L’insoumission pendant la guerre d’Algérie
p. 163-166
Texte intégral
1L’historien Tramor Quemeneur, auteur de la thèse de référence sur l’insoumission, évalue les insoumis à 10 000 environ. Si on compte 250 000 à 300 000 soldats recrutés chaque année, le taux d’insoumission varie entre 3 et 5 pour 1 0001. L’insoumission est donc la première atteinte à la relation d’autorité pendant la guerre d’Algérie chez les appelés du contingent français, la seconde après la désertion pour les Algériens.
2Punie par l’article 193 du Code de justice militaire, l’insoumission caractérise ceux qui refusent de se soumettre au recrutement militaire : « Tout jeune soldat appelé ou tout autre militaire dans ses foyers, rappelé à l’activité, à qui un ordre de route a été régulièrement notifié et qui, hors le cas de force majeure, n’est pas arrivé à sa destination au jour fixé par cet ordre est, après un délai de trente jours en temps de paix, considéré comme insoumis2. » Passé 30 jours sans rejoindre les drapeaux, les insoumis sont déclarés hors-la-loi et risquent jusqu’à un an de prison en temps de paix, ce qui est officiellement la situation de la guerre d’Algérie qualifiée « d’événements » par les gouvernements français contemporains de la période 1954‑1962.
3Les motivations et la chronologie de l’insoumission en Algérie sont diverses en fonction des soldats concernés et notamment de leur appartenance ethnique. Sur ce point, nous utiliserons les catégories utilisées par l’armée3 à l’époque telles que FSE (Français de souche européenne) et FMA (Français musulman d’Algérie), qui ont l’avantage de la clarté racialisante4.
4Dans le cas des appelés FMA, l’insoumission est une forme ancienne et chronique de désobéissance. Instaurée en 1912, la conscription provoque la grande révolte des Aurès en 19165. Elle se solde par l’écrasement des insurgés et l’envoi de nombreuses troupes coloniales sur le front de la Première Guerre mondiale. Depuis cette révolte, les Algériens sont restés rétifs au service militaire obligatoire. La conscription est modifiée par la loi sur le statut de l’Algérie, en 1947, stipulant l’égalité des droits et des devoirs entre les citoyens français de métropole et les citoyens indigènes6. Ce n’est que progressivement, avec la classe 1951, que les Algériens sont intégrés au service actif7. Aussi la forte insoumission des appelés FMA peut-elle se rapprocher de l’antimilitarisme. C’est la principale forme de contestation au sein du contingent FMA en Algérie.
5Lors de l’entrée en guerre en 1954-1955, l’importance de l’insoumission relève autant de la défiance ancienne envers la conscription française que d’un refus de combattre pour l’occupant. Les années 1954-1955 sont donc dans la continuité de la période précédente, marquée par la défiance envers la conscription. Les événements de la Toussaint 1954 puis l’aggravation de la situation dans le Constantinois en 1955 ont sûrement contribué à renforcer l’insoumission des FMA. Certains ont peut-être rejoint les maquis, refusant l’appel de la France pour se joindre au FLN. La justice militaire se charge systématiquement des cas d’insoumissions des FMA. La procédure contre l’insoumission s’enclenche dès que l’absence de trente jours est constatée. Il arrive fréquemment que des insoumis FMA soient acquittés suite à des erreurs de la poste ou des adresses défectueuses – l’état civil n’étant pas toujours d’une grande précision en Algérie colonisée8. Dans le Constantinois par exemple, département très montagneux, les douars isolés sont souvent méconnus de l’administration française. Les minutes de jugement du Tribunal pour les forces armées de Constantine témoignent de ces carences administratives. Par ailleurs, si l’incorporation a lieu, même avec du retard, la peine peut être transformée en une peine de sursis. Ceci explique donc que les peines soient peu sévères à l’encontre des insoumis FMA. L’insoumission est largement et lourdement punie pour les FSE, jusqu’à un an de prison, entre 1954 et 1955 (18 cas d’insoumission sont punis d’un an de prison ferme).
6À l’inverse, l’année 1957 est marquée par une très forte décrue du nombre d’insoumis algériens. Ceci s’explique par l’intensification des incorporations à partir de 1957. L’engagement de la population algérienne dans la guerre, notamment par le biais de la conscription, est le fruit d’une politique volontariste de l’armée. Les moyens de propagande des 5e bureaux comme l’engagement total dans la guerre de la France semblent produire des résultats et noyer, pour un temps, l’action du FLN en direction des appelés9. Néanmoins, les insoumis restent encore nombreux entre 1959 et 196110. Les années 1961-1962 voient une augmentation très nette des insoumissions chez les FMA11. La fin de la guerre, la déliquescence de la discipline dans l’armée et la volonté de ne pas se mettre en porte-à-faux avec le FLN sont les raisons principales de cette recrudescence de l’insoumission chez les FMA.
7Dans le cas des appelés FSE, l’insoumission connaît une évolution assez similaire. L’entrée en guerre en 1954 et 1955 est marquée par une importante insoumission, 1 500 cas en 1954, 1 250 en 195512. L’insoumission stagne puis baisse légèrement durant la période 1955-1960 pour remonter brutalement à la fin du conflit, entre 1961 (1 724 insoumis) et 1962 (plus de 2 000 insoumis)13.
8Il est intéressant de voir l’insoumission, haute en 1954, baisser avec l’entrée en guerre. Elle n’est pas corrélée avec le mouvement des rappelés à la même période. Ces derniers, rappelés pour six mois, se disent que le coût social de l’action est trop élevé pour risquer l’insoumission. Aussi ces chiffres de l’année 1954 peuvent être expliqués par la continuité de la lutte communiste contre la guerre d’Indochine. La campagne communiste contre la guerre se traduit par l’insoumission de certains militants14. Mais la guerre d’Algérie à ses débuts ne suscite pas de mouvement important d’insoumission. Elle est donc globalement acceptée par les appelés français. Faire son service militaire et son devoir de citoyen soldat fait partie de l’habitus national intériorisé par les jeunes Français. Par ailleurs, le poids des générations antérieures qui ont combattu lors des deux guerres mondiales joue dans le sens de l’obéissance. Pour les pères et les grands-pères, faire son service est une obligation à laquelle on ne peut se soustraire. La famille participe à obtenir l’obéissance des futurs conscrits15. Aussi le coût social de l’insoumission est-il élevé pour les appelés FSE. Ceci explique la rareté de l’acte.
9Néanmoins, les chiffres de 1961 et surtout 1962 indiquent une recrudescence de l’insoumission à la fin de la guerre. Ceci est dû à la déliquescence de la discipline dans l’armée et à la montée des contestations en France. D’une part, le putsch des généraux d’avril 1961 a contribué à ruiner le crédit de l’armée auprès des appelés16. Certains régiments se révoltent. Ici, ce sont des officiers qui sont enfermés par leurs hommes, là, des appelés qui refusent collectivement d’obéir (fig. 7). À Kerba, Jean-Pierre Vittori raconte une véritable mutinerie contre les officiers putschistes du régiment17. L’appelé Serge Pauthe raconte, lui, comment les capitaines de son régiment sont arrêtés et la désobéissance de son régiment18. Puis il s’ensuit une interruption des opérations offensives entre mai et août 1961 qui conduit à une forte augmentation de la désobéissance dans les rangs de l’armée française, et à l’explosion des désertions du rachat chez les soldats algériens19. Des soldats racontent l’augmentation de la désobéissance avec le retour d’une discipline de temps de paix, moins permissive et plus dure qu’en temps de combat20. L’armée est donc frappée par une crise interne de grande envergure jusqu’aux accords d’Évian et même au-delà. En France, la contestation contre la guerre est plus forte à partir de 1961. L’ensemble de ces facteurs peut expliquer l’augmentation de l’insoumission et la résurgence d’un antimilitarisme collectif, en sommeil pendant la guerre d’Algérie.
Figure 7 - « Le contingent ne marche pas », photographie, base aérienne d’Hussein‑Dey, 1961

10L’insoumission est donc relativement faible durant la guerre d’Algérie. Par ailleurs, les insoumis FSE contre la guerre d’Algérie, en particulier communistes, seraient environ 800 sur 10 000 durant la guerre d’Algérie21. Les appelés du contingent français acceptent massivement le service militaire. Dans le cas des FMA, la question de l’insoumission est plus liée à la domination coloniale et à un refus ancien de la conscription. La fin de la guerre dans les deux cas, marquée par une déliquescence de la discipline dans l’armée française, voit le nombre d’insoumis augmenter pour les FSE comme pour les FMA.
11Pour autant, le cadre du service militaire a été accepté pendant la guerre d’Algérie. Il est certain que les contestations de manière plus générale dans l’armée française en guerre ne sont pas sans conséquence. De mars 1962 au début de l’année 1964, des grèves éclatent dans les régiments restés en poste en Algérie22. En effet, ces mouvements demandent le retour en France et le départ de l’Algérie. Ils ne sont pas une contestation effective du service militaire. Mais ils participent, comme les objecteurs de conscience et les insoumis, à pousser l’armée à renégocier le pacte entre l’armée et les citoyens soldats. En effet, le projet de service national proposé par Pierre Messmer en 1965 intègre des aménagements au service armé. Une partie réduite des appelés peuvent désormais faire leur service militaire dans la coopération ou dans les services techniques. Il s’agit bien d’un compromis entre l’institution militaire et le contingent suite à la guerre d’Algérie23.
Notes de bas de page
1Tramor Quemeneur, Une guerre sans « non » ? Insoumissions, refus d’obéissance et désertions de soldats français pendant la guerre d’Algérie, 1954-1962, thèse de doctorat dirigée par Benjamin Stora, université Paris 8, 2007, p. 40.
2Loi sur le recrutement militaire du 31 mars 1928, JORF.
3Ceci permet de ne pas se perdre dans la périlleuse définition, aujourd’hui largement discutée, des catégories nationales telles que « Algériens », « Français de métropole », « Français d’Algérie ». Todd Shepard, Claude Servan-Schreiber, 1962. Comment l’indépendance algérienne a transformé la France, Paris, Payot & Rivages, 2012, p. 21.
4Ibid., p. 85.
5Abderrahmane Bouchène, Jean-Pierre Peyroulou, Ouanassa Siari Tengour, Sylvie Thénault (dir.), Histoire de l’Algérie à la période coloniale (1830-1962), Paris, la Découverte, 2012, p. 255‑260.
6Marie Chauvin, « Des appelés pas comme les autres ? Des conscrits “français de souche nord-africaine” pendant la guerre d’Algérie », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 48, 1995, p. 22.
7Ibid.
8Les FMA jugés n’ont parfois qu’une année de naissance, parfois doublée de la mention « présumée ». 57 FMA n’ont pas de date de naissance précise.
9Chauvin, « Des appelés pas comme les autres ?… », art. cité, p. 27.
10Ibid., p. 26.
11Quemeneur, Une guerre sans « non » ?…, op. cit., p. 34.
12Les chiffres correspondent aux estimations fournies par Tramor Quemeneur dans sa thèse, ibid., p. 41.
13Ibid., p. 42.
14Ibid., p. 45.
15Marius Loris, Crises et reconfigurations de la relation d’autorité pendant la guerre d’Algérie, thèse de doctorat dirigé par Raphaëlle Branche, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2018, p. 237.
16Ibid., p. 424‑431.
17Jean-Pierre Vittori, Nous, les appelés d’Algérie, Paris, Temps actuels (La Vérité vraie), 1983, p. 171.
18Serge Pauthe, Lettres aux parents : correspondance d’un appelé en Algérie, Paris, L’Harmattan, 1993, p. 234‑235.
19Ibid., p. 412‑413.
20C’est le cas par exemple de Paul Ollier, Algérie mon amour : journal épistolaire d’un appelé en Algérie, Paris, L’Harmattan, 2012, 1960-1962, p. 318.
21Quemeneur, Une guerre sans « non » ? op. cit., p. 63.
22Loris, Crises et reconfigurations de la relation d’autorité pendant la guerre d’Algérie, op. cit., p. 461‑462.
23Ibid., p. 473‑474.
Auteur
Marius Loris Rodionoff est historien de la guerre d’Algérie et du fait colonial. Il a notamment publié Désobéir en guerre d’Algérie. La crise de l’autorité dans l’armée française (Seuil, 2023) et des travaux sur les grèves de réfectoires durant la période de sortie de guerre en Algérie. Ses recherches actuelles le mènent à comparer les justices militaires du Congo belge, du Maroc espagnol et de l’Algérie française pendant la colonisation et après les indépendances.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
« La modernité dure longtemps »
Penser les discordances des temps avec Christophe Charle
François Jarrige et Julien Vincent (dir.)
2020
Faire société
La philanthropie à Genève et ses réseaux transnationaux autour de 1900
Thomas David et Alix Heiniger
2019
Les Russes en France en 1814
Des faits, des imaginaires et des mémoires
Marie-Pierre Rey (dir.)
2019
Dictionnaire historique de la comparaison
Nicolas Delalande, Béatrice Joyeux-Prunel, Pierre Singaravélou et al. (dir.)
2020
Sororité et colonialisme
Françaises et Africaines au temps de la guerre froide (1944-1962)
Pascale Barthélémy
2022
Des histoires, des images
Mélanges offerts à Myriam Tsikounas
Sébastien Le Pajolec et Bertrand Tillier (dir.)
2021
À bas l’armée !
L’antimilitarisme en France du XIXe siècle à nos jours
Éric Fournier et Arnaud-Dominique Houte (dir.)
2023