Les soldats européens réfractaires en Indochine
p. 149-153
Texte intégral
1Les réactions de militaires hostiles au conflit d’Indochine dans lequel ils étaient impliqués furent variées et témoignent d’un rapport complexe et difficile avec l’armée. Certains restèrent au sein de l’armée pour pouvoir témoigner (ce fut le cas d’Henri Martin), d’autres aidèrent discrètement l’ennemi, ou refusèrent de porter les armes, d’autres enfin désertèrent (les ralliés), certains, au sein de cette dernière catégorie, décidèrent de rejoindre les armées de libération. Nous avons décidé de les réunir dans une même catégorie, sous l’appellation « réfractaires ».
Des consciences mises à l’épreuve
2René Canonge, jeune résistant meusien issu d’une famille de catholiques pratiquants, a rejoint la 2e DB du général Leclerc et se retrouve en janvier 1946 en Indochine. Dans le journal qu’il tient régulièrement pendant son séjour (il arrive en janvier 1946 et sera rapatrié sanitaire en septembre), il écrit :
Messieurs les colons, pourquoi n’avez-vous pas construit des infirmeries pour soulager les misères de ceux que vous exploitez ? Vous avez peur que cette race ne se développe et devienne trop forte. Pourquoi, dans tous les villages que nous voyons, nous n’apercevons aucun bâtiment d’école, aucune de ces institutions qui sont les marques de la civilisation ? Avez-vous peur de donner à ces pauvres hères la connaissance de leurs droits légitimes, de leur infuser les principes de liberté et des droits de l’homme ?
3Par ailleurs, il est scandalisé par le comportement de certains de ses camarades. À propos d’un Vietnamien, responsable d’exactions, fait prisonnier, torturé et exécuté, il écrit encore :
Ô cadavre, tu as payé bien cher tes crimes, si atroces qu’ils aient été, et la manière dont tu as été exécuté n’est pas digne des hommes qui se disent civilisés et qui, en France, ont combattu le régime fasciste et ses horreurs dont ils appliquent ici les principes avec une cruauté plus raffinée encore. Et je ne parlerai pas des systèmes employés à la Sûreté, ni dans les chambres de tortures dont j’ai eu quelques échos. Tout cela n’est pas beau ni digne de la France. Je quitterai ce pays en pensant que notre drôle de manière d’attirer l’amitié ne peut que produire de la haine1.
4Face à cette situation, plusieurs solutions se présentent. L’une d’entre elles est tout simplement la démission. Nathan Chapochnik, résistant FTP-MOI à Lyon puis à Marseille, s’est engagé dans l’armée active à la Libération. En 1947, après un séjour à l’école d’officiers de Saint-Maixent, il est envoyé en Indochine et se retrouve en poste au Cambodge, puis au Laos, où il n’a guère l’occasion d’être impliqué dans des opérations militaires, mais où il prend conscience, lui aussi, des injustices du système colonial. Il rentre en France au début de 1950, mais, fin 1951, son nom figure de nouveau au tour de départ aux théâtres d’opérations extérieurs. Il démissionne :
Il n’était pas question que je reparte. J’avais eu la chance de ne jamais me trouver en situation de tirer sur des gens qui se battaient pour leur indépendance lors de mon premier séjour, mais il est certain que si j’étais reparti, ça n’aurait sans doute plus été le cas. J’ai donc envoyé par la voie hiérarchique une lettre de démission, en expliquant, noir sur blanc, les raisons pour lesquelles je démissionnais de l’armée2.
5Charles Dubois, qui a suivi à peu près le même parcours, choisit, lui, de rester dans l’armée, mais ce n’est pas sans problèmes de conscience :
Je comprenais tout à fait l’attitude des Viets qui se battaient pour libérer leur territoire. Je me mettais tout à fait à leur place. C’était exactement ce que j’avais fait quelques années auparavant au temps de l’occupation. De deux choses l’une, ou je foutais le camp, ou je restais. Mais si je restais, il fallait que ce soit au moindre mal. […] Moi, j’essayais d’exécuter les ordres de façon à ce que le commandement n’ait fondamentalement rien à me reprocher, mais en même temps, j’essayais de les exécuter de façon à retrouver ma conscience. Ça n’est pas toujours facile et je ne suis pas sûr d’y être toujours parvenu, mais j’ai fait tout ce que j’ai pu3.
Les ralliés
6À la Libération, la direction du PCF demanda aux anciens maquisards FTP de demeurer dans l’armée4. Une stratégie d’investissement progressif de l’appareil d’État, en ces temps où ce parti influençait le quart des Français et pensait pouvoir peser sur les destinées du pays. D’autres, engagés plus tard, avaient également des sympathies communistes. Confrontés au terrain, face à une lutte de libération nationale, face à des camarades, certains choisirent de coopérer avec le Viet Minh. D’autres franchirent le pas et passèrent au camp adverse, accomplissant ainsi les anciens mots d’ordre de l’antimilitarisme kominternien, entre « défaitisme révolutionnaire » et ralliement aux armées rouges. Combien furent-ils ? Une statistique officielle a calculé qu’il y eut 288 désertions de Français métropolitains. Parmi eux, combien de politiques ? Difficile à estimer. Sans doute de l’ordre de la moitié, les autres étant des « types misérables qui se débrouillaient comme ils pouvaient » (Jacques Doyon)5, ayant eu parfois des démêlés avec la justice militaire avant leur acte. Mais il y eut également des cadres d’exception, comme le capitaine Tarrago, communiste, plus haut gradé passé au Viet Minh.
7Le cas de Bernard Dugué est intermédiaire. Membre de l’UJRF, l’organisation de jeunesse du PCF, mais non militant, il galère un peu en France, de petit boulot en petit boulot. En 1948, il s’engage pour l’Indochine, non sans s’être fait « engueuler » par son père. Arrivé sur place, il est effrayé par son propre geste et prend le parti de déserter. Pour corser son dossier, il franchit le pas fin 1949, après avoir ouvert un enclos où il devait surveiller 45 Vietnamiens prisonniers. Condamné à mort par contumace (tribunal aux armées d’Hanoi, 18 septembre 1951), il vivra ensuite en RDV et ne rentrera qu’en 19626.
8Que firent ces ralliés ? La plupart furent utilisés dans les activités du Dich Van, propagande auprès du corps expéditionnaire (rédaction de tracts ou lecture d’appels par haut-parleurs, traduction de journaux vietnamiens en français, etc.). Une minorité eut une activité directement militaire : essentiellement une centaine de légionnaires allemands ou autrichiens antifascistes, engagés avant 1939 et bloqués ensuite en Indochine – certains devinrent légendaires, comme Erwin Borchers, dit Chien Si, rallié au Viet Minh dès la révolution d’août 19457.
9S’il se trouve que c’est parmi les militants et les sympathisants communistes que l’attitude, sinon de rejet, du moins de distance prise à l’égard du conflit est la plus fréquente, il est non moins vrai que le trouble des consciences a affecté nombre d’autres engagés dans cette guerre. Parmi ceux-là, si tous n’ont pas eu les mêmes réactions et le même comportement, tous ont fait les mêmes constatations et vécu le même malaise.
L’épopée d’Albert Clavier
10Rares donc furent les métropolitains qui « passèrent à l’ennemi ». Ce fut le cas d’Albert Clavier dont le frère, résistant communiste, avait été arrêté lors de la manifestation grenobloise du 11 novembre 1943 et déporté à Buchenwald. Issu d’une famille très pauvre, il s’engage dans l’armée, en dépit des conseils de son frère, pour échapper à une condition matérielle précaire et pour voir du pays, comme on disait alors. En Indochine, il est, lui aussi, scandalisé par les exactions de ses camarades à l’égard de la population civile avec laquelle il recherche le contact. Il se lie d’amitié avec un Vietnamien qui s’avère être membre du Viet Minh et, progressivement, lui fournit des renseignements :
Pendant toute cette période, je rencontrais Bat de plus en plus régulièrement et je lui fournissais un certain nombre d’informations. Je dessinais le plan des points fortifiés de Lang-Son. Je me promenais avec lui et nous faisions des photos soi-disant amicales, mais à l’arrière-plan, il y avait toujours quelque chose d’intéressant pour ses amis. Cela dit, il ne m’a jamais questionné sur les départs de convois qui auraient pu être attaqués par le Viêt Minh. D’ailleurs s’il me l’avait demandé, je n’aurais pas donné ce genre d’information, non, je n’aurais pas pu. De la même façon qu’une fois passé au Viêt Minh, il n’a jamais été question pour moi de porter les armes contre mes compatriotes8.
11Sur le point d’être découvert par la Sécurité militaire, Albert Clavier saute le pas, passe au Viet Minh et devient ce qu’on a appelé un rallié. Il est d’abord affecté à la propagande, devient speaker des émissions en langue française du Viet Minh. À partir de la mi-1953, il est responsable du camp des ralliés européens et originaires d’Afrique noire (les originaires d’Afrique du Nord étaient regroupés dans un autre lieu).
On désignait sous le terme de « ralliés » tous ceux qui avaient quitté les rangs de l’armée française pour passer du côté Viêt Minh. Il faut bien reconnaître qu’il y avait parmi eux très peu de ralliés effectifs, c’est à dire de gens qui avaient, pour des raisons politiques, par anticolonialisme, choisi le camp du Viêt Minh. En effet, la presque totalité des prétendus « ralliés » étaient de simples déserteurs, fatigués des combats ou ayant commis des actions qui relevaient du droit commun, vol, viol, voire meurtre. […] Établir le nombre des ralliés n’est pas facile. À mon avis, sur toute la période de la guerre contre la France, je pense qu’il y a eu plus de 1 000, peut-être 1 200, 1 300 ralliés européens et originaires d’Afrique noire. Avant mon arrivée, ils étaient dans différents petits camps et ils ont été rassemblés quand j’en suis devenu responsable. Au camp, j’ai eu jusqu’à 400 bonshommes. Les Allemands de la Légion qui acceptaient de rentrer en Allemagne de l’est et les gens originaires des autres pays socialistes qui le souhaitaient ont été rapatriés en 1953. À la fin de la guerre, j’avais encore entre 150 et 200 personnes au camp. Je rappelle que sur ces plus de 1 000 ralliés, un nombre important est décédé9.
Le retour
12Après la victoire du Viet Minh, les autorités de la République démocratique s’installent à Hanoi, autour de Ho Chi Minh. Les ralliés, tant français, légionnaires qu’originaires des colonies, sont dans le camp des vainqueurs. Pour les plus politisés d’entre eux, c’est le temps d’une nouvelle expérience, la construction du socialisme dont ils avaient tant rêvé. Mais, assez vite, surviennent les premiers déboires, les premières désillusions. Les communistes orthodoxes – ce qui, en ces temps, signifiait : fidèles à Moscou – sont assez vite en butte aux éléments les plus maoïstes du PC vietnamien, alors à l’offensive. La police politique les contrôle. Leur pouvoir – ou même tout simplement leurs droits politiques – s’amenuisent chaque jour10. En 1962, finalement, la plupart d’entre eux, amnistiés, rentrent en France. Ce sont des « hommes sans âge, usés physiquement et moralement », que les envoyés du Figaro voient arriver à Marseille11.
13Albert Clavier, lui, ne quitte le Vietnam qu’en 1964 dans un premier temps pour la Hongrie où il sera employé à la Fédération mondiale de la jeunesse démocratique. Il ne pourra remettre le pied sur le sol français qu’en 1967, une loi d’amnistie ayant été votée en 1966 à propos des événements d’Algérie, loi qui allait s’appliquer aussi à la guerre menée par la France en Indochine12.
Notes de bas de page
1Cité par Claude Collin, De la Résistance à la guerre d’Indochine, Paris, Les Indes savantes, 2011, page 47.
2Ibid., p. 106. Entretien recueilli en février 2007.
3Ibid., p. 137, 139. Entretien recueilli en avril 2005.
4Sur cette question, voir Alain Ruscio, Les communistes français et l’Indochine, 1944-1954, thèse de doctorat d’État d’histoire sous la direction de Jacques Thobie, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, juin 1984 ; publiée ensuite chez L’Harmattan (Paris, 1985).
5Henri Azeau, Ho Chi Minh, dernière chance, Paris, Flammarion, 1968 ; chiffres repris par Jacques Doyon, Les soldats blancs de Ho Chi Minh, Paris, Fayard, 1973.
6Alain Ruscio, entretien recueilli le 29 septembre 1981.
7Voir son témoignage, « Camarade, comment trouves-tu la nourriture ? » (ce sont des paroles adressées par Ho Chi Minh à l’auteur), Le Courrier du Vietnam, Hanoi, juin 1977.
8Collin, De la Résistance à la guerre d’Indochine, op. cit., p. 163. Entretien recueilli en octobre 2003.
9Ibid., p. 171-172 et 175.
10Ibid., p. 182.
11Jean-Louis Meteye, Christian Reboul, « Les déserteurs rapatriés du Nord Vietnam », Le Figaro, 28 novembre 1962.
12Collin, De la Résistance à la guerre d’Indochine, op. cit., p. 184.
Auteurs
Claude Collin est retraité de l’enseignement supérieur, après avoir été maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’université Stendhal de Grenoble. Il est l’auteur de séries radiophoniques, de films documentaires et de divers ouvrages sur l’histoire de l’Occupation, de la Résistance et de l’après-guerre. Quelques ouvrages paru aux Indes savantes : en 2011, De la Résistance à la guerre d’Indochine ; en 2013, Le « Travail allemand », une organisation de résistance au sein de la Wehrmacht ; en 2022, « Catherine », Catherine Varlin-Winter, résistante, militante, journaliste (1925‑2004).
Alain Ruscio est docteur en histoire et a consacré l’essentiel de son travail de recherche, dans un premier temps, à l’Indochine coloniale (Thèse, Sorbonne, 1984). Depuis trois décennies, il a orienté ses recherches vers une histoire comparative, étudiant les autres colonies françaises (Le credo de l’Homme blanc, 1996). Ses derniers ouvrages portent sur l’histoire de l’Algérie et ses échos dans la société française. Il coordonne actuellement un vaste projet collectif et international, une Encyclopédie de la Colonisation française (quatre volumes parus à ce jour aux Indes savantes).
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