Introduction de la quatrième partie
p. 141-148
Texte intégral
1Ébranlée par la défaite mais paradoxalement renforcée par l’union nationale de la Libération, l’armée demeure une institution centrale de la vie de la nation après la Seconde Guerre mondiale. Si subsiste un antimilitarisme ancien dont on voit poindre, çà et là, les manifestations, l’heure semble à une relative accalmie, au moment des gouvernements d’unité nationale. Même le parti communiste (PCF), dont l’attitude parfois ambiguë à l’égard de l’armée avait été dénoncée par ses adversaires durant les années 1930, semble revenu à de meilleurs sentiments envers l’institution, placée, par ailleurs, sous l’autorité de certains de ses ministres. Soucieux d’apparaître comme un parti national, le PCF abandonne toute critique dans les premiers mois de l’après-guerre et encourage les FFI à demeurer dans l’armée1.
2Dans les années qui suivent, toutefois, l’antimilitarisme resurgit, progressivement remodelé : à un antimilitarisme ancien, visant les officiers dépeints comme cléricaux et conservateurs, se substituent de nouvelles formes de contestation de l’armée, dérivées de la guerre froide et des guerres de décolonisation, impliquant de nouveaux acteurs, comme certains groupes chrétiens.
Un antimilitarisme hérité
3À la Libération, c’est essentiellement la SFIO qui apparaît comme la formation la plus méfiante à l’égard d’une institution qu’elle ne combat pas frontalement, mais dont elle dénonce régulièrement le poids dans le budget et le conservatisme des cadres. Si la querelle sur la réduction des crédits militaires qui provoque, en janvier 1946, la démission du général de Gaulle du gouvernement provisoire n’est que le point d’aboutissement d’un processus bien plus large, elle montre aussi que la SFIO entend prolonger son engagement de longue date pour la réduction du coût de l’armée et l’évolution vers une armée citoyenne réputée moins coûteuse et plus démocratique. Si certains présentent ce choix comme un simple arbitrage budgétaire face à l’urgence de la reconstruction, d’autres expriment leur dédain de l’armée qui, « telle qu’elle est actuellement organisée, est une véritable plaie pour le pays dont elle suce la substance et qu’elle ridiculise par surcroît2 ».
4La réforme de l’armée que la Résistance semblait pouvoir encourager se fait en effet attendre et les socialistes mènent en 1946 une campagne de presse contre les « naphtalinards », ces officiers qui auraient rangé leur uniforme au placard au moment de l’armistice, ne le ressortant qu’à la Libération pour parader. Derrière cette attaque, on retrouve principalement deux motifs : celui, d’abord, d’une armée citoyenne et strictement défensive, jaurésienne dans son esprit, que les socialistes appellent de leurs vœux et entendent construire dans le prolongement de la Résistance. En second lieu, la thématique montre que les socialistes ne se sont pas départis de leur méfiance à l’égard des officiers supérieurs, suspectés d’être fondamentalement conservateurs (fig. 8). L’irruption de la guerre froide et le choix socialiste de la Troisième Force, toutefois, conduisent le discours de la SFIO sur l’armée à évoluer dès les mois suivants vers davantage de modération.
Figure 8 - « Naphtaline 1er », Le Drapeau rouge, 21 novembre 1946

5L’hostilité à l’égard des officiers nourrit également un antigaullisme confinant à l’antimilitarisme, qui apparaît progressivement dès 1946 et qui constitue ensuite une constante de la période. La presse de gauche caricature volontiers le général de Gaulle en Mac Mahon, Galliffet ou Boulanger, réactivant des représentations remontant au siècle précédent et bien ancrées dans des imaginaires partisans toujours attentifs à l’histoire. Une vignette de L’Avant-garde, hebdomadaire de l’UJRF (Union de la jeunesse républicaine de France, communiste), caricature le désarroi du général de Gaulle des débuts de la IVe République, le représentant dans une pose martiale, affirmant : « J’aurais pourtant fait un Mac Mahon très acceptable », quand Bataille socialiste, organe du Parti socialiste unitaire, fait le parallèle avec Galliffet, le marquis aux talons rouges, bourreau de la Commune3. Ces perceptions relèvent à la fois d’un antimilitarisme de matrice républicaine, craignant la subversion des institutions démocratiques par un homme fort issu de l’armée, et de représentations plus révolutionnaires qui font de l’armée et des officiers les garants de la société bourgeoise. De Gaulle est alors présenté comme celui qui permet à la bourgeoisie, au capitalisme, à l’Église et à l’Armée de conserver leur emprise sur la société. Né aux lendemains de la guerre, ce canevas est régulièrement réactivé comme en 1958, en 1962 ou encore en mai 1968, quand le képi militaire devient symbole d’ordre ou dans l’affiche « Machiavélique, moi ? » le représentant en Napoléon, autre modèle de militaire enterrant les révolutions4.
6Si elles révèlent un antimilitarisme diffus et la persistance, dans les imaginaires de gauche, de représentations forgées au cours du xixe siècle, ces attaques contre l’armée demeurent assez peu nombreuses et mettent davantage en cause la figure des officiers que l’institution elle-même (fig. 9). Les seules manifestations d’un antimilitarisme virulent proviennent la plupart du temps du mouvement trotskiste, que celui-ci s’incarne dans le Parti communiste internationaliste ou dans certaines franges de la SFIO, comme le mouvement de jeunesse dissous en 1947. On dénonce dès lors l’institution militaire dans son ensemble, instrument de répression et bras armé de la réaction bourgeoise. Le Drapeau rouge, organe des Jeunes socialistes puis, après son éviction, de la frange exclue du parti, fustige « une armée réactionnaire composée d’officiers monarchistes constitués en caste » et entend défendre les « jeunes soldats en lutte contre les chiens de quartier, contre l’abrutissement militaire, contre l’armée de métier ». Unissant critique de l’armée et de la nation, ils font scandale en dénonçant « le torchon tricolore » devant le mur des Fédérés5.
Figure 9 - « Mais vous êtes fou, Achille ! », Jeunesse, 29 novembre 1945

7On constate toutefois une continuité entre le groupe du Drapeau rouge, les Jeunes socialistes demeurés à la SFIO et les jeunes communistes. En effet, quoique à des degrés divers, la presse rend compte d’un certain malaise à l’égard de l’armée autour de la question du service militaire. Le Populaire ou L’Humanité ne s’expriment pas sur le sujet, mais les pages de la presse de jeunesse – laquelle est bien plus directement concernée – montrent que persistent un regard ironique, critique et parfois hostile sur la vie de caserne et les sous-officiers qui encadrent les conscrits. S’exprimant à la marge, surtout dans des dessins se voulant humoristiques, le propos dénonce toutefois la rudesse de l’encadrement, les difficiles conditions matérielles des jeunes recrues et parfois, le sadisme des sous-officiers, régulièrement caricaturés en alcooliques6. Ces éléments témoignent d’une continuité certaine des thématiques antimilitaristes, celles-ci faisant directement écho à des représentations remontant au moins jusqu’aux premières décennies de la IIIe République.
Un antimilitarisme de guerre froide
8L’entrée progressive dans la guerre froide, l’enlisement du conflit indochinois et sa nouvelle centralité après l’éclatement de la guerre de Corée, qui semble faire de l’Asie l’épicentre des tensions internationales, modifient graduellement la donne. Alors que les protestations contre l’intervention française en Indochine étaient alors essentiellement le fait des trotskistes, le PCF fait progressivement évoluer sa position, jusqu’à envisager, en 1949, le déclenchement de grèves dans les usines d’armement et dans les ports. La guerre froide modifie également les représentations : d’instrument de classe destiné à empêcher toute réforme du système de la propriété, l’armée devient le symbole de la soumission à l’impérialisme américain et à la lutte, par tous les moyens, contre le communisme en Europe et en Asie.
9La critique de la guerre cible les principaux dirigeants militaires, comme les généraux Ely et Navarre, rendus responsables, par leur aveuglement, de la défaite de Dien Bien Phu7, ou bien l’amiral d’Argenlieu. Moine capucin, celui-ci concentre les attaques antimilitaristes mâtinées d’anticléricalisme, prouvant que le lien entre les deux, hérité des premières années du siècle, n’a pas complètement disparu. Ce motif apparaît dès 1947, quand Le Drapeau rouge fustige « la clique militaire [qui], sous la conduite du moine d’Argenlieu, a voulu la guerre et a tout mis en œuvre pour la faire éclater8 », et est prolongé par Jacques Prévert en 1953 dans un texte très ironique multipliant les doubles sens :
Un pauvre capucin et grand amiral des Galères
Arrive à fond de train par la mer
Et après avoir fait les sommations d’usage
Ceci est mon corps expéditionnaire
Ceci est votre sang
À coup de droit canon il sermonne Haïphong9.
10La guerre d’Indochine apparaît toutefois à l’opinion publique comme une guerre lointaine, menée par des professionnels, et ne fait jamais l’objet d’une attention soutenue, n’apparaissant guère dans les sondages d’opinion parmi les principaux sujets préoccupant les Français10. En 1950, le déclenchement de l’affaire Henri Martin permet cependant au PCF d’attirer l’attention sur le conflit et de mobiliser l’opinion publique autour du sort du jeune marin, qui incarne désormais la lutte contre le conflit. Les comités Henri Martin, mais aussi l’appui de certains journaux ou revues catholiques – Esprit, Christianisme social ou Témoignage chrétien, qui a dénoncé la torture dès 194911 – contribuent au succès de la campagne. Enfin, la mobilisation de l’imaginaire lié aux mutins de la mer Noire des lendemains de la Première Guerre mondiale permet de renouer le fil de la tradition révolutionnaire et de lutte contre la guerre impérialiste.
11Le texte que Jean-Paul Sartre, alors au sommet de sa popularité, publie en soutien à Henri Martin résume bien la position de la plupart des opposants à la guerre d’Indochine. Il se défend, en effet, de tout antimilitarisme a priori mais déplore que les principes de l’armée populaire pour lesquels Henri Martin était prêt à se battre aient été bafoués :
Il découvre que l’armée du peuple est en train de se changer en un formidable appareil de répression. Cette guerre que la France mène à mille lieues de ses frontières, peut-il croire un instant qu’elle soit « défensive » ? Ces avions qui mitraillent les jonques de pêche, peuvent-ils appartenir encore à une armée populaire ? […] Et qui donc est mieux placé qu’un résistant pour comprendre la résistance vietnamienne, qui mieux qu’un Français peut ressentir l’horreur de l’occupation ?
12Ainsi, c’est au nom des valeurs de la Résistance et du respect de l’indépendance des peuples que l’on condamne l’action française en Indochine. Si Sartre déplore que « les pétainistes reviennent [et que] les officiers mentent aux soldats12 », ce sont tout autant – sinon plus – les dirigeants de la IVe République qui sont blâmés pour avoir trahi les espoirs de la Libération en se fourvoyant dans une guerre injuste et de surcroît ingagnable.
13De la même façon, la crise de la Communauté européenne de défense (CED) qui secoue la vie politique française entre les étés 1952 et 1954 ne saurait être réduite à une simple question militaire. Si de rares partisans de la construction européenne se désolent que l’armée en constitue le premier jalon et s’opposent donc au projet, la question touche davantage à la question nationale, à la perspective de la remilitarisation allemande et à l’hostilité à l’égard de l’URSS. La guerre froide contribue, en effet, à une évolution des discours et représentations antimilitaristes et la figure de l’officier supérieur conservateur, héritier direct de ceux de l’affaire Dreyfus, tend à s’estomper. La représentation du militarisme va-t-en-guerre est désormais plus internationale : que ce soit lors des manifestations qui émaillent la visite du général Ridgway – « la peste » – en France en 1952 ou lors des discussions sur la remilitarisation de l’Allemagne de l’Ouest, ce qui se joue, c’est la dénonciation de la militarisation des relations internationales. L’armée française, dans ce processus, est blâmée car perçue comme au service de l’impérialisme américain, comme dans un dessin publié par le journal communiste L’Avant-garde, « Les tribulations de Juin », qui représente – sans grand souci de véracité historique – le maréchal Juin en monture docile de Pétain, de Rommel puis d’Eisenhower13.
La question algérienne
14Le sentiment antimilitariste, encore diffus pendant la guerre d’Indochine, se fait plus insistant dans les années suivantes avec la guerre d’Algérie. Le rôle trouble d’une partie de la hiérarchie militaire, volontiers séditieuse, la révélation de la torture et l’emploi du contingent abondent un sentiment antimilitariste qui croît dans la société. Celui-ci est symbolisé par la chanson de Boris Vian, Le déserteur, composée en février 1954, régulièrement censurée pendant les années suivantes et chantée pendant certains cortèges contestataires.
15La décision du gouvernement d’Edgar Faure, à l’été 1955, de rappeler sous les drapeaux certains soldats du contingent ayant déjà effectué les 18 mois réglementaires provoque, dès l’automne, des manifestations nourries. Celles-ci prennent de l’ampleur et se multiplient pendant toute la première partie de l’année 1956 : environ 300 incidents impliquent des rappelés entre avril et juillet14. Certains épisodes, comme le sac de la caserne Richepanse à Rouen, en octobre 1955, ou la manifestation de Grenoble du 18 mai 1956, impliquent également des civils, ce qui montre que la contestation n’est pas circonscrite aux seuls rappelés.
16Ceux-ci font l’objet d’un soutien qui reprend les grandes lignes de l’opposition à la guerre d’Indochine. Pendant toute la guerre, des intellectuels entendent attirer l’attention de l’opinion publique sur le conflit dans des groupes comme le Comité d’action des intellectuels contre la poursuite de la guerre en Afrique du Nord qui tâche, dès 1955, de faire reconnaître qu’une guerre est en cours en Algérie, ou autour de publications comme Témoignages et documents, qui diffuse les livres et articles censurés et saisis. Quoique parfois marqué par l’hésitation, le parti communiste apporte également son appui à plusieurs reprises, comme lors des affrontements de Rouen, durant lesquels les sections locales du PCF et de la CGT apportent leur concours et L’Humanité donne de l’écho à l’événement15. Certains groupes protestants ou catholiques, enfin, appuient également les revendications des manifestants ou les encouragent, comme lorsque est organisée, en septembre 1955, une messe en l’église Saint-Séverin, à Paris, à l’issue de laquelle sont distribués des textes incitant à la désobéissance.
17C’est également Témoignage chrétien, déjà en première ligne contre la torture pratiquée pendant la guerre d’Indochine, qui contribue à ouvrir le débat sur les pratiques de l’armée en Algérie, par la publication en février 1957 des lettres adressées par le soldat Jean Müller à ses proches, dans lesquelles il évoque sans fard les pratiques de l’armée. De même, les conseils de la Fédération protestante de France et de l’Église réformée de France prennent, à plusieurs reprises, publiquement position contre la torture et demandent que les abus de l’armée soient réprimés. L’emploi de la torture, plus systématiquement documenté que pendant la guerre d’Indochine, provoque ainsi au printemps 1957 un grand débat. Les gouvernements successifs nient d’abord l’existence d’un problème et dénoncent des calomnies contre l’armée avant de se décider à agir plus fermement à partir de la fin de 1959 et la remise au ministre Pierre Guillaumat d’un rapport accablant du Comité international de la Croix-Rouge16. Ces révélations puis les événements menant à la fin de la IVe République contribuent à alimenter, dans une partie de l’opinion, l’idée d’une armée autonome du pouvoir politique, s’affranchissant des règles de la justice – même militaire – et volontiers séditieuse. Au début de l’année 1959, 42 % des Français de métropole interrogés estiment qu’elle a tendance à dépasser le cadre de ses fonctions normales, contre 24 % seulement de l’avis contraire17.
18Si les manifestations de refus de l’autorité demeurent limitées – environ 1 % des appelés pendant toute la période soit 12 000 cas de désobéissance18 –, elles n’en sont pas pour autant négligeables, d’autant plus que certaines obtiennent une véritable résonnance, comme dans le cas des soldats communistes qui à la suite d’Alban Liechti, en 1956, refusent de porter les armes. Généralement condamnés à deux ans de prison, ils font l’objet d’une campagne de soutien qui s’intensifie en 1957 et surtout 195819. Certains insoumis médiatisent également leur combat et tentent, depuis l’étranger où ils sont réfugiés, d’organiser la contestation. C’est le cas de l’organisation Jeune Résistance, fondée en mai 1959, qui se donne pour but d’aider les réfractaires en exil à l’étranger et de les aider à rentrer en France. De même, certains témoignent au retour d’Algérie, comme Benoist Rey, un typographe anarchiste, qui publie en avril 1961 aux Éditions de Minuit, en première ligne dans la dénonciation de la guerre, Les Égorgeurs, immédiatement saisi.
19Au même moment, le mouvement pour la reconnaissance de l’objection de conscience reprend de la vigueur, porté par plusieurs associations, d’inspiration catholique comme l’Action civique non violente, ou protestante avec la Cimade, qui multiplient les actions pour faire reconnaître le droit de ne pas porter les armes. Les manifestations régulières, à partir de l’automne 1960, contribuent à donner au mouvement une visibilité que renforcent le soutien du Canard enchaîné et la grève de la faim entamée par le vieux militant pacifiste Louis Lecoin en 1962. Le processus n’aboutit cependant qu’après la fin de la guerre et demeure très strictement encadré.
20Il est toutefois difficile, dans l’ensemble de ces initiatives à l’indéniable écho, de distinguer ce qui relève du pacifisme, de l’anticolonialisme et proprement de l’antimilitarisme. Ces trois dimensions sont parfois intimement liées, relevant d’un dosage variant en fonction des acteurs. De même, une partie de la gauche anticolonialiste, tout en dénonçant la guerre, se refuse à soutenir l’insoumission, qui apparaît comme le refus d’assurer ses devoirs civiques. Il est en revanche certain que la thématique de l’autonomisation de l’armée devient centrale, ce dont rend bien compte, en septembre 1960, la Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie – le Manifeste des 121 –, immédiatement censurée :
C’est, aujourd’hui, principalement la volonté de l’armée qui entretient ce combat criminel et absurde, et cette armée, par le rôle politique que plusieurs de ses hauts représentants lui font jouer, agissant parfois ouvertement et violemment en dehors de toute légalité, trahissant les fins que l’ensemble du pays lui confie, compromet et risque de pervertir la nation même, en forçant les citoyens sous ses ordres à se faire les complices d’une action factieuse et avilissante. Faut-il rappeler que quinze ans après la destruction de l’ordre hitlérien, le militarisme français, par suite des exigences d’une telle guerre, est parvenu à restaurer la torture et à en faire à nouveau comme une institution en Europe ?
21Alors que les mouvements antimilitaristes dénonçaient, dans l’immédiat après-guerre et au cours de la guerre d’Indochine, la trahison des idéaux démocratiques que la Résistance avait semblé pouvoir faire naître au sein de l’armée, la critique est désormais plus frontale. On reproche à l’armée de se constituer en pouvoir autonome, capable de dicter sa propre conduite et d’entretenir une guerre qui déshonore les fondements mêmes de la république. Comme lors de l’affaire Henri Martin, le parallèle avec la Résistance et l’assimilation, plus ou moins directe, de l’armée française à l’occupation allemande achèvent de discréditer une institution à laquelle une partie de la gauche et des démocrates ne fait plus confiance. La publication de la Déclaration, enfin, montre que l’antimilitarisme se développe alors en partie en marge des grands partis de gauche – souvent mal à l’aise avec l’insoumission – et témoigne de l’ancrage, désormais manifeste, de certains groupes chrétiens à gauche, à la faveur d’un antimilitarisme partagé.
22Les années qui suivent la fin de la guerre sont paradoxales : si l’objection de conscience est désormais reconnue, marquant l’achèvement d’un long processus, l’interdiction d’en faire la publicité et la difficulté à obtenir le statut continuent de le rendre limité et confidentiel, au point que le nombre de demandes stagne à moins d’une centaine par an. L’opposition au militarisme, au colonialisme et à l’impérialisme se prolonge néanmoins dans les années suivantes, connaissant un net rebond au milieu de la décennie en lien avec la politique américaine au Vietnam. Le pacifisme, largement discrédité aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, redevient alors une valeur pour une partie de l’opinion publique.
23Si l’on excepte les gendarmes mobiles chargés d’une partie du maintien de l’ordre et en butte aux attaques de manifestants qui les dépeignent comme les derniers remparts d’une bourgeoisie aux abois, l’armée n’est pas la cible principale des manifestants de mai 1968. Elle apparaît toutefois comme un facteur d’ordre, symbolisé par la rencontre de Charles de Gaulle avec le général Massu à Baden-Baden, refermant symboliquement le chapitre algérien et permettant de réaffirmer la solidité du pouvoir gaulliste. Même si l’agitation ne gagne pas les casernes20, l’armée est indirectement ciblée par des manifestants qui souhaitent remettre en cause les cadres traditionnels de l’autorité. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les comités d’action lycéens (CAL) emploient l’image du « lycée-caserne » pour dénoncer leurs conditions d’enseignement, les rigueurs du règlement, le vêtement imposé et jusqu’à la coupe des cheveux, symbole du contrôle, là de l’armée, ici de l’école, sur les corps21. Nourri par les courants anticolonialistes, anti-impérialistes et antiautoritaires, ce dont témoigne la continuité de nombreux engagements individuels22, le mouvement du mois de mai contribue ainsi à alimenter un sentiment qui rend possibles, dans les années suivantes, la recrudescence de l’objection de conscience et le regain de l’antimilitarisme.
Notes de bas de page
1Philippe Buton, « Les militaires et le communisme à la Libération », dans Olivier Forcade, Éric Duhamel, Philippe Vial (dir.), Militaires en république, 1870-1962. Les officiers, le pouvoir et la vie publique en France, Paris, Publications de la Sorbonne, 1999, p. 452.
2L’Avenir du Nord, 3 février 1946, « La fin du règne des naphtalinards ».
3L’Avant-garde, 22 janvier 1947 ; Bataille socialiste, 23 mai 1948.
4Bibliothèque nationale de France, ENT QB-1 (1968,5)-ROUL.
5Archives de la préfecture de police, BA2 320, 1947.
6Par exemple : L’Avant-garde, 24 octobre 1945 ou 17 avril 1946.
7Alain Ruscio, « L’opinion française et la guerre d’Indochine (1945-1954). Sondages et témoignages », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 29, janvier-mars 1991, p. 43‑44.
8Le Drapeau rouge, 10 avril 1947.
9Jacques Prévert, « Entendez-vous les gens du Vietnam ? », dans L’affaire Henri Martin, Paris, Gallimard, 1953. Cité par Jean Rabaut, L’antimilitarisme en France 1810-1975. Faits et documents, Paris, Hachette, 1975, p. 181.
10Alain Ruscio, « L’opinion française et la guerre d’Indochine (1945-1954). Sondages et témoignages », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 29, janvier-mars 1991, p. 39.
11Sabine Rousseau, « L’engagement des chrétiens dans l’Affaire Henri Martin », dans Alain Ruscio (dir.), L’affaire Henri Martin et la lutte contre la guerre d’Indochine, Montreuil, Le temps des cerises, 2005, p. 160.
12Jean-Paul Sartre, L’affaire Henri Martin, Paris, Gallimard, 1953, p. 120‑121.
13L’Avant-garde, 28 janvier 1953.
14Tramor Quemeneur, « Refuser l’autorité ? Étude des désobéissances de soldats français pendant la guerre d’Algérie (1954-1962) », Outre-mers, 370‑371, 2011, p. 59.
15Clément Grenier, « La protestation des rappelés en 1955, un mouvement d’indiscipline dans la guerre d’Algérie », Le Mouvement social, 218, 2007, p. 54.
16Raphaëlle Branche, La torture pendant la guerre d’Algérie, Paris, Gallimard, 2016 [2001], p. 483.
17Sondage de l’IFOP, cité par Charles-Robert Ageron, De l’« Algérie française » à l’Algérie algérienne, Saint-Denis, Bouchène, 2005, p. 482.
18Environ 11 000 insoumis, 900 déserteurs et 420 objecteurs de conscience. Quemeneur, « Refuser l’autorité ?... », art. cité, p. 57.
19Tramor Quemeneur, « Les soldats du refus. La détention, la campagne de soutien et la répression des soldats communistes refusant de partir à la guerre d’Algérie », Association française pour l’histoire de la justice, 16, 2005/1, p. 189.
20André Bach, « Entre la guerre d’Algérie et les comités de soldats, le Mai tranquille des militaires », dans Gilles Morin et al. (dir.), À chacun son mai ? Le tour de France de mai-juin 1968, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2011.
21Didier Leschi, « Mai 68 et le mouvement lycéen », Matériaux pour l’histoire de notre temps, 11‑13, 1988, p. 260.
22Ludivine Bantigny, 1968. De grands soirs en petits matins, Paris, Seuil, 2018, p. 147‑149.
Auteur
Virgile Cirefice est maître de conférences à l’université de Limoges. Il travaille sur les imaginaires et les pratiques politiques en France et en Italie au xxe siècle. Il a publié récemment L’espoir quotidien. Cultures et imaginaires socialistes en France et en Italie (1944-1949) (École française de Rome, BEFAR, 2022). Il a co-dirigé avec A. Mak et G. Le Quang un dossier de 20&21. Revue d’histoire portant sur les graffitis politiques à l’époque contemporaine (no 156, 2022/4) : « Faire l’histoire des graffitis politiques. Entre appropriation de l’espace public et révolte graphique ».
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