L’affaire Henri Martin et la lutte contre la guerre d’Indochine (1950‑1953)
p. 155-157
Texte intégral
1« Libérez Henri Martin1 »… Cette affaire politique est depuis longtemps tombée dans l’oubli. Elle fit pourtant, durant trois années, la une de l’actualité, de l’arrestation d’un jeune marin, militant communiste, qui avait protesté contre la guerre d’Indochine (mars 1950), à sa libération (août 1953).
2Maquisard FTP à 16 ans, communiste à 17, Henri Martin s’engage en 1945, avec la volonté de poursuivre la lutte antifasciste, cette fois contre les Japonais, en Indochine. Mais, arrivé sur place, c’est au Viet Minh, un mouvement qu’il assimile aux résistants français, qu’il se heurte. Il assiste, témoin impuissant, au bombardement de Haiphong (novembre 1946), et demande en vain son rapatriement. Finalement rentré en France, fin 1947, il est affecté à l’arsenal militaire de Toulon et décide de mener une lutte politique à l’intérieur de l’armée. Il forme autour de lui une petite équipe qui partage ses convictions. Commencent alors des inscriptions à la peinture et distributions de tracts dénonçant la guerre d’Indochine. Dès ce moment, il est en contact avec le PCF, via la fédération du Var, ce qu’il nia ensuite, après son arrestation.
3Son dossier d’accusation s’alourdit d’une affaire de tentative de sabotage fomentée par deux autres marins, Liebert et Heimburger, qui dénoncent Martin, jugé pour « tentative de détérioration de matériel utilisé pour la Défense nationale ». Un premier procès se tient sur place, au tribunal militaire de Toulon. Dès ce moment, la seconde accusation tombe, faute de preuves. Dès lors, il n’y a plus qu’un procès politique. Un second procès se tient à Brest. Certes, une activité politique au sein d’un espace militaire était strictement interdite. Mais cette action aurait dû valoir à Henri Martin, en temps normal, des arrêts de rigueur. Le chroniqueur judiciaire du Monde, Jean-Marc Théolleyre, affirme, la veille du verdict, le 19 juillet, qu’un tel délit « d’ordinaire se solderait en correctionnelle par trois mois de prison avec sursis ». Oui, mais justement, la guerre froide n’engendrait pas des comportements « ordinaires » : Henri Martin est condamné à cinq ans de réclusion et à la dégradation militaire.
4C’est à ce moment que commence la campagne communiste, à l’instigation d’André Marty, lui-même l’un des anciens mutins de la mer Noire, dirigeant historique du PCF (du reste exclu de façon ignominieuse peu de temps après, en 1952). Le parti communiste et la CGT piétinent, à ce moment, dans leur volonté de « mobiliser les masses » contre la guerre d’Indochine. Les dockers mènent depuis 1949 une lutte courageuse en refusant de charger des bateaux en partance pour l’Indochine, mais ils sont bien isolés. Henri Martin a le profil idéal pour devenir le « héros positif » capable d’élargir l’audience de la campagne. Une intense bataille commence, liée à l’exigence renouvelée de « Paix au Vietnam » et de « Négociations avec Ho Chi Minh ». Un temps, entre 1950 et 1953, le nom d’Henri Martin est sur toutes les lèvres. Durant cette période, toutes les formes imaginables de propagande vont être utilisées, de la manifestation de rue aux inscriptions à la peinture dans les lieux les plus invraisemblables, en passant par les réunions de quartier. Les intellectuels, membres ou proches du PCF, y participent : Martin a droit à son portrait par Picasso et Fernand Léger, Paul Éluard lui dédie un poème… Une troupe composée de professionnels (Paul Préboist, Charles Denner, René-Louis Laforgue…) et d’amateurs, les « Pavés de Paris », fait une tournée nationale avec une pièce d’agit’prop, que Jean-Paul Sartre qualifia en 1955 de « seul exemple de théâtre populaire » en France2.
5Car cette période a correspondu à un moment privilégié de « compagnonnage de route » entre les communistes et ce même Sartre, une sorte de parenthèse refermée à l’automne 1956 avec l’affaire hongroise. Le philosophe de l’existentialisme fut la cheville ouvrière d’un livre de protestation3 cosigné par Francis Jeanson, Jacques Madaule, Hervé Bazin, Jean-Marie Domenach, Marc Beigbeder, Michel Leiris. Avec une mention particulière à Jacques Prévert, qui y publia pour la première fois un magnifique poème, « Prévert pose une question », devenu ensuite « Entendez-vous, gens du Vietnam4 » :
Là-bas
sur le théâtre des Opérations Bancaires
le corps expéditionnaire
n’avait plus les mêmes succès
et dans de merveilleux décors
tombaient les pauvres figurants de la mort
Seuls les gens du trafic des piastres
criaient bis et applaudissaient
Ici on criait Encore
ailleurs on criait Assez
plus loin on criait La Paix…
6Il faut citer bien d’autres intellectuels de renom, très largement au-delà des rangs des habituels « compagnons de route », qui s’associèrent à l’exigence de libération d’Henri Martin : Claude Bourdet, le RP Chenu, Louis Martin-Chauffier, Armand Salacrou, Jean Cocteau, Maurice Druon, Gilles Martinet, l’abbé Pierre, Yves Dechézelles, Joseph Kessel, Roger Stéphane…
7Henri Martin était devenu gênant. Le président Auriol se décida à lui rendre sa liberté, deux années avant le terme de sa peine. Le 2 août 1953 au matin, donc, Henri Martin se retrouva, seul (sa famille et ses proches n’avaient pas été prévenus, par peur d’une nouvelle manifestation), à la porte de la prison. Durablement privé de ses droits civiques, le citoyen Henri Martin ne les recouvra… qu’en 1968 ! Ce qui ne l’empêcha pas de poursuivre jusqu’au bout une vie de militant communiste. Henri Martin est décédé le 17 février 2015.
Notes de bas de page
1Voir l’ouvrage collectif du même titre coordonné par Alain Ruscio, Paris, Le Temps des cerises, 2005.
2Théâtre populaire, 15, septembre 1955, repris dans Jean-Paul Sartre, Un théâtre de situations, Paris, Gallimard, 1973.
3L’affaire Henri Martin, Paris, Gallimard, 1953.
4Repris dans le recueil La pluie et le beau temps, Paris, Gallimard, 1955.
Auteur
Alain Ruscio est docteur en histoire et a consacré l’essentiel de son travail de recherche, dans un premier temps, à l’Indochine coloniale (Thèse, Sorbonne, 1984). Depuis trois décennies, il a orienté ses recherches vers une histoire comparative, étudiant les autres colonies françaises (Le credo de l’Homme blanc, 1996). Ses derniers ouvrages portent sur l’histoire de l’Algérie et ses échos dans la société française. Il coordonne actuellement un vaste projet collectif et international, une Encyclopédie de la Colonisation française (quatre volumes parus à ce jour aux Indes savantes).
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