Les « trois jours »
p. 205-206
Texte intégral
1Des années 1960 à la suppression du service militaire en 2001, les « trois jours » ont constitué le premier contact des appelés du contingent avec l’armée, peu après leur 19e anniversaire. Passage obligé pour l’ensemble des jeunes hommes français, ils concentraient leurs interrogations et leurs appréhensions au regard de leurs obligations militaires. Information pour les droits du soldat (IDS), association à la pointe du mouvement qui a agité le contingent à partir de 1974, et la Coordination permanente lycéenne (CPL) mettaient d’ailleurs en garde ceux qui allaient faire leurs « trois jours » en 1981 : « Derrière les airs faussement dégagés, derrière les phrases pleines d’assurance, derrière la frime des quelques centaines de jeunes qui sont rassemblés là, qu’on ne s’y méprenne pas : individuellement chacun commence à ressentir l’angoisse qui sera sienne durant un an. Les trois jours c’est en raccourci ce que tu vivras pendant ton service : l’attente, l’inquiétude1. » Inquiétude d’autant plus vive pour les réfractaires à l’armée, comme en témoigne Patrick Schindler, membre de la Fédération anarchiste, militant de la cause homosexuelle et signataire de l’« appel des Cent » en 1974 : « Une fois majeur, la perspective de faire les trois jours me tétanise. Je ne suis pas le seul : c’est le cas de tous les militants antimilitaristes de ma génération2. »
2Les « trois jours » visaient en effet à décider de l’aptitude des jeunes gens appelés à accomplir leur service militaire et à déterminer leur affectation en fonction de leurs capacités. Avant l’instauration des centres de sélection en 1954, c’était au conseil de révision qu’il revenait de décider de cette aptitude. Mais peu à peu, les « trois jours », placés entièrement sous l’autorité de l’armée, se sont substitués au conseil de révision, supprimé en 1970. Théoriquement convoqués au centre de sélection pour trois journées, les conscrits n’y séjournaient généralement qu’un jour ou un jour et demi, même si l’expression « faire ses trois jours » est restée pour désigner ce moment. Après une causerie générale, ils devaient passer par trois étapes : des examens médicaux, des tests psychotechniques3 et un entretien avec un officier orienteur. Ce processus, en grande partie automatisé et individualisé, différait ainsi beaucoup du rituel collectif que constituait le passage d’une classe de conscrits devant le conseil de révision. À l’issue des « trois jours », l’aptitude, l’exemption ou la réforme du jeune appelé était prononcée.
3Or, à partir des années 1960, une partie croissante de la jeunesse masculine française, plus particulièrement étudiante, n’a perçu les « trois jours » que comme l’occasion de se faire réformer. Là où, précédemment, les conscrits examinés par le conseil de révision n’espéraient au contraire qu’une déclaration d’aptitude leur offrant un brevet de virilité4. Durant les quatre dernières décennies du service militaire, la réforme n’est à l’inverse plus apparue marquée du sceau de l’infamie, autrefois révélatrice d’une certaine infirmité physique voire sexuelle. Elle est même devenue, pour un grand nombre de jeunes gens instruits, un objectif à atteindre lors du passage au centre de sélection, symbole d’une désaffection croissante à l’égard du service militaire, désormais principalement perçu comme une perte de temps.
4Différents stratagèmes étaient mis en œuvre pour y parvenir, y compris des simulations. Cela a, par exemple, été le cas en 1967 de six appelés ayant tenté de se faire réformer au centre de sélection de Commercy en répondant volontairement de façon insuffisante à certains tests psychotechniques5. Cela a également été le cas de Patrick Schindler, qui a tenté de se faire réformer en 1974 en se faisant plusieurs piqûres dans l’avant-bras gauche avant ses « trois jours ». Tentative qui n’est pourtant pas parvenue à convaincre le psychologue militaire, qui l’a classé « P3 », c’est-à-dire « élément asocial » mais possiblement incorporable, et non « P4 », qui mettait en évidence des troubles psychiatriques incompatibles avec l’exécution du service militaire. L’armée manquant d’effectifs à ce moment précis, Schindler est déclaré « bon pour le service6 ».
5Les « trois jours » ont même quelquefois été le cadre de fraudes massives, comme au centre de sélection de Blois en 1986 et 1987. Lors de leurs « trois jours » dans ce centre, de nombreux appelés se sont en effet vu proposer de se faire réformer par des conscrits affectés au service médical. En échange d’une somme d’argent, la mention « P3 » était apposée sur leur dossier, ce qui en ces années entraînait la réforme. Après la découverte de ce trafic, 91 jeunes gens ont été condamnés par le tribunal de grande instance d’Orléans, en 1993, pour « fraudes tendant à l’exemption du service national » – ont été condamnés non seulement ceux qui avaient organisé la fraude, mais également ceux qui en avaient bénéficié7.
6Pour ceux qui échouaient à se faire réformer, ou tout simplement ne le souhaitaient pas8, les « trois jours » ne constituaient que l’antichambre du service militaire proprement dit. « Ça y est ! je suis à moitié un homme. […] A moitié, parce que pour être un homme, un vrai, il faut paraît-il avoir accompli les trois jours et un an de service militaire », relevaient ironiquement IDS et la CPL9.
Notes de bas de page
1Dans le kaki. Bientôt l’armée. Que faire ? Brochure éditée en 1981 par IDS et la CPL, p. 10.
2Patrick Schindler, Contingent rebelle. Récit d’un réfractaire au service militaire dans les années 1970, Paris, L’échappée, 2017, p. 13.
3La brochure d’IDS et de la CPL stigmatise des tests « tous plus ringards et chiants les uns que les autres ». Dans le kaki…, op. cit., p. 10.
4Michel Bozon, Les conscrits, Paris, Berger-Levrault, 1981.
5SHD 2T 79, synthèse mensuelle de la Direction de la Sécurité militaire, mars 1967.
6Schindler, Contingent rebelle…, op. cit., p. 27‑28.
7Le Monde, 4 mars 1993.
8Entre les années 1970 et les années 1990, entre 20 % et 30 % des appelés étaient exemptés de service national pour des motifs psychologiques et médicaux.
9Dans le kaki…, op. cit., p. 9.
Auteur
Christophe Gracieux est professeur agrégé d’histoire en classes préparatoires littéraires et à Sciences Po. Il a travaillé sur le service militaire en France de 1962 à 1983. Il a notamment publié des articles sur la sexualité des conscrits français dans les années 1960 et 1970 (V. Blanchard, R. Révenin et J.-J. Yvorel [dir.], Les Jeunes et la sexualité, Autrement, 2010), et sur le déclin du rite de passage du service militaire en France (L. Bantigny et I. Jablonka [dir.], Jeunesse oblige. Histoire des jeunes en France [XIXe‑XXIe siècles], Presses universitaires de France, 2009).
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