L’antimilitarisme des maquisards : un paradoxe ?
p. 135-138
Texte intégral
1Évoquer l’antimilitarisme des maquisards, armes à la main, peut paraître incongru, déplacé (fig. 6). Il ne s’agit pas de l’ensemble des maquisards, loin s’en faut, mais d’un héritage du mouvement ouvrier, des luttes de l’entre-deux-guerres et d’une mémoire fortement présente de la Première Guerre mondiale qui a pu se manifester au cours de 1943-1944. Dans cette optique, il faut penser l’antimilitarisme comme un « rejet de l’armée bourgeoise » et de « l’impérialisme », voire des « officiers marqués par une culture réactionnaire ou ultra-nationaliste », qui ont pu pendant le Front populaire remobiliser leur hostilité au mouvement ouvrier. Dès lors c’est l’Armée comme institution qui fait l’objet de critiques, d’autant qu’elle n’a pas pu éviter le pire en 1940…
Figure 6 - « Défilé des maquisards à Oyonnax, 11 novembre », photographie, 1943

Les héritages à l’épreuve du temps
2L’horreur de la Première Guerre mondiale, sa durée, ses effets tragiques ont réveillé les critiques du mouvement ouvrier à l’encontre de « l’armée bourreau des peuples ». L’antimilitarisme marque durablement la culture politique des JC, constituant l’axe le plus important de distinction face aux autres formations politiques, s’accompagnant le plus souvent d’un combat anticolonialiste et anti-impérialiste qui culmine lors de la guerre du Rif. Les militants s’exposent à la répression, aux condamnations et à la prison. Au-delà du rite initiatique, cette répression renforce les convictions1. Si le moule léniniste peut symboliser une greffe bolchevique2, on peut également signaler que les JC remobilisent des registres plus anciens du mouvement ouvrier, hérités du syndicalisme révolutionnaire. C’est ainsi un corpus idéologique solidement ancré mais fortement renouvelé qui s’enracine chez les communistes, militants et sympathisants, des années trente. Toutefois, avec le Front populaire et la lutte antifasciste, la donne change.
3Les premiers combattants irréguliers antifascistes, porteurs de cet antimilitarisme renouvelé d’après guerre, sont les volontaires des brigades internationales. Lorsque le Comité exécutif de l’Internationale communiste (CEIC) décide de mobiliser des combattants – « procéder au recrutement, parmi les ouvriers de tous les pays, de volontaires ayant une expérience militaire, en vue de leur envoi en Espagne3 » –, la France a une place essentielle dans cette mobilisation. Elle « devient la plaque tournante du dispositif », là où les civils qui veulent combattre se retrouvent, s’organisent pour passer les frontières, même si le gouvernement maintient la logique de la non-intervention. Cette division des forces de gauche en France, liée à la question espagnole, ne conduit pas à la chute du rassemblement populaire, mais elle le fragilise et laisse des traces profondes, entre pacifistes et bellicistes : ce sont de véritables failles entre ceux qui veulent préserver la paix et ceux qui veulent combattre le fascisme, qui ne cesseront de rejouer les années suivantes.
4D’octobre 1936 à l’été 1938, 32 000 ou 35 000, voire 40 000 combattants de plus de cinquante nationalités, dont près d’un tiers de Français – environ 10 000 brigadistes, dont 2 500 à 3 000 sont tués lors des combats4 –, s’intègrent dans les brigades internationales. Aux côtés des brigadistes, d’autres militants sont partis en Espagne pour aider à la défense de la république. Tel Jean Longhi, jeune dessinateur industriel et ingénieur de 26 ans – dont le frère, Pierre Longhi, est élu conseiller général communiste de Montreuil –, qui est recruté par André Leblanc (alias Jean Jérôme) pour monter des usines d’armement (pistolet-mitrailleur de type Beretta) en Espagne. Il se retrouve à Albérique, près de Valence et, pendant deux ans, il participe activement à la lutte antifasciste en fabriquant des armes pour les combattants. Il revient en France en 1938 au côté de la journaliste Simone Téry, qui a fait un long reportage sur les brigadistes tués en Espagne5.
5L’expérience des brigadistes et des militants partis en Espagne s’achève par une parade d’adieux à Barcelone, le 29 octobre 1938 ; le gouvernement républicain de Juan Negrín, sur l’injonction du Comité de non-intervention, retire les volontaires brigadistes du front. Cet adieu est alors une étape pour de nombreux combattants, qui ont appris le maniement des armes et la guérilla, expériences utiles au sein des maquis. Ainsi la violence n’est pas toujours rejetée et en 1931, les cadres politiques ont à leur disposition un manuel rédigé par des officiers soviétiques (L’insurrection armée) soulignant les enjeux de la lutte armée insurrectionnelle. Toutefois Henri Rol-Tanguy, ancien des brigades internationales, rappelait :
L’antimilitarisme latent brocardeur ne nous épargnait pas, même sous le couvert de l’amitié. Au syndicat, j’ai dû parfois me fâcher. D’aucuns m’interpellaient : « Ah voilà le traîneur de sabre ! » On ne me le disait pas deux fois : je ne manquais pas de rappeler à ces interlocuteurs que leur volontariat de l’époque avait vite fait long feu […] j’étais le seul membre de la direction du syndicat à être parti6.
6C’est la fameuse « phase de transition entre l’antimilitarisme révolutionnaire et le ralliement à la question nationale » qu’évoque Georges Vidal7.
Un antimilitarisme réactivé ?
7Le temps de la résistance est classiquement divisé en trois grandes étapes : « Cette flamme qui vacille » (juin 1940-octobre 1942), « Espérances et déceptions : la flamme grandit » (novembre 1942-décembre 1943), « Le brasier » (1er janvier 1944-11 septembre 1944). C’est au cours de ce troisième temps que l’on voit éclore des maquis. Auparavant, il s’agissait surtout d’embryons de maquis, 1944 étant l’année des maquis. Au début de cette année, dans la perspective du Débarquement, grâce aux efforts du Conseil national de la Résistance (CNR), la résistance intérieure se développe et se fédère, préparant la libération nationale. Les différents maquis sont regroupés dans une organisation hiérarchique et rigoureuse. L’été 1944 est celui de la Libération, mais aussi des combats et accrochages violents, puis du retour à la république à l’automne.
8Lors de cette phase au printemps 1944, on assiste au retour des officiers, évadés, parfois évacués des offlags ou encore venus de l’armée d’armistice qui rejoignent les maquis. Cette arrivée ne se fait pas sans tension : on peut repérer certaines frictions ou un réveil particulier des formes anciennes d’antimilitarisme. Les expressions fleuries, comme celle des « uniformes qui sentent la naphtaline », s’invitent dans les débats ou les discussions. L’Organisation de résistance de l’armée (ORA) concentre ces critiques. S’adressant « à des militaires de carrière, en général de l’armée d’armistice dissoute en 19428, et à des hommes de droite, voire d’extrême-droite, quelque peu déçus par le pétainisme et sa politique de collaboration9 », elle entre en scène au printemps 1944 et tente de prendre la direction des maquis.
9Ainsi en Morvan, elle échoue face à la volonté et la pugnacité des maquisards, qui n’acceptent pas le retour de la hiérarchie de 1939-1940, souvent compromise avec le gouvernement de Vichy, comme le rappelle avec force et conviction Jean Longhi :
C’est à la fin du mois de mai 1944, que Camille et moi avons eu un premier et définitif contact avec Dupin (Bertrand) […] Dupin s’est présenté comme responsable de l’ORA, responsable régional […] avec une organisation très structurée disposant de nombreux officiers et sous-officiers. […] Dupin effaçait donc d’un coup le colonel Moreau et le service national maquis dont j’étais le départemental pour la Nièvre et il nous prêchait l’attentisme10.
10Longhi et Camille ont éconduit Dupin et rappellent que « tous les chefs de maquis […] avaient confirmé leur volonté de respecter l’organisation existante et de ne pas accepter de voir l’ORA se substituer à elle, pour chapeauter au dernier moment les maquis11 ».
11En revanche cette reprise en main par l’ORA a pu réussir ailleurs. Ainsi, au maquis « Bayard » en Côte-d’Or, fondé par un paysan évadé du stalag, André Gobley, le capitaine Robert le remplace. Cela laisse des traces profondes ; l’officier est considéré comme un maquisard de la « onzième heure » et cela conduira à un grave incident où une sentinelle du camp tire sur la voiture de l’officier qui a « oublié de donner le code ou message d’entrée au maquis ». Cet incident a même failli coûter la vie au nouveau commissaire de la République (l’ancien député socialiste du Front populaire Jean Bouhey), qui se trouvait dans la voiture, puisque le maquis accueillait depuis l’été 1944 dans le village de Missery la préfecture clandestine du département.
12Il s’agit alors d’un antimilitarisme marqué par le refus des officiers qui n’ont pas su combattre en 1940 et qui ont été sensibles au discours de la Révolution nationale. Comme le rappelait Maurice Rajsfus, cet élément a souvent été négligé dans le récit canonique de la Résistance, car sont mis en avant souvent les :
grandes concentrations de résistants où la discipline militaire est instaurée. Ce qui tranche avec les petits maquis où la classique fraternité des armes cède le pas à une véritable camaraderie. De plus, dans ces petits maquis populaires, au-delà d’une victoire entrevue, se posent également les problèmes de société, l’avènement d’un monde meilleur. On y est même fréquemment antimilitariste12.
13Dans cette veine, il ne faut pas oublier que Raymond Aubrac, antimilitariste convaincu, alias « Balmont », devient en 1942 le responsable du secteur paramilitaire de Libération : soulignant de fait une dimension fondamentale de la Résistance, plaçant le politique au-dessus du militaire et redonnant à l’antimilitarisme toute sa place.
Notes de bas de page
1Sur le rôle « d’éducation politique », voir Jean-Claude Vimont, La prison politique en France, genèse d’un mode d’incarcération spécifique xviiie-xxe siècles, Paris, Anthropos-Economica, 1993.
2Annie Kriegel, Aux origines du communisme français, Paris, Mouton, 1964.
3RGASPI, 495/18/1135 : 7e point du procès-verbal de la réunion.
4Trois moments de combats concentrent ces pertes : Jarama (février 1937), Aragon (mars-avril 1938) et l’Èbre (juillet 1938).
5Il remobilise cette expérience au cours de la Seconde Guerre mondiale, après avoir quitté la région parisienne avec son ami Paul Bernard. Il fonde le maquis « Camille » dans le Morvan et devient le chef départemental des maquis de la Nièvre.
6Roger Bourderon, Rol-Tanguy. Des Brigades internationales à la libération de Paris, Paris, Tallandier, 2013, p. 121.
7Georges Vidal, « Le PCF et la défense nationale à l’époque du Front populaire (1934-1939) », Guerres mondiales et conflits contemporains, 215, mars 2004, p. 53.
8Sur ces officiers, voir Robert O. Paxton, L’armée de Vichy, le corps des officiers français 1940-1944, Paris, Tallandier, 2004.
9Christian Bougeard, Les forces politiques en Bretagne. Notables, élus, militants (1914-1946), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2011, p. 247.
10Témoignage de Jean Longhi, cité dans Jacques Canaud, Les maquis du Morvan (1943-1944). La vie dans les maquis, Château-Chinon, Académie du Morvan, 1981, p. 309‑310.
11Ibid.
12Maurice Rajsfus, La libération inconnue, à chacun sa résistance, Paris, Le Cherche Midi, 2015, p.###.
Auteur
Jean Vigreux est professeur d’histoire contemporaine à l’université de Bourgogne, directeur de la MSH de Dijon et membre du LIR3S. Spécialiste d’histoire sociale du politique, il travaille sur les communismes (il a dirigé l’ANR Paprik@2F) et vient de publier avec Roger Martelli et Serge Wolikow, One Hundred Years of History of the French Communist Party: The Red Party (Palgrave-Springer, 2022) et avec Henri Garric, Pif le chien, regards croisés (EUD, 2022). Son dernier livre avec Dimitri Manessis était consacré à Rino Della Negra, footballeur et partisan, Libertalia 2022.
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