Louis Lecoin
p. 181-182
Texte intégral
1Un héros, presque un saint, estimait le romancier Bernard Clavel ; « il fit à maintes reprises le sacrifice de sa liberté et eût volontiers consenti au sacrifice de sa vie, non pour la gloire des armes, mais pour la paix entre les hommes », résument en 1964 les célébrités (Claude Bourdet, Jean Cassou, René Dumont, Jean Paulhan, etc.) rassemblées dans un comité pour lui faire décerner le Nobel de la Paix. L’admiration qu’a pu inspirer Louis Lecoin est à la mesure des détestations qu’il a aussi suscitées tout au long d’une vie militante (1888-1971) dont l’antimilitarisme, révolutionnaire d’abord, puis davantage pacifiste et humaniste, est l’un des fils directeurs1.
2Né dans « l’affreuse misère », selon ses propres mots, d’une famille nombreuse d’ouvriers agricoles du Cher, Louis Lecoin se rapproche des milieux anarchistes à Paris, qu’il rejoint après de bonnes études primaires et de sombres années d’apprentissage. Pendant le service militaire auquel il doit se soumettre, il proteste contre l’intervention de l’armée dans les grèves des cheminots (1910) et subit six mois de prison. À peine a-t-il quitté l’uniforme qu’il amplifie la lutte antimilitariste, signant et distribuant en 1912 un tract (« Ne va pas à la boucherie ! Refuse-toi à tout service ! Arme-toi ! ») qui lui vaut trois nouvelles années de détention. Libéré pendant la Première Guerre mondiale, il fait aussitôt acte d’insoumission et de propagande (« Imposons la paix ») et retourne en prison, dont il ne sort que fin 1920.
3Figure de premier plan du mouvement libertaire, Louis Lecoin continue le combat syndical en dépit des divisions croissantes, mais il se fait surtout connaître par sa capacité à mettre en place des comités de défense des condamnés et proscrits de France et d’ailleurs, ne reculant pas devant les coups d’éclat, par exemple en 1927, quand il crie son soutien à Sacco et Vanzetti devant les anciens combattants américains solennellement réunis au palais de Chaillot. Cette stratégie lui permet de constituer un copieux carnet d’adresses qu’il met à profit, en septembre 1939, pour faire signer le tract « Paix immédiate », qui lui vaut une nouvelle incarcération et un certain discrédit : peut-on encore être « un pacifiste intégral, conséquent et inflexible » par temps de guerre mondiale ? Qu’il ait été libéré en 1941 par Vichy et que certains de ses amis glissent dans la collaboration, cela n’arrange rien, pas plus que la méfiance qu’il exprime à l’endroit des gaullistes et des communistes.
4À presque 60 ans (dont douze passés derrière les barreaux), Louis Lecoin prend sa retraite de typographe et écrit ses mémoires2. Mais il n’en a pas fini avec un militantisme qui passe par la création d’une revue plutôt confidentielle (Défense de l’Homme), par le soutien au « citoyen du monde » Garry Davis3 et surtout par un combat déterminé en faveur de l’objection de conscience. S’il avait autrefois formulé des réserves face à une méthode dont il craignait l’individualisme, il y voit désormais le meilleur moyen de poursuivre un combat humaniste, pacifiste et antimilitariste, qui plus est dans le contexte de la guerre d’Algérie. Bouleversé par son veuvage, qui le ramène à la lutte active, il fonde une association de secours aux objecteurs, en 1958, et crée, la même année, un nouveau bimensuel (Liberté) diffusé à plusieurs milliers d’exemplaires et dont les textes engagés lui valent de nouveaux ennuis judiciaires. Mais il durcit surtout l’action en menant une spectaculaire grève de la faim (juin 1962), longue de vingt-deux jours, en dépit de ses 74 ans. « Hola les grandes gueules, laisserez-vous mourir Louis Lecoin ? », s’insurge Henri Jeanson dans Le Canard enchaîné, qui en appelle au soutien des intellectuels. Le tollé est tel que le gouvernement doit promettre un statut de l’objection de conscience. Ce qui n’est voté (de manière partielle) qu’à la fin 1963, après que Louis Lecoin a menacé d’une nouvelle grève de la faim et perturbé les débats parlementaires4.
5« Un peu radoteur, un peu moralisant » selon l’un de ses amis, l’anarchiste Maurice Joyeux, Louis Lecoin s’engage encore dans plusieurs combats, contre le franquisme, contre l’esclavage, mais surtout « pour l’extinction des guerres et le désarmement unilatéral, sans condition de réciprocité ». Est-il devenu un vieux sage ? C’est l’image que renverraient presque les émissions que lui consacre l’ORTF en 19665, si leur diffusion à l’antenne n’avait été entravée et retardée par de fortes pressions administratives et politiques qui témoignent du caractère toujours sulfureux de ce pacifisme radical à la forte teinte antimilitariste. Louis Lecoin meurt en juin 1971, accompagné au Père-Lachaise par un demi-millier de compagnons (parmi lesquels Yves Montand et Simone Signoret). Mais ses proches fondent une association des Amis de Louis Lecoin qui édite un journal, Le Réfractaire, dirigé par May Picqueray, et qui joue un rôle actif dans l’aide aux insoumis et dans les luttes antimilitaristes des années 19706.
Notes de bas de page
1Outre les riches notices du Maitron (œuvre de Jean Maitron lui-même) et du Maitron des anarchistes (signée Édouard Sill et Guillaume Davranche), voir Jean-Didier Giraud, « Louis Lecoin : “À bas la guerre, vive l’anarchie” », dans Francis McCollum Feeley (dir.), Les mouvements pacifistes américains et français hier et aujoud’hui, Chambéry, Presses universitaires de Savoie, 2007, p. 97‑104. Une partie des papiers personnels de Louis Lecoin ont été déposés à La Contemporaine (fonds Lecoin, Arch 0188).
2De prison en prison, auto-édité en 1946, qui est ensuite repris et allongé dans Le cours d’une vie, chez l’auteur, 1965.
3Michel Auvray, Histoire des citoyens du monde. Un idéal en action de 1945 à nos jours, Paris, Imago, 2020.
4« M. Louis Lecoin expulsé », Le Monde, 26 juillet 1963.
5« Louis Lecoin, son action, sa vie », enregistrée en 1966 et rediffusée dans Les nuits de France-Culture en février 2015.
6Il existe toujours un Comité Louis Lecoin « pour que plus aucun objecteur de conscience ne puisse connaître la prison » ; http://louis-lecoin.fr
Auteur
Arnaud-Dominique Houte est professeur d’histoire contemporaine à Sorbonne-Université, membre du Centre d’histoire du xixe siècle. Il a notamment publié Propriété défendue. La société française à l’épreuve du vol (xixe‑xxe) (Gallimard, 2021) et Les peurs de la Belle Époque. Crimes, attentats, catastrophes et autres périls (Tallandier, 2022).
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