Introduction de la cinquième partie
p. 189-197
Texte intégral
1Dans ses Mémoires de guerre, le général de Gaulle écrivait que l’armée française était « une des plus grandes choses du monde1 ». À l’aune des événements de Mai 68, cette phrase, formulée pour le début du xxe siècle, marquait à la fois l’isolement anachronique du chef de l’État, dont les convictions étaient de moins en moins partagées, mais aussi le profond décalage entre une armée restée immobile et une société en mouvement. Épargnée par la contestation, l’institution militaire pouvait apparaître comme une citadelle insensible aux soubresauts politiques et sociaux de la société civile. Mais elle incarnait aussi l’ordre, la hiérarchie et la discipline, autant de principes remis en question par un profond changement des mentalités. Cinq ans après 1968, elle était devenue la cible d’un large mouvement social qui voyait dans l’armée une institution « totale » et « disciplinaire », pour reprendre les concepts alors en plein essor d’Erving Goffman et de Michel Foucault.
2La réémergence de l’antimilitarisme connut pendant ces années 682 une expansion inédite, marquée par une réinvention de son répertoire d’actions, par la progression de ses limites géographiques et temporelles, par sa politisation au-delà des seuls cercles militants pour se retrouver au carrefour de différents combats politiques et sociaux. Comités de soldats, manifestations d’appelés, renvoi de livrets militaires, objection et insoumission, mobilisation du droit, mouvement de désobéissance civile, appel à la solidarité de la population… : les formes que revêtit l’antimilitarisme sont plurielles, à l’image des phénomènes que sa définition englobe. À la fois combat juvénile et problème de société, lutte clandestine et populaire, souvent burlesque et parfois subversive, l’antimilitarisme avait une plasticité qui lui offrait des audiences étendues. Il trouva face aux rigidités du pompidolo-giscardisme une réception sociale plus large et forgea in fine un « espace public de la contestation3 ».
L’armée redevient un enjeu politique dans les années 68
3Dès l’été 1968, chacun tire les leçons des événements survenus quelques semaines plus tôt. Du côté du pouvoir, on se félicite que l’armée soit restée fidèle aux autorités légales, à la fois repliée sur ses bases tout en participant au fonctionnement des services publics. Seule institution épargnée par les protestations, elle apparaît comme un bloc homogène et insensible à la contestation. Plus encore, l’armée constitue un pilier pour l’État. La visite de Charles de Gaulle au général Massu à Baden-Baden et les manœuvres militaires opportunément faites en banlieue parisienne, dont la presse rendit largement compte, activèrent les fantasmes des uns et les peurs des autres. Chacun comprend derrière ces intimidations que l’armée demeure une carte aux mains des autorités pour rétablir l’ordre en dernier recours. L’amnistie des cadres impliqués dans les événements d’Algérie et des mesures de réajustement des soldes et indemnités contribuèrent à resserrer les rangs. Faisant taire de vieilles rancœurs apparues lors des grands déchirements de jadis, l’institution militaire est restée calme et a réaffirmé à l’occasion de cette crise son allégeance envers les dépositaires de l’autorité légale.
4Du côté de l’extrême gauche, l’armée émerge à nouveau comme un enjeu politique. Mai 1968 est considéré comme la répétition générale d’une révolution qu’elle appelle de ses vœux et dont il faut préparer le succès. Parce que « l’histoire nous mord la nuque », pour reprendre la formule de Daniel Bensaïd, la Ligue communiste théorise l’insurrection selon un schéma léniniste. Le parti est une organisation d’avant-garde, qui doit mener « une propagande assidue aux armées4 ». Son objectif est d’empêcher la mobilisation des militaires à des fins répressives, afin qu’elle ne soit pas un obstacle à la révolution. Au total, le constat est partagé par tous : les forces armées ont jusqu’à présent été tenues presque totalement à l’écart par les différents protagonistes, mais elles doivent être désormais intégrées dans toute réflexion consacrée à une éventuelle nouvelle crise.
5Plusieurs signaux faibles illustrent une montée en puissance, lente mais régulière, de l’antimilitarisme entre 1968 et 1973, période où l’extrême gauche connaît un fort développement. Les antimilitaristes de type anarchiste, non violent ou objecteur de conscience, d’abord au premier plan, laissèrent progressivement la place aux trotskistes. Dès le 11 novembre 1968, de nombreuses profanations de monuments aux morts, à l’occasion du 50e anniversaire de l’armistice de 1918, sont constatées. Ensuite, par le truchement de militants partis faire leur service national se développe un programme d’agitation et de propagande à l’intérieur même des bases militaires, qui cible en particulier les « appelés sous les drapeaux bourgeois ». De multiples tentatives, globalement infructueuses, se succèdent pendant plusieurs années, sans que cette situation soit connue du grand public5.
6Sur un terrain plus médiatique, tracts et presse militante engagent un combat qui connaît son premier éclat lorsque Alain Krivine, appelé du contingent et candidat à l’élection présidentielle de 1969, inscrit à son programme électoral « le droit à l’organisation politique et syndicale des soldats du contingent pour prévenir toute velléité putschiste de la réaction ». Que ce soit lors de ses interventions télévisuelles6 ou de ses meetings (qu’immortalisera Romain Goupil dans Mourir à trente ans7), le candidat de la Ligue communiste dénonce l’armée comme un instrument de la répression bourgeoise, au service de la violence capitaliste. Le procès de trois militants trotskistes, accusés en 1970 d’actes d’indiscipline pendant leur service national, donne lieu à une campagne de solidarité orchestrée par Alain Krivine, Jean-Paul Sartre, Michel Rocard (alors secrétaire national du PSU) et Yves Jouffa (avocat des accusés et futur président de la Ligue des droits de l’homme)8. Les bases revendicatives sont dorénavant posées, mais le mouvement ne prend pas encore dans l’opinion. Si le ministre de la Défense, Michel Debré, alerte le président Georges Pompidou qu’une crise est en train de couver, y compris parmi les cadres d’active9, aucune réforme d’ampleur n’est finalement adoptée.
7C’est en réalité une conjonction d’événements qui mettent l’antimilitarisme au-devant de l’actualité politique. Au printemps 1973, les manifestations de la jeunesse contre la loi dite Debré, dont l’objectif était de supprimer les sursis accordés aux étudiants pour poursuivre leurs études, ce qui leur permettait de retarder leur incorporation, posent les jalons d’une contestation antimilitariste dépassant les seuls cercles militants. Dès lors, les structures antimilitaristes de l’extrême gauche (Comité de défense des appelés, Comité anti-militariste) rencontrent un succès jusque-là inconnu, selon un double mouvement : l’un externe, autrement dit civil, et l’autre, interne, « le mouvement des soldats ». Le premier s’emploie à regrouper tous les matériaux nécessaires au déclenchement d’une campagne de presse antimilitariste ; à créer une dynamique unitaire entre des combats variés dont l’armée est un point commun ; à bâtir une solidarité nationale à l’égard des soldats faisant l’objet de sanctions ou de poursuites. Le deuxième, formé de comités de soldats, vise à entraîner l’ensemble des appelés à participer à des actions collectives au sein même des unités militaires.
8Ce succès est dû en partie à un « antimilitarisme pratique », qui prend ses racines dans une critique du quotidien de la caserne. La vétusté des locaux, la médiocre qualité de la nourriture ou l’attitude d’un petit encadrement auquel on reproche de ne pas avoir su changer de méthode depuis la fin de la guerre d’Algérie en sont souvent à l’origine. La conscription avait aussi moins de sens pour une jeunesse qui, soucieuse de ne pas perdre une année de sa vie personnelle et professionnelle, mettait moins d’entrain à faire son service alors qu’elle voyait les dangers de la guerre s’éloigner10. Les guerres coloniales étaient terminées et la guerre froide, figée par la dissuasion nucléaire, entrait dans la « Détente ». Pour les antimilitaristes révolutionnaires, l’enjeu était de politiser cette critique latente, ce qui n’était pas sans poser de problèmes. L’écart était grand entre leur principe léniniste, qui ne remettait pas fondamentalement en cause le service militaire, et le pacifisme libertaire largement partagé par une jeunesse qui cherchait surtout à s’exonérer du service ou à en limiter l’inconfort.
9Le contexte international est la deuxième raison du retour de l’antimilitarisme. Si la lutte anti-impérialiste, en opposition à la guerre d’Algérie et à la guerre du Vietnam, avait été aux origines de la génération 196811, les années 1970 sont surtout marquées par le « syndrome chilien ». Le putsch des généraux chiliens en 1973 autorise toutes les analogies avec la France pour tous ceux qui doutent d’une armée républicaine : entre le gouvernement d’Unité populaire de Salvador Allende et l’Union de la gauche, entre ce coup d’État et les expériences cruelles de 1958 et 1961. À l’heure des régimes militaires, parfois aux portes de la Communauté européenne (en Espagne avec le régime franquiste, en Grèce avec la dictature des colonels), l’éventualité d’un « Santiago-sur-Seine » conduit à la production d’un important discours antimilitariste. Pourtant, quelques mois plus tard, la révolution des Œillets au Portugal voit tout au contraire l’armée précipiter la chute de la dictature salazariste. L’événement montre que l’institution militaire n’est pas un bloc monolithique, qu’elle est faite de contradictions et qu’elle peut même permettre un retour à la démocratie. Pour les mouvements antimilitaristes, c’est à un internationalisme en actes que débouchent le Chili et le Portugal. Ces deux expériences agissent comme autant de modèles et de contre-modèles ; elles sont à l’origine d’intenses mobilisations, de campagnes de soutien et de circulations. Des militaires de l’organisation portugaise « Soldats unis nous vaincrons », dont l’objectif est de généraliser les comités de soldats et de mettre la « lutte des classes » dans les casernes, se rendent par exemple en France et nouent des liens avec leurs homologues néerlandais (WBVD) et italiens (Lotta Continua) afin de coordonner leurs actions à l’échelle européenne12.
10Une dernière série d’événements explique les conditions de développement de l’antimilitarisme après 1968. La lutte contre l’extension du camp militaire du Larzac, l’opposition aux essais nucléaires dans le Pacifique, ou encore la critique récurrente des ventes d’armes sont autant de combats qui mettent les projecteurs sur l’armée. Ce courant, que l’on pourrait qualifier d’antibelliciste, fonctionne comme une passerelle entre l’antimilitarisme et divers mouvements qui ne se recoupent pas totalement, qu’ils soient antinucléaires, écologistes, pacifistes ou libertaires. Cette conception, représentée par une multitude d’organisations13, est sans doute la plus radicale dans ses buts, car elle entend supprimer les armées pour voir disparaître tout risque de guerre. Conçus le plus généralement comme des actes de désobéissance civile, leurs modes opératoires – refus de l’impôt, boycott, renvoi de livrets militaires – ont souvent des conséquences judiciaires. Le nombre des objecteurs de conscience poursuivis devant les juridictions militaires pour insoumission, désertion ou refus d’obéissance augmente par exemple de 472 % entre 1964 et 197914.
Une société en mouvement face à une institution militaire immobile
11Les années 68 ont donc vu se politiser l’institution militaire, devenue une cible convergente de mouvements politiques qui, s’ils s’inscrivent dans des combats différents, voient dans cette institution un symbole de la société qu’ils entendent combattre. Mais cette approche politique ne permet pas d’expliquer à elle seule les conditions d’un retour de l’antimilitarisme. Des transformations plus profondes de la société française, dans l’ordre social et culturel, forment les soubassements de cette dynamique.
12C’est d’abord l’ouverture d’une brèche dans la conception de la société, ce que le philosophe Michel de Certeau décrit comme une « prise de parole » après les événements de 1968. En remettant en cause l’autorité qui ne s’impose plus d’elle-même ; en ébranlant les rapports hiérarchiques entre les individus ; en interrogeant la règle qui ne vaut que par le consentement de ceux sur laquelle elle s’exerce ; en instaurant, enfin, le dialogue comme un point central du bon fonctionnement du collectif, 1968 a semé les germes de la contestation future contre les institutions qui incarnaient à l’inverse l’ordre15. La coupe de cheveux masculine, qui s’allonge d’année en année après 1968, en devient un symbole : attribut identitaire d’une jeunesse éprise de liberté, elle doit subir la « boule à zéro ». Plus globalement, en politisant une partie de la jeunesse, cette crise a accentué l’écart entre l’armée, organisation fondée sur l’obéissance due aux chefs, et une génération décidée à faire émerger la parole, ne reconnaissant comme seule autorité que celle de l’assemblée et expérimentant la démocratie directe et permanente à travers ses comités d’action. En cela, l’augmentation de l’antimilitarisme participe d’un mouvement antiautoritaire plus large, issu de 1968.
13C’est ensuite l’originalité d’un mouvement à multiples entrées qui, en renouant avec l’histoire du mouvement ouvrier et avec les luttes féministes, produisit des convergences interclasse ou intergenre. Le mouvement des femmes chercha ainsi à questionner l’armée comme une institution pédagogique et politique du genre16. Soulignant en quoi la fonction sexuée des armées participe de la diffusion d’un modèle de masculinité, les féministes appelaient à s’émanciper d’une division des sexes qui construit le militaire et la violence légitime comme un domaine masculin17. Ce mouvement pointait combien la lutte antimilitariste était devenue une affaire d’hommes en ce qu’elle s’était concentrée sur le service national, qui, par définition, ne concernait que les jeunes hommes. Féministes et antimilitaristes, ces militantes invitaient à une réflexion plus large sur l’armée en tant qu’institution reproductrice d’un ordre social sexué. Les femmes n’étaient pas seulement les mères, les sœurs ou les amies des soldats sanctionnés, elles étaient aussi de véritables militantes antimilitaristes qui participaient pleinement à cette lutte. Elles poursuivaient en cela les combats de féministes qui, depuis le début du xxe siècle, défendaient un pacifisme axé sur les liens entre guerre et masculinisme18.
14Reprendre les luttes de jadis est, en effet, une constante des mouvements sociaux des années 6819. L’usage des soldats du contingent pour remplacer les postiers et les éboueurs grévistes réactive les expériences du mouvement ouvrier de la fin du xixe et du début du xxe siècle, faisant rejaillir le souvenir de « l’armée briseuse de grève » et de son « esprit anti-ouvrier et réactionnaire20 ». Il renoue avec une histoire ancienne, celle d’une armée chargée hier d’occuper les lieux de grève, de remplacer les grévistes (dans les PTT et l’électricité) ou de les réprimer (la fusillade de Fourmies le 1er mai 1891). Les nombreuses références historiques qui parsèment le discours des années 68 soulignent la conscience historique des acteurs, qui articulent deux histoires, anciennes et imbriquées : celle de l’antimilitarisme et celle de la centralité ouvrière21. Fidèles à leur analyse marxiste, les antimilitaristes révolutionnaires attribuaient au groupe ouvrier un rôle insurrectionnel et émancipateur. Si l’ouvrier continuait à être le cadre de référence de la lutte, aboutissant à de réels décloisonnements sociaux parmi les militants antimilitaristes, ce combat demeurait toutefois largement porté par des étudiants et des enseignants, surreprésentés au sein de ce mouvement22.
15Expliquer la force de l’antimilitarisme durant cette période suppose de ne pas se limiter aux logiques partisanes ni aux idées antimilitaristes, mais d’appréhender aussi les soubassements socioculturels de ce phénomène. L’antimilitarisme est aussi un combat symbolique, médiatique et alternatif. Le climat global d’insubordination a fait éclore dans les différents domaines culturels un antimilitarisme beaucoup plus vaste et populaire, susceptible de toucher les jeunes comme de plus larges franges de la population. Si la période fut florissante pour l’édition politique d’extrême gauche, à l’exemple du catalogue des éditions Maspero, qui joua un rôle central dans la diffusion des écrits antimilitaristes, ce fut surtout dans la presse que l’antimilitarisme se déploya le plus bruyamment. Charlie Hebdo participa à le populariser à l’aide de ses caricatures, dénonçant sans cesse la militarisation de la France (par la critique des budgets militaires ou des événements patriotiques comme le 14 Juillet) et son système de défense (la dissuasion nucléaire, le service national). Des chanteurs, à l’exemple de Georges Brassens (qui, dans La mauvaise réputation, préfère « son lit douillet » à la « musique au pas » du 14 Juillet), se sont fait écho de ces critiques antimilitaristes. Ils suscitent en retour un « anti-antimilitarisme » : la Marseillaise reggae de Gainsbourg provoqua l’ire des associations d’anciens combattants et de parachutistes, tandis que Maxime Le Forestier, qui chantait que « C’est pas exprès qu’ t’étais fasciste, Parachutiste », s’attira les coups de poing de l’extrême droite. Pour cette dernière, l’heure est en effet à la mobilisation : un Comité de soutien à l’Armée est mis en place par le Parti des forces nouvelles et dirigé par le « sergent Dupuy », un ancien militant d’Ordre nouveau. À L’Internationale chantée dans les manifestations publiques répond La Marseillaise.
Entre répression et réforme, la difficile transformation de l’armée
16Les conséquences directes de ce que la presse commença à qualifier de « crise de l’armée » furent à la fois une vague de répression pour contenir ce mouvement, mais aussi, face à la pression des événements, un aggiornamento de l’institution militaire.
17Cette montée de l’antimilitarisme mettait, en effet, le moral des cadres à rude épreuve dans un contexte déjà difficile. Alors que l’armée, notamment de terre, s’interrogeait sur sa mission, à l’heure de la dissuasion, et sur son statut, tant sa condition matérielle s’était dégradée, la réactivation de l’antimilitarisme suscita une forte réaction de la hiérarchie militaire. Elle reprochait au pouvoir politique de ne pas faire preuve d’assez de fermeté et de ne pas prendre ses responsabilités. Le gouvernement, refusant de se voir accuser d’abandonner l’armée, tenta de changer la donne, entre répression de l’antimilitarisme et réforme des armées. La nomination d’un nouveau ministre de la Défense, Yvon Bourges, et de son secrétaire d’État, le général Marcel Bigeard, en fut le symbole. L’exemple le plus fracassant fut la saisie de la Cour de sûreté de l’État en décembre 1975, à la demande du Premier ministre Jacques Chirac, « pour participation à une entreprise de démoralisation de l’armée » après l’annonce de la création d’une section syndicale d’appelés à Besançon avec le soutien de l’union locale de la CFDT. Cette action judiciaire vit plus d’une cinquantaine de soldats et militants syndicaux et politiques inculpés, et certains emprisonnés quelques mois. Si l’objectif de ces poursuites judiciaires était de dissuader les contestataires et de rassurer l’armée, les magistrats prononcèrent finalement un non-lieu, les dossiers des inculpés étant vides. Des mesures catégorielles furent également prises, notamment pour améliorer les conditions d’exercice du service national et pour revaloriser substantiellement les salaires des soldats d’active. Signe qu’elle tentait d’épouser son temps, l’armée adapta son style de commandement à la nouvelle génération, libéralisa le règlement de discipline générale, tandis que la communication, pilotée par le SIRPA, était largement rénovée.
18L’armée n’avait pourtant pas totalement saisi la portée des critiques. Catégorisant toute forme d’opposition comme antimilitariste, son service de surveillance, la Sécurité militaire, ne voyait pas combien le débat s’inscrivait dans une réflexion plus large sur les libertés publiques. Une série d’acteurs – avocats, officiers à la retraite, écrivains, philosophes – s’engagèrent pour défendre les libertés d’expression, d’association et d’information dans les casernes, expliquant que ce sont les violations des droits dans l’armée qui alimentaient l’antimilitarisme. La Ligue des droits de l’homme créa à cet effet le Comité droits et libertés dans l’institution militaire (CDLIM) qui, réunissant des gens de sensibilités différentes, formait un patchwork allant de Daniel Guérin (anarchiste, communiste libertaire) à l’amiral Sanguinetti, c’est-à-dire des militants antimilitaristes et d’autres qui, se refusant à rejeter l’institution militaire en tant que telle, préféraient dénoncer ceux qui la faisaient telle qu’elle est, pensant possible, comme Jaurès, une bonne institution militaire. Le CDLIM était pourtant analysé par la Sécurité militaire « comme le principal et le plus dangereux mouvement antimilitariste23 », preuve que l’antimilitarisme était aussi une catégorie normative24. Le président de la Ligue, l’avocat Henri Noguères, ancien résistant multimédaillé et officier de réserve, prit le parti de revenir à la définition de l’antimilitarisme en reprenant le mot à sa racine : si l’antimilitarisme est une attitude contre le militarisme, c’est-à-dire contre la prépondérance de l’armée dans la société, et non contre l’armée en elle-même, alors il se revendiquait antimilitariste.
19Les effets combinés de la répression de la contestation et des réformes du service national affaiblissent fortement le mouvement des soldats, de sorte que, après avoir connu un pic en 1975, la contestation décline progressivement, à l’image du reflux plus général de l’extrême gauche dans la vie politique française. En 1981, la victoire électorale des socialistes trouve la lutte antimilitariste dans un état moribond, sans qu’elle ait définitivement disparu. Les mesures prises par le gouvernement Mauroy (abandon du projet au Larzac, nouvelles réformes du service national et de la discipline, remplacement de la Sécurité militaire, suppression de la justice militaire et de la Cour de sûreté de l’État), si elles furent jugées insuffisantes par tous ceux qui voulaient voir un changement radical de modèle militaire, neutralisèrent les derniers comités. Seuls les associations et syndicats de soldats européens, réunis au sein de la Conférence européenne des organisations de soldats, continuèrent à produire un discours critique jusque dans les années 1990, sans qu’il puisse être qualifié de strictement antimilitariste tant les approches étaient variées entre les différentes composantes nationales25. La professionnalisation rapide des armées devait conduire à sa disparition. À l’heure du consensus sur la défense nationale (forgé par le ralliement de la gauche de gouvernement à la dissuasion nucléaire à la fin des années 1970), puis de la suspension de la conscription (décidée par Jacques Chirac en 1997), l’armée était désormais hors du champ politique. Si quelques événements ont pu parfois faire croire à un retour de l’antimilitarisme, ils n’étaient pas motivés politiquement. Qu’il s’agisse du collectif Sans Nous, qui agita en 2000 le spectre de l’insoumission dans le cas où l’exemption n’était pas garantie pour les derniers appelés au service national, ou du problème des déserteurs qui, entre 2007 et 2017, furent en moyenne 1 800 par an, ces situations étaient plus le produit de la professionnalisation des armées que d’une réactivation de la vieille figure du déserteur.
20Devenu diffus, l’antimilitarisme n’est dorénavant plus nourri par la conscription ou les conflits armés sur le sol national. Il s’est déplacé vers une critique des interventions militaires à l’étranger ou contre l’industrie de l’armement, sans que l’institution militaire en soit directement la cible. La montée des menaces terroristes aidant, les enquêtes d’opinion montrent que l’image des armées dans la population française n’a jamais été aussi positive26. Le retour polémique d’un service national universel, s’il peut porter les germes d’une contestation future, montre aussi combien l’armée reste perçue à travers la nostalgie d’un service militaire révolu. L’armée, devenue un recours aux maux de la société, se révèle de moins en moins comprise. La grande muette est devenue la grande méconnue.
Notes de bas de page
1Charles de Gaulle, Mémoires de guerre. L’appel (1940-1942), Paris, Plon, 1954, p. 2.
2Michelle Zancarini-Fournel, Le moment 68. Une histoire contestée, Paris, Seuil, 2008.
3Robert Frank, « Introduction », dans Geneviève Dreyfus-Armand, Robert Frank, Marie-Françoise Lévy et Michelle Zancarini-Fournel (dir.), Les années 68. Le temps de la contestation, Bruxelles, Complexe, 2000, p. 18.
4Daniel Bensaïd, Henri Weber, Mai 1968 : une répétition générale, Paris, Maspero, 1968.
5SHD, DE 2007 ZB 20 13 – 19, Direction de la Sécurité Militaire, synthèses mensuelles (1968-1981).
6INA, Alain Krivine. Campagne électorale officielle : élection présidentielle 1er tour, ORTF, 30 avril 1974.
7Romain Goupil, Mourir à trente ans, 1982, MK2 Films, 95 min.
8« Une réunion de protestation contre l’incarcération de trois soldats du contingent est prévue pour jeudi à Rennes », Le Monde, 29 janvier 1970.
9AN, 5 AG 2/1040, Lettre du ministre d’État chargé de la Défense nationale au président de la République, 23 février 1971.
10François Cailleteau, La conscription en France. Mort et résurrection ?, Paris, Economica, 2015, p. 44.
11Laurent Jalabert, « Aux origines de la génération 1968 : les étudiants français et la guerre du Vietnam », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 55/1, 1997, p. 6981.
12SHD, GR 1 R 1538, Antimilitarisme. Généralités (1968-1983).
13On peut citer par exemple le Mouvement pour le désarmement, la paix et la liberté, le Mouvement pour une alternative non-violente, l’Union pacifiste de France ou encore le Groupe d’action et de résistance à la militarisation.
14SHD, GR 1 R 1704, Objecteurs de conscience.
15Didier Fischer, L’histoire des étudiants en France, de 1945 à nos jours, Paris, Flammarion, 2000, p. 416.
16Ute Frevert, « Service militaire et histoire du genre en Allemagne au xixe siècle », dans Anne-Marie Sohn, Françoise Thelamon (dir.), L’histoire sans les femmes est-elle possible ?, Paris, Perrin, 1998.
17« La caserne des femmes », s. d., La Contemporaine, Mfc 198, Mouvement de libération des femmes (MLF).
18Michelle Zancarini-Fournel (dir.), Les mots de l’histoire des femmes, Toulouse, Clio/Presses universitaires du Mirail-Toulouse, 2004, p. 75.
19Ludivine Bantigny, 1968. De grands soirs en petits matins, Paris, Seuil, 2018, chap. 11, « Le temps ravivé. Conscience historique et temporalités ».
20Rolande Trempé, Solidaires. Les Bourses du travail, Paris, Scandéditions, 1993, p. 103.
21Xavier Vigna, L’insubordination ouvrière dans les années 68. Essai d’histoire politique des usines, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2007.
22C’est ce que montrent les procès-verbaux d’enquête préliminaire de gendarmerie. SHD, GR 1 R 1545-1551, Antimilitarisme, Affaires locales (1972-1985). Voir aussi Florence Johsua, Anticapitalistes. Une sociologie historique de l’engagement, Paris, La Découverte, 2015.
23SHD, GR 1 R 1540, Antimilitarisme, Organisations et associations (1975-1982).
24Jérémie Cornut, « Introduction. Antimilitarisme et militarisation au Canada et au Québec. État des lieux et tour d’horizon théorique », Études internationales, 44/3, 2013, p. 338.
25International Institute of Social History, ARCH02090, Information pour les droits du soldat (1972-1994).
26Bénédicte Chéron, Le soldat méconnu. Les Français et leurs armées, état des lieux, Malakoff, Armand Colin, 2018.
Auteur
Maxime Launay est docteur en histoire contemporaine de Sorbonne-Université, laboratoire SIRICE. Sa thèse, soutenue en 2022, s’intitule « Une armée nouvelle ? La gauche et l’armée française (1968-1985). Antimilitarisme, libertés publiques et défense nationale ». Il a notamment publié « Défendre les libertés publiques au sein des armées : la Ligue des droits de l’homme et le Comité droits et libertés dans l’institution militaire » (Matériaux pour l’histoire de notre temps, no 137‑138, 2020).
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