Tel chef de corps jugeait ainsi que l’homme du rang passait « la semaine dans la perspective de sa fin » et qu’il était « obsédé par sa permission2 ». Tel autre estimait que les appelés avaient « tendance à ne plus guère penser qu’à cela3 ». Cette place cardinale prise par la permission à partir des années 1960 traduisait bien leur désir croissant d’échapper au maximum à l’environnement militaire et reflétait leur détachement progressif à l’égard de la conscription.
2Plusieurs obstacles se dressaient néanmoins sur le chemin des permissionnaires. D’abord la crainte de se voir supprimer leur « perm » par la hiérarchie militaire. « “Chantage”, c’est le maître-mot employé par les comités de soldats pour dénoncer le système des permissions4. » Le comité du 1er RI de Sarrebourg parle même en 1975 d’un « chantage continuel à la permission » : « C’est le leitmotive des crevures5 : “si tu ne fais pas ton travail comme il faut on te sucre ta perm”6. » L’éloignement représentait lui aussi un écueil important : de nombreux conscrits servaient à plusieurs centaines de kilomètres de leur domicile7, ce qui leur interdisait de profiter pleinement des permissions de 48 et 72 heures et rendait criantes les inégalités d’affectation, plus encore pour ceux appelés outre-Rhin. Autre obstacle : le coût élevé du transport. Si les conscrits bénéficiaient d’un certain nombre de trajets gratuits ainsi que de réductions sur les lignes SNCF, leur solde était insuffisante pour pouvoir payer tous leurs déplacements.
3Enfin, les conditions de transport dans les trains de permissionnaires apparaissaient généralement mauvaises. La plupart du temps, les appelés s’entassaient dans les compartiments et les couloirs des trains spéciaux8 surchargés, et vétustes9. Estimant être transportés dans des « trains à bestiaux », ils éprouvaient le sentiment de ne pas être considérés comme des passagers normaux. Ce dont le commandement militaire avait lui-même pleinement conscience : « L’appelé […] admet difficilement sa relégation dans des trains spéciaux, souvent délabrés, sales, parfois mal chauffés10 » ; « les appelés se plaignent d’être traités comme des “citoyens de seconde zone”, d’“être parqués” dans des trains sans confort qui ne permettent pas d’assurer les correspondances et de l’attitude de certains contrôleurs11 ». Ces conditions de transport provoquaient régulièrement incidents et violences. Dégradation du matériel, altercations avec les contrôleurs de la SNCF ou avec des voyageurs civils étaient fréquents dans les trains de permissionnaires du vendredi ou du dimanche soir12. Par exemple, le 21 janvier 1975, dans un Paris-Strasbourg bondé, des militaires et des civils se sont bousculés pour occuper les places et 80 appelés n’ont pu monter à bord13.
4À plusieurs reprises, au milieu des années 1970, des actions ont été lancées pour dénoncer ces conditions de transport déplorables dans les trains de permissionnaires. Ainsi, en 1976, une pétition, diffusée dans le Mulhouse-Paris, signée par 459 appelés puis adressée à la presse et à la SNCF, dénonçait « les conditions de transport » dans ce même train : « surnombre dans les compartiments, voyageurs dans les couloirs, compartiments de première classe non occupés14 ».
5Dans de rares cas, les trains de permissionnaires sont même devenus le théâtre de révoltes collectives. Ainsi, le 5 mai 1978, lorsque selon Rouge, organe de la Ligue communiste révolutionnaire, « une petite émeute15 » est survenue à bord d’un train de permissionnaires bondé en provenance d’Allemagne. Cet épisode aurait été provoqué par le déclenchement du signal d’alarme, immobilisant le train après sept heures de trajet. Mais la « révolte » de permissionnaires la plus emblématique et la plus médiatisée a été celle du Nancy-Paris le 12 avril 1979, à la veille du week-end de Pâques. À bord de ce train spécial se sont entassés, au fur et à mesure des arrêts, quelque 1 500 appelés pour un total de 880 places assises. Plusieurs retards successifs causés par des problèmes de matériel ont alors provoqué un déchaînement de violence de la part des permissionnaires, exaspérés, fatigués et souvent pris de boisson. « L’humeur joyeuse du Nancy-Paris se change en exaspération. Des banquettes sont lacérées, des gravures et des rideaux arrachés, des portes enfoncées, des toilettes mises à sac, une armoire électrique détruite16 », relate un journaliste du Monde. À leur arrivée en gare de l’Est, à Paris, ces « bidasses en folie17 » sont attendus par deux cents policiers qui les retiennent dans le train durant deux heures avant de les libérer. Il ne faut pourtant pas voir dans cet incident une révolte antimilitariste, mue par une hostilité systématique envers l’institution militaire. Cette rébellion collective a d’abord été provoquée par l’exaspération des permissionnaires devant leurs conditions de voyage, le retard conséquent pris par ce train et la perspective des correspondances ratées. Information pour les droits du soldat a d’ailleurs lui-même relié cet incident au contexte plus général des conditions de transport des appelés du contingent dans les trains de permissionnaires : « Les soldats n’en peuvent plus. Menacés toute la semaine dans leur droit aux permissions, le moindre incident technique […] est interprété comme une agression contre leurs droits. Quand on sait les conditions dans lesquelles sont transportés les soldats par la direction de la SNCF, quand on sait la vétusté des wagons où le ministère de la défense et la SNCF entassent les permissionnaires, on comprend la révolte des mille cinq cents permissionnaires qui en saccageant ce train ont exprimé à leur manière qu’ils n’entendent plus être traités comme du bétail18. »
6Même si cet épisode n’a pas comporté de réelle dimension antimilitariste, il a révélé à quel point la question des permissions et de leurs conditions était devenue, au cours des années 1970, le point nodal des tensions entre le contingent et l’institution militaire. Ce dont, une nouvelle fois, la hiérarchie avait pleinement conscience. Le chef de corps du 5e régiment de dragons jugeait ainsi, en 1974, que « les conditions souvent déplorables, voire dangereuses, des voyages par voie ferrées […] fournissent à certains une occasion de critiques faciles19 » contre l’armée, tandis que son homologue du 1er régiment de dragons exprimait sa crainte, en 1975, que les trains de permissionnaires « ne deviennent des foyers d’agitation20 ». De fait, les permissions ont constitué, dans les années 1970 et au début des années 1980, l’un des sujets de prédilection du mouvement de contestation qui a traversé le contingent. Les revendications concernant les permissions et leurs conditions d’exécution ont d’ailleurs permis à ce mouvement de gagner en audience auprès des appelés. Ainsi, parmi les revendications matérielles énoncées par « l’appel des Cent », pétition publiée le 17 mai 1974, figuraient celles de la gratuité des transports et de l’obtention de permissions hebdomadaires. Des appelés ont également manifesté le 13 janvier 1975 dans les rues de Karlsruhe, en République fédérale d’Allemagne, pour réclamer un plus grand nombre de permissions et une réduction sur les tarifs des chemins de fer allemands. En outre, les revendications relatives aux permissions ont été très souvent reprises dans les pages des bulletins des comités de soldats dans la seconde moitié des années 1970. Le comité de soldats de Landau demandait par exemple, en 1975, des permissions de longue durée plus nombreuses ou plus longues : « C’est l’armée qui nous incorpore loin de chez nous. C’est à elle de nous donner suffisamment de temps pour aller chez nous renouer avec la vie civile. […] Nous demandons le transport gratuit. […] C’est à l’armée de faire les frais de notre éloignement21. »
7Ces revendications concernant les permissions exprimées par le mouvement des soldats ont atteint leur acmé en 1977 et 1978. En novembre 1977, une campagne nationale « pour les transports gratuits et le droit aux permissions régulières » a, en effet, été lancée par la « Coordination Rhône-Alpes des comités de soldats », première action de grande ampleur assumée « ouvertement devant les pouvoirs publics » par les comités de soldats22. Elle a pris la forme d’une pétition diffusée dans les casernes, les trains de permissionnaires et les gares. Cette pétition demandait notamment « des conditions de transport décentes par l’organisation de trains supplémentaires », l’adaptation des horaires de permission à ceux des trains de la SNCF, la prise en charge par l’armée du coût du transport entre les casernes et les gares ainsi que « 48 heures de perm par semaine » et l’ajout du temps de transport à ces deux jours. Ces revendications ont été délibérément choisies par les comités de soldats en raison de leur popularité auprès du contingent. La Sécurité militaire ne s’y est pas trompée, estimant que le thème choisi allait rencontrer « l’adhésion intime de nombreux appelés » et que la forme de la pétition allait favoriser « notamment dans les trains de permissionnaires, le recueil des signatures23 ». De fait, au printemps 1978, quelque 1 500 appelés avaient signé la pétition24. Les autorités militaires ont d’abord choisi la répression, infligeant des arrêts de rigueur aux soldats signataires ou mutant ceux-ci dans de petites unités25. Puis les appelés se sont vus accorder le droit à une permission mensuelle et à un voyage gratuit par an, de même que ceux servant en Allemagne avaient obtenu huit voyages gratuits par an à la suite de la manifestation de Karlsruhe.
8Toutefois, malgré ces quelques avantages obtenus de haute lutte, les conditions de transport des permissionnaires ne sont que peu améliorées jusqu’à la suppression du service militaire en 2001. Elles ont ainsi largement contribué à nourrir les doléances des appelés à l’égard de l’armée, alimentant une hostilité quotidienne à son endroit.
Notes de bas de page
1Emmanuelle Cronier, Permissionnaires dans la Grande Guerre, Paris, Belin, 2013.
2SHD, 2T 121, Rapport sur le moral du 16e Régiment de dragons pour l’année 1969.
3SHD, 2T 268, Rapport sur le moral du 24e Groupement de commandos de montagne pour l’année 1974.
4Bernard Docre, Patrick Mars, Dossier M…, comme militaire, Paris, Alain Moreau, 1979, p. 99.
5Le terme « crevures » désigne les officiers et les sous-officiers.
6Cité par Le Soldat (journal édité par Information pour les droits du soldat), 3, mars-avril 1975.
7Selon une enquête de « SOS-Soldats » menée auprès de 115 appelés en 1993, la distance moyenne entre la caserne le domicile et la caserne était de 532 kilomètres, et le temps de transport aller-retour était d’environ 14 heures 15 (Le Soldat, 38, mai‑juin 1993).
8Cinquante trains étaient par exemple affectés en 1995 chaque week-end pour transporter les seuls appelés des casernes du Nord et de l’Est de la France.
9Voir Marc Bessin, « Au train des permissionnaires », dans Marc Bessin (dir.), Autopsie du service militaire, 1965-2001, Paris, Autrement, 2002, p. 67‑68.
10SHD, 2T 278, Rapport sur le moral du 403e Bataillon de commandement et de soutien pour l’année 1974.
11SHD, 2T 276, Rapport sur le moral de la VIIe Brigade mécanisée pour l’année 1975.
12Bessin, « Au train des permissionnaires », art. cité, p. 68.
13SHD, 2T 290, Lettre du cabinet de l’État-major de l’armée de terre au directeur du transport de la SNCF, 5 mars 1975.
14Docre, Mars, Dossier M…, op. cit., p. 92‑93.
15Rouge, 13-15 mai 1978.
16Le Monde, 24 avril 1979.
17C’est le titre de l’article que Le Monde consacre à cet événement dans son édition du 14 avril 1979.
18Communiqué reproduit par Le Monde, 16 avril 1979.
19SHD, 2T 268, Rapport sur le moral pour l’année 1974.
20SHD, 2T 276, Rapport sur le moral pour l’année 1974.
21Les Bœufs voient rouge, journal du comité de soldats de Landau, 7, mai-juin 1975.
22Docre, Mars, Dossier M…, op. cit., p. 182.
23SHD, 2S 30, Synthèse mensuelle de la Direction de la Sécurité militaire, novembre 1977.
24Information pour les droits du soldat estime à 6 000 le nombre total de signatures à la fin de la campagne.
25Le Monde du 21 juin 1978 parle d’une centaine d’appelés sanctionnés.
Auteur
Christophe Gracieux est professeur agrégé d’histoire en classes préparatoires littéraires et à Sciences Po. Il a travaillé sur le service militaire en France de 1962 à 1983. Il a notamment publié des articles sur la sexualité des conscrits français dans les années 1960 et 1970 (V. Blanchard, R. Révenin et J.-J. Yvorel [dir.], Les Jeunes et la sexualité, Autrement, 2010), et sur le déclin du rite de passage du service militaire en France (L. Bantigny et I. Jablonka [dir.], Jeunesse oblige. Histoire des jeunes en France [XIXe‑XXIe siècles], Presses universitaires de France, 2009).
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
« La modernité dure longtemps »
Penser les discordances des temps avec Christophe Charle
François Jarrige et Julien Vincent (dir.)
2020
Faire société
La philanthropie à Genève et ses réseaux transnationaux autour de 1900
Thomas David et Alix Heiniger
2019
Les Russes en France en 1814
Des faits, des imaginaires et des mémoires
Marie-Pierre Rey (dir.)
2019
Dictionnaire historique de la comparaison
Nicolas Delalande, Béatrice Joyeux-Prunel, Pierre Singaravélou et al. (dir.)
2020
Sororité et colonialisme
Françaises et Africaines au temps de la guerre froide (1944-1962)
Pascale Barthélémy
2022
Des histoires, des images
Mélanges offerts à Myriam Tsikounas
Sébastien Le Pajolec et Bertrand Tillier (dir.)
2021
À bas l’armée !
L’antimilitarisme en France du XIXe siècle à nos jours
Éric Fournier et Arnaud-Dominique Houte (dir.)
2023